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« Vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art »

Nouveau : Pleynet sur Baudelaire à propos de Manet

D 25 novembre 2021     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Lettre de Baudelaire à Manet.
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Il y a quelques mois, j’étais revenu sur les différentes interprétations que les mots que Baudelaire dans sa lettre à Manet du 11 mai 1865 — « Vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art » — avaient pu susciter. Je citais, entre autres, un extrait des Voyageurs de l’an 2000 de Marcelin Pleynet. Dans son Journal des années 1982-1983, Le déplacement, qui vient d’être publié, Pleynet qui, à la date du 28 juillet 1983, est dans la rédaction de son « Racine devant Baudelaire », donnait déjà, dans une analyse magistrale, son interprétation de la phrase de Baudelaire (Le déplacement, p. 146-154). C’était à l’occasion d’une visite de l’exposition Manet qui avait lieu à Paris et dont j’ai déjà parlé dans Marcelin Pleynet, qui est, selon vous, Manet ?. Près de quarante ans après qu’il fut écrit (!), vous pouvez lire cet extrait du Journal ici. Pleynet, à sa manière, voit juste. A travers les approches ici présentées d’un « philosophe » (Bataille), d’un poète (Pleynet), d’un romancier (Sollers), de quelques critiques ou historiens, se dessinent les portraits nuancés de Baudelaire et de Manet et de leur relation contrastée. A vous de voir.

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« Il nous faut la contradiction pour que la vie soit vivante. »
Philippe Sollers, Guerres secrètes [1].


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Portrait de Baudelaire, peint et gravé par Manet, 1865.
Musée Delacroix. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Quelques dates :

1862 : Le déjeuner sur l’herbe (Salon des Refusés de 1863) [2].

1862 : Lola de Valence (exposé en 1863 à la galerie Martinet, Paris).
Baudelaire enthousiaste :

Entre tant de beautés que partout on peut voir,
Je comprends bien, amis, que le désir balance ;
Mais on voit scintiller en Lola de Valence
Le charme inattendu d’un bijou rose et noir.

Baudelaire demande l’inscription de « ces vers au bas du portrait, soit au pinceau, dans la pâte, soit sur le cadre en lettres noires [3]. »

1862 : La Musique aux Tuileries :

« ... partant de la gauche, et dans le sens de la lecture, on reconnaît l’artiste (en chef d’orchestre) il tient à la main droite une canne, une baguette que l’on pourrait confondre avec un pinceau (La Musique aux Tuileries-l’art et la musique du pinceau) [...] Au centre d’un groupe, Baudelaire, dont on reconnaît le profil, sur le modèle de l’eau-forte que Manet a déjà faite de lui. » (M. Pleynet, Le savoir-vivre, 2005)

1862 : La Maîtresse de Baudelaire [4].

Baudelaire a été choqué du portrait de Jeanne Duval, sa maîtresse, qu’il a amenée à l’atelier de Manet. Vous vous souvenez de ce tableau terrible ? Manet peint ce qu’il voit et n’arrange rien. C’est un tableau cruel qui est le contraire de l’Olympia ou du Déjeuner sur l’herbe, le contraire des portraits extatiques de Berthe Morisot ou, plus tard, de Méry Laurent. (Ph. Sollers, Femmes de Manet)

1863 : Olympia (refusé en 1863, exposé au Salon officiel en 1865) [5].

1864 : Le Christ mort et ses anges (Salon officiel de 1864) [6].

1864 (février) : Baudelaire, La corde (À Édouard Manet) [7].

Les peintures de Manet font scandale, notamment Le déjeuner sur l’herbe et Olympia.

Au début du mois de mai 1865, Manet, affecté, écrit à Baudelaire :

« Je voudrais bien vous avoir ici mon cher Baudelaire, les injures pleuvent sur moi comme grêle, je ne m’étais pas encore trouvé à pareille fête… J’aurais voulu avoir votre jugement sain sur mes tableaux car tous ces cris agacent, et il est évident qu’il y a quelqu’un qui se trompe. »

Baudelaire lui répond le 11 mai :

« Il faut donc que je vous parle encore de vous. Il faut que je m’applique à vous démontrez ce que vous valez. C’est vraiment bête ce que vous exigez. On se moque de vous ; les plaisanteries vous agacent ; on ne sait pas vous rendre justice, etc., etc. Croyez-vous que vous soyez le premier homme dans ce cas ? Avez-vous plus de génie que Chateaubriand et que Wagner ? On s’est bien moqué d’eux cependant ? Ils n’en sont pas morts. Et pour ne pas vous inspirer trop d’orgueil, je vous dirai que ces hommes sont des modèles, chacun dans son genre, et dans un monde très riche et que vous, vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art. J’espère que vous ne m’en voudrez pas du sans-façon avec lequel je vous traite. Vous connaissez mon amitié pour vous. »

Le 24 mai, Baudelaire écrit cette fois à Mme Paul Meurice [8] :

« Quand vous verrez Manet, dites-lui ce que je vous dis, que la petite ou la grande fournaise, que la raillerie, que l’insulte, que l’injustice sont des choses excellentes, et qu’il serait ingrat, s’il ne remerciait l’injustice. Je sais bien qu’il aura quelque peine à comprendre ma théorie : les peintres veulent toujours des succès immédiats ; mais vraiment, Manet a des facultés si brillantes et si légères qu’il serait malheureux qu’il se décourageât. Jamais il ne comblera les lacunes de son tempérament. Mais il a un tempérament, c’est l’important ; et il n’a pas l’air de se douter que plus l’injustice augmente, plus sa situation s’améliore, — à condition qu’il ne perde pas la tête (vous saurez dire tout cela gaiement, et sans le blesser…) »

Puis, le 25, à Champfleury :

« Manet a un fort talent, un talent qui résistera. Mais il a un caractère faible. II me paraît désolé et étourdi du choc. Ce qui me frappe aussi, c’est la joie de tous les imbéciles qui le croient perdu. »

Quelques mois plus tard... « 1866. C’est l’année où Baudelaire a, le 4 février, à Namur, une attaque qui le laisse aphasique. » (Pleynet, Les voyageurs de l’an 2000, p. 197). « Crénom ! »

Et aussi (Pleynet) :

« En 1866, Baudelaire est frappé à Namur, en visitant l’église Saint-Loup. Des troubles cérébraux se déclarent. Qu’en savons-nous ? Que savons-nous de cette chute dans l’église ? Que savons-nous de ce trouble, de cette aphasie, de la présence de Baudelaire exilé dans ce pays nuageux ?

On ramène Baudelaire à Paris. Manet lui rend visite à l’hôpital. Sur les murs de la chambre, deux tableaux de Manet et une copie du Portrait de la duchesse d’Albe de Goya.

Quels tableaux de Manet ? La Maîtresse de Baudelaire, le portrait de Jeanne Duval. Personne n’a cru devoir le préciser. » (M. Pleynet, Le savoir-vivre)

Mais, page suivante :

« En 1862, Jeanne Duval sur un canapé vert, pose pour Manet, en robe d’été à larges raies violettes et blanches. Sur le cadre du portrait le peintre a écrit : « Maîtresse de Baudelaire »... Ce tableau a-t-il appartenu à Baudelaire ? Est-il une des deux toiles de Manet sur les murs de la chambre du malade ? Il faut l’imaginer à côté de la copie du Portrait de la duchesse d’Albe de Goya, faite spécialement pour Baudelaire, l’année précédente. Quel dialogue, Goya, Baudelaire, Manet ! »

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« Vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art ». Cette phrase de Baudelaire a fait couler beaucoup d’encre. Aujourd’hui encore, elle est l’objet d’interprétations contradictoires. Elle oppose même parfois les protagonistes les plus inattendus. Vous verrez ce qu’en disent Marcelin Pleynet, Philippe Sollers, Stéphane Guégan, Wolfgang Drost et Andrea Schellino [9]. Mais auparavant comment ne pas citer le Manet de Georges Bataille publié en 1955 chez Skira et si magnifiquement illustré. Le deuxième chapitre du livre, qui s’ouvre sur une reproduction du tableau La maîtresse de Baudelaire, traite du rapport entre un Baudelaire au « romantisme indécis » et un Manet guidé par un « tourment impersonnel ». Bataille, faisant allusion à la formule de Baudelaire (sans la citer expressément), donne son interprétation : il y voit comment Manet tenta de « sortir de la décrépitude de l’art ancien ».

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Manet, La maîtresse de Baudelaire, 1862.
Exposition « Chefs-d’œuvre de Budapest », musée du Luxembourg, 2016. ZOOM : cliquer sur l’image.
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UNE SUBVERSION IMPERSONNELLE

