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Les rimes françaises de Dante Alighieri. Entretien avec Danièle Robert

Propos recueillis par Rocco Femia de la revue RADICI

D 7 juillet 2021     A par Viktor Kirtov - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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Danièle Robert
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Dans le cadre des hommages rendus à Dante Alighieri, disparu il y a sept cents ans (voir n° 113 de RADICI), nous vous proposons cet entretien qui nous a été accordé par Danièle Robert, auteure de la dernière traduction française de la Commedia parue chez Actes Sud (Enfer, 2016 ; Purgatoire, 2018 ; Paradis 2020). Danièle Robert revient sur le véritable défi qu’a représenté ce travail : le respect de la forme si particulière du poème dantesque.

Propos recueillis par Rocco Femia

Qu’est-ce qui vous a donné envie de traduire la Commedia de Dante ?

Je m’étais déjà affrontée à des œuvres poétiques de grande ampleur comme les Métamorphoses d’Ovide (et l’ensemble de ses autres écrits) et la relation étroite de Dante à Ovide m’intéressait tout particulièrement. Cependant, le désir de traduire la Commedia ne s’était pas encore imposé à moi - malgré une vingtaine d’années vécues dans et par la traduction - car je restais quelque peu intimidée devant le monument que représente une telle oeuvre, surtout du point de vue de la forme que Dante lui a donnée et dont nous allons reparler. Il était pour moi tout à fait évident que si je devais m’y atteler un jour, ce ne pourrait être qu’en respectant scrupuleusement cette forme, comme je l’ai toujours fait pour toutes les œuvres que j’ai traduites car, comme vous le savez, c’est la forme qui crée le sens ; et c’est bien là ce qui me faisait reculer. Or, j’ai eu l’occasion, grâce à une proposition des éditions Vagabonde, de me plonger, en 2009, clans les Rime de Guido Cavalcanti [1], le primo amico de Dante, dont le corpus d’une cinquantaine de poèmes est un véritable joyau, alliant la profondeur de la pensée à la virtuosité formelle au service d’une puissance lyrique qui fait de lui, à mes yeux, un véritable déclencheur ; en effet, c’est lui qui a mis Dante sur la voie qui allait lui permettre de développer son génie en l’invitant, alors que celui-ci n’avait que dix-huit ans, à entrer dans le cercle des « Fedeli d’Amore » où se rencontraient, à Florence, les poètes d’avant-garde de la fin du Duecento. j’ai trouvé, en traduisant ces canzoni, sonetti et ballate, une poésie certes très exigeante, mais d’une modernité stupéfiante et j’en ai éprouvé une jubilation intense. Le coup d’envoi était donné, je me suis alors lancée dans la traduction de la Commedia.

L’admirable nouveauté de votre traduction réside dans la restitution de la tierce rime, ce système de rimes inventé par Dante qui donne au poème son rythme si particulier. Cet engagement a-t-il davantage été une contrainte ou un moteur ?

Le jeu des rimes qui se développent en s’entrelaçant trois par trois est l’un des éléments essentiels de l’écriture de Dante dans la Commedia, car il inscrit dans la chair même du poème, à chaque vers, dans chaque strophe, chaque chant, le sens de l’œuvre tout entière. Comment ne pas tenir compte, dans la traduction, de ce rythme ternaire, de ce retour de rimes non pas répétitif ni immobilisant mais, au contraire, investi d’une vivacité, d’un dynamisme incomparables grâce au deuxième vers de chaque terzina qui joue, en introduisant un nouveau son pour le faire rimer avec les vers 1 et 3 de la strophe suivante, un rôle de moteur sans cesse réalimenté ? Ainsi que l’écrivait avec beaucoup de pertinence Efim Etkind dans un ouvrage qui m’a longtemps accompagnée : « La rime n’est pas une breloque venant tinter à la fin du vers, elle est le principe de la composition du poème et, au premier chef, de la composition en strophes : ôtez la rime, vous anéantissez la strophe [2]. » Le respect de la rime ne relève absolument pas d’un geste rétrograde ni anachronique ; on ne peut s’en dédouaner en faisant observer que les poètes d’aujourd’hui n’écrivent plus majoritairement en rimes ; il faut montrer que Dante et les poètes stilnovistes le faisaient et, qu’en cela, ils étaient éminemment modernes ; c’est cette modernité qui m’intéresse, non celle qui consiste à tirer à soi le texte en le soumettant à son goût personnel ou à sa propre facilité d’écriture. Par conséquent, le choix de suivre les pas de Dante en adoptant la tierce rime a été d’abord pour moi une évidence, puis une contrainte assumée qui s’est révélée un puissant ressort de créativité.

