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Roberto Calasso, La littérature et les dieux

Elucubrations d’un serial killer (Lautréamont/Ducasse)

D 12 août 2021     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


En 2001, Roberto Calasso, auteur déjà d’une oeuvre monumentale, publie en Italie La Letteratura e gli dèi. Le livre est immédiatement traduit en français. C’est un essai qui reprend une série de huit conférences que l’auteur a données à l’Université d’Oxford en mai 2000. Ce n’est pas un gros livre. Il tient facilement dans la poche. La littérature et les dieux est un peu, pour moi, l’équivalent de L’écriture et l’expérience des limites, livre programmatique que Sollers publia trente ans auparavant — ou de Illuminations à travers les textes sacrés (sorti en 2003). Je relis ces livres ensemble : ils ouvrent sur toute la bibliothèque et la question du divin. Le dernier texte de La littérature et les dieux s’intitule « La littérature absolue » [1]. Au milieu du livre (de manière centrale) — c’est le chapitre IV — un texte au titre étrange : « Élucubrations d’un serial killer ». Qui est ce mystérieux serial killer ? L’auteur des Chants de Maldoror et des Poésies : Lautréamont/Ducasse. L’écriture et l’expérience des limites s’achevait sur La science de Lautréamont. « Le phénomène passe. Je cherche les lois ». Les deux livres accordent une grande importance à Mallarmé. Ils laissent dans l’ombre Rimbaud [2]. Une même attention pour Hölderlin et Nietzsche. Le livre de Calasso a fait l’objet d’excellentes critiques. Même s’il ne fut pas un best seller, comme l’écrivait Cécile Guilbert : « il faut en recommander la lecture aux jeunes écrivains comme à leurs lecteurs du futur. » Vingt ans après, le conseil vaut toujours. Il facilite le tri au milieu des « gémissements poétiques de ce siècle » et des « turpitudes du roman [qui] s’accroupissent aux étalages ! » (Ducasse)


Edition française.
Boucher, La naissance de Vénus (détail)
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Première parution en 2002

Trad. de l’italien par Jean-Paul Manganaro
Collection Tel (n° 397), Gallimard

Les dieux sont les hôtes fugitifs de la littérature. Ils la traversent, laissant leurs noms dans leur sillage. Mais ils la désertent très vite.
Presque tous les poètes du XIXe siècle et la plupart de ceux du XXe, des plus médiocres aux plus sublimes, ont écrit des poésies où les dieux sont nommés : à cause d’une habitude scolaire séculaire ; ou pour paraître nobles, exotiques, païens, érotiques, érudits, voire tout simplement poétiques. Qu’Apollon soit nommé au lieu d’un chêne ou de l’écume des mers ne change rien à l’affaire : ce sont les termes du lexique littéraire, polis par l’usage.
Il fut pourtant une époque où les dieux, loin d’être en premier lieu une habitude littéraire, étaient un événement, une apparition soudaine, comme la rencontre avec un bandit ou le surgissement d’un navire.
Tout a commencé avec Homère.
Tout commence donc par la question : comment, dans ses vers, cet événement est-il nommé ?

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Le triomphe de la littérature

par Patrick Kéchichian

Dans un essai singulier, Roberto Calasso convoque les dieux et les écrivains - de Hölderlin à Nietzsche, Lautréamont et Mallarmé - au même festin.

S’il est un livre dont la forme, l’écriture et la construction se devaient de ne pas trahir le propos, c’est bien celui-là. Faire le choix, ô combien difficile aujourd’hui, de nous entretenir des dieux qui habitent, ou désertent, la littérature obligeait terriblement Roberto Calasso. Non seulement il lui fallait se maintenir à la hauteur de son sujet, ne pas affadir ou vulgariser ce propos, mais aussi revisiter un genre — l’essai —, se l’approprier, afin de l’élever à cette même hauteur. De ce point de vue, la réussite est indéniable, impressionnante : Calasso — c’est la plus visible des qualités de son livre — enjambe avec allégresse la frontière imaginaire qui sépare la (grande) critique de la littérature, pour faire sien, ou plutôt pour élargir, ce second territoire.

Comme le montre déjà avec éclat son œuvre passée, Roberto Calasso est un écrivain qui ne travaille pas sur une table rase, à partir d’un vide fantasmatique et orgueilleux. Sa table au contraire est ouverte, et ses convives nombreux, éminents, divers. Né en 1941 à Florence, éditeur à Milan, où il dirige Adelphi, il embrasse ainsi de vastes domaines littéraires, spirituels et historiques, avec un accent particulier mis sur l’univers védique. Mais cette culture n’a pas le projet d’étouffer. Sous la plume de Calasso, elle est au contraire une très belle occasion, un gage sûr de liberté. Il y a là comme un luxe aussi rayonnant que gratuit, une mise à disposition de biens échappant aux contraintes et aux mesures de la rentabilité. "Là où on affirme que la culture doit servir, ce n’est plus la culture qui est souveraine, mais l’utilité", soutient l’auteur, paraphrasant Nietzsche.

"Il y eut (...) une époque où les dieux n’étaient pas en premier lieu une habitude littéraire. Mais un événement, une apparition soudaine, comme la rencontre avec un bandit ou le surgissement d’un navire." On pourrait croire, à partir de cette constatation posée par Roberto Calasso au début de son livre, que le déclin s’est ensuite installé, que le désert a grandi, jusqu’à nous... Ce serait une vue courte et simpliste ! Car dès l’époque d’Homère, le commerce avec les dieux était difficile, intermittent, nullement assuré. Une sainte terreur régnait, faisait obscurément loi. La crainte et le tremblement allaient avec l’ivresse d’une possible rencontre — l’image du "bandit" s’impose en effet ! Puis le temps a passé... La peur a persisté, mais ses motifs ont été perdus, brouillés. Ces questions, comme les divinités qu’elles concernent, se sont éloignées pour ne plus occuper que les auteurs de manuels de mythologie... Mais certains soupçonnaient que l’on ne ferait pas impunément et sans conséquence une telle économie. Ezra Pound, par exemple trancha sans hésiter : "Aucune métaphore plus appropriée n’ayant été trouvée pour traduire certaines nuances d’ordre émotionnel, j’affirme que les dieux existent." Pour son propre compte, Calasso enfonce le clou : "L’idée (...) que la mythologie est quelque chose que l’on invente est la marque d’une assurance insolente, comme si le mythe était à la disposition d’une volonté. Alors que c’est ce qui dispose avant tout de notre volonté." Qu’on se le tienne pour dit !

La littérature peut-elle donc être encore la demeure des créatures célestes ? Trouve-t-on, quelque part dans son histoire, les traces de cette relation inégale, ambivalente et néanmoins fructueuse, avec les dieux ? De quelle signification et de quel enseignement celle-ci est-elle encore le signe ?

A ces questions, Calasso apporte une réponse circonstanciée et complexe. Il suit un itinéraire à la fois précis, parfaitement informé, et singulier, évidemment non linéaire. La période qu’il considère dans les huit chapitres savamment articulés de son livre part de la fin du XVIIIe siècle, c’est-à-dire, précise Calasso, de "l’époque la plus aride et réfractaire aux dieux", époque où, "avec la même suffisance désinvolte et réjouie, on raillait la puérilité des fables grecques, le barbare Shakespeare et les sordides histoires bibliques" — et Calasso d’ajouter : "Il se peut même que cette dérision multiple émanât du même esprit : celui de Voltaire." La figure dominante est ici celle de Hölderlin et, accessoirement, du romantisme allemand qui, avec Friedrich Schlegel, envisageait la conception d’une "nouvelle mythologie". Calasso prend soin de distinguer une approche extérieure, plus ou moins "folklorique", des dieux grecs (ou indiens) et l’intériorisation que Hölderlin opéra, jusqu’à en devenir fou. "A la différence de leurs contemporains, Hölderlin et Nietzsche n’écrivaient pas sur les Grecs, mais pouvaient occasionnellement être des Grecs", souligne Calasso.

Nietzsche, pour l’univers germanique, marque l’autre pôle du temps envisagé par l’auteur. La communauté tragique du destin de l’auteur du Gai Savoir avec celui de Hölderlin montre que nous ne sommes pas dans un espace esthétique et indolore où il s’agirait de peindre les choses présentes avec les nuances nostalgiques du passé. "Beaucoup de nouveaux dieux sont encore possibles", assurait Nietzsche... La folie, plus que la raison, le chaos plus que l’ordre qui veut administrer le monde, nous met en relation très étroite avec les dieux, et électivement avec celui qui attire et menace : Dionysos.