QU’EST donc Manet, sinon l’instrument de hasard d’une sorte de métamorphose ? Manet participa au changement d’un monde dont les assises achevaient lentement de glisser. Disons dès l’abord que ce monde était celui qui jadis s’ordonna dans les églises de Dieu et dans les palais des rois. Jusqu’alors, l’art avait eu la charge d’exprimer une majesté accablante, indéniable, qui unissait les hommes : mais rien ne restait désormais de majestueux, selon le consentement de la foule, qu’un artisan eût été tenu de servir. Les artisans qu’avaient été — comme les littérateurs — les sculpteurs et les peintres ne pouvaient exprimer à la fin que ce qu’ils étaient. Ce qu’ils étaient, cette fois, souverainement. Le nom équivoque d’artiste témoigne en même temps de cette dignité nouvelle et d’une prétention difficile à justifier : l’artiste est­ il souvent plus qu’un artisan que gonfle la vanité, le vide d’une ambition sans contenu ? L’artiste ? cet individu ombrageux, sachant mal ce qui le fait plein de lui-même ! C’est là, le plus souvent, « ce qu’est souverainement » celui que n’incline plus la majesté de forces qui l’imposent.
Dans ce désordre d’une émancipation précipitée, Manet représente la diversité des inclinations divisant la vie livrée à elle-même. Il offre à nos yeux la folle oscillation d’une aiguille aimantée que rien n’oriente. D’autres plus tard ont su choisir. Manet se borne à s’éloigner brusquement du système mort occupant la place. Il eut pour cela la force qu’il fallait, mais s’il y perdit la sûreté de soi, s’il saisit mal ce qui survenait, si le rire de la foule le rendit malade, nous devons d’autant moins l’accabler que jamais il n’a rien aperçu qui le tirât du désarroi. Un peu tard, il s’efforça de suivre les voies de l’impressionnisme, mais l’impressionnisme était pauvre auprès de ce désordre de possibles qui lui étaient l’un après l’autre apparus sans le fixer. Dans son « déboire » interminable, aurait-il pu solidement s’affirmer ? Aurait-il pu cesser cette agitation ombrageuse qu’entretenait la méconnaissance ? De chaque refus d’un jury misérable, il souffrait, comme il se réjouit d’être enfin médaillé, « hors concours », ou bien de recevoir la croix de la Légion d’honneur. Baudelaire avait beau jeu de lui reprocher sa faiblesse. Baudelaire dont le romantisme indécis prolongeait la nostalgie de fantômes déchus ; Baudelaire qui n’eut sur lui qu’un avantage : d’être plus indécis et, dans un beau désordre, où l’audace et la peur se mêlaient, d’être plus malheureux.
Ce qui embarrasse est l’effacement, la timidité morale de Manet. Dans la préface du catalogue de l’exposition qu’il dut, en 1867, organiser à ses frais, il s’adressait à ce public qui le malmenait dans les termes les plus modestes : « M. Manet, écrivait-il, n’a jamais voulu protester. C’est contre lui, au contraire, qui ne s’y attendait pas, qu’on a protesté... M. Manet a toujours reconnu le talent là où il se trouve, et n’a prétendu ni renverser une ancienne peinture ni en créer une nouvelle... » Est-il rien de plus contraire au temps présent, où l’allure outrageante est de règle, où le parti pris d’étonner s’affirme ?
A vrai dire, Manet, sur ce point, retarde sur son temps. Le romantisme avait su provoquer, et Baudelaire choquait volontiers, dans le double mouvement d’une angoisse et d’une joie enfantines. Manet lui­ même..., mais l’angoisse d’étonner le détruisait, et il n’en tirait silencieusement que le « déboire ». Ce qu’il voulait était l’accord, le succès officiel et la consécration d’un monde devenu aveugle à la mort qui était en lui. Cette volonté, Zola l’a décrite simplement : « Ce peintre révolté, qui adorait le monde, avait toujours rêvé le succès tel qu’il pousse à Paris, avec les compliments des femmes, l’accueil louangeur des salons, la vie luxueuse galopant au milieu des admirations de la foule. » Que voulait dire ce pauvre désir ? Il avait la charge de compenser cette lourde hypertrophie du moi qui est le partage de l’artiste et qui, essentiellement, oppose l’artiste à l’artisan. L’artisan était anonyme ... C’est le désir d’être reconnu de ses semblables — non plus, comme l’artisan, de ceux qu’il sert — qui permet à l’artiste d’échapper à la maladie qu’est un moi enflé de vide. Mais si la foule, si le public ne se compose pas de semblables ? Si la foule est fermée à ce que l’artiste lui propose ? Serait-il condamné à l’orgueil romantique ?


Manet, Lola de Valence, 1862.
Musée d’Orsay. Photo A.G., 14 septembre 2019. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Baudelaire écrivait (en juin 1865) à Manet : « Je me fous du genre humain ... » (Même il sous-entendait la complicité de son ami, car il ajoutait : « Vous comprenez, mon cher Manet, que je vous écris secrètement, relativement à beaucoup de choses... » Il disait à la même époque à sa mère : « Je voudrais mettre la race humaine tout entière contre moi, je vois là une jouissance qui me consolerait de tout. ») Mais, quoi qu’en eût Baudelaire, Manet a refusé ce que le poète lui offrait : il n’a pu se moquer du genre humain. Il n’était pas, pour cela, assez plein de sa personne. Il hésitait : il ne sut ni se détacher des autres, ni s’y accorder. Il n’avait pas en lui, comme Baudelaire, je ne sais quoi de plein et de fort, qui était malédiction, qui était en même temps ironie, qui était à coup sûr déchirant, et qui lui eût permis de s’affirmer. Il se tenait entre deux eaux. Manet paraît, rapproché de Baudelaire, insignifiant... Pourtant, bien qu’il en sollicitât les suffrages, il n’était pas réductible à cette foule de son temps que rien d’authentiquement grand n’inclinait. Et sa modestie le porta plus loin que Baudelaire.
Baudelaire, je le répète, s’accrochait, en une sorte de délire, au passé... Dans la dépression morale engendrée par la révolution industrielle, dont il eut conscience, son désarroi était immense. (Il a dit de « la grande folie industrielle » qu’elle avait mis fin au « bonheur de rêver ». Mais qu’était, dans le passé, ce rêve, sinon cette majesté monumentale dont les ruines du monde ancien sont encore empreintes ?) Le désarroi de Baudelaire était le plus grand, qui le fit, quelque admirable qu’il fût, se contenter du pire : l’enflure du moi, le vide enfin, et le mépris des autres, les grands cris, le regard rivé à la malheureuse splendeur d’autrefois. En peinture, Baudelaire s’en tint à Delacroix, à la splendeur crépusculaire d’un art désormais sans objet. Il est vrai qu’il aima, qu’il encouragea les premiers efforts de Manet : mais il ne sut ni le soutenir ni le guider. Apparemment, il l’encouragea dans la voie — ou plutôt dans l’impasse — de l’espagnolisme. Les seuls tableaux dont nous sommes sûrs qu’il les aima sont ces curieuses compositions faites à Paris, le plus souvent d’après des Espagnols de passage : elles sont parfois admirables. Le Ballet espagnol est l’un des plus séduisants tableaux de cette veine, où Manet concilia « ce qu’il voyait » avec un souci d’effet exotique. La Maîtresse de Baudelaire, qui s’apparente à ces toiles alors saillantes, à partir d’une étonnante simplification transpose un pittoresque facile en une fugue légère de linge et de dentelles où merveilleusement le modèle, cassé comme un pantin, s’annule et disparaît négligemment. Baudelaire aima de tels tableaux, mais se laissa peut­ être aimer plus qu’il n’aima : Manet était plus jeune que lui de onze ans ; il était riche, Baudelaire en reçut des services d’argent (à sa mort il devait encore cinq cents francs, que paya Mme Aupick) sans parler de démarches que, de Belgique, il lui demandait de faire à sa place. Théoricien de l’art velléitaire, souvent profond, mais plus souvent brillant, Baudelaire ne dut porter à Manet que le réconfort de l’amitié, la connaissance d’un monde secret, et la promesse de rares trésors ouverts à ceux qui avaient le cœur de les chercher. Cela sans doute eut plus de prix que rien au monde, mais laissait Manet à ses doutes. Certes, au-delà de l’affirmation fondamentale, selon laquelle la beauté est « toujours bizarre », Manet dut­-il retenir une indication du poète : « Celui-là, disait Baudelaire, serait le peintre, le vrai peintre, qui saurait nous faire voir et comprendre combien nous sommes grands et poétiques dans nos cravates et nos bottes vernies. » Vers 1860, La Musique aux Tuileries, où Baudelaire lui-même est représenté, mêlé à la foule, répondit à cette formule. Mais il est peu probable que le poète aimât ce tableau. L’auteur de l’Olympia, qui reprit d’autres fois ce thème moderne, échappait quoi qu’il en fût à l’enseignement formel de son ami. Ce qui reste de la théorie de Baudelaire est le sentiment qui l’opposait à son temps et qui plaçait l’imagination avant la nature. Manet n’avait pas d’imagination. Vaguement catalysé — peut­ être — par la rencontre du poète, il chercha dans la nuit, dans l’hésitation, une issue permettant de sortir de la décrépitude de l’art ancien.
Manet ne cria pas, ne voulut pas s’enfler : il chercha dans un véritable marasme : rien ni personne ne pouvait l’aider. Dans cette recherche, seul un tourment impersonnel le guida.
Ce tourment n’était pas celui du peintre isolément : même les rieurs, sans le comprendre, attendaient ces figures qui les révulsaient mais qui plus tard empliraient ce vide qui s’ouvrait en eux. Manet, qui répondit à cette forme paradoxale de l’attente, fut le contraire de celui que possède une idée fixe, une image personnelle obsédante, qu’à tout prix et chaque fois il doit trouver sous des aspects nouveaux . Les réponses qu’il a cherchées ne pouvaient s’adresser à lui personnellement. Seule l’exaltait la grâce d’entrer dans un monde de formes nouvelles qui le délivrât, et les autres avec lui, des contraintes, de l’ennui, des mensonges que le temps révélait dans des formules mortes.

Georges Bataille, Manet, Skira, 1955, p. 25-31.

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Le point de vue de Pleynet et de Sollers.

1. Ultime visite de l’exposition Manet

par Marcelin Pleynet

Rappelons tout d’abord ce que Pleynet déclarait le 8 juin 1983 à l’occasion de l’exposition Manet qui eut lieu à Paris.

