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Yannick Haenel, chroniques de janvier 2022

Charlie Hebdo

D 29 janvier 2022     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Ce mois-ci, un essai, un récit, un film.

Un sociologue au tribunal

Yannick Haenel

Mis en ligne le 12 janvier 2022
Paru dans l’édition 1538 du 12 janvier

« Quiconque lutte contre des monstres devrait prendre garde, dans le combat, à ne pas devenir monstre lui-même. Et quant à celui qui scrute le fond de l’abysse, l’abysse le scrute à son tour. » Ce sont des phrases de Nietzsche auxquelles je pense souvent, elles m’accom­pagnaient pendant le procès des attentats de ­janvier 2015, et voici que je les retrouve en exergue d’un livre qui, justement, porte sur ce procès : Juger la terreur (Éditions de l’Aube), de Smaïn Laacher.

À l’époque, nous parlions beaucoup, lui et moi, dans les couloirs du tribunal, de l’expérience vertigineuse que nous étions en train de vivre, car nous sentions combien un tel procès, plus encore que d’être « historique », était politiquement capital, ne serait-ce que pour apaiser le rapport que nous entretenons avec les « monstres », c’est-à-dire ceux qui assassinent au nom de la religion.

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Mais rien ne s’est apaisé, et le pays n’a plus cessé de radicaliser ses divisions : les uns (côté extrême droite) stigmatisant l’ensemble des musulmans  ; les autres (à « gauche ») faisant d’eux des victimes de la domination – les deux camps, devenus l’un et l’autre monstrueux, creusant « l’abysse ».

Lire aujourd’hui un livre comme Juger la terreur fait du bien. Smaïn Laacher est un sociologue. Il est sensible aux appartenances sociales, à ce qui, en chacun de nous, détermine nos choix, nos idées, nos luttes. Son livre, avec sa neutralité d’observateur, est complètement différent de ce que j’ai écrit à ce sujet, aussi bien dans les chroniques pour Charlie que dans le récit Notre solitude  ; mais son regard est avant tout celui d’un homme qui se rend compte qu’il doit changer sa manière d’étudier, délaisser en partie «  la puissance des catégories sociologiques », et adopter une « science contemplative » privilégiant l’écoute.

Je vous conseille vivement ce livre : il nous expose avec une clarté humble ce qu’a été le procès, son déroulement autant que ses enjeux. J’aime qu’il aborde le rapport des accusés avec l’islam radical, qu’il présente celui-ci comme une idéologie qui traîne sur «  le marché des procédures de rédemption », et qu’il juge, en citant le grand poète Adonis, que Coulibaly et les Kouachi n’auront possédé qu’une « religion sans culture ».

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Outre sa capacité à archiver le contenu des audiences, outre son analyse remarquable des rituels judiciaires et des codes comportementaux des témoins appelés à la barre, ce qui touche dans ce livre, c’est qu’il s’ouvre à cette dimension qui échappe au spectacle de l’information : il appelle cela les « rebuts », ces choses, dit-il, «  tombées à l’écart, que l’on a sous les yeux mais que l’on ne voit pas », ces « traces », ces «  suites d’empreintes ». Autrement dit, ces détails qui, dans leur solitude, font scintiller l’humanité, ces gestes, ces voix, ces lumières qui témoignent et font penser.

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L’auto-stoppeuse désirante

Yannick Haenel

Mis en ligne le 19 janvier 2022
Paru dans l’édition 1539 du 19 janvier

Soudain, dans un livre, une phrase claque et vous renvoie à ce que vous vivez : « Rien, pas même une institution, un pouvoir, un fait acquis, des règles ou des lois, ne devrait rendre à plus d’un la vie insupportable. » J’aime cette phrase, je la souligne et vous la recopie : le partage est la meilleure des valeurs d’usage. Avec son « plus d’un » qui semble venir d’un Montesquieu radical, ne nous adresse-t-elle pas un message orwellien, debordien, godardien  ? N’a-t-elle pas la clarté de l’évidence anarchiste  ?

Cette phrase est de Nathalie Quintane, une des écrivaines les plus passionnantes d’aujourd’hui. Le livre s’appelle La Cavalière (éd. P.O.L), et comme il me plaît énormément, je vous en parle pour bien commencer 2022.

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Nathalie Quintane, à travers ce livre à l’allure libre qui fait le portrait de profs radiées de l’enseignement, ramène la contestation post-soixante-huitarde jusqu’à nous : qu’avons-nous fait de notre désir, c’est-à-dire de la politique vécue  ? Sujet devenu tabou : celui des «  reproches institutionnels  ». La société nous torture dès qu’on ne se conforme pas à elle  ; elle voudrait que nous laissions le travail nous broyer.