Ici, en cette deuxième moitié du XIXe siècle, c’est le trait de la parodie, le rire divin repris et amplifié par les écrivains, qui dominent. Baudelaire se tient à la jointure du temps : "Je reçois des dieux sur la tête comme on reçoit des cheminées", ironise-t-il. Mais c’est Lautréamont qui, dans l’urgence absolue de sa courte vie, subvertit tout "ordre probe et obtus" grâce "à l’exubérance du monstrueux" ; il s’agit, selon la formule heureuse de Calasso, de "prendre à la lettre et pousser à l’extrême" — mais toute son analyse, au chapitre IV, est lumineuse. La subtile mécanique de l’œuvre — Maldoror, Poésies et lettres — est une machine de guerre : Lautréamont bénéficiait manifestement de très hautes et sacrées complicités !

Le dernier poète dont traite longuement et magnifiquement Roberto Calasso est Mallarmé. "Oui, la Littérature existe et, si l’on veut, seule, à l’exception de tout", proclamait à sa manière "un peu de prêtre, un peu de danseuse" l’amant d’Hérodiade. Lui, ne devint pas fou, ni aphasique comme Baudelaire, mais il traversa une nuit déchirante, à l’âge de 24 ans au printemps de 1866, et raconta cet épisode à son ami Henri Cazalis : "... après avoir trouvé le Néant, j’ai trouvé le Beau." Il acquit là une connaissance, non pas ésotérique comme le goût fin de siècle aimait (aime encore) le croire, mais indissolublement formelle et métaphysique. Un peu plus tard, il annonça, par la poésie, par la réflexion sur le vers et la prose, toujours infiniment délicat, cérémonieux, une "crise" invisible et centrale. Il montra que "la littérature, sortie par la porte de la société, rentrait par une fenêtre cosmique, après avoir absorbé en elle rien de moins que tout" — c’est Calasso qui résume. Ce faisant, Mallarmé réinventait, c’est toujours Calasso qui parle, la "littérature absolue".

C’est ici la part la plus hardie, du livre. C’est aussi sa conclusion. Car le but de Roberto Calasso n’est évidemment pas d’appeler de ses vœux la restauration de quelque culte ancien ou de rétablir à l’ombre de nos villes une Olympe modernisée. Nietzsche à nouveau : "Qu’est-ce que la vérité ? Une armée mobile de métaphores." L’absence presque totale de références au christianisme, et d’ailleurs aux autres monothéismes, n’est pas une négligence, mais un choix que l’on peut discuter. Les dieux n’ont pas déserté ; ils se sont simplement sentis indésirables. C’est à nous, ou plus précisément aux écrivains — et ici, allusion est faite, pas par hasard, au dogme catholique de la Communion des saints —, de les invoquer. Contre la société et ses valeurs, il faut, par des "séquences de parole", les appeler à une nouvelle épiphanie. A l’axiome de Durkheim : "Le religieux est le social", Roberto Calasso oppose l’intemporalité du "geste par excellence de la littérature absolue".

Patrick Kéchichian, Le Monde des livres du 23/05/2002.

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Roberto Calasso, la littérature et les dieux

par Patrick Amine

Roberto Calasso, auteur de la Ruine de Kash et du Fou impur, publie aujourd’hui un essai intitulé la Littérature et les dieux. Il analyse de quelle façon les dieux ont été introduits dans la littérature jusqu’au début du 20e siècle et en arrive à s’interroger sur l’essence de la littérature absolue et sur la manière dont elle se déclare à nous. Ce faisant, il explore des pans entiers de la littérature mondiale et démontre que toute époque éprouve la nécessité de créer des mythologies.

Que signifie le titre de ce livre, la Littérature et les Dieux ? Et qu’en est-il plus particulièrement de son dernier chapitre intitulé « Littérature absolue » ? Roberto Calasso – auteur magnifique de la Ruine de Kash et du Fou impur – rappelle que le lexique littéraire, par une « habitude scolaire séculaire », a introduit comme usage la nomination des Dieux dans toute la littérature jusqu’au début du 20e siècle. Les poètes les ont utilisés à l’excès comme des métaphores, comme des rivalités secrètes entre eux et leurs livres. Tous ces détails rhétoriques ont fonctionné comme une « valeur ajoutée ». Apollon, Athéna, Déméter, Hermès ont fait le lit d’une armée de poètes connus et inconnus. Baudelaire les a définitivement malmenés, se réveillant un jour avec la sensation qu’un « fait considérable » était arrivé ; le mot « révolution » était sur toutes les bouches.
Mais qu’en est-il donc de cette « infiltration » des dieux dans la littérature d’aujourd’hui ? On peut dire qu’elle a disparu avec les temps modernes, les nouvelles mythologies, le bruit et la fureur des révolutions sociales et linguistiques. Quelques « poètes » rivalisent encore avec les cinq éléments et le Ciel ! Quelques romanciers rejouent sempiternellement la scène initiale du roman familial larvé. Tout cela, sans l’invention d’une langue…

Un autre absolu de la littérature

C’est à la faveur de cette interpellation des dieux par les écrivains que s’articule l’essai de Roberto Calasso, qui aboutit à cette interrogation sur le sens de ce qu’il appelle la « littérature absolue » (dans un dernier chapitre implacable et lumineux). Comment cette littérature absolue se déclare-t-elle à nous ? Les romanciers contemporains la définissent tout autrement : lisez Enrique Vila-Matas et notamment son Abrégé de littérature portative ou son Bartleby et cie (voir art press n°277), dans lesquels il explore des pans entiers de la littérature mondiale en ce qu’elle a de plus curieux, dans ses exceptions et dans son essence. En contrepoint, il faudrait également parcourir la production contemporaine afin de se rendre compte de la certitude avec laquelle chacun exprime son engagement « d’être littérature ».
Calasso ouvre une première scène, en évoquant le Baudelaire de l’École païenne – texte étrange et ambigu, viscéralement visionnaire et pris dans toute l’interrogation de la modernité. « Congédier la passion et la raison, c’est tuer la littérature. (…) Puissent la religion et la philosophie venir un jour, comme forcées par le cri d’un désespéré ! (…) Le goût immodéré de la forme pousse à des désordres monstrueux et inconnus. (…) Le temps n’est pas loin où l’on comprendra que toute littérature qui se refuse à marcher fraternellement entre la science et la philosophie est une littérature homicide et suicide. » Cette « passion frénétique de l’art est un chancre qui dévore le reste », insiste l’auteur des Fleurs du mal. Calasso montre comment, chez Baudelaire, les dieux, la parodie et la littérature absolue, sont reliés ensemble et forment une triade acérée qui ne supporte aucune contrainte. Il va même jusqu’à parler de « harnais » social : la littérature ne pouvant se laisser brider !
Cependant, si tout, aujourd’hui, apparaît d’abord comme une parodie, quelque chose se révèle toujours aller au-delà de la parodie. Toute époque éprouve la nécessité de créer des mythologies, comme le soulignèrent Hegel et Schlegel. C’est en prenant le chemin des dieux qu’un auteur nous entraîne dans le monde des Nymphes : la meilleure démonstration n’en est-elle pas donnée par Nabokov quand il invente Lolita, le dernier archétype du 20e siècle (« La nympholepsie est une science exacte »).
À la suite de Baudelaire et de Mallarmé, on retrouve le grand « serial killer » Lautréamont, comme l’appelle Calasso. Et de le faire revivre dans ses plus beaux sarcasmes. Retournant tous les gimmicks de la littérature moderne de son époque. Réécrivant des siècles entiers de préceptes moraux, détournant des modèles de narrations, jouant tour à tour le mal contre le bien et le bien contre le mal, avec une ironie et des sensations impénétrables ! Le propos de Calasso fait suite, bien sûr, aux nombreux textes que nous connaissons : ceux de Pleynet (restant incomparables), de Sollers, sans oublier Aragon, Ponge… Roberto Calasso dévoile comment l’écriture et l’esprit de Lautréamont épousent le sarcasme dans la vie – sa correspondance avec ses éditeurs, par exemple – dans les Chants de Maldoror et le retournement opéré par les Poésies. Une voie de « littérature absolue » que l’on découvre seulement au début du 20e siècle. « Nous avons l’avantage de travailler après les anciens, les habiles d’entre les modernes » : repensant la phrase de La Bruyère dans une fureur destructrice comprimée, il traite la littérature des rebelles romantiques en l’exaspérant pour la dissoudre, écrit Calasso. Mais c’est dans le fameux Monologue de Novalis (1798) qu’il repère ce bruit subtil de littérature absolue. La littérature se reconnaît par une « vibration » – qui se suffit à elle-même. Sans être auto-référentielle non plus. Omnivore ? La littérature n’a jamais affiché de signes de reconnaissance. Réalité seconde qui s’ouvre derrière les fis­sures de la « réalité » (Nabokov). Métamorphique, monomaniaque. « Un style tragique, hybride et final… », dit Gottfried Benn.
La littérature pousse comme l’herbe, au milieu des pavés de la pensée… Je laisse le dernier mot à Calasso : « Littérature, parce qu’il s’agit d’un savoir qui se déclare et se prétend inaccessible par une autre voie que celle de la composition littéraire ; absolue, parce que c’est un savoir qui s’assimile à la recherche d’un absolu – et ne peut donc impliquer rien de moins que le tout ; et c’est en même temps quelque chose d’ab-solutum, dégagée de n’importe quel lien d’obéissance ou d’appartenance, de n’importe quelle fonctionnalité par rapport au corps social. »

art press, juin 2002.

