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DANTE-21 : « Toutes bonnes choses vont par trois ». Entretien avec Danièle Robert

D 9 janvier 2022     A par Viktor Kirtov - Danièle ROBERT - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


De Danièle Robert

Bonjour Viktor,
Voici un tout récent entretien (publié à la mi-décembre, mais je n’ai reçu le Pdf qu’hier) que j’ai accordé au journal « Quinzaines » qui, à côté de son hommage à Jacqueline Risset, m’a offert un bel espace dans une sorte d’accompagnement amical et en aucune façon de mise en concurrence. J’en suis très contente.

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Partie 1. L’ ENTRETIEN :


Sara Svolacchia : Comment êtes-vous venue à Dante ? Vous avez également traduit Guido Cavalcanti (Rime, Vagabonde, 2012). Cette traduction a-t-elle joué dans votre choix de traduire Dante ? Selon vous, qu’est-ce qui relie et sépare ces deux poètes ? En quoi Dante hérite-t-il de la poésie coutoise et s’en démarque-t-il ?

Danièle Robert : C’est en effet après avoir traduit l’ensemble des poèmes qui composent I’œuvrc de Guido Cavalcanti (1250-1300) parvenue jusqu’à nous que je mc suis lancée tout naturellement dans la traduction de celle de Dante.Tous deux, séparés par une quinzaine d’années, se sont rencontrés, lorsque Dante avait dix-huit ans, au sein du groupe d’avant-garde dont le nom de « Fîdèles d’Amour » indiquait clairement le lien étroit que les poètes réunis sous cette appellation établissaient entre l’amour et la poésie, s’appuyant en cela sur la lyrique courtoise. L’idée de lier indissolublcmcnt poésie et amour en un chant nouveau, unique, dont la rime est au centre de toute la composition poétique et musicale, la conception du poète comme créateur de mots, facteur de sons, forgeron de la langue à travers une vision sublimée de la femme, tout cela remonte aux troubadours qui ont apporté entre le XIe et le XIIIe siècles lcur pierre à l’édifice qui allait permettre à la lyrique occidentale de se développer. Le rôle joué par Cavalcanti auprès du jeune Dante a été, sur ce plan, fondamental car c’est â partir de l’Influence exercée par Guido sur lui - en tant que « primo amico  » -que Dante a trouvé la voie par laquelle son génie a pu pleinement s’affirmer. Tous deux partagent le sentiment de cc que Giorgio Agamben appelle « une zone indifférenciée entre vécu et poétisé, un "vivre la parole" comme inépuisable expérience amoureuse » (la Fin du poème. Circé, 2002). Mais alors que Cavalcanti voit dans cette expérience un champ de tensions qui aboutissent à la désagrégation intérieure et à la mort. Dante fait de Béatrice, incarnation de l’objet aimé. la salvatrice qui, par sa propre mort, le conduit pas â pas vers une régénération de tout son être afin d’atteindre le Vrai, qu’il recherche jusqu’à la béatitude. En dépit de la brouille qui les a opposés par la suite, tant sur te plan littéraire que politique, la marque de Cavalcanti sur Dante demeure indélébile, car elle est fondée avant tout sur l’exigence formelle ct le caractère essentiel de la parole poétique.


S. S. : Vous êtes l’une des seules traductrices françaises à avoir choisi la « terza rima ». Qu’est-ce qui a motivé ce choix ?

D. R. : La « terza rima ». qui se développe au sein d’un ensemble de strophes de trois hendécasyllabes, les « terzine », est un dispositif à la fois contraignant et ouvert conçu par Dante comme cellule de base de toute ! ’architecture propre à la Commedia. L’entrelacs des rimes qui vont par trois - respectant un schéma A-B-A / B-C-B / C-D-C, etc. - est le moteur qui induit la pulsation selon un rythme ternaire grâce auquel le poème est sans cesse en mouvement, comme l’est la marche du poète vers la lumière. Ce choix formel étroitement lié au sens (à la fois signification et direction) nécessite à mes yeux d’être respecté dans l’acte de traduction puisqu’il fait partie intégrante de l ’&#339uvre et je n’aurais pu en aucun cas faire abstraction de cette réalité. La mise en pratique de cette démarche m’a démontré, tout au long des 14 233 vers que comporte le poème que la contrainte de la tierce rime - à laquelle Dante s’est lui-même soumis - ne fait obstacle ni à la limpidité ni à la modernité d’écriture que le lecteur peut attendre d’un texte traduit et m’a permis, au contraire, de mettre en œuvre les moyens que m’offre ma propre langue pour me tenir au plus près du texte original afin de faire entendre au lecteur un écho de la voix de Dante.