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Manet, Portrait de Berthe Morisot au chapeau de deuil, 1874.
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Le pont Mirabeau , 28 juillet [1983]

Ultime visite de l’exposition Manet en compagnie de Jim [10]. La grandeur et la misère de la création picturale manifestent ici leurs plus émouvantes réalisations. Que l’œuvre d’art se fasse et se défasse d’une image du monde qui ne témoignera jamais que de son artifice et de son caractère transitoire et de sa décrépitude, Manet, après les plus grands maîtres, en témoigne magnifiquement. Et je n’ai tardé à noter cela que dans la mesure où une semblable attitude toujours m’en impose..., impose un silence habité de la mouvance de toutes les passions et... respectueux (je ne sais pas si respectueux est le mot).
Devant de semblables œuvres je n’ai d’autre pensée que : voilà le sublime désastre, la sublime vision de l’abîme. Et c’est ainsi que j’entends la formule de Baudelaire que Françoise Cachin (commissaire de l’exposition) trouve, après tant d’autres critiques, ambiguë : « Vous êtes le premier dans la décrépitude de votre art » ; une phrase que sans doute aucun peintre (et a fortiori aucun « spécialiste » de l’art) ne peut entendre. Manet l’a-t-il entendue ? Il l’a entendue dans son art... Et c’est aussi cette entente et cette écoute qui associent Baudelaire et Manet... et qui tiennent, quoi qu’on en pense, Manet distant de Mallarmé. « Vous êtes le premier dans la décrépitude de votre art » ; ou « Vous êtes le premier dans la lézarde de votre art » ; parce que bien évidemment l’art et plus encore l’art pictural est une « lézarde », une lézarde dans la représentation, comme la représentation est une lézarde dans le monde. Et Manet est le premier peintre (et le seul) de cette intelligence au XIXe siècle. Mais qui aujourd’hui encore peut penser ce qu’il en est de hauteur dans la prise en compte de cette décrépitude ? Et pourtant ! Comprendra­ t-on jamais l’ensemble de l’œuvre, et ce que l’on veut y percevoir de contradiction, si l’on se situe sur un autre terrain ?
Ce n’est pas seulement Baudelaire, c’est le génie de Baudelaire qui en une phrase, manifeste la seule vision possible de l’œuvre de Manet. Baudelaire était le seul à pouvoir dire cela. Et Manet l’a parfaitement compris. « Vous êtes le premier... » dans l’esprit de Baudelaire, doit s’entendre comme « Vous êtes le seul... », en cet ordre il ne saurait y avoir de second... le second ne sera jamais ... vous êtes le premier, le seul, l’unique à jouer en entier (et sans réserve) ce qui ne peut pas ne pas être votre art : décrépitude (lézarde... dictionnaire étymologique de la langue latine). En cela Manet n’est effectivement pas plus « réaliste » (voir l’anecdote attachée à la représentation du Chanteur espagnol ou Le Guitarrero — 1860 : « Hier, Renaud de Vilhac est venu. Il n’a vu qu’une chose. C’est que mon Guitarrero joue de la main gauche une guitare accordée pour être jouée de la main droite. Qu’en dis-tu ? » à Antonin Proust). Manet n’est pas plus « réaliste » qu’« impressionniste ». C’est à juste titre que, dans une belle introduction au catalogue de l’exposition, Anne Coffin Hanson remarque très finement : « La touche de Manet est moins systématique et plus librement répartie sur la surface de la toile [que celle des "impressionnistes"]. Plutôt qu’un moyen d’exprimer les perceptions, elle joue un rôle de correspondance des perceptions du monde réel. »
N’est-ce pas précisément dans cette distance prise avec la perception, dans ce dialogue de correspondance engagée avec les perceptions que se situe la lézarde, la « décrépitude », et ce qui n’est plus ni de l’ordre de la perception, ni tout à fait de l’ordre du regard : « la vision » ? En cela Manet n’est pas « réaliste », mais il doit aussi faire avec, en cela il n’est pas « impressionniste », mais il est aussi tout à fait capable d’ouvrir en clarté dans la nature la vérité et la faille, la lézarde et la décrépitude de son art (La Famille Monet au jardin [11] en est un bel exemple) ; en cela Manet sera toujours à l’intérieur et à l’extérieur du musée.
Pour comprendre ce que Baudelaire dit de Manet, il faut évidemment comprendre Baudelaire... Et je pense bien que ce n’est pas un hasard si à propos de la touche de Manet, Anne Hanson parle de correspondance. Qu’en est-il d’Olympia et du Déjeuner sur l’herbe, que cette « vision » ne justifie pas ? Baudelaire nous dit que les œuvres les plus sublimes ne sont qu’une intelligence de la décrépitude (de la lézarde) qu’elles portent en elles-mêmes, et le monde et l’art, l’illusion du monde comme l’illusion du langage. Pour dire cela il faut en faire l’expérience, si je puis dire, dans le monde et dans le langage. Pour dire cela, pour dire que l’art se fait de la décrépitude du langage qui le porte, il faut le dire dans le langage de l’art, il faut le dire avec le musée, avec ce qui établit le langage de l’art, il faut que la lézarde, la décrépitude, traverse le musée.
De ce point de vue Olympia marque la Vénus d’Urbino de Titien, non en réalisme ou en individualisation comme semble le penser Françoise Cachin mais en décrépitude par visée iconologique et factuelle, comme Le Déjeuner sur l’herbe marque Le Concert champêtre et via Marcantonio Raimondi, Le Jugement de Pâris de Raphaël. Et ce qui vaut pour Goya (Majas al balcon), pour Titien, pour Raphaël, vaut pour Manet qui nous propose en quelque sorte de suivre la décrépitude de son art sur l’émouvant visage de Berthe Morisot (qui apparaît pour la première fois dans la perspective iconologique du Balcon que fixe la mémoire de l’œuvre de Goya).


Goya, Majas al balcon, vers 1808-1812. Manet, Le balcon, 1868-1869
Zoom : cliquez sur l’image.
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C’est ici que le propos que rapporte Antonin Proust prend effectivement toute sa mesure : « Il faut me voir tout entier... Ne me laissez pas entrer dans les collections publiques par morceau ; on me jugerait mal. » (Cité par Françoise Cachin.) Ce « tout entier » qui nous fait une obligation d’appréhender en même temps ce que Le Balcon expose des Majas al balcon, et à partir du Balcon, chacun des portraits de Berthe Morisot (qui sont aussi, ne l’oublions pas, les portraits d’un peintre), jusqu’à ce sublime Portrait de Berthe Morisot au chapeau de deuil (1874) que je regrette de voir déclaré sans plus d’explications : « à la limite de la caricature », dans le catalogue (F. C.). Berthe Morisot, qui savait aussi y voir, écrivait d’elle-même à sa sœur : « Je suis plus étrange que laide. » N’est-ce pas la marque, la lézarde de cette étrangeté que nous révèle « la grande ombre et la grande lumière » (conseil de Manet à un jeune peintre, rapporté par Françoise Cachin) de ce portrait de 1874 ? La notation de Françoise Cachin appelle en effet et justement sur ce portrait, toute l’intelligence de l’œuvre de Manet en décrépitude par visée iconologique. Françoise Cachin écrit : « Ce portrait, extraordinaire d’intimité dramatique, à la limite de la caricature, nous montre Berthe Morisot aux traits creusés, en grand deuil, chapeau et voile noir, peu après la mort de son père... » Mais c’est peu de dire que les traits sont creusés dans ce portrait décharné et qui n’est que traits. La facture travaille et fracture l’intégrité de la figure jusqu’à l’os, jusqu’à la décrépitude, jusqu’à cette lézarde dans le semblant qui peut effectivement marquer la limite caricaturale du deuil, puisqu’elle emporte avec elle, en abîme, l’ensemble des portraits à ce point d’invraisemblance où la représentation dans sa grimace ne dit plus que la faille sublime et mortelle de son objet. Ici, comme Berthe Morisot est en deuil de son père, Manet, l’homme et le peintre, est en deuil de lui-même et de son art dont ne subsiste plus que ce tout (qui n’est rien), la trace déchirée et déchirante d’un rythme, d’une présence factuelle... l’art dans l’aveuglante vision de sa décrépitude. Il faut rapprocher ce portrait de Berthe Morisot et tout ce qu’il connote, de l’Autoportrait à la palette (1879) pour voir se nouer et se dénouer l’art de Manet. Qu’en est-il en effet de cette main qui dans l’Autoportrait à la palette tient le pinceau, n’est-elle pas, comme le laisse supposer le catalogue, qu’esquissée, ou doit-on penser, comme l’écrit Moreau-Nelaton que « trop de feu emportait la main... pour que sa pétulance s’astreignît sérieusement à la pose devant elle-même » (cité par Hamilton et repris dans le catalogue) ?
Je me sens personnellement entraîné à rapprocher cette main, qui n’est qu’un emportement factuel, quasi sans forme, du portrait de Berthe Morisot en chapeau de deuil, qui est, ne l’oublions pas, de cette main. Ainsi, la réalité et son image, l’icône, s’abîment dans le langage de l’image, qui ne se donne quelques chances de se transcender que dans l’intelligence mortelle de sa décrépitude, de sa condition (pourquoi Titien vieux finit-il par peindre avec ses doigts ?).
La main, qui tient le pinceau, fixe l’Autoportrait dans un poing d’où surgit et où s’abîme la figure (la figure de l’artiste surgit de ce qui abîme la « figure » de la main), et l’œuvre ne tient vie ni de ce qu’elle rappelle, ni de ce qu’elle représente, ni du langage qui structure la représentation, mais de la présence emportée, factuelle, de ce qui lézarde toute certitude ; de la présence et de la prise en charge emportée et vive du tremblement créateur de la décrépitude de son art. Si Berthe Morisot porte le deuil de son père mort le 29 janvier 1874, le masque de Berthe Morisot, peint par Manet, porte la mort ; il ne dit rien d’autre que ce qui fait que dans chacun des portraits, elle est « plus étrange que laide » ; il ne dit rien d’autre que son ensevelissement en un regard (celui du peintre aussi bien), que du Balcon, elle pose tranquillement sur le monde. Le portrait en chapeau de deuil participe du « tout entier » (« il faut me voir tout entier ») des portraits de Berthe Morisot qu’a peints Manet, et du « tout entier » de l’œuvre de Manet.