À notre époque contre-révolutionnaire, ce « moment faible de l’Histoire », comme elle l’appelle – je dirais même : ce moment asservi, où les crispations ­fécondent l’infamie, où les oligarchies nous castrent –, chacun s’est tassé dans la peur : « Dire publiquement certaines choses vous coûte un œil, une main, un emploi. »

Quintane pense aux violences policières dans les manifestations de « gilets jaunes », mais aussi au conformisme obligé qui pèse sur tout employé (le capitalisme, c’est « ferme ta gueule »). On pourrait ajouter au panorama qu’elle dresse le fait que toucher à la religion (qu’elle soit catholique ou musulmane) suscite immédiatement le lynchage : allez donc parler de Charlie ou de Samuel Paty à des intel­lectuels qui se croient de gauche, vous m’en direz des nouvelles.

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Alors quel rapport avec l’auto-stoppeuse désirante  ? (C’est quand même le titre de cette chronique.) Eh bien, lisez ce livre : son sujet, c’est l’affirmation libertaire féminine. J’aime le gauchisme des prénoms : Nelly, Marguerite, Béa, Françoise. J’aime Christiane Roche­fort et ses romans subversifs. J’aime ces femmes profs « ­rebelles et rayonnantes », et parmi elles Nelly Cavallero, la Cavalière, vêtue d’une cape noire, qui incarne le devenir-révolutionnaire d’un monde pas encore «  rendu à sa routine », enflamme le lycée où elle fait cours et se fait virer, comme des milliers de profs se sont fait radier pour leur liberté de pensée.

J’aime aussi qu’elle cite Tanner, Garrel, Bellocchio, Pollet, ces ­cinéastes révoltés. Et je signale que Nathalie Quintane a aussi écrit récemment le meilleur livre sur la vie de prof : Un hamster à l’école (éd. La Fabrique, 2021).

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Vitalina Varela

Yannick Haenel

Mis en ligne le 26 janvier 2022
Paru dans l’édition 1540 du 26 janvier

Mes amis, courez voir, avant que le film ne soit plus à l’écran, Vitalina Varela, de Pedro Costa : c’est très important. Nous sommes d’accord : le cinéma dans sa presque totalité est devenu merdeux, sans âme, vendu à cette hystérique usine à bandes-annonces qui ne produit que les images de notre consentement au toc. Mais quelques cinéastes trouvent des images indemnes, des images qui, par leur dignité politique, par leur droiture poétique, se soustraient à l’enfer clinquant  ; et parmi eux, il y a Pedro Costa.

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Vitalina Varela descend pieds nus de l’avion. Un choeur de femmes de ménage lui annonce qu’elle arrive trop tard, son mari a été enterré il y a trois jours. « Retourne chez toi », dit le choeur. Mais Vitalina Varela attendait depuis plus de vingt ans au Cap-Vert que son mari émigré au Portugal lui envoie le billet d’avion. Elle est ici, elle reste  ; elle va habiter dans la maison du mort, entrer dans le dévoilement de ces ténèbres qui enserrent Cova da Moura, ce quartier pauvre autoconstruit de la périphérie de Lisbonne, qui semble une nécropole.

Entre la vie et la mort s’ouvre une béance où la douleur parle

Le toit est pourri, la porte n’a pas de serrure, les hommes entrent sans frapper. Vitalina Varela se dresse dans la nuit  ; le blanc de ses yeux déchire les ténèbres : la colère est une résistance.

Entre la vie et la mort s’ouvre une béance où la douleur parle. C’est là que ça a lieu : le cinéma est possible là, comme la poésie. Un couteau s’approche à chaque instant de nos gorges : nous sommes sacrifiables  ; celles et ceux qui échappent à la mise à mort sont consacrés. Robert Antelme, après Buchenwald et Dachau, disait : « Nous ne pouvons plus supporter qu’on nous touche, nous nous sentons sacrés. » Vitalina, depuis son deuil et sa révolte, est sacrée – séparée : elle parle aux morts, à son mort.

Celles et ceux qui ont été sacrifiés par l’horreur occidentale, les victimes de la déchetterie coloniale, comme les ouvriers noirs du Cap-Vert, comme Vitalina, vivent au coeur de cette béance où la lumière et les ténèbres s’écartèlent. Pedro Costa filme depuis cette pénombre qui est l’état de la lumière sacrifiée  ; et toute la splendeur du film vient des arrivées de lumière qui se délivrent du fond noir. Quand le coeur pense, l’obscurité s’évanouit. Une autre maison se construit dans la joie bleue des montagnes. Réparer une toiture est un acte d’amour.

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Un prêtre malade et tremblant, dont l’église est abandonnée, dit à Vitalina que le monde est brisé depuis le baiser de Judas. La joue qu’il a baisée demeure sombre : « C’est de ces ombres que nous avons été faits », dit-il. Mais la densité nocturne qui enveloppe le corps de Vitalina dans sa maison lui confère une aura : elle appartient à la lumière de l’autre joue, celle qui n’a pas été touchée par Judas. C’est la joue radieuse : sa lumière est la force politique qui redonne vie aux sacrifiés.

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À lire : Matériaux Pedro Costa, une somme remarquable sous la direction de Luc Chessel et Cyril Neyrat (Les Éditions de l’OEil).

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