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Défense de la littérature absolue

par Cécile Guilbert

« Une "littérature qui ne vit que d’elle-même" »

Voici un livre admirable : inspiré, tendu, intelligent. Un livre excitant comme la foudre et plus calme que les résultats muets de son désastre. Qui ambitionne encore d’écrire en sera électrisé. Et chaque lecteur de Pindare ou de Hölderlin (mais oui, il en reste !) s’en trouvera suspendu d’extase.
Chaque phrase de ce livre a été soigneusement pensée, méditée, formulée : la moindre des exigences lorsqu’on se propose non seulement de dénouer de la littérature les quelques fils d’une histoire envisagée comme enregistrement privilégié des rares moments où les dieux sont apparus aux hommes, mais surtout d’en définir la nervure secrète. Lieu et formule de cette « littérature qui ne vit que d’elle-même » et que Roberto Calasso qualifie d’« absolue », tout aussi bien la tour de Hölderlin que la chambre de Lautréamont, le bureau de Mallarmé ou le salon des frères Schlegel du temps de l’Atheneum : n’importe où (et n’importe quand) du moment que les dieux se manifestent et qu’il y a quelqu’un (comme disait Artaud) pour l’écrire.
Comment et pourquoi le nom des dieux, à certains moments, a-t-il résonné ? Quel accueil a-t-il été fait au savoir détenu par les nymphes ? Quels rapports la littérature et la connaissance, la poésie et la pensée entretiennent-elles ? Comment se fécondent l’esprit et la parole ? Questions difficiles autant que capitales, mais seules questions qui vaillent et qui, dès que posées, suffisent à rouvrir le laboratoire central de la littérature.
En huit textes serrés mais réverbérés les uns dans les autres comme les facettes chaque fois recomposées d’un kaléidoscope, Calasso explore quelques-uns des moments les plus décisifs de cette vibration divine dans l’histoire des lettres — des moments différentiels, dialogiques, mais qui pour être singuliers n’en sont pas moins appariés par une essence commune, à savoir le langage qui permet d’en formuler l’expérience. À partir de textes comme l’École païenne de Baudelaire, le Premier Programme systématique de l’idéalisme allemand, la célèbre conférence de Mallarmé intitulée « La musique et les lettres  », mais aussi ce que Ponge appelait le « dispositif Maldoror-Poésies  » ainsi que des fragments de Friedrich Schlegel, Nietzsche et Novalis, Calasso traque le cortège des dieux tantôt déguisés et masqués, tantôt faussement absents, que même les époques les plus parodiques ne font pas disparaître. À cet égard, l’actuel arraisonnement des cerveaux à l’intérieur de la communauté que façonne la «  machine holistique » de la technique n’empêche pas un « phénomène grandiose », à savoir la « concentration, très grande et inouïe, de puissance qui s’est accumulée, et qui est en train de s’accumuler encore, dans l’acte pur de lire ». Et l’auteur de Ka d’annoncer cette bonne nouvelle : « Le monde — il est désormais temps de le dire, même si la nouvelle est désagréable pour beaucoup — n’a aucune intention de se désenchanter jusqu’au bout, ne serait-ce que parce que, s’il y parvenait, il s’ennuierait trop. » Comme quoi, il ne faut pas désespérer du «  chiffre de notre époque ».
En vérité, point de différence entre langage, pensée, poésie. Ces termes ne s’exaucent chacun qu’à la condition de s’entr’aimer. « Nous pensons parfois en paroles, écrit Calasso. Les paroles, poursuit-il, sont des archipels fluctuants et sporadiques. L’esprit est l’océan. » Et de poursuivre une méditation subtile sur Mallarmé, qui rejoindra bientôt le rappel de cette affirmation des voyants védiques selon lesquels, même l’esprit est plus illimité que la parole, les deux termes n’en doivent pas moins s’apparier afin de porter leur offrande aux dieux.
Si la littérature est «  tout », les catégories de la prose et de la poésie peuvent imploser tranquillement sous les deux grands coups de boutoir mallarméens contenus dans sa fameuse conférence d’Oxford, à savoir : « Le vers est tout, dès qu’on écrit  » puis, « la forme appelée vers est simplement elle-même la littérature, que vers il y a sitôt que s’accentue la diction, rythme dès que style ». En effet, si le vers est tout, la prose n’est que du vers rompu et, donc, n’existe positivement pas. Par ailleurs, dès qu’il règne une forme, ce qui demeure n’est ni prose ni poésie, mais tout simplement « la littérature qui ne vit que d’elle-même ».
À parcourir pareils sentiers, on comprendra aisément les raisons pour lesquelles la Littérature et les Dieux ne seront pas un best-seller. Il faut néanmoins en recommander la lecture aux jeunes écrivains comme à leurs lecteurs du futur. Qu’un auteur d’aujourd’hui médite sur les clefs de l’évasion dans le libre, ce n’est pas seulement rare : c’est aussi très émouvant.

Cécile Guilbert, Revue des deux mondes, juin 2002.

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Isidore Ducasse. Blanchard phot. Tarbes.
(collection Baudet-Plazolles)

Lors de la publication, en 2009, du Pléiade sur Lautréamont, Cécile Guilbert écrit dans Le Monde des livres un article sur L’insurrection Lautréamont. Dans une note, elle regrette « l’absence de trois brillantes contributions récentes publiées chez Gallimard et ne figurant même pas, fait incompréhensible, dans la bibliographie : Roberto Calasso ("Elucubrations d’un serial killer", La Littérature et les Dieux, 2001), François Meyronnis ("Un hibou sérieux jusqu’à l’éternité", L’Axe du néant, 2003), Yannick Haenel ("Lautréamont, en avant", NRF n°588, février 2009) ». J’ai réparé partiellement cet oubli en publiant les textes de Meyronnis et de Haenel. Vous trouverez tous ces textes dans Lautréamont politique aujourd’hui comme jamais. Voici maintenant le texte de Calasso. Il occupe une place centrale dans La littérature et les dieux dont il est le chapitre IV sur les huit que comporte le livre.