Manet, Olympia, 1863.
Musée d’Orsay. Photo A.G., 14-09-19. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Olympia fait peut-être scandale parce que le nu est individualisé, mais elle fait plus encore scandale par ce qui, si je puis dire, habille ou dévêt sa nudité que par sa nudité elle-même (c’est ce qui « habille » sa nudité qui, pour Valéry, « dégage une horreur sacrée... »). Olympia n’est pas une femme nue, c’est un nu peint, c’est un nu habillé et dévêtu par le génie et la vision du peintre... et jamais sans doute n’y eut-il jusqu’à elle de vision plus stupéfaite de la plénitude du désir et du corps, déjà et de toujours mortel. Il n’est pas d’autre érotisme qui se dégage du tableau. (Valéry la connaît « nue et froide » et comme en « monstre d’amour banal », ce qui en dit long sur l’érotisme de Valéry.) Un journaliste, Paul de Saint-Victor, écrit alors spontanément : « La foule se presse comme à la morgue devant Olympia faisandée de monsieur Manet. » Georges Bataille reprendra cela pour aller, ou presque, à l’essentiel : « Cette femme est là ; dans son exactitude provocante, elle n’est rien ; sa nudité (s’accordant il est vrai à celle du corps), le silence qui s’en dégage comme celui d’un navire échoué, d’un navire vide : ce qu’elle est, est l"’horreur sacrée" de sa présence, d’une présence dont la simplicité est celle de l’absence. Son dur réalisme qui, pour les visiteurs du Salon, était sa laideur de "gorille", est pour nous le souci qu’eut le peintre de réduire ce qu’il voyait à la simplicité muette, à la simplicité béante de ce qu’il voyait. » La vision est en effet ici dans la béance du monde et de la représentation, et d’être ce corps qui est si superbement rien, Olympia en effet fascine, piège et chasse le désir et la chair à l’abîme qui les guette. La main sur la cuisse n’est pas celle d’une Vénus pudique, elle ne cache pas, elle affirme que dans la fixation du désir, le tout de ce qui reste n’est rien, déjà et de toujours habité par ce rien, et pourtant apparemment splendide. C’est de traverser l’apparence que ce tableau se révèle dans le traitement de l’apparence de la chair...
La réussite, la folle et exceptionnelle réussite de Manet aura été de ne représenter la chair d’une fille qu’en apparence, de dire cette vérité de la représentation et de réaliser un tableau qui n’ait d’autre modèle que la représentation, que la faille dans l’apparence qu’est la représentation, et que la faille dans la représentation qu’est l’art. Si Olympia n’est pas une déesse n’est-il pas alors infiniment plus scandaleux qu’elle se révèle une illusion ? N’est-il pas alors scandaleux que le réel qu’elle semble porter (et qui fait que Bataille la qualifie avec insistance de « fille ») se révèle une illusion ? Ne semble-t-il pas que rien ne soit jamais plus proche, plus proche et plus tangible, que le corps d’une prostituée, d’une fille...
Olympia est un nu qui s’affirme et regarde droit... Mais que se passe-t-il alors si cette assurance de chair, cette assurance de nu, vient à manquer, si pour ne pas jouer sur les mots le nu se dérobe... C’est ce que vise et réalise Manet : la chair nue ne dit rien d’autre que ce qui lui manque être à elle-même. Et l’art ici ne saurait se tenir qu’à la mesure de ce manque représenté, de la vision de ce manque représenté, de la stupéfaction de ce manque représenté et des abîmes de rien qu’il précipite, et qu’il précipite et qu’il découvre.
Bref comme l’inquiétante étrangeté de la chair du désir et de la mort touche le beau visage de Berthe Morisot, elle soulève le jeune corps, et se noue au cou d’Olympia pour la vérité périssable de l’art et pour le scandale des curieux. Ce n’est objectivement pas qu’un nu accompagne des hommes à jaquettes qui choquera le public devant Le Déjeuner sur l’herbe, mais que ce soit ce nu qui dise que les jaquettes elles aussi sont mortelles. Ce sera la façon qu’aura Manet d’être le peintre, le vrai peintre que réclamait Baudelaire : « Celui-là serait le peintre, le vrai peintre, qui saurait nous faire voir et comprendre combien nous sommes grands et poétiques dans nos cravates et nos bottines vernies. » Il lui suffira en somme d’en vivre et d’en voir la décrépitude... d’y vivre et d’y voir la lézarde mortelle.

Marcelin Pleynet, Le déplacement,
Gallimard, coll. L’infini, 2021, p. 146-154.

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Marcelin Pleynet, Les voyageurs de l’an 2000 (Gallimard, coll. L’infini, 2000) :

2. De la décrépitude de votre art


Manet, Baudelaire de profil. Eau-forte, 1862. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

On sait combien critiques et historiens sont embarrassés par la lettre que Baudelaire écrit à Manet le 11 mai 1865 (« Vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art »).

Il suffirait pourtant de lire la préface de Théophile Gautier aux Œuvres complètes de l’auteur des Fleurs du mal, qui figurait en tête des quatre volumes des Œuvres complètes de Baudelaire, dans l’édition publiée par Lévy pour mieux comprendre ce que Baudelaire essaie de faire entendre à Manet.

Je reprends Théophile Gautier : « Le poète des Fleurs du mal aimait ce qu’on appelle improprement le style de décadence, et qui n’est autre chose que l’art arrivé à ce point de maturité extrême que déterminent à leurs soleils obliques les civilisations qui vieillissent : style ingénieux, compliqué, savant, plein de nuances et de recherches, reculant toujours les bornes de la langue, empruntant à tous les vocabulaires techniques, prenant des couleurs à toutes les palettes, des notes à tous les claviers... Ce style de décadence est le dernier mot du Verbe sommé de tout exprimer et poussé à l’extrême outrance. »

De la lettre de Baudelaire à Manet (1865) à la préface de Théophile Gautier (1868-1869) se signale une étonnante conscience de la situation et de la création poétique d’une « civilisation » « arrivée à ce point de maturité extrême » et qui témoigne de la crise qui l’habite et qu’elle réitère en la dévoilant.

« Décrépitude », en français, est, en 1836, notamment employé à propos de la décadence de l’Empire byzantin (Robert, Dictionnaire historique de la langue française).

« Décrépitude », « décadence », Verlaine forge « décadisme » (1896) pour en faire une école et s’y laisser prendre (ce qui est sans doute la plus sérieuse explication que l’on puisse donner de ce que l’on dit être la rupture entre Verlaine et Rimbaud (voir Vierge folle) déclarant : « La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde. » Ce que, soixante-dix ans plus tard, Antonin Artaud soulignera par : « Il n’y a pas encore de monde »).

La crise de la métaphysique, assumée comme crise méta-physique, détermine le génie et la place de ceux qui se révèlent en effet être « les premiers dans la décrépitude de leur art », dans l’historialité du français (voir le livre de Georges Bataille sur Manet).

C’est précisément ce que Lautréamont et Rimbaud ont su lire, et, ce que, tout en les célébrant, écrivains, poètes et philosophes de la fin du XIXe à la fin du XXe siècle se sont empressés d’oublier.

Rien, strictement rien, si ce n’est, quasi incidemment, la question que pose Heidegger, répondant, en 1973, à une enquête de Roger Munier, Aujourd’hui, Rimbaud... (Archives des lettres modernes, VIII, n° 160, Minard, 1976). Question qui restera sans suite, jusqu’à ce que Sollers en reprenne magistralement l’enjeu dans Le Paradis de Cézanne (1995) et, si je puis dire, d’un autre point de vue, tout à fait complémentaire, avec son roman Studio (1998).

Marcelin Pleynet, Les voyageurs de l’an 2000,
Gallimard, coll. L’infini, 2000.

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Sollers, L’Éclaircie, 2012.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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3. Baudelaire aime bien Manet, mais ne le voit pas

par Philippe Sollers

« Baudelaire aime bien Manet, mais ne le voit pas [C’est Sollers qui souligne]. Répondant à ses plaintes devant les injures qu’il reçoit, il lui écrit qu’il n’est que « le premier dans la décrépitude de son art ». Erreur profonde : Manet est le premier dans la renaissance de l’art. Ni académique, ni romantique, ni impressionniste, ni moderniste. Une grande santé, aucun embarras « sexuel » : le grand art tout court, comme Titien, Vélasquez, Watteau, Fragonard. Il faut dire que le portrait de Jeanne Duval, la maîtresse de Baudelaire, par Manet est terrible : visage ravagé dans un grand cercueil blanc de robe. Quant à Monet, le portrait qu’en fait Manet dans son bateau-atelier avec sa femme est ambigu : un peintre de plein air, c’est tout. Plus net : dans une autre version, le visage de Monet est défiguré. Sympathique, ce Monet, mais, dans ses tableaux, il n’y a personne. Des silhouettes, avalées par de magnifiques paysages, oui, mais aucun regard [Idem].
Baudelaire ne voit pas l’Olympia, son affirmation froide, son insolence. Il ne voit pas non plus le révolutionnaire Déjeuner sur l’herbe, et c’était fatal. Mais qui pouvait être d’accord, à l’époque, avec ce terrorisme éclairé, ces libres-penseurs ou ces dieux nouveaux se montrant soudain pour contredire la décadence ? L’Olympia ? Portrait d’une anarchiste aristocratique. Le Déjeuner ? Apparition inattendue de l’Olympe. Une femme nue vous dévisage, deux hommes habillés, une baigneuse lointaine, retour des dieux en plein aujourd’hui. C’est d’une telle beauté que les bourgeois et les petits-bourgeois sont épouvantés. De nos jours, noyés dans la classe moyenne universelle, ils se tiennent apparemment tranquilles, mais n’en pensent pas moins. Regardez-les en train de ne pas voir Manet. Ils défilent devant les tableaux, ils se bousculent, ils sont gênés, ils sont égarés. » (Folio 5605, p. 64-65).

Plus loin dans le roman, en citant à nouveau des extraits de lettres de Baudelaire, Sollers écrit :

Baudelaire, au fond, n’aime pas les nouvelles femmes de Manet. On l’entend dans cette lettre de 1865 :
« On se moque de vous ; les plaisanteries vous agacent ; on ne sait pas vous rendre justice, etc., etc. Croyez-vous que vous soyez le premier homme dans ce cas ? Avez-vous plus de génie que Chateaubriand et que Wagner ? On s’est bien moqué d’eux cependant ? Ils n’en sont pas morts. Et pour ne pas vous inspirer trop d’orgueil, je vous dirai que ces hommes sont des modèles, chacun dans son genre, et dans un monde très riche et que vous, vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art. J’espère que vous ne m’en voudrez pas du sans-façon avec lequel je vous traite. Vous connaissez mon amitié pour vous. »

et :

Drôle d’ami, en l’occurrence aveuglé par la jalousie, qui ne voit pas la révolution opérée par Manet, et la guerre prolongée qu’il va gagner contre la bêtise ambiante. Baudelaire doit de l’argent à Manet, et il n’aime pas le portrait trop vrai qu’il a fait de Jeanne Duval, muse, oui, mais muse malade. Victorine Meurent, elle, est éclatante de santé. Baudelaire insiste encore dans une autre lettre, du 24 mai 1865 :
« Dites à Manet que la petite ou la grande fournaise, que la raillerie, que l’insulte, que l’injustice sont des choses excellentes, et qu’il serait ingrat, s’il ne remerciait l’injustice. Manet a des facultés si brillantes et si légères qu’il serait malheureux qu’il se décourage. Jamais il ne comblera les lacunes de son tempérament. Mais il a un tempérament, c’est l’important ; et il n’a pas l’air de se douter que plus l’injustice augmente, plus sa situation s’améliore à condition qu’il ne perde pas la tête.