Comment avez-vous procédé, comment trouver l’équilibre entre restitution du sens et de la musicalité ?

Il n’y a pas d’antagonisme entre le sens du texte et sa musicalité ; c’est un tout. Je m’inscris en faux contre les traductions qui prétendent être plus près du sens en refusant de tenir compte des autres composantes de l’œuvre, et tout particulièrement celle qui fait entendre la voix du poète ; ce refus est un leurre hérité de la distinction obsolète entre le fond et la forme, comme celle qui sépare le corps de l’esprit. Chez Dante, la musicalité tient beaucoup à la tierce rime mais pas seulement ; elle réside aussi dans le vers de onze syllabes, l’endecasillabo dont la structure est d’une extrême flexibilité du fait d l’accentuation propre à la langue italienne qui détermine sa prosodie. Pour être au plus près de la métrique et de la prosodie dantesque et en fonction de ce qu’écrit Dante lui-même dans le Convivio, à savoir que l’endecasillabo s’entend comme un décasyllabe à cause de la syllabe finale, la onzième, qui est muette la plupart du temps (le mot à la rime étant une parola piana), j’ai pris le parti de faire alterner en français décasyllabes et hendécasyllabes afin de reproduire cette souplesse, cette impression de déséquilibre relatif grâce auquel les vers échappent à la rigidité et j’ai ainsi tenté de faire écho à la musicalité dantesque. Quant aux rimes, je les ai bien sûr traitées en respectant l’entrelacs des trois vers et, chemin faisant, je me suis aperçue que très souvent (pas toujours... ) elles venaient d’elles-mêmes au bout de mes doigt sur le clavier.

Dans quelle mesure cela vous a-t-il aidée d’être pianiste pour donner de la musicalité aux vers de Dante ?

Cela m’a indéniablement aidée, de même qu’il ne se passe pas un jour sans que j’écoute de la musique, dans des genres très divers. Et lorsque je lis à haute voix un chant de la Commedia, je suis immédiatement emportée par le rythme, les sonorités, le mouvement du vers et je saisis par là, de façon presque intuitive, la pensée de Dante tout autant qu’à travers le sens de ses mots ; je dirais même que c’est ce qui m’a permis de décrypter certaines formules allusives ou volontairement obscures, de mieux saisir les ambiguïtés dont il voile souvent son propos, comme des sortes de « silences » porteurs de sens cachés qu’il faut pénétrer avec douceur. L’idée que le français serait inapte à traduire la musique de la Commedia est une aberration dont il serait temps de se débarrasser : le français et l’italien sont des langues soeurs, issues d’une même matrice, le latin, et leurs différences - certes réelles - ne sont pas inconciliables,bien au contraire. Mais il faut trouver les ponts qui permettent de passer de l’une à l’autre, sans nuire à l’une ou à l’autre. C’est tout l’art de la traduction.

Avez-vous connu des moments de découragement devant l’ampleur de la tâche ? Ou bien de joie particulière à certains moments de votre avancée dans ce voyage ?

Bien sûr, la traduction d’un tel texte ne se fait pas rapidement et j’ai passé parfois des heures sur deux ou trois terzine particulièrement ardues sans parvenir à trouver une solution pour être à la fois aussi concise que l’est le texte original, sans rien omettre, et surtout sans rien couper. Je laissais alors un peu reposer mon texte durant quelques heures, et la solution finissait toujours par apparaître. Cela a pu passer par certains aménagements à l’intérieur d’une strophe, un renversement de vers, par exemple, mais il ne s’agissait en aucun cas de « compromis », encore moins de « contorsions » : les agencements auxquels j’ai procédé ont toujours été étroitement liés à la structure globale du texte et au respect de son intégrité. Et la joie de cette joute amoureuse avec le poème a été sans cesse au rendez-vous.

