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Autobiographie politique par Yannick Haenel

Charlie Hebdo, août 2021

D 25 août 2021     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


« Que voulez-vous, je m’entête affreusement à adorer la liberté libre »
Rimbaud, Lettre à Izambard, 2 novembre 1870.

Dans les trois derniers numéros du mois d’août de Charlie Hebdo, Yannick Haenel, en retraçant à traits rapides son itinéraire personnel (familial et professionnel), nous livre sa conception de l’engagement. J’utilise ce mot, surchargé, à dessein. Voter, ne pas voter, signer des pétitions, manifester, défendre une cause (par exemple celle des « nouveaux migrants » contre « l’infamie européenne » [1]) ? Pourquoi pas ? C’était la conception de Sartre. Mais pour un écrivain, aujourd’hui (mais aussi bien hier pour le Sartre de La nausée ou des Mots), il n’y a qu’un engagement véritable : dans l’écriture ou la parole.
Loin de « l’universel reportage », « oui, que la Littérature existe et, si l’on veut, seule, à l’exception de tout » écrivait Mallarmé, en 1894, dans La Musique et les Lettres, sa célèbre conférence d’Oxford, osant, prévenait-il, cette « exagération ». Mais alors, la littérature : apolitique ? Évidemment non. « Anti-politique » ? On a pu parfois le lire sous la plume de certains auteurs de Ligne de risque, au risque, c’est le cas de le dire, de se méprendre sur ce qu’ils voulaient signifier.
Relisez Cercle, Jan Karski, Les Renards pâles, Je cherche l’Italie (pour ne citer, de Haenel, que les romans), la critique sociale du Spectacle, de l’« aplatissement généralisé du langage » et du « lavage de cerveau planétaire » (n’est-ce pas !) y est implacable. Sans cette critique, « la survivance de ma survie » ne serait pas même envisageable confie aujourd’hui Haenel, reprenant la formule d’Imre Kertész. Détestant « le personnel politique » contemporain et « l’idée même de pouvoir », « réfractaire à tout », Haenel nous livre donc sa profession de foi insolente, son manifeste anarchiste : « Je me sens très libre », « ma politique : ne plus jamais céder sur mon désir » (leçon éthique de Lacan) — « la poésie, c’est la vraie politique » —« ce que j’écris est destiné à devenir politique ». Et de conclure : « la singularité, en se partageant, produit de la politique [2]. C’est même un acte démocratique. C’est la littérature ».
« Que voulez-vous, je m’entête affreusement à adorer la liberté libre » — « La poésie ne rythmera plus l’action, elle sera en avant » disait déjà Rimbaud, la référence poétique absolue.


Yannick Haenel en 2021.
© Radio France / Vincent Josse.
Sur une étagère, la photographie d’un cerf ou d’un daim. Cf. Tiens ferme ta couronne.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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Autobiographie politique

Yannick Haenel

le 12 août 2021

On me pose souvent cette question : qui es-tu politiquement  ? Autrement dit : vas-tu voter  ? Comment agis-tu  ? Ce que tu écris est-il politique ou antipolitique  ? D’ailleurs, la littérature – ta littérature – s’oppose-t-elle au discours politique  ? Est-elle vraiment démocratique  ?

Je voudrais profiter de ce mois d’août pour essayer de répondre à ces questions. Ça prendra plusieurs chroniques, ce sera une sorte d’autobiographie politique. J’espère qu’elle vous parlera.

Ma première manifestation, c’était en 1986 contre la loi Deva­quet. J’étais en fac de lettres à Rennes, et je fréquentais les ­trotskistes. La politique était alors pour moi une initiation à l’inten­sité : je cherchais le feu. Je vivais la politique comme un roman d’appren­tissage. En 1988, j’avais 21 ans pour l’élection présidentielle, j’ai voté Pierre Juquin. C’était le candidat des JCR, les ­Jeunesses communistes révolutionnaires. Je l’aimais bien car c’était un intellectuel, il était professeur d’allemand.