Et le lendemain :
« Manet a un fort talent, un talent qui résistera. Mais il a un caractère faible. Il me paraît désolé et étourdi du choc. Ce qui frappe aussi, c’est la joie de tous les imbéciles qui le croit perdu. »
(je souligne)

puis, plus insistant encore :

« Caractère faible », Manet, alors qu’il est seul contre tous ? Que la presse est déchaînée contre lui, que les autres peintres font la gueule, que la foule se rassemble devant ses tableaux pour en rire grassement ou leur cracher dessus ? Le lynchage de Manet laisse Baudelaire indifférent (et sourdement envieux), mais il faut dire qu’il a eu aussi sa dose de haine. L’erreur, ici, est de supposer que Manet est « romantique », ce qui n’est sûrement pas le cas, pas plus que Watteau, chez qui Baudelaire, dans Les Phares, voit des « lustres qui versent la folie à ce bal tournoyant ». Et si Manet, avec son « tempérament » et ses femmes insolentes, était en train de porter un coup mortel au romantisme, et déclarait l’éternel retour transformé du 18e siècle ? S’il faisait vieillir à vue d’œil les Mémoires d’outre-tombe, Les Fleurs du mal, Delacroix, et tous les opéras de Wagner ? Si c’était un nouvel aristocrate à l’attaque ? Un fanatique de l’anti-Mort ? Un prophète dans la renaissance de l’art ?
Le danger est en effet sérieux, et la foule ne s’y trompe pas, pas plus que les journalistes. Manet ? Fanfaronnades ! Rodomontades ! En réalité, il est très dangereux, il faut l’étouffer, c’est un terroriste froid et subtil. Manet dira sur la fin (il meurt à 51 ans) :
« Les attaques dont j’ai été l’objet ont brisé en moi le ressort de la vie. On ne sait pas ce que c’est d’être constamment injurié. Cela vous écœure et vous anéantit. »
(Folio,p. 166-167. Je souligne [12])

Sollers cite, comme Pleynet dans Les voyageurs de l’an 2000, les mots d’Antonin Proust, l’ami de Manet : « C’est curieux comme les républicains sont réactionnaires quand ils parlent d’art. » (la situation n’a guère changé).

Manet meurt en avril 1883, amputé de la jambe. Rimbaud, son contemporain, meurt en novembre 1891, amputé de la jambe. « Amputé de la société ». Sollers conclut en énumérant les « voyants » qui n’ont pas fait « école », mais qui ont fait date exceptionnellement (huit écrivains, deux peintres [13]) :

« Sade, enfermé,
Nerval, suicidé,
Hölderlin, enfermé,
Baudelaire, paralysé,
Manet, amputé,
Van Gogh, suicidé,
Rimbaud, amputé,
Nietzsche, interné,
Artaud, interné,
Bataille, marginalisé,
Céline, exilé. »
(Folio,p. 168)

Sollers aurait pu ajouter : « Cézanne le refusé. » (Le Paradis de Cézanne, Gallimard, 1995, p. 86 [14])

Mais il y a « Picasso, l’évadé », « le mousquetaire Picasso », qui, « plus tard, vengera tous ces crimes. »

S’évader ? Impossible ? Laissons le dernier mot à Rimbaud :

« — J’ai eu raison de mépriser ces bonshommes qui ne perdraient pas l’occasion d’une caresse, parasites de la propreté et de la santé de nos femmes, aujourd’hui qu’elles sont si peu d’accord avec nous.
J’ai eu raison dans tous mes dédains : puisque je m’évade !
Je m’évade ! » (L’impossible, dans Une saison en enfer)

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Le point de vue de trois critiques historiens de l’art


Henri Fantin-Latour (1836-1904) Hommage à Delacroix, 1864.
Huile sur toile - 160 x 250 cm Paris, Musée d’Orsay.
De gauche à droite :
Debout : Louis Cordier, Alphonse Legros, James Whistler, Édouard Manet,
Félix Bracquemond et Albert de Balleroy.
Assis : Louis Edmond Duranty, Fantin-Latour lui-même, Champfleury et Charles Baudelaire.
Photo A.G., 23/09/2016. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Petites notes sur Manet / Manet versus Baudelaire

par Stéphane Guégan

Étonnamment, Baudelaire ne parle pas de Manet dans son compte rendu du Salon de 1859, un de ses textes majeurs sur la situation et la condition post-romantiques [15]. Le poète des Fleurs du mal est pourtant supposé avoir déjà rencontré le peintre, de onze ans son cadet, quand il apprit le rejet de son Buveur d’absinthe (Copenhague, Ny Carlsberg Glyptotek). L’anecdote est célèbre depuis qu’Antonin Proust l’a mise en circulation, elle veut que Baudelaire et Manet aient commenté ensemble la décision négative du jury dans l’atelier de ce dernier [16]. Voilà qui laissait le temps à l’écrivain d’y faire allusion, quelques semaines plus tard, à travers l’un de ses articles sur l’exposition [17]. Nous savons qu’il n’en fit rien. Plus significatif encore, le silence de la correspondance. Lorsque Baudelaire écrit à Nadar, le 16 mai 1859, un mois après l’ouverture du Salon, sa longue lettre ne contient aucune référence à Manet. L’absence d’échanges épistolaires, sauf erreur, devait se prolonger jusqu’en janvier 1863. Encore s’agit-il d’une reconnaissance de dettes, l’impécunieux Baudelaire ayant vite fait entrer Manet parmi ses créanciers [18]. Tout porte donc à penser que leur rencontre fut plus tardive et qu’ils ne se lièrent vraiment qu’en 1860-1861. Les seuls peintres modernes dont Baudelaire ait tenu à entretenir Nadar, à l’occasion du Salon de 1859, étaient Amand Gautier et Alphonse Legros.
Les premiers articles à marquer leur complicité, assez limitée au fond, ne paraissent qu’en 1862. On parlerait à tort cependant d’enthousiasme extrême. Baudelaire, par exemple, ne dit mot de Manet quand l’occasion lui est offerte de parler de Louis Martinet et des expositions qu’il organise sur le boulevard des Italiens. Or le peintre avait compris l’intérêt commercial de cet espace alternatif depuis l’été 1861. Entre août et octobre, trois de ses tableaux furent confiés à ce « montreur d’art » (Tabarant), L’Enfant aux cerises (Lisbonne, musée Gulbenkian), Le Liseur (Saint Louis, City At Museum) et surtout son Espagnol jouant de la guitare (New York, The Metropolitan Museum of Art), dont il avait tiré un prestige inattendu. Deux ténors de la critique parisienne poussèrent la toile hispanisante. Théophile Gautier avec énergie, Hector de Callias avec réserves [19]. Aucun écho de tout cela dans la page que Baudelaire donne à la Revue anecdotique au début de janvier 1862. C’est Legros, une fois de plus, qui bénéficie d’un développement louangeur. La chute a dû faire rêver Manet. Accrochés en effet à proximité du Sardanapale de Delacroix, « lieu dangereux », les tableaux de Legros « vivent de leur vie propre. C’est tout dire [20]. » Même préséance, quelques semaines plus tard, à propos des estampes vues chez l’éditeur Alfred Cadart, rue de Richelieu.

Le nom de Manet est cité en passant parmi ceux auxquels le marchand « a donné l’hospitalité [21] » ! Et lorsqu’il écrit à Gautier, le 4 août 1862, afin de l’encourager à défendre « l’entreprise des Aquafortistes […] qui a contre lui tous les nigauds [22]. », Baudelaire n’appelle pas l’attention de son « cher Théophile » sur Manet, comme il le fera plus tard. Coup de théâtre pourtant, le 14 septembre de la même année, Baudelaire prend enfin fait et cause pour Manet, mais toujours à propos du renouveau de l’eau-forte, soutenu par Cadart. La Société des aquafortistes venait de publier à travers lui sa première livraison. C’est la feuille de Manet, Les Gitanos, qui déstabilisa le plus la critique. En dehors de la figure principale, les personnages en sont « insupportables » pour l’obscur Lamquet, qui ne peut s’empêcher de reconnaître « les puissantes qualités d’effet qui distinguent cette eau-forte [23] ». L’article de Baudelaire, confié au Boulevard de Carjat, part en guerre contre les adversaires de la cause, et ils sont nombreux :

« M. Manet est l’auteur du Guitariste, qui a produit une vive sensation au Salon dernier. On verra au prochain Salon plusieurs tableaux de lui empreints de la saveur espagnole la plus forte, et qui donnent à croire que le génie espagnol s’est réfugié en France. MM. Manet et Legros unissent à un goût décidé pour la réalité, la réalité moderne, – ce qui est déjà un bon symptôme, – cette imagination vive et ample, sensible, audacieuse, sans laquelle, il faut bien le dire, toutes les meilleures facultés ne sont que des serviteurs sans maîtres, des agents sans gouvernement [24]. »

Le passage, décisif, est précédé d’un rapide bilan, Baudelaire y prolonge en la ramassant sa réflexion sur le Salon de 1859. Longtemps dominée par Delacroix, l’école française n’a cessé de se dégrader depuis les années 1820 au profit de la « peinture proprette » et des « prétentieuses rapinades » ; le joli et le niais, d’un côté ; la boursouflure creuse, le faux romantisme, de l’autre. Puis vinrent, salutaire réaction, Courbet et sa « franchise ». Mais ce réalisme-là, en quelque sorte, a fait son temps [25] . Et Baudelaire de saluer, récente secousse, « deux autres artistes, jeunes encore, [qui] se sont manifestés avec une vigueur peu commune », Legros et Manet. Cette façon d’arbre de Jessé à trois étages, un portrait collectif célèbre de Fantin-Latour (ill. 1) le traduira en image après la mort de Delacroix : exposé au Salon de 1864, l’hommage associe à Champfleury, l’homme de Courbet, les forces montantes de l’autre modernité, soudées autour de la figure tutélaire du romantisme de 1820.