Élucubrations d’un serial killer

Un point zéro, un nadir occulte du XIXe siècle est atteint, sans que personne s’en aperçoive, quand un jeune inconnu publie à Paris, à ses frais, Les Chants de Maldoror. C’est l’année 1869 : Nietzsche élabore La Naissance de la tragédie, Flaubert publie L’Éducation sentimentale, Verlaine les Fêtes galantes, Rimbaud écrit ses premiers vers. Mais quelque chose d’encore plus radical est en train d’arriver : comme si la littérature avait délégué, pour accomplir un acte décisif, clandestin et violent, le jeune fils du chancelier Ducasse, envoyé en France de Montevideo pour y poursuivre ses études. Isidore, âgé de vingt-trois ans, après avoir pris le pseudonyme de Lautréamont, qui dérive probablement d’un personnage d’Eugène Sue [3], paie un acompte de 400 francs à l’éditeur Lacroix pour qu’il imprime Les Chants de Maldoror. Lacroix encaisse et imprime. Mais il refuse de distribuer le livre. Comme le racontera Lautréamont lui­-même dans une lettre, Lacroix « a refusé de le faire paraître, parce que la vie y était peinte sous des couleurs trop amères, et qu’il craignait le procureur général ». Mais pour quelle raison Maldoror inspirait-il cette peur ? Parce que ce livre est le premier — sans emphase — fondé sur le principe de soumettre n’importe qui au sarcasme. Donc, non seulement l’immense lest de l’époque qui fit triompher le ridicule, mais aussi l’œuvre de celui qui s’était acharné sur le ridicule : Baudelaire, qui sera défini irrévérencieusement comme « l’amant morbide de la Vénus hottentote », et qui était vraisemblablement son poète préféré, et celui qui avait immédiatement précédé Lautréamont lui­ même. Les conséquences de ce geste sont irrésistibles : comme si chaque donnée avait soudainement perdu tout appui — et le monde entier est lui aussi une donnée — et que chacune commençait à errer dans un courant verbal tourbillonnant, subissant tous les outrages, tous les hasards, par l’œuvre d’un prestidigitateur impassible : l’auteur vide, Lautréamont, qui effectue un effacement, total et froid, de son identité, plus rigoureux que celui, encore théâtral, de Rimbaud. Mourir à l’âge de vingt-quatre ans dans une chambre en location de la rue du Faubourg-Montmartre, « sans autres renseignements », comme on lit dans l’« acte de décès » de Lautréamont, est un défi plus téméraire et efficace que de s’arrêter d’écrire et de vendre des armes en Afrique.
Puisque le cas est aberrant, il sera justement opportun de lui appliquer les règles habituelles. Et de se demander, par exemple, de quels auteurs s’était nourri Lautréamont avant de publier. En cela, Lautréamont nous rejoint quand il nous fait savoir qu’il a beaucoup fréquenté « les écrivassiers funestes : Sand, Balzac, Alexandre Dumas, Musset, Du Terrail, Féval, Flaubert, Baudelaire, Leconte et la Grève des Forgerons ». Cette liste devrait déjà nous avertir qu’un piège est en train de se préparer : l’inventeur de Rocambole et celui de Madame Bovary sont placés sur le même plan, de même que le prolifique feuilletoniste Paul Féval et Balzac, de même que Baudelaire et François Coppée. C’est comme si la notion même de niveau était abrogée. Mais il y a davantage : pour déchaîner le typhon Maldoror, Lautréamont semble avoir trouvé son point de départ dans la constatation que le satanisme romantique avait un point faible : sa timidité. Ainsi le serial killer Maldoror ne se contente-t-il pas de violer « une jeune fille qui dort à l’ombre d’un platane ». D’abord, il se fait accompagner par un bouledogue, puis il l’invite à égorger la malheureuse. Mais le bouledogue se contente « de violer à son tour la virginité de cette enfant délicate ». Indigné parce que l’animal ne lui obéit pas à la lettre, Maldoror extrait « un canif américain, composé de dix à douze lames » et s’applique à creuser dans le vagin de l’enfant pour extraire ses organes de cette « ouverture épouvantable ». Enfin, quand ce corps lui rappelle celui d’un « poulet vidé », il « laisse le cadavre redormir à l’ombre du platane », Dans le romantisme noir, les génies du mal habituellement s’arrêtent devant les détails. Les écrivains accumulent des adjectifs inquiétants comme « innommable », « monstrueux », « pervers », « terrifiant », qui ne font aucun bien à la page, mais l’acte monstrueux lui-même disparaît dans le flou d’un fondu. Lautréamont, au contraire, prend le satanisme à la lettre. L’effet est d’abord qu’« un rire nerveux des plus gênants » (J. Gracq) commence à secouer le lecteur, lequel ne sait bientôt plus où il se trouve. Dans une parodie ? Dans un document clinique ? Emporté par un poète lyrique noir qui est seule­ ment un peu plus radical que ses prédécesseurs ?
Observons alors la forme du livre : le procédé principal qui est à l’œuvre dans Maldoror est d’utiliser tout le matériel élaboré par la littérature qui sonnait alors moderne — et qui était surtout romantique, satanique, gothique, selon ceux qui le définissaient —, mais en l’exacerbant, en le poussant à l’extrême et, ce faisant, en le discréditant, d’un geste imperturbable, et en réprimant soigneusement un rire sardonique. Et de plus : Lautréamont juxtaposait froidement, et parfois amalgamait, cette littérature, exaltée et ambitieuse, qui avait atteint ses sommets avec Byron et Baudelaire, et la vaste littérature pour femmes de chambre et pour dames, avec ses fadaises et ses fioritures sentimentales. Ainsi les horreurs du romantisme noir sont­ elles précisées jusque dans le moindre détail, qui les ridiculise, et Lautréamont les hybride avec les mièvreries du roman édifiant, positif (c’était le « réalisme socialiste » du XIXe siècle), implacablement reproduites. Tout conspire pour que « la tragédie éclate au cœur de cette frivolité épouvantable ». Tout est disposé sur le même plan, dans le son obsédant d’une même voix, qui nous parvient « comme grossie par un méchant microphone ».
Mais il y a un autre procédé remarquable, même si — étrangement — les critiques les plus illustres de Lautréamont ne le mentionnent même pas, comme s’il s’agissait d’une circonstance accessoire. J’entends la répétition forcée : on retrouve des blocs erratiques de prose, identiques, à quelques lignes ou à quelques pages de distance. Ce peut être le cas de phrases isolées, d’un genre tel que, même isolées, on les remarquerait déjà : « Mais, une masse informe le poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière » ; ou encore : « Là, dans un bosquet entouré de fleurs, dort l’hermaphrodite, profondément assoupi sur le gazon, mouillé .de ses pleurs. » Ou encore : « Les enfants la poursuivent à coups de pierre, comme si c’était un merle. Ailleurs, la répétition s’accompagne de légères variations, à partir d’une phrase qui donne l’accord fondamental, comme ici : « On m’a vu descendre dans la vallée, pendant que la peau de ma poitrine était immobile et calme, comme le couvercle d’une tombe. » Ou, enfin, les répétitions peuvent se multiplier et se chevaucher en proliférant, comme dans l’épisode de Falmer, le blond âgé de quatorze ans au visage ovale que Maldoror saisit par les cheveux et fait « tournoyer dans l’air avec une telle vitesse, que la chevelure [lui] resta dans la main, et que son corps, lancé par la force centrifuge, alla cogner contre le tronc d’un chêne... ».
C’est comme si l’anaphore anodine, telle qu’on l’enseigne dans tous les manuels de rhétorique, se dilatait pour se livrer à une dérive démentielle. Ce qui a au moins deux conséquences : d’abord elle rapproche la page de la nature profonde du cauchemar, qui ne réside pas telle­ ment dans le caractère plus ou moins horrible de ses éléments que dans le fait qu’ils se présentent régulièrement à la conscience. Et puis elle injecte l’insensé dans la narration, comme un mot quelconque, qui, si nous le répétons un nombre suffisant de fois, devient une enveloppe phonique détachée de tout lien sémantique.
Des procédés comme ceux que nous venons de décrire présupposent que le monde entier — et en particulier n’importe quelle forme littéraire, quel que soit son niveau — est enveloppé du manteau vénéneux de la parodie. Rien n’est plus ce qu’il déclare être. Tout est déjà une citation au moment même de son apparition. Cet événement énigmatique et dérangeant, dont alors seul un petit nombre semblent s’apercevoir, peut être vu comme une manifestation du fait que le monde entier, comme Nietzsche l’annoncera bientôt, recommençait à devenir fable. Mais la fable est à présent un tourbillon indifférent, où les simulacres se relaient comme une poussière égalitaire. « Là où il n’y a point de dieux règnent les spectres », avait prophétisé Novalis. On pouvait ajouter maintenant : les dieux et les spectres alterneront sur la scène, avec les mêmes droits. Il n’y a plus de puissance théologique en mesure de les dominer et de les ordonner. Qui va se hasarder alors à entretenir un commerce avec eux, à les fixer ? Une puissance ultérieure, maintenue jusque-là dans une éternelle minorité, et utilisée au service du corps social, mais qui menace désormais de détacher l’ancre de tout et de naviguer, solitaire et souveraine, comme le vaisseau même qui accueille tous les simulacres et erre sur l’océan de l’esprit pour le simple plaisir du jeu et du geste : la littérature. Laquelle, dans cette mutation, pourra aussi être définie : littérature absolue.
Il n’est pas facile de prouver que la parodie est le principe qui dirige toute l’œuvre de Lautréamont, car, avec Lautréamont on ne peut rigoureusement rien prouver. Avec une discipline sévère, il ne nous a pas laissé une seule phrase — non seulement dans ses œuvres, mais non plus dans ses lettres — que nous puissions tranquillement prendre au sérieux. La recherche d’une déclaration poétique quelconque est vaine chez lui, à moins que sa poétique ne réside justement dans le soupçon que chacun de ses mots est une moquerie. Ce soupçon nous envahit impérieusement dès que nous abordons le second volet de son œuvre : le mince recueil dont le titre est Poésies. Et, avant celui-ci, ce qui l’annonce. En octobre 1869, Lautréamont écrivait ainsi à Poulet-Malassis :« J’ai chanté le mal comme ont fait Mickiewicz, Byron, Milton, Southey, A. de Musset, Baudelaire, etc. Naturellement, j’ai un peu exagéré le diapason pour faire du nouveau dans le sens de cette litté­rature sublime qui ne chante le désespoir que pour opprimer le lecteur, et lui faire désirer le bien comme remède. » On respire déjà, dans ces lignes, l’air tonifiant de la moquerie. Mais il faut cependant reconstruire le sous-entendu : Les Chants de Maldoror gisaient alors sur des feuilles étalées dans les entrepôts de l’éditeur, tourmenté par la perspective d’encourir une poursuite. En un premier temps, selon le témoignage de Lacroix, « M. le comte de Lautréamont se refusait à amender les violences de son texte ». Lautréamont devait encore régler le solde (800 francs) des frais d’impression, qu’il n’entendait pourtant pas verser si le livre n’était pas distribué. La situation avait donc abouti à une impasse, et elle était dommageable aussi bien pour l’auteur que pour l’imprimeur. C’est ainsi que l’on eut recours à Poulet-Malassis, bibliophile et éditeur, habitué à trouver les bons canaux pour écouler des stocks de livres dangereux. C’est alors que Lautréamont écrit à Poulet-Malassis pour trouver un accord avec lui (« Vendez, je ne vous en empêche pas : que faut-il que je fasse pour cela ? Faites vos conditions [4] ») — en même temps que pour lui suggérer comment lancer le livre, en ayant recours à la théorie risible de l’écrivain qui chante le mal pour « opprimer le lecteur » et l’inciter ainsi au bien. Curieusement, Poulet-Malassis saisit au vol cette suggestion. Et deux jours après déjà, dans le Bulletin trimestriel des publications défendues en France imprimées l’étrange ;, dans lequel il annonçait habituellement ses titres, le livre de Lautréamont était ainsi présenté :