Après, j’ai longtemps cessé de voter  ; je ne me suis pas dépolitisé : c’était au contraire par conscience politique que je ne votais plus. Je rejetais le système électoral  ; et aujourd’hui encore, je déteste le personnel politique. L’idée même de pouvoir me dégoûte  ; je me sens réfractaire à tout  ; j’ai la phobie de la domination. Je considère que toute personne qui pense (qui écrit) se soustrait automatiquement aux structures de pouvoir (même celles d’un jury de prix littéraire). Les gouvernements ne sont plus constitués que d’hommes de paille au service d’intérêts mondiaux qui les réduisent au spectacle de l’impuissance et de la langue de bois  ; Georges Bataille les qualifiait, dans les années 1930, de «  fripouilles désemparées »  ; je trouve l’expression encore très adaptée. Donner sa voix à ces gens-là  ?

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Vers 20 ans, la politique ne parvenait pas à s’accomplir pour moi à travers les coordonnées du militantisme  ; je suis devenu professeur dans les banlieues difficiles : il me semblait que le réel avait lieu là, que tout le réel m’était donné dans sa violence, dans sa tendresse. Ça a duré neuf ans. J’ai enseigné dans plusieurs collèges de Mantes-la-Jolie, dans le quartier du Val-Fourré  ; et entre autres à ­Villiers-le-Bel et dans les cités d’Argenteuil. J’avais la tête farcie de Mallarmé, de Proust, de Derrida  ; et je découvrais la misère sociale, l’échec de la culture, ce ban qui est le vrai nom de la banlieue, où j’entends à la fois l’abandon et le bannissement.

Ça a été aussi difficile que passionnant, aussi laborieux qu’exaltant. Tous les jours des embrouilles, tous les jours des solutions à trouver. Des jeunes gens désespérés, à la fois agressifs et pleins d’espoir. Tout était à construire. L’avenir, la communauté, nos vies. J’y croyais. C’était ça, pour moi, la politique.

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le 18 août

Mon grand-père maternel était mineur, en Lorraine, il en est mort, les poumons détruits. Mon grand-père paternel, alsacien, a tout fait : coiffeur, vendeur de légumes, tailleur de pierres, puis il s’est engagé dans l’armée pour aller se battre en Indochine et en Algérie, d’où il est revenu grièvement blessé. Mon père, à son tour, est devenu militaire, après avoir galéré chez Bata (les chaussures)  ; ma mère travaillait à Sarreguemines, à la faïencerie.

Je vous dis tout cela pour situer d’où je viens : les mines, l’usine et la guerre. Une histoire familiale prolo  ? Oui et non, pas vraiment. Disons un milieu modeste, endurant, très aventurier, qui n’a cessé de lutter pour s’en sortir – et qui a réussi.

Ainsi, ne suis-je pas un « héritier », au sens de Bourdieu : la bourgeoisie culturelle, connais pas. Et j’en suis assez fier. Je ne m’identifie pas pour autant à mes origines, même si je m’enorgueillis de ne pas faire partie des nantis qui reproduisent à travers leurs livres les acquis et les préjugés de leur classe sociale.

Je me sens très libre, et je sais qui j’aime et qui je n’aime pas dans le champ littéraire (majoritairement bourgeois). Autrement dit : je sais qui je suis (c’est pourquoi j’écris). Le cœur est toujours politique : ma solitude vient de là, mais elle ne s’y réduit pas  ; il me semble même que je l’affine à chaque phrase. Comme mes grands-parents, je lutte : cette lutte ne s’arrêtera jamais.

En lisant Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, d’Imre Kertész, l’un des plus beaux livres du monde, je suis tombé sur ces mots : « la survivance de ma survie ». J’ai pensé que l’expression serait parfaite pour redéfinir la politique. « La survivance de ma survie », c’est exactement ça : comment on fait pour résister à l’abjection, pour ne pas être avalé par la misère, la vulgarité, l’horreur économique, pour échapper au lavage de cerveau planétaire.