Edouard Manet (1832-1883), La Musique aux Tuileries, 1862.
Huile sur toile - 76,2 x 118,1 cm. Londres, National Gallery. ZOOM : cliquer sur l’image.
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L’appui chaleureux de Baudelaire en septembre 1862 coïncide avec la mise en chantier de La Musique aux Tuileries (ill. 2) dont le calendrier automnal a été suggéré de façon convaincante [26]. Parmi les figures du monde de l’art que Manet y a représentées, selon un mode additif qui sent son peintre d’histoire mais trahit quelque hésitation, le poète des Fleurs du mal occupe une place centrale, dans l’ambiance très XVIIIe siècle qui lui convenait [27]. Loin de confirmer que Manet s’était déjà acquis complètement les meilleurs critiques de l’heure, de Gautier à Zacharie Astruc, et qu’il avait fait un trou définitif dans la presse la plus boulevardière, où brillait un Aurélien Scholl, La Musique aux Tuileries tient davantage du pari sur l’avenir que de la satisfaction narcissique [28]. Manet peint un « groupe de pression » avant de le faire sien [29]. Position qui avait de quoi surprendre ceux qui, tel Théodore de Banville, possédaient les clefs du journalisme parisien. La douzaine de tableaux de Manet qu’il découvrit chez Martinet en mars 1863 le troublèrent donc par leur sauvagerie évidente et leur coterie implicite :

Dans ces esquisses barbouillées et farouches, dans ces figures terreuses, dans ces arbres chimériques, dans ces vêtements violents, on devine à coup sûr un tempérament de peintre […] mais en quittant ce spectacle hérissé et macabre, l’œil a soif de propreté, et peu s’en est fallu que, grâce au voisinage de M. Manet, on ne décernât les honneurs du triomphe à une Vénus de M. Amaury-Duval […]. Dans le tableau qui représente le jardin des Tuileries, on remarque M. Théophile Gautier et M. Baudelaire causant dans un groupe ; j’ai peine à comprendre que ces deux poètes si minutieusement épris d’élégance confortable aient pu se résoudre à causer dans un tableau si troublé et si mal balayé, et cela a dû, certes, apporter une grande perturbation dans leurs habitudes [30].

Son étonnement ne dut pas être moindre en découvrant que Lola de Valence, autre tableau présenté, portait sur son cadre le célèbre quatrain de Baudelaire, bientôt imprimé sur l’estampe issue du tableau. Mais ni le poète ni son ami Gautier ne prit pour autant la défense de Manet en 1863, à l’occasion de l’accrochage Martinet et du Salon des Refusés. Ceci dit, au cours des années suivantes, le peintre n’eut pas toujours à se plaindre d’eux : Baudelaire, que la Belgique et la maladie vont rendre moins accessible après 1864, continue à soutenir et à rassurer ce peintre tout en déplorant sa faiblesse de caractère ; quand à Gautier, il est loin d’agir en adversaire obtus de Manet [31]. Les rares critiques à s’être montrés favorables au peintre d’ailleurs appartiennent au cercle des deux écrivains, que La Musique aux Tuileries avait montrés aux côtés du baron Taylor, véritable trinité hispanisante [32].

Comme son maître Couture, comme Delacroix et la plupart des romantiques, Manet a consciemment, patiemment tissé un réseau d’écrivains autour de lui. Le formalisme cher au XXe siècle a préféré nier l’inscription et l’inspiration littéraires de l’artiste. Quelques études toutefois ont déjà permis de reconstruire en partie l’intertexte d’une peinture qu’on dit complaisamment muette [33]. Ce refus d’entendre est d’autant plus risible que les relations entre Baudelaire et Manet ont débuté par l’envoi de livres. Quand, par exemple, le premier adressa-t-il au second, dédicacée, sa plaquette sur Théophile Gautier [34] ? Dès la parution chez Poulet-Malassis en novembre 1859 ? Si tel était le cas, elle fournirait enfin un repère stable pour dater et mieux saisir ce qui se joua entre ces deux hommes remarquables.

Stéphane Guégan, La Tribune de l’art, dimanche 4 juillet 2010.

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Le balcon


Manet, Le balcon, 1868.
Collection privée. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Interview de Stéphane Guégan, conservateur au musée d’Orsay, consacrée au tableau de Manet Le Balcon, dans le cadre de l’exposition "Manet, inventeur du Moderne", du 5 avril au 3 juillet 2011 au musée d’Orsay.

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Lorsque Manet peint ce tableau, les scènes de la vie bourgeoise sont un genre à la mode. Pourtant Le balcon ne répond à aucune des attentes du public de l’époque. Tous les personnages sont des intimes de Manet. Berthe Morisot, assise au premier plan, y fait notamment sa première apparition dans l’oeuvre du peintre dont elle deviendra un modèle privilégié. Mais ils sont représentés dans une attitude figée, comme perdus dans une rêverie intérieure. La scène n’offre ni récit, ni anecdote. Manet s’affranchit en cela des règles académiques, bien que la référence aux Majas au balcon de Goya (1764-1828) soit évidente.
De fait, lors de la présentation du Balcon au Salon de 1869, l’incompréhension domine. "Fermez les volets !" ironise le caricaturiste Cham, tandis qu’un critique s’attaque à Manet qui fait "de la concurrence aux peintres en bâtiment". La vivacité des couleurs, le vert de la balustrade et des persiennes comme le bleu de la cravate de l’homme, ainsi que le contraste brutal entre les robes blanches et la pénombre de l’arrière plan, font l’effet d’une provocation. La hiérarchie entre les figures et les objets n’est pas respectée : les fleurs sont davantage travaillées que certains visages.
Rien d’étonnant dès lors à ce qu’un tableau qui s’affranchit à ce point des traditions, des conventions, de la vraisemblance ait autant choqué son premier public. (Notice du musée d’Orsay)

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Baudelaire et Manet
Une nouvelle querelle des anciens et des modernes ?
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Wolfgang Drost, dans un article publié dans les Cahiers d’Histoire des Littératures Romanes (XXXVIIIe année, no 1-2, 2014, p. 93-114), a repris et développé la thèse déjà ancienne de Philippe Rebeyrol, qui avait soutenu que Baudelaire méconnaissait l’art de Manet [35]. Le texte de Drost a suscité la réponse d’un jeune baudelairien, Andrea Schellino, qui conteste cette thèse. Un débat épistolaire tout à fait amical s’en est suivi. Le lecteur trouvera ici une sorte de procès-verbal de cet échange de vues, qui vise à explorer le concept baudelairien de modernité dans les beaux-arts et dans la poésie.

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« Je suis un des premiers qui l’ont compris »
Sur la prétendue « rencontre manquée » de Baudelaire et Manet

(Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte / Cahiers d’Histoire des Littératures Romanes, XXXIXe année, no 3-4, 2015, p. 347-355.)
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par Andrea Schellino

Dans son article paru dans le fascicule 1/2 de 2014 de la Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte, Wolfgang Drost ouvre un champ de réflexion pour aborder la relation entre Manet et Baudelaire. Il met en évidence l’horizon critique de l’époque, comprenant les théories de Gautier, de Mallarmé et de Zola. Ses hypothèses méritent d’être détaillées et analysées avec attention, voire réfutées.

1. La méthode choisie par Wolfgang Drost est-elle convaincante ? Découpant adroitement quelques citations et rappelant certains épisodes, le critique donne pour assurée la réticence de Baudelaire envers l’art de Manet. Fort de cette certitude, il se propose d’aboutir à une « reconstruction hypothétique de la position esthétique de Baudelaire face à Manet et à l’impressionnisme [36] ». En d’autres termes, il veut déterminer a posteriori la raison du prétendu silence du poète sur Manet et croit la découvrir dans deux « visions divergentes de la modernité [37] » : « l’abstention de Baudelaire dans les discussions des critiques et du public à propos du scandale Manet résultait d’un désaccord profond et irréductible avec son concept de l’art et sa vision poétique du monde [38]. »
Une telle reconstruction est conjecturale et fragile, et frise la fabulation critique. Baudelaire, même s’il n’a pas consacré d’étude particulière à Manet, n’est ni réservé, ni injuste envers lui. Ceux qui se sont attachés à une comparaison entre l’esthétique de Baudelaire et l’art de Manet sous le signe de la modernité, sont arrivés à des conclusions différentes. Valéry, André Ferran et Pierre Georgel, soulignant la proximité des thèses esthétiques de Baudelaire et de la pratique picturale de Manet, ont formulé des analyses qui sont à l’opposé de celle de Wolfgang Drost [39]. Ainsi, selon Pierre Georgel, « Baudelaire ne cesse de préconiser, comme antidotes à la décrépitude de la peinture, la naïveté, le refus du “chic” et du “poncif”, la “modernité”, le retour à la vraie tradition : cela même que Manet utilisera avec succès [40]. »

2. Pour corroborer la thèse d’une « réticence » de Baudelaire envers Manet, Wolfgang Drost, à l’instar de Stéphane Guégan, voit dans les vers de Baudelaire pour le portrait de Lola de Valence un « signe de connivence fort indirect [41] ». Rappelons le texte du quatrain de Baudelaire :

Entre tant de beautés que partout on peut voir,
Je comprends bien, amis, que le désir balance ;
Mais on voit scintiller en Lola de Valence
Le charme inattendu d’un bijou rose et noir [42].