« "Il n’y a plus de manichéens" disait Pangloss. — "Il y a moi", répondait Martin. L’auteur de ce livre n’est pas d’une espèce moins rare. Comme Baudelaire, comme Flaubert, il croit que l’expression esthétique du mal implique la plus vive appétition du bien, la plus haute moralité. »

Poulet-Malassis était un homme bien plus perspicace et fin que Lacroix, que Baudelaire abhorrait. Ainsi la moquerie déjà implicite dans la lettre de Lautréamont — lorsqu’il écrivait : « j’ai un peu exagéré le diapason », peut­ être pensait-il, pour ce qui concernait l’éros, zone dans laquelle Poulet-Malassis était spécialisé, à la description du coït « long, chaste et hideux » entre Maldoror et une énorme « femelle de requin », accouplement qui ferait un jour les délices de Huysmans ? —, cette moquerie trouve un écho dans l’annonce publicitaire. C’est comme si, en écrivant à son nouveau distributeur, Lautréamont lui avait donné des ordres sur la manière de camoufler le livre pour le faire circuler dans le monde. Et pourtant, à la fin de la même lettre, nous sentons se glisser un ton différent. Après lui avoir recommandé de faire parvenir le livre aux critiques les plus importants, Lautréamont ajoute : « Eux seuls jugeront en Ier et dernier ressort le commencement d’une publication qui ne verra sa fin évidemment que plus tard, lorsque j’aurai vu la mienne. Ainsi donc, la morale de la fin n’est pas encore faite. Et cependant il y a déjà une immense douleur à chaque page. Est-ce le mal, cela ? » La dernière question, poignante, est un des rares inter­ mèdes dans lesquels Lautréamont se permet de parler directement, sans la médiation de l’outrage et de la moquerie. Mais un autre détail encore doit être observé : Lautréamont fait allusion à Maldoror comme à une sorte de carmen perpetuum qui se conclura seulement quand l’auteur sera mort.
_ Auparavant, nous ne pourrons pas savoir quelle est « la morale de la fin », Il y a cette insinuation : peut-être le bien auquel le texte devrait inciter est-il aussi une conclusion provisoire, qui pourra un jour être retournée. Voilà un autre indice qui éclaire Maldoror comme une fantasmagorie où pullulent les tromperies et les pièges.
Quatre mois après la première lettre à Poulet-Malassis, le 21 février 1870, Lautréamont lui écrit à nouveau. Apparemment, il ne s’est rien passé :

« Lacroix a-t-il cédé l’édition ou qu’en a-t-il fait ? Ou, l’avez-vous refusée ? Il ne m’en a rien dit. Je ne l’ai pas vu depuis lors. »

Mais, pendant ces mois-là, Lautréamont avait accompli un pas décisif dans ses élucubrations. Et c’est ainsi qu’il l’annonce tout de suite après :

« Vous savez, j’ai renié mon passé. Je ne chante plus que l’espoir ; mais, pour cela, il faut d’abord attaquer le doute de ce siècle (mélancolies, tristesses, douleurs, désespoirs, hennissements lugubres, méchancetés artificielles, orgueils puérils, malédictions cocasses, etc., etc.). Dans un ouvrage que je porterai à Lacroix aux 1ers jours de Mars, je prends à part les plus belles poésies de Lamartine, de Victor Hugo, d’Alfred de Musset, de Byron et de Baudelaire, et je les corrige dans le sens de l’espoir ; j’indique comment il aurait fallu faire. J’y corrige en même temps 6 pièces des plus mauvaises de mon sacré bouquin. »

C’est l’annonce de Poésies. Au cours de ces mois, Lautréamont semble s’être rendu compte que, pour faire passer dans le monde son monstrueux Maldoror, il ne suffisait pas d’avoir recours à l’argument du mal chanté pour inciter au bien, trop semblable à celui des pornographes qui déclarent agir pour soutenir la chasteté. Pourquoi, dès lors, ne pas chanter directement le bien ? C’est ainsi que s’esquisse le nouveau procédé qui est encore plus outrageant et pernicieux que celui mis en acte dans Maldoror, et l’on peut dire qu’il en élève la monstruosité au carré : corriger les textes d’autrui « dans le sens de l’espoir ». Le présupposé est d’abattre toute enceinte de propriété littéraire. Les auteurs sont des fantoches. La littérature est un continuum de mots sur lesquels on peut intervenir à volonté, et même en transformant chaque signe en son opposé. Mais, désormais lancé sur le sillon de la dérision totale, Lautréamont ne veut ou ne parvient plus à s’arrêter. Ce qui a été élevé au carré pourra aussi être élevé au cube. Pourquoi se limiter alors à corriger les auteurs du mal en les détournant dans la direction du bien ? Pourquoi ne pas corriger aussi les auteurs qui représentent le bien lui-même ? Quels seront-ils ? Par définition, ceux qu’on lit à l’école.
Ce degré ultérieur d’exaspération, qui investit désormais tout et tous, les Bons et les Mauvais au même titre, sera aussi annoncé à l’avance par Lautréamont dans une lettre, sa dernière. Mais cette fois-ci au banquier de la famille, Darasse, qui lui versait une maigre mensualité. Lautréamont lui demandait une avance pour payer les frais d’imprimerie d’une œuvre qui se présentait cette fois comme impeccablement vertueuse. Après une courte relation de ses déboires avec Lacroix, Lautréamont ajoute :

« Le tout est tombé dans l’eau. Cela me fit ouvrir les yeux. Je me disais que puisque la poésie du doute (des volumes d’aujourd’hui il ne restera pas 150 pages) en arrive ainsi à un tel point de désespoir morne, et de méchanceté théorique, par conséquent, c’est qu’elle est radicalement fausse ; par cette raison qu’on y discute les principes, et qu’il ne faut pas les discuter : c’est plus qu’injuste. Les gémissements poétiques de ce siècle ne sont que des sophismes hideux. Chanter l’ennui, les douleurs, les tristesses, les mélancolies, la mort, l’ombre, le sombre, etc., c’est ne vouloir, à toute force, regarder que le puéril revers des choses. Lamartine, Hugo, Musset se sont métamorphosés volontairement en femmelettes. Ce sont les Grandes-Têtes-Molles de notre époque. Toujours pleurnicher ! Voilà pourquoi j’ai complètement changé de méthode, pour ne chanter exclusivement que l’espoir, l’espérance, LE CALME, le bonheur, LE DEVOIR. Et c’est ainsi que je renoue avec les Corneille et les Racine la chaîne du bon sens et du sang-froid, brusquement interrompue depuis les poseurs Voltaire et Jean­ Jacques Rousseau. »

Il y a lieu d’observer certains détails. Tout d’abord cette lettre n’est pas adressée à un éditeur comme Poulet-Malassis, qui avait été ami de Baudelaire, mais à un banquier qui utilisait à l’égard du jeune fils de son client un « déplorable système de méfiance » tout à fait en accord avec sa fonction. De plus, étant donné sa nature, cette lettre semblait être destinée à se perdre comme d’innombrables autres de ce genre. En fait, si elle a survécu, cela est dû seulement à une rencontre fortuite, chargée d’une ironie intensément ducassienne : en 1978, un électricien de Gavray, dans le département de la Manche, la trouva dans un tas de vieux papiers en vente chez un brocanteur de Portbail, dans la région de Valognes.
En écrivant à Darasse, Lautréamont prend le ton du quémandeur, qui veut qu’on lui avance de l’argent et donc rassurer le banquier de la famille en se montrant sous l’espèce d’un jeune homme aux bons sentiments. Mais aussi, ce banquier devient un modèle de ses lecteurs, parce que bien des expressions de cette lettre se retrouvent, pratiquement identiques, dans Poésies. Et en cela Lautréamont atteint l’incandescence de la dérision.