S. S.  : Depuis la traduction de Jacqueline Risset (publiée de 1985 à 1990). beaucoup de nouvelles traductions ont vu le jour : Comment expliquez-vous ce phénomène ? Peut-on parler d’une redécouverte de Dante ? Nous arrivons à la fin des commémorations du sept-centième anniversaire de la mort de Dante. Quel constat en tirez-vous. notamment pour ce qui concerne lu France ?


D. R.
 : La redécouverte de Dante a commencé au XIXe siècle, après une longue période de mise à l ’écart, et de la pait du classicisme, choqué par le mélange des genres et la crudité de langage de la Commedia qui contrevenait aux règles de la bienséance, et de la part des philosophes des Lumières qui voyaient en Dante un suppôt de la religion et en son œuvre un retour à l’obscurantisme. Les romantiques, au contraire, l’ont remis à l’honneur et, à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, les traductions se sont multipliées selon des prises de position très différentes pour se poursuivre tout au long du XXe siècle et jusqu’à nos jours. On ne peut donc parler de redécouverte récente, sinon que la réflexion sur l’importance de la traduction et les textes théoriques qui l’accompagnent ont probablement favorisé un engouement particulier pour cette œuvre réputée « intraduisible » mais considérée comme un chef-d’œuvre absolu de la littérature universelle. Il est normal que de telles œuvres suscitent à chaque époque, dans chaque pays et chaque culture, un désir de nouvelles traductions : c’est le même phénomène que dans le domaine musical où l’on voit paraître un grand nombre d’interprétations qui, loin de se faire de l’ombre mutuellement, accroissent la mise au jour de toutes les facettes du génie créateur· de ces œuvres.

On ne peut que s’en réjouir. Tout traducteur ou interprète qui défendrait le contraire ferait montre d’une arrogance extrême-à tout le moins d’une bien faible compréhension du fait artistique. Q


Parttie 2. Récentes traductions françaises de La Divine Comédie

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Deux obstacles majeurs se posent pour tout traducteur décidant de traduire la Divine Comédie. Tout d’abord, comment rendre en français la « terza rima », ce schéma métrique formé de tercets où le premier vers rime avec le troisième de la même strophe, et le deuxième vers avec le premier du tercet suivant, le tout créant une sorte de « valse », comme le disait Vittorio Gassman .

Exemple extrait de L’Enfer de Dante :

CANTO V

1 Così discesi del cerchio primaio
giù nel secondo, che men loco cinghia
e tanto più dolor, che punge a guaio.

4 Stavvi Minòs orribilmente, e ringhia :
essamina le colpe ne l’intrata ;
giudica e manda secondo ch’avvinghia..

*

CHANT V

Du premier cercle ainsi je descendis
dans le deuxième, de diamètre moins grand
et de douleur si vive qu’il pousse au cri.

Minos y siège et grogne, horriblement :
examine les fautes dès l’entrée ;
juge et châtie par ses enroulements.

(Traduction Danièle Robert
L’intégrale du Chant V bilingue ICI
)

Déjà utilisée dans le sirventès des troubadours pour de brèves compositions, la « terza rima  » devient chez Dante un élément fondateur du texte, suggérant d’après Yves Bonnefoy. « le rappel d’un infini en avant. de sorte inconnue, mystérieuse  ». Si le choix de recourir à l’alexandrin ou à la prose (comme l’avaient fait Lamennais en 1855 et Masseron en 1947) semble désormais obsolète, la question du mètre à adopter est loin d’être résolue. Ensuite, on doit considérer la complexité de la langue. Dante est le premier à choisir d’écrire une œuvre majeure non pas en latin, mais en vulgaire italien, en déployant une large variété de registres qui vont du langage grotesque des diables en Enfer jusqu’au lyrisme du Paradis