Selon Wolfgang Drost, ces vers « ne contiennent aucun mot qui puisse révéler une admiration particulière [43] ». Je pense au contraire que ce quatrain manifeste une complicité artistique avec Manet, qui le fit graver comme légende de l’eau-forte originale de Lola de Valence, publiée dans la livraison d’octobre 1863 de la Société des aquafortistes (Cadart éditeur). Sur le manuscrit du poème, Baudelaire recommande d’« écrire aussi ces vers au bas du portrait, soit au pinceau, soit dans la pâte, soit sur le cadre en lettres noires [44] ». Manet fixa dans le cadre de ce portrait un cartel contenant le quatrain en lettres noires, à l’occasion de l’exposition de février 1863 chez Martinet et de l’exposition de ses œuvres qui s’est ouverte près du pont de l’Alma le 24 mai 1867.
Émile Zola, dans un article paru le 1er janvier 1867 dans la Revue du XIXe siècle (« Une nouvelle manière en peinture. M. Édouard Manet »), rappelle les réactions du public scandalisé face aux sous-entendus érotiques du tableau et des vers. Même s’il critique la réduction de l’art de Manet aux théories esthétiques de Baudelaire, il loue le poème, qui a pour lui le mérite de constituer « un jugement rimé de toute la personnalité de l’artiste » : « Il est parfaitement vrai que Lola de Valence est un bijou rose et noir. » En 1866, Baudelaire fait accompagner la publication de son quatrain dans Les Épaves d’une « Note de l’éditeur » qu’il a lui-même rédigée :

Ces vers ont été composés pour servir d’inscription à un merveilleux portrait de mademoiselle Lola, ballerine espagnole, par M. Édouard Manet, qui, comme tous les tableaux du même peintre, a fait esclandre. – La muse de M. Charles Baudelaire est si généralement suspecte, qu’il s’est trouvé des critiques d’estaminet pour dénicher un sens obscène dans le bijou rose et noir. Nous croyons, nous, que le poète a voulu simplement dire qu’une beauté, d’un caractère à la fois ténébreux et folâtre, faisait rêver à l’association du rose et du noir. (Note de l’éditeur.) [45]

Dans la section « Épigraphes » des Épaves, les alexandrins sur Lola de Valence côtoient les Vers pour le portrait de M. Honoré Daumier et le sonnet Sur le Tasse en prison d’Eugène Delacroix, les trois poèmes formant un triptyque représentatif des admirations artistiques de Baudelaire, qui exalte le « charme inattendu » du tableau de Manet. Et ce « charme inattendu » n’est pas le seul point de la grâce de Lola et de ses origines espagnoles, il est aussi celui du peintre et du tableau.
Manet en fut très fier. Dans une lettre non datée, adressée probablement après 1873 à William Michael Rossetti, Manet se souvient de cet hommage : envoyant au critique anglais, frère de Dante Gabriel, une photographie de Lola de Valence, il ajoute : « Charles Baudelaire qui voulait bien m’honorer de son amitié avait fait tout exprès quatre vers [46]. »
À la différence de ce que Wolfgang Drost écrit, ce quatrain est bien un signe d’admiration, d’affinité et d’amitié.


Constantin Guys, Au foyer du théatre, 1860.
Baltimore, Walters Art Museum. ZOOM : cliquer sur l’image.
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3. Un autre point contestable de l’argumentation de Wolfgang Drost est son commentaire de l’étude de Baudelaire sur Constantin Guys : « comment se fait-il que Baudelaire ne s’engage pas pour la modernité qui s’élabore dans la peinture contemporaine tout en esquissant en même temps, dans ses pages sur Constantin Guys, un concept de modernité qui a fait date jusqu’à nos jours ? Pourquoi ce silence [47] ? » Le texte du « Peintre de la vie moderne », qui n’a été publié qu’en 1863, remonte aux années 1860-1861, à un moment où le poète vient de découvrir la peinture du jeune Manet. Reprocher à Baudelaire de ne pas avoir centré son essai sur celui qui, à nos yeux, a ouvert la voie de l’art moderne, c’est ignorer la chronologie des textes et c’est méconnaître les buts que Baudelaire s’était donnés dans son essai sur Guys.
Guys est aussi éloigné de Manet que de Delacroix. Il est pour Baudelaire le flâneur idéal, l’observateur passionné de la foule, extrayant la fantasmagorie de la réalité par sa perception naïve. Il incarne un moment important de l’art moderne ; il est un « homme du monde [48] » censé fixer « la beauté passagère, fugace, de la vie présente [49] », et saisir ainsi « la modernité ». Il se consacre à la « peinture des mœurs du présent [50] », mais en raison précisément de cette singularité, il ne résume pas l’art de son temps. Les artistes que Baudelaire rapproche de Guys sont Daumier, Gavarni, Devéria, Maurin, Numa, Debucourt, Moreau, Saint-Aubin, Wattier, Tassaert, Lami [51]. Ni Delacroix, ni Ingres, ni aucun des « phares » n’est cité dans « Le Peintre de la vie moderne » ; l’absence de Manet ne doit donc pas surprendre. Wolfgang Drost se méprend quand il voit dans l’absence de Manet une exclusion ou une preuve de l’indifférence de Baudelaire.
Manet était d’ailleurs un grand admirateur de Guys. Il possédait une cinquantaine de ses croquis et lavis, et, en 1879, il a fait son portrait [52]. Il partageait avec lui une passion pour Goya. Guys, à la fin de sa vie – il mourut en 1892 –, fut d’ailleurs proche des impressionnistes. Et on ne peut pas le considérer comme un peintre de la génération nouvelle : né en 1802, il a quatre ans de moins que Delacroix, né en 1798.

4. Wolfgang Drost voit dans la « décrépitude » qu’invoque Baudelaire dans sa lettre du 11 mai 1865 à Manet (« vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art [53] ») une définition de l’art des « novateurs » : « Avec une franchise quelque peu brutale et sophistique à la fois il [Baudelaire] fait un compliment à Manet en le mettant à la tête du mouvement des novateurs qu’il semble considérer d’un œil sceptique [54]. » Revenant à une tradition qui remonte à l’article publié par Philippe Rebeyrol dans Les Temps modernes en octobre 1949, Drost voit dans le mot de « décrépitude » le point culminant d’une méfiance, voire d’une incompréhension de Baudelaire devant l’art de Manet. Essayons de rendre à son juste contexte cette formulation apparemment énigmatique.
En février 1865, Manet prépare l’accrochage de neuf toiles, dont un portrait de Jeanne Duval (connu sous le titre de La Maîtresse de Baudelaire), pour l’exposition organisée par Louis Martinet, fondateur de la Société nationale des Beaux-arts. Il réduit ensuite son envoi à six tableaux, parmi lesquels Martinet décide de n’exposer que deux natures mortes [55]. Manet retire alors ses tableaux de la galerie et démissionne de la Société. Déçu par les résultats médiocres de ses expositions, il est inquiet pour l’accueil de ses œuvres à venir. Il destine deux tableaux au Salon de 1865 : Jésus insulté par les soldats et Olympia. Dans ses lettres à Baudelaire, qui s’est installé à Bruxelles, il sollicite le « jugement sain [56] » de son ami. D’après les notes de Léon Leenhoff, conservées dans le fonds Moreau-Nélaton du Cabinet des estampes de la BNF, « c’est Baudelaire qui a décidé l’auteur à exposer [57] » Olympia.
Autour du 25 mars 1865, lorsqu’il reçoit la nouvelle de son admission, Manet remercie Baudelaire : « Mon cher Baudelaire, vous êtes un sage, je m’étais désolé à tort et tandis que je vous écrivais mon tableau était reçu [58]. » D’autre part, le poète se mobilise pour favoriser la carrière du peintre. En mars 1864 il écrit à Philippe de Chennevières pour recommander Manet et Fantin-Latour à l’exposition de la Société nationale des Beaux-arts [59]. Un an plus tard, il envoie à son ami une lettre pour Théophile Gautier, membre du jury du Salon, mais dont Manet ne fera pas usage [60]. Malheureusement nous ne possédons qu’une partie de leur correspondance de cette période.
C’est en la mettant en relation avec cet échange épistolaire, qu’il faut comprendre la lettre du 11 mai 1865. Au début du mois, affecté par les dénigrements de la presse après l’exposition de l’Olympia, Manet écrit au poète :

Je voudrais bien vous avoir ici, mon cher Baudelaire, les injures pleuvent sur moi comme grêle [,] je ne m’étais pas encore trouvé à pareille fête. […] J’aurais voulu avoir votre jugement sain sur mes tableaux car tous ces cris agacent, et il est évident qu’il y a quelqu’un qui se trompe [61].

Le jeune peintre déplore ensuite que la Royal Academy de Londres ait refusé ses tableaux pour son salon annuel.
Dans sa réponse du 11 mai 1865, non seulement Baudelaire encourage le peintre mais il n’hésite pas à le secouer, en lui rappelant l’admiration et l’amitié qu’il a pour lui :

Il faut donc que je vous parle encore de vous. Il faut que je m’applique à vous démontrer ce que vous valez. C’est vraiment bête ce que vous exigez. On se moque de vous ; les plaisanteries vous agacent ; on ne sait pas vous rendre justice, etc., etc. Croyez-vous que vous soyez le premier homme placé dans ce cas ? Avez-vous plus de génie que Chateaubriand et que Wagner ? On s’est bien moqué d’eux cependant. Ils n’en sont pas morts. Et, pour ne pas vous inspirer trop d’orgueil, je vous dirai que ces hommes sont des modèles, chacun dans son genre, et dans un monde très riche ; et que vous, vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art. J’espère que vous ne m’en voudrez pas du sans-façon avec lequel je vous traite. Vous connaissez mon amitié pour vous [62].