En même temps qu’il révèle encore une fois sa particularité, presque un vice congénital, qu’Artaud définira ainsi : « [Lautréamont] ne peut écrire une lettre usuelle simple sans qu’on y sente cette trépidation épileptoïde du Verbe, qui, de quoi qu’il puisse s’agir, ne veut pas être utilisé sans frémir. » Mais qu’arrivera-t-il si la « trépidation épileptoïde du Verbe » se met au service, comme maintenant elle le prétend, de cette « fameuse idée du bien » cultivée par « les corps enseignants, conservatoires du juste », qui dirigent « les générations jeunes et vieilles dans la voie de l’honnêteté et du travail » ?
Le résultat sera Poésies, œuvre dont parurent deux fascicules, distingués par des chiffres romains : de Poésies I sur­ vivent aujourd’hui deux exemplaires ; de Poésies II un seul, à la Bibliothèque nationale de France à Paris. Et cela aussi doit être ajouté aux records glorieux de Lautréamont, lequel, par ailleurs, reprend ici son vrai nom : Isidore Ducasse. Pourquoi se cacher — revendique-t-il — alors que cette œuvre peut « être lue par une jeune fille de quatorze ans » ?

Poésies I se présente comme une déclaration radicale d’intentions qui poursuit et amplifie sur un ton solennel la lettre au banquier Darasse. Mais on y rencontre vite une première, brutale infraction aux formes : un paragraphe d’une page et demie, constitué d’une seule période, où le verbe principal n’apparaît qu’à la quarante-huitième ligne, à la fin d’une enumeraciôn caôtica des éléments constitutifs de la littérature condamnable. Ce paragraphe, aujourd’hui, s’impose comme une superbe parodie de toute la littérature du XIXe siècle. Cela commence par « les perturbations, les anxiétés, les dépravations », la liste continue sur une vingtaine de lignes, cela se poursuit avec « les odeurs de poule mouillée, les affadissements, les grenouilles, les poulpes, les requins, le simoun des déserts, ce qui est somnambule, louche, nocturne, somnifère, noctambule, visqueux, phoque parlant, équivoque, poitrinaire, spasmodique, aphrodisiaque, anémique, borgne », et ainsi de suite, après quoi l’auteur définit tous les éléments de sa liste comme des « charniers immondes, que je rougis de nommer ». Et pourtant il vient d’en nommer cent et un, en rougissant peut-être chaque fois. Et, à propos de « charniers », le lecteur de Maldoror le reliera tout de suite au fantomatique Mervyn lorsqu’il parle de « l’en­ droit où demeure [son] immobilité glaciale, entourée d’une longue rangée de salles désertes, immondes charniers de [ses] heures d’ennui »,
Mais Lautréamont nous presse — et déjà quelques lignes après ce paragraphe énumératif démesuré, il énonce son nouveau canon littéraire :« Les chefs-d’œuvre de la langue française sont les discours de distribution pour les lycées, et les discours académiques. » C’est comme si Lautréamont goûtait d’avance ici une volupté incroyable : il ne s’agit pas d’opposer, comme dans Maldoror, l’exubérance du monstrueux à l’ordre probe et obtus, mais de développer la monstruosité depuis l’intérieur de l’ordre même, en utilisant la technique qui était la plus caractéristique de son esprit :prendre à la lettre et pousser à l’extrême. Ainsi lui arrivera-t-il de planer vers des conclusions comme celle-ci : « Toute littérature qui discute les axiomes éternels est condamnée à ne vivre que d’elle-même. Elle est injuste. Elle se dévore le foie. Les novissima Verba font sourire superbement les gosses sans mouchoir de la quatrième. Nous n’avons pas le droit d’interroger le Créateur sur quoi que ce soit. » Tandis que nous savourons encore ces phrases péremptoires et vides, une pensée nous saisit : ce que nous sommes en train de lire est à son tour un des échantillons les plus purs de littérature qui ne vit que d’elle­ même.
Mais passons maintenant à Poésies II : c’est ici qu’est tout de suite mis en action le mécanisme pervers annoncé à l’avance dans Poésies I. Le procédé essentiel devient à présent le plagiat. Ou plus exactement : le plagiat avec inversion et renversement des termes. On opère de la sorte : on prend des passages de grands classiques (les préférés sont tout d’abord Pascal, qui domine, puis La Rochefoucauld, Vauvenargues, La Bruyère, mais il y a place aussi pour les modernes, Hugo et Vigny) et l’on énonce comme affirmation ce qui était négation — ou vice versa. Cette technique de l’inversion conduit à des résultats divergents. Le plus fréquent est une œuvre de neutralisation, qui vide de sens aussi bien le passage déjà déformé que le passage-ombre, parfois très célèbre, qui est à son origine. Dans ce but, le procédé le plus efficace consiste dans l’élimination de l’espace blanc entre un morceau et un autre, en obligeant l’éclat aphoristique ou le fragment dense à se juxtaposer en un enchaînement paisible et insensé. Parfois, cependant, tout autre chose jaillit de l’inversion : un éblouissement qui illumine celui qui torture malignement les textes plus encore que le texte classique torturé. Nous en trouvons un exemple dans un morceau de Pascal sur le bonheur, qui s’achève sur un ton étrangement édifiant, en blâmant l’homme qui « le cherche inutilement dans les choses extérieures, sans se pouvoir jamais contenter, parce qu’il n’est ni dans nous, ni dans les créatures, mais en Dieu seul ». Ici c’est Pascal, mais ce pourrait être l’un des nombreux maîtres spirituels qui se sont passé le relais dans la langue française. C’est là que Lautréamont survient : « L’homme s’ennuie, cherche cette multitude d’occupations. Il a l’idée du bonheur qu’il a gagné ; lequel trouvant en soi, il le cherche, dans les choses extérieures. Il se contente. Le malheur n’est ni dans nous, ni dans les créatures. Il est en Élohim. » Soudain, dans la dernière phrase, le jeu farceur trépasse en un verset gnostique. Et le procédé ne s’arrête pas là. Un peu plus loin, en prenant comme texte­ ombre un passage emphatique de Vauvenargues, constellé de points d’exclamation et d’interrogation, Lautréamont le rend sec et le ramène à la sobriété, en en déviant le sens, encore une fois, vers un sombre décor de lutte cosmique : « On sait ce que sont le soleil, les cieux. Nous avons le secret de leurs mouvements. Dans la main d’Elohim, instrument aveugle, ressort insensible, le monde attire nos hommages : Les révolutions des empires, les faces des temps, les nations, les conquérants de la science, cela vient d’un atome qui rampe, ne dure qu’un jour, détruit le spectacle de l’univers dans tous les âges. » Le timbre de Lautréamont vibre sans confusion possible dans ce « détruit le spectacle de l’univers », qui chez Vauvenargues se présentait ainsi : « embrasse en quelque sorte d’un seul coup d’œil le spectacle de l’univers dans tous les âges ». Mais l’outrage final vient sans doute quelques lignes après (et juste avant la fin), quand Lautréamont utilise comme texte-ombre un passage célèbre de La Bruyère :

« Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent. Sur ce qui concerne les mœurs, le plus beau et le meilleur est enlevé ; l’on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d’entre les modernes. »

Regardons l’inversion :

« Rien n’est dit. L’on vient trop tôt depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes. Sur ce qui concerne les mœurs, comme sur le reste [je souligne les mots qui n’apparaissent pas chez La Bruyère], le moins bon est enlevé. Nous avons l’avantage de travailler après les anciens, les habiles d’entre les modernes. »