La politique n’est pas seulement cette discipline du discours qui commande l’art de gouverner, ni même l’administration de la vie commune, mais le lieu du combat en chacun de nous. Nos vies sont plus que jamais politiques parce qu’on veut nous prendre ce qu’il y a d’irréductible en elles : chacun éprouve la réduction des libertés, mais surtout l’aplatissement généralisé du langage  ; ­chacun ressent que moins il y a de nuances, plus il y a de danger. On ne cesse, à chaque instant de cette vie numérisée qui est devenue la nôtre, de nous extorquer notre consentement. On n’arrête plus de nous demander nos codes d’accès, d’amoindrir nos possibilités d’existence, de voler notre intimité, de réduire ce qu’on dit et ce qu’on pense à des clichés.

Je suis devenu écrivain parce que la littérature est un lieu où le langage parvient à vaincre les consignes. Personne ne capturera jamais la poésie. C’est elle, la vraie politique.

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Le 25 août

En 2002, à 37 ans, après une quinzaine d’années de labeur compliqué dans les collèges et lycées de la banlieue parisienne, j’ai tout arrêté. Je l’ai raconté dans mon roman Cercle : un matin, j’attendais comme d’habitude le train de 8 h 07 à la station Champ-de-Mars et je ne suis pas monté. Grand moment d’hébétude extasiée : j’ai regardé le train partir sans moi, suis rentré dans mon studio du 15e arrondissement et me suis recouché.

Je n’y suis plus jamais retourné  ; cette décision est devenue ma politique : ne plus jamais céder sur mon désir  ; et surtout, cesser de me punir. Croire en ma passion pour la littérature, y jeter toutes mes forces, toutes mes journées, toutes mes nuits, ne plus faire que ça : vivre pour écrire, écrire pour vivre.

À la fin, il est probable que la seule vraie politique réside dans la manière dont nous parvenons à coïncider avec nous-mêmes. La conscience politique de chacun se proportionne à son langage : à la manière dont nous nous exprimons se mesure notre degré d’affranchissement. Celles et ceux qui reproduisent la ­platitude communicationnelle – cette langue planétaire binaire – sont les vrais réacs d’aujourd’hui.

Veiller sur la libre complexité du langage est une activité politique cruciale à une époque où Elon Musk et ses amis transhumanistes appellent de leurs vœux le remplacement du langage chez les humains par l’implant d’une puce dans le cerveau afin d’accomplir l’acmé de la soumission qu’ils appellent «  la symbiose avec l’IA [intelligence artificielle] ».

Ainsi, quand on s’imagine que les écrivains sont repliés sur leur intimité, on se trompe. Ce qui est en jeu dans l’écriture, dans l’élément même, conflictuel et ardent, qui s’ouvre à travers les phrases, c’est l’usage même de notre liberté. Il y a plus de politique, c’est-à-dire de possibilité d’élargissement de l’existence, dans Faulkner, Beckett, Roberto Bolaño ou Nathalie Quintane que dans n’importe quel meeting.

Être intégralement disponible au langage, c’est le travail des écrivains  ; et cela relève plus que jamais d’une activité de résistance. Parmi les formes d’existence, celle des écrivains reste vide, ouverte, afin que toutes les expériences puissent venir s’y inscrire. Je ne me définis pas comme citoyen, mais comme un chercheur, une forme vacante où s’expérimentent des nuances : tout ce que je vis, je le vis pour écrire, et ce que j’écris est destiné à devenir politique. Qui, dans la société, s’implique ainsi à mener une expérience autonomiste  ? Je crois très précieux pour tout le monde qu’il y en ait qui n’adhèrent pas au flux : en un sens, ils s’y soustraient pour vous. Ce qu’ils sont capables de formuler d’une telle expérience profite à tous. La singularité, en se partageant, produit de la politique. C’est même un acte démocratique. C’est la littérature.

Charlie Hebdo

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[2C’est moi qui souligne. A.G.

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