La traduction d’André Pézard. publiée en 1965 dans l’édition « Pléiadc » des Œuvres complètes de Dante, a été suivie par de nombreuses autres, chaque traducteur proposant un parti pris différent quant à la métrique et au registre à adopter. Jacqueline Risset. dont la première édition de la Divine Comédie fut publiée entre 1985 et l 990 chez Flammarion. choisit le vers libre non rimé, une traduction qui a « réveillé », !a lecture de Dante en France et qui fait aujourd’hui toujours autorité (ce n’est pas un hasard si celte traduction a été reprise en 2021 dans la Pléiade dans une édition commentée sous la direction de Carlo Ossola). Quasi contemporaine est la traduction de Lucienne Portier, publiée aux éditions du Cerf en 1987.

Entre 1996 ct 2007, Jean-Charles Vegliante, poète et traducteur, publie à l’imprimerie Nationale sa Comédie, pour la première fois avec un titre qui ne présentait pas l’adjectif’ « divine », ajouté par Boccace et adopté par la postérité. Vegliante a essayé de recréer la vivacité du rythme de Dante à travers une alternance entre décasyllabes et hendécasyllabes et, comme le préconisait Giorgio Petrocchi. a livrê une édition essentielle, sans notes ou commentaircs (le risque que le lecteur ne comprenne pas faisant en quelque sorte partie de 1’expérience de lecture, voyage à l’intérieur du grand voyage du pélerin Dante). Toujours en 1996, Marc Scialom publie sa traduction pour une édition des Œuvres complêres à La Pochothèque sous la direction de Christian Bec. Quelques années plus tard paraissent aussi les traductions de Kolja Micevié (1998), de Didier Marc Garin (2003) et L’Enfer par William Cliff (2013).

Plus récemment, une nouvelle traduction de Danièle Robert est parue chez Actes Sud (2016-2020). À cc jour, il s’agit de l’une des seules tentatives de traduire intégralement la Divine Comédie en tierce rime. Cette contrainte, qui était tout d’abord celle de Dante en train d’écrire son poème, est pour Robert « une source inépuisable de créativité  » qui amène ln traductrice à repenser la langue française pour trouver des solutions lexicales adéquates. Comme le rappelle Bruno Pinchard, la rime devient alors « l’épiphanie de l’ordre dans le hasard de la trouvaille verbale  ». Le mètre adopté par Robert suit cette primauté accordée au respect de la rime, avec une libre alternance entre décasyllabes et hendécasyllabes.

Pour René de Ceccatty, qui a traduit également le Banquet, la Vita nuova et les Rimes (c’est-à-dire l’œuvre « italienne » de Dante), sa traduction. publiée au Seuil en 2017. vise à la plus grande transparence possible, « la tâche du traducteur » devenant en quelque sorte celle de faciliter la tâche du lecteur. Ainsi, Ceccatty explicite parfois les noms de personnes ou de lieux qui chez Dante sont indiqués de manièretrop elliptique. Ce choix de l’instantanéité trouve une contrepartie dans la prosodie choisie par Ceccany qui. pour la première fois. traduit la Divine Comédie en octosyllabes non rimés.

Entre 2019 et 2021. Michel Orcel propose une nouvelle traduction â La Dogana. Après avoir traduit Leopardi, l’Arioste et le Tasse, Orcet s’attelle A La Divine Comédie en choisissant le décasyllabe non rimé qu’André Pézard avait déjà adopté en 1965. Le mètre étant typique de la chanson de geste du Moyen Âge, la tentative d’Orcct semble être de rapprocher davantage le texte français de l’époque où La Divine Comédie a été rédigée et diffusée. Le recours à l’ancien français (« cestui », « jà », « emmi la mer » se conjugue avec la création de néologismes afin d’éluder le danger de l’archaïsme.

Un constat s’impose : depuis les années 1980 et les traductîons de Jacqueline Risset ou de Lucienne Portier, La Divine Comédie a été abondamment retraduite, puisqu’on ne dénombre pas moins de neuf nouvelles traductions entre 1990 et 2020, une tous les trois ou quatre ans environ. Beaucoup plus que Pétrarque dont l’influence en France a perduré jusqu’au XIXe siècle. Dante est donc bien vivant. Q


Sara Svotecchta est actuellement lectrice de langue italienne au lycée Henri-IV à Paris.

Quinzaines

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