Le passage de La Bruyère est l’exemplum même de la culture, de la lente transmission du savoir, de la douceur qui imprègne avec le temps la civilisation, qui l’émousse, l’exténue. Le passage de Lautréamont est la proclamation du barbare artificiel, qui s’apprête à sortir de l’aphasie, même s’il est encore « trop tôt ». Et le mépris enveloppe tout le passé, chaîne servile d’hommes qui se transmettent un savoir qui concerne « le moins bon » de tout. D’ailleurs, comme les Poésies l’avaient déjà décrété, en inversant Vauvenargues : « On peut être juste, si l’on n’est pas humain. »
On parvient à la fin de la lecture de Poésies Il envahi en même temps d’une hilarité insensée et d’un vaste malaise. Que nous n’arrivons pas à relier à quelque chose de littéraire, mais plutôt à la sensation de l’aphasie évoquée par Max Stirner dans les pages de L’Unique. On dirait qu’il y a, en commun entre Lautréamont et Stirner, mais avec aucun autre de leurs contemporains, la pique empoisonnée d’une autonomie qui est un tranquille délire autiste. La solitude doit être totale, retentissante et capable de s’étendre indéfiniment. Ainsi Maldoror élucubre-t-il : « Si j’existe, je ne suis pas un autre. je n’admets pas en moi cette équivoque pluralité. Je veux résider seul dans mon intime raisonnement. L’autonomie ... ou bien qu’on me change en hippopotame. » Ici, l’éclat infinitésimal du sujet, exactement comme l’unique de Stirner, s’oppose à n’importe quel autre, mais surtout à cet Autre dévastant dans lequel il est facile de reconnaître le « Céleste Bandit », le Démiurge funeste, prêt à s’insinuer partout — et tout d’abord dans les replis de la vie mentale de l’individu singulier — avec sa « curiosité farouche ». Car, là est la question, ajoute Maldoror : « Ma subjectivité et le Créateur, c’est trop pour un cerveau. » Comme l’a remarqué avec concision un jour Remy de Gourmont : « [Lautréamont] ne voit dans le monde que lui et Dieu, — et Dieu le gène. »
Après Stirner, Lautréamont est l’autre barbare artificiel qui fait irruption sur la scène. Non pas de l’esprit, cette fois, mais de la littérature. De même que Stirner avait montré aux téméraires néo-hégéliens qu’ils étaient une troupe de bigots, timorés, de l’État et de l’humanité, de même Lautréamont montre aux satanistes romantiques, vaste tribu culminant en Baudelaire, qu’ils se sont arrêtés aux prémisses du noir, sans descendre dans le détail de l’horreur, avec précision, patience et le regard pénétrant. Même les lieux, que l’on peut supposer, d’où s’exhalèrent ces deux nuages vénéneux sont proches :des chambres en location dans la grande ville, Berlin ou Paris, les derniers étages, un ciel profond derrière les vitres, des ombres sur les murs. Pour l’un comme pour l’autre, dans leur passé tu, on perçoit une adolescence surchauffée, dans la rêverie et le délire, qui respire « la violation du devoir par les pores », enfermée entre ces murs de collège qui « nourrissent par milliers de ces ressentiments brûlants et mystérieux, inexpiables, qui peuvent marquer au fer rouge une vie entière ».

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Stirner par Engels

Une fureur destructrice comprimée, le caractère mag­matique de la forme. Le premier lecteur en résonance avec Lautréamont, Léon Bloy, l’avait remarqué tout de suite :« C’est de la lave liquide. C’est insensé, noir et dévorant. » Il n’y a que de Lautréamont et de Stirner que nous ne possédons pas de portraits (au moins jusqu’à hier, pour ce qui concerne Lautréamont ; pour Stirner seulement un profil avec de petites lunettes, tracé par Engels trente-six ans après sa mort). Stirner traite la philosophie (la philosophie la plus hardie) qui le précède comme Lautréamont traite la littérature des rebelles romantiques : en l’exaspérant pour la dissoudre. Ils sont tous les deux poussés par le désir violent et impie de voir ce qu’il arrive si l’on prend en dérision toutes les règles. Évidemment presque rien, dans le sens où presque personne ne se rendit compte de ce qui était en train d’arriver. Mais le geste est resté. Après eux, une lésion fatale traversera toute philosophie, toute littérature.

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Autres coupures de presse

Des nymphes et du risotto !

Par Daniel Rondeau

C’est une « Etoile du soir » qui nous parle, un Occidental de notre temps. Roberto Calasso a choisi d’interroger le mystère de la littérature. Quel est le secret ? se demande-t-il dans La Littérature et les dieux. Que se cache-t-il derrière ce mot qui sonne comme un signe de reconnaissance et dessine des paysages enviables dans la réalité d’un monde conventionnel ? La clef du secret est trinitaire, répond l’Etoile. « La littérature n’appartient jamais à un sujet singulier. Les acteurs sont au moins trois : la main qui écrit, la voix qui parle, le dieu qui surveille et impose. » Mais comment savoir si les dieux sont bien présents ? L’auteur livre sa réponse par la bouche d’Ezra Pound : « Aucune métaphore plus appropriée n’ayant été trouvée pour traduire certaines nuances d’ordre émotionnel, j’affirme que les dieux existent. »

La Littérature et les dieux commence avec Homère, quand les divinités se dérobent déjà à tout commerce avec les mortels, puis emmène le lecteur au pays des voyants védiques et se termine dans « un lieu qui est l’Ailleurs de tous les autres lieux ». Tout au long du voyage, de grandes voix sont convoquées : Baudelaire, Hugo, Mallarmé, Novalis, Hölderlin, Nietzsche, Proust. Les dieux apparaissent, disparaissent, sont rangés dans des niches, puis reviennent. Quelques nymphes passent. La dernière se nomme Lolita. « Un immortel démon déguisé en fillette », précise Nabokov. Les nymphes jouent un rôle important. Elles sont « le médium où les dieux et les hommes aventureux se rencontrent ». Par elles et en elles se manifeste la « puissance divine » qui dicte la forme qui ensorcelle.

Les voyants védiques conduisent l’esprit vers son dépouillement et l’autosuffisance de la parole poétique. C’est à eux, dit Calasso, que remonterait « le culte de la forme, dans sa version la plus pure, la plus abstraite », sans lequel ce qu’on nomme la littérature n’existerait pas.

Goethe le disait déjà. Il y a « un mystère évident de toute forme ». Il suffit de lire les essais de Valéry, Brodsky, Montale, Kundera, Borges, etc., pour comprendre aussitôt qu’ils parlent tous de la même chose. « Ils savent que la littérature dont ils parlent se reconnaît [...] par une certaine vibration ou luminosité de la phrase [...]. » A quoi sait-on qu’un livre plaît ? Au frisson qui parfois nous saisit. Housman disait : aux poils qui se dressent. Malraux ne parlait pas autrement. Il faut bien envisager alors la poésie comme « pensée des lois mystérieuses » et l’oeuvre littéraire comme « transmigration d’un corps immortel ». Quant aux écrivains, dit Calasso, ils participent à « une sorte de communion des saints, où le même fluide circule [...] de page en page ».

« Parodie qui est le fruit du temps et des oeuvres », littérature absolue, communion des saints, et un excellent traducteur (Jean-Paul Manganaro), tout nous invite à nous tourner, sortant de cette exploration des mystères, vers deux textes inédits du Milanais Carlo Emilio Gadda, Les Années/Vers la Chartreuse. Nous voici replongés dans ce Milan disparu, cher à l’auteur de La Connaissance de la douleur, et confrontés à son génie labyrinthique, dispersé comme des pièces de puzzle dans une oeuvre qu’il s’acharna autant à construire qu’à déconstruire. Le préfacier Gérard-Georges Lemaire a raison de dire qu’il parle de Milan (et de la vie tout entière) comme un amoureux éconduit. Fragments d’autobiographie, philosophie appliquée, méditations sur les dieux, les poètes (tiens, tiens...), les machines et le temps qui passe : un « scénographe silencieux ». Le lecteur retiendra quelques pages admirables sur le séjour de Pétrarque dans la ville des Sforza, sur la bibliothèque de Léonard — sa contemplation donne « un frisson de joie » à Gadda — et une recette de « risotto patriotique », exemple parfait de coïncidence entre un mot et une chose, et nouvelle preuve, s’il en fallait, de l’existence de Dieu, qui enchantera les amateurs.

L’Express du 14/03/2002.

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Calasso et les dieux

par Frédéric Vitoux

« Aucune métaphore plus appropriée n’ayant été trouvée pour traduire certaines nuances d’ordre émotionnel, j’affirme que les dieux existent », disait Ezra Pound. Calasso lui aussi croit aux dieux à la façon d’Ezra Pound. Et il a bien raison. Il est persuadé que les Grecs avaient trouvé en eux, et dans les mythes, la meilleure expression de ces forces obscures, puissantes, étrangères, qui inspirent et agitent les hommes. Seule la littérature aujourd’hui, dans son exigence la plus haute, permet précisément de les retrouver. Ou plutôt ces dieux ont trouvé dans la littérature leur dernier refuge. D’où ce concept de « littérature absolue » cher à Calasso, qui s’épanouit au xixe siècle, quand par ailleurs triomphent le social, l’utilitaire, le matérialisme, le progressisme. Après Hölderlin et les romantiques allemands, ces écrivains familiers des mythes et des dieux s’appellent Baudelaire, Lautréamont, Nietzsche, Mallarmé et jusqu’à Rilke qui, dans ses « Elégies de Duino », affirmait : « Le beau n’est que le commencement du terrible, tel que nous réussissons à le supporter ».
L’érudition de Calasso est prodigieuse. Il tisse de troublants parallèles entre la pensée mallarméenne et les intuitions les plus énigmatiques des grands textes védiques par exemple. La Lolita de Nabokov lui apparaît strictement comme une Nymphe (avec la majuscule de rigueur) échappée du Bassin méditerranéen pour errer dans les motels du Middle West, « immortel démon déguisé en fillette ». Il y a aussi de l’humour dans cet essai admirable, où Calasso se souvient de l’injonction de Nietzsche : « Nous sommes profonds, redevenons clairs. » — F.V.

L’OBS du 02/05/2002.

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Présentation de l’édition italienne


Edition italienne. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Risvolto

A lungo gli scrittori hanno parlato degli dèi perché la comunità affidava loro questo compito. Ma poi hanno continuato a scriverne, anche quando la comunità avrebbe ignorato o avversato quegli stessi dèi e il divino da cui promanano. Chi erano quelle figure ? Perché i loro nomi affioravano sempre, imperiosamente o allusivamente ? Innanzitutto gli dèi della Grecia, che sin dalla Firenze quattrocentesca degli Orti Oricellari – dove poeti, pensatori e pittori quali Botticelli, Poliziano o Marsilio Ficino si proponevano di tornare a celebrare i misteri pagani – attraversano per secoli, come onde possenti e capricciose, la vita mentale dell’Europa, depositandosi in statue, quadri, versi. E in seguito, a partire dai primi anni del Romanticismo tedesco, dèi provenienti da ogni spicchio dell’orizzonte, e in particolare dall’Oriente. Dèi dai nomi oscuri, ma ancora una volta paurosi e ammalianti. Le loro figure si mescolano ora a un rivolgimento delle forme, a una fuga della letteratura dal maestoso edificio della retorica, che a lungo l’aveva ospitata, verso una terra che non è descritta sulle mappe ma dove – da Hölderlin e Novalis a Mallarmé, a Proust e sino a oggi – siamo ormai abituati a ritrovare la letteratura stessa nella sua metamorfosi più azzardata ed essenziale, insofferente di ogni servitù verso la società e portatrice di un sapere irriducibile a ogni altro, che qui viene delineato sotto il nome di letteratura assoluta.
Questo volume raccoglie le otto Weidenfeld Lectures che l’autore ha tenuto all’Università di Oxford nel maggio 2000.

Pendant longtemps les écrivains ont parlé des dieux parce que la communauté leur a confié cette tâche. Mais ensuite, ils ont continué à écrire à ce sujet, même lorsque la communauté aurait ignoré ou s’était opposée à ces mêmes dieux et au divin dont ils émanent. Qui étaient ces chiffres ? Pourquoi leurs noms faisaient-ils toujours surface, impérieusement ou allusivement ? Tout d’abord les dieux de la Grèce, qui depuis la Florence du XVe siècle des Orti Oricellari — où poètes, penseurs et peintres tels que Botticelli, Poliziano ou Marsilio Ficin se proposaient de revenir célébrer les mystères païens — ont traversé la vie pendant des siècles, comme vagues puissantes et capricieuses esprit de l’Europe, s’installant dans des statues, des peintures, des vers. Et plus tard, dès les premières années du romantisme allemand, des dieux de tous les horizons, et en particulier d’Orient. Dieux aux noms sombres, mais encore une fois effrayant et envoûtant. Leurs figures se mêlent désormais à une révolution des formes, avec une fuite de la littérature du majestueux édifice de la rhétorique, qui l’avait longtemps abrité, vers une terre qui n’est pas décrite sur des cartes mais où — de Hölderlin et Novalis à Mallarmé, à Proust et jusqu’à aujourd’hui — nous sommes désormais habitués à retrouver la littérature elle-même dans sa métamorphose la plus audacieuse et la plus essentielle, intolérante de toute servitude envers la société et porteuse d’un savoir irréductible à toute autre, qui s’esquisse ici sous le nom de littérature absolue.
Ce volume rassemble les huit conférences Weidenfeld que l’auteur a données à l’Université d’Oxford en mai 2000.

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[1Alain Jaubert, dans L’Infini n°20 (automne 1987) s’entretient avec Calasso :
Pourriez -vous définir plus précisément ce que vous appelez « littérature absolue » ?
— Il faut revenir encore une fois aux romantiques allemands, à Friedrich Schlegel, à Novalis. Là, pour la première fois, on voit se dessiner l’idée de la littérature comme forme absolue, comme forme de toutes les formes, ce qui la situe évidemment au-delà de la philosophie et de la littérature elle-même telle qu’elle s’était conçue jusqu’à ce moment. Cette idée nourrit secrètement toute la grande tradition du moderne : Baudelaire, Flaubert, Mallarmé. En fait, le Livre de Mallarmé pourrait en être l’emblème. Aujourd’hui, il n’est plus possible de penser la littérature sans passer par cette idée-là. Parmi les écrivains de notre siècle, le chevalier de la littérature absolue pourrait être Gottfried Benn.

[2Provisoirement pour Sollers qui parlera longuement du poète par la suite et, notamment, dans Studio et Illuminations. Sur Rimbaud adolescent, il faut lire de Calasso le sixième chapitre de La Folie Baudelaire intitulé « La violence de l’enfance » (2011).

[3Cf. L’Auguste Comte (A.G.).

[4Voici la lettre dans son intégralité :

Paris, 23 octobre [1869].— Laissez-moi d’abord vous expliquer ma situation. J’ai chanté le mal comme ont fait Mickiewickz, Byron, Milton, Southey, A. de Musset, Baudelaire, etc. Naturellement, j’ai un peu exagéré le diapason pour faire du nouveau dans le sens de cette littérature sublime qui ne chante le désespoir que pour opprimer le lecteur, et lui faire désirer le bien comme remède. Ainsi donc, c’est toujours le bien qu’on chante en somme, seulement par une méthode plus philosophique et moins naïve que l’ancienne école, dont Victor Hugo et quelques autres sont les seuls représentants qui soient encore vivants. Vendez, je ne vous en empêche pas : que faut-il que je fasse pour cela ? Faites vos conditions. Ce que je voudrais, c’est que le service de la critique soit fait aux principaux lundistes. Eux seuls jugeront en ler et dernier ressort le commencement d’une publication qui ne verra sa fin évidemment que plus tard, lorsque j’aurai vu la mienne. Ainsi donc, la morale de la fin n’est pas encore faite. Et cependant, il y a déjà une immense douleur a chaque page. Est-ce le mal, cela ? Non, certes. Je vous en serai reconnaissant, parce que si la critique en disait du bien, je pourrais dans les éditions suivantes retrancher quelques pièces, trop puissantes. Ainsi donc, ce que je désire avant tout, c’est être jugé par la critique, et, une fois connu, ça ira tout seul. T.A.V. — I. Ducasse (A.G.)

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1 Messages

  • Annwn | 12 août 2021 - 09:28 1

    Les mythes disent à tous que les Dieux existent, écrit Saloustios dans « Des Dieux et du monde », mais ils ne disent leur nature et leur vertu qu’à ceux qui sont capables de les connaître.
    Jean Parvulesco parle d’une « voie de communication avec la centrale polaire inconnue de notre mémoire la plus abyssalement immémoriale, la voie de la « rencontre providentielle » avec certains livres. ».
    À propos du mot Logos qui vient du mot Lego (dérivé de Legein qui signifie originairement rassembler) : cueillir, rassembler, choisir, trier, discerner, et aussi lire... Marcelle Senard écrit que toute lecture comprise suppose une opération d’analyse et de synthèse qui choisit le sens particulier de chaque mot et en opère la liaison synthétique d’où émane le sens de la phrase. Toute lecture est aussi une liaison entre la pensée de l’auteur et celle du lecteur, liaison-union qui engendre une pensée nouvelle. La possibilité de cette union créatrice de deux esprits au moyen du son, de son signe et de son sens est due à l’action hermétique.
    « Pro captu lectoris habent sua fata libelli » (trad. : Selon les capacités du lecteur, les livres ont leur destin), dit également Terentianus.

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