Baudelaire cite ensuite les impressions de Chorner, porteur de la lettre de Manet : « Il y a des défauts, des défaillances, un manque d’aplomb, mais il y a un charme irrésistible. Je sais tout cela ; je suis un des premiers qui l’ont compris [63]. » Il ne faut pas lire dans ces mots un « grave reproche sur l’insuffisance de métier [64] », comme l’écrit Wolfgang Drost, puisque Baudelaire rappelle ce qui, selon lui, est propre à Manet : le « charme irrésistible » qui se dégage de sa peinture. Le mot charme revient dans le quatrain sur Lola de Valence.
Quelques jours plus tard, le 24 mai 1865, méditant sur les déplorations du peintre, Baudelaire demande à Mme Paul Meurice d’intervenir auprès de lui pour qu’il relativise ses échecs : « vraiment, Manet a des facultés si brillantes et si légères qu’il serait malheureux qu’il se décourageât. Jamais il ne comblera absolument les lacunes de son tempérament. Mais il a un tempérament, c’est l’important [65]. » Le 25 mai il écrit dans le même sens à Champfleury : « Manet a un fort talent, un talent qui résistera. Mais il a un caractère faible. Il me paraît désolé et étourdi du choc. Ce qui me frappe aussi, c’est la joie de tous les imbéciles qui le croient perdu [66]. » Même si l’éloge reste nuancé, il est suffisamment clair. Baudelaire y distingue l’artiste (le « talent ») et l’homme (le « caractère »). Il prévoit le destin du jeune peintre, au prix d’une concentration dans son art et d’une indifférence à la petite ou à la « grande fournaise [67] ».
Bien sûr, dans la lettre du 11 mai, le mot décrépitude retient l’attention, en raison de sa brutalité renforcée par la litote. Elle a suscité quantité de commentaires, visant pour la plupart à condamner la « restriction terrible et injuste [68] » de Baudelaire envers l’art de Manet, comme l’écrit Pierre-Georges Castex. L’argument de Wolfgang Drost prolonge cette incompréhension.
La signification de la phrase n’est pas défavorable à Manet, si on la lit dans le contexte de la lettre : « votre art » désigne l’art de peindre (et non la peinture de Manet), par analogie avec l’art d’écrire, incarné par Chateaubriand, et l’art du musicien, représenté par Wagner. Chateaubriand et Wagner, nés respectivement en 1768 et en 1813, sont des modèles dans leur art et dans un « monde très riche », tandis que Manet, après la mort de Delacroix, ne peut revendiquer qu’une primauté dans un monde appauvri. Baudelaire atténue son compliment (« pour ne pas vous inspirer trop d’orgueil »), mais il désigne Manet comme «  le premier » dans son art, c’est-à-dire comme le plus grand peintre contemporain. Pierre Georgel l’a bien compris en relevant que, selon Baudelaire, la primauté de Manet était « moins éclatante, relativement, dans un moment d’épuisement que dans un moment de vigueur générale [69] ». Il a relevé la justesse du sensus finis baudelairien à un moment charnière de l’art moderne, et la congruence entre la peinture de Manet et les antidotes à la « décrépitude » préconisés par le poète.
La lettre de Baudelaire soulève une autre question : celle de la nature providentielle de l’incompréhension qui accable l’artiste. Le guignon baudelairien, qui relate l’idée chrétienne de persécution sanctifiée, caractérise l’esprit supérieur. Manet a tort de ne pas comprendre que « la raillerie, que l’insulte, que l’injustice sont des choses excellentes, et qu’il serait ingrat, s’il ne remerciait l’injustice [70] », comme le poète l’écrit à Mme Paul Meurice le 24 mai. Même la douleur qui peut parfois naître des vexations des hommes médiocres enrichit le tempérament. Et Manet, selon Baudelaire, devrait se réjouir du scandale qu’il provoque et qui est un véritable privilège : « vous avez l’honneur d’inspirer de la haine [71] », lui écrit-il. Baudelaire, qui se sent lui aussi incompris, invoque Chateaubriand et Wagner et assimile Manet à sa douloureuse expérience existentielle. C’est en ce sens que Manet a compris les mots de Baudelaire. Le 5 septembre 1865, la femme du peintre, Suzanne Manet, remercie le poète de penser « du fond du cœur […] à la gêne de [s]on pauvre Édouard, aux soucis que lui-même a de son avenir [72] ! » Baudelaire et Manet resteront profondément liés, jusqu’à la mort du poète.

5. L’idée que la peinture bascule dans un état dépressif est une idée largement répandue dans les années 1860. Comme l’observe Wolfgang Drost, c’est l’avis de Gautier, qui exprime sa gêne devant l’art des « novateurs ». Mais cette gêne est aussi celle des « novateurs », et c’est celle de Manet lui-même, ancien élève de Couture et admirateur de la peinture espagnole ; et c’est celle des futurs impressionnistes, qui ont alors un peu plus de vingt ans, comme Renoir ou Monet, et c’est celle de Cézanne.
Quant au mot décadence, sous la plume de Baudelaire, il se nourrit de contradictions, semblablement aux notions de « romantisme », de « réalisme » ou de « dandysme ». Il fait son apparition dans le Salon de 1846, dans le chapitre intitulé « De l’héroïsme de la vie moderne », où Baudelaire met en garde contre la confusion entre « décadence de la peinture » et « décadence des mœurs » [73]. Ce « préjugé d’atelier » lui paraît inciter à la paresse, celle des artistes académiques en particulier, qui se tournent vers le passé. Il pense, et continuera à penser, que « la grande tradition s’est perdue, et que la nouvelle n’est pas faite [74] ». Le véritable peintre de la vie moderne est alors un romancier, Balzac, bien que la peinture de Delacroix soit déjà – dans un équilibre esthétique délicat – la confluence la plus forte du romantisme et de l’art moderne. Si Manet, malgré sa primauté, appartient, en 1865, à une époque de « décrépitude », Delacroix, en 1846, était « la dernière expression du progrès dans l’art [75] ». Dans la dernière étude de Baudelaire sur le peintre, publiée en 1863 dans L’Opinion nationale, il y revient : « Ce qui est justement la marque principale du génie de Delacroix, c’est qu’il ne connaît pas la décadence ; il ne montre que le progrès [76]. »
Mais que signifie « décrépitude » pour Baudelaire, en 1865 ? L’hypothèse de Wolfgang Drost, qui assimile la « décrépitude » selon Baudelaire à l’art des « novateurs », ne me semble pas satisfaisante. Rien ne suggère dans les études sur l’art de Baudelaire que la peinture des « novateurs » lui apparaisse comme « la dernière phase déplorable d’un déclin après l’épanouissement de la maturité [77] », pour reprendre les mots de Drost. Le poète décrit la situation artistique et littéraire de son époque à travers le concept de « décadence » bien avant l’apparition des « novateurs » (voir sa lettre à Mme Aupick du 10 août 1862). Pour lui la décadence est presque une catégorie métaphysique, une modalité de l’existant. Dans un fragment en prose, « Symptômes de ruine », il décrit le cauchemar du réel : «  J’habite pour toujours un bâtiment qui va crouler, un bâtiment travaillé par une maladie secrète [78]. »
Les mots de décadence et de décrépitude ne se superposent pas exactement, comme Wolfgang Drost l’observe [79], mais ils sont proches dans le sens que Baudelaire leur confère. Le poète utilise en particulier le mot de décrépitude pour parler de l’« art philosophique », dans une étude longtemps projetée entre 1858 et 1860 mais restée sans suite. Par leur hérésie didactique subordonnant le beau au vrai, les peintres de cette école, dont Paul Chenavard est le héraut, dégradent l’art. Baudelaire écrit ceci dans l’ébauche de son article :

De quelques opinions particulières de Chenavard. De la supériorité absolue de Périclès.
Bassesse du paysage, — signe de décadence.
La suprématie simultanée de la musique et de l’industrie, — signe de décadence.
[…] Ce qui sert à parachever le caractère utopique et de décadence de Chenavard lui-même, c’est qu’il voulait embrigader sous sa direction les artistes comme des ouvriers pour exécuter en grand ses cartons et les colorier d’une manière barbare.
Chenavard est un grand esprit de décadence et il restera comme signe monstrueux du temps [80].

À partir de 1855 environ, Baudelaire adopte un renversement sémantique du concept de décadence. Accusé lui-même de pratiquer une «  littérature de décadence », il réagit en montrant que la décadence, au contraire, c’est la doctrine qui promeut la prééminence de la morale dans l’esthétique, c’est-à-dire, mutatis mutandis, l’idéologie du progrès. Et il articule la « décrépitude » au progrès, cette « invention du philosophisme actuel ». Les deux mots se retrouvent dans la préface aux Nouvelles histoires extraordinaires, en 1857 : « Le progrès, cette grande hérésie de la décrépitude, ne pouvait pas non plus lui échapper [81] », écrit-il à propos d’Edgar Poe.
Dans l’article sur l’Exposition universelle de 1855, il rallie les mots de « décadence » et de « décrépitude » au « fanal obscur » du progrès : « les races amoindries, si cette navrante folie dure longtemps, s’endormiront sur l’oreiller de la fatalité dans le sommeil radoteur de la décrépitude. Cette infatuation est le diagnostic d’une décadence déjà trop visible [82]. » Ce principe néfaste brouille les différences existant entre les phénomènes « du monde physique et du monde moral [83] » et pervertit l’autonomie de l’art : il nourrit les ferments de ruine que la culture de l’époque couve en elle.
Il n’y a donc pas, selon Baudelaire, de véritable équivalence entre la « décrépitude » et l’art « des novateurs ». La « décrépitude » mentionnée dans la lettre à Manet vise un dépérissement plus vaste, qui, comme une épidémie, atteint le domaine pictural, même si le véritable « ordre poétique et artistique », qui n’est pas l’otage de son temps, ne « cautionne que lui-même [84] ».

Selon Baudelaire, Manet est un esprit supérieur dans un monde épuisé. C’est ce que signifie cette formulation ironique et paradoxale : « le premier dans la décrépitude de votre art ». La « décrépitude » n’est pas celle du peintre, comme le croit Wolfgang Drost. Manet, au contraire, joint « à un goût décidé pour la réalité, la réalité moderne », une « imagination vive et ample, sensible, audacieuse [85] », comme Baudelaire l’écrit le 14 septembre 1862 dans « Peintres et aquafortistes ». Malgré sa solitude existentielle et artistique, Baudelaire, au-delà de leur amitié, au-delà de son attachement à l’art