Pensez-vous que Dante et sa Commedia sont suffisamment connus en France ? Pourquoi les Français devraient-ils aussi lire Dante ?

La grande majorité des Français connaît le nom de Dante (ne serait-ce que par l’adjectif « dantesque » qui est passé dans la langue) mais bien peu l’ont vraiment lu, même dans les milieux dits cultivés ; tout au plus connaît-on quelques scènes marquantes, grâce aux célèbres représentations picturales des artistes qui se sont succédé depuis des siècles. On peut espérer que la célébration du sept-centenaire favorise l’envie de découvrir cette œuvre essentielle. C’est pourquoi la traduction est indispensable, dans tous les pays et à toutes les époques ; c’est le signe de la puissance de l’œuvre et de sa vitalité. Que deviendrait la Commedia dans la conscience collective et la culture mondiale si l’on cessait de la traduire et si les Italiens seuls avaient la possibilité de la connaitre et de la savourer ? La lecture de Dante est fondamentale, quelle que soit la nation et l’époque à laquelle on appartient, car elle s’adresse à tous les humains comme c’est le propre des grands chefs-d’œuvre classiques. Ce que nous raconte Dante, derrière la métaphore de la descente en enfer et la montée vers le paradis, c’est l’aventure humaine dans son ensemble, c’est-à-dire la constatation douloureuse, parfois traumatisante, de l’enfer que constitue le monde actuel - et il n’est nul besoin de l’illustrer par des exemples - et les efforts qu’il faut accomplir pour le transformer peu à peu et collectivement, nous transformer à titre individuel, afin de parvenir à un état de paix, de liberté qui permet enfin de contempler « l’Amour qui meut le Soleil et les étoiles ».

R.F.

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L’article dans sa version originale (pdf) ICI

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Crédit : RADICI


Un autre point de vue sur la traduction de Danièle Robert

VOIR ICI, par Michele Tortorici (altritaliani.net)

J’ai aimé cette traduction. Je dois dire, que même sans connaître l’italien, la proximité de nos deux langues permet de bien voir comment Danièle Robert s’y prend pour restituer des rimes en inversant souvent l’ordre des mots dans le vers. et à titre d’illustration, vous trouverez ici un exemple :

LE CHANT V DE l’ENFER en version bilingue traduit par Danièle Robert
VOIR AUSSI « Ce que nous raconte Dante… » par Danièle Robert. Elle y commente aussi sa traduction.

[1Guido Cavalcanti, Rime, traduit de l’italien, présenté et annoté par Danièle Robert, Senouillac, éditions vagabonde, 2012

[22 Efîm Etkind, Un art en crise. Essai de poétique de la traduction poétique, traduit du russe par Wladimir Troubetzkoy, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1982, p. 20.

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1 Messages

  • Annwn | 11 juillet 2021 - 04:24 1

    L’amour idéal est pour l’homme un lien d’un si grand prix, un tel élément de bonheur, que tous ceux qui l’ont ressenti, tel que Dante Alighieri, le placent au-dessus de tous les autres éléments de la félicité humaine. Il faut considérer en lui non seulement le bonheur qu’il fait éprouver, mais encore la perfection qu’il donne à toutes les puissances de l’Âme. De tous les sentiments qu’il nous est donné de concevoir, il est celui qui nous élève le plus au-dessus des faiblesses et des vulgarités de la pure sensation, celui qui produit dans l’intelligence les manifestations les plus poétiques, celui qui fait naître dans la volonté les résolutions les plus nobles.
    NB : Dans la « Divine Comédie », Adam dit que le premier nom de Dieu fut « I ». Cette lettre « I », est celle que Dante appelle la « neuvième figure » suivant son rang dans l’alphabet latin, et l’on sait quelle importance symbolique avait pour lui le nombre 9 (voir paragraphe consacré à l’Étoile Flamboyante dans l’article au sujet de l’Israëlisme)

    Voir en ligne : L’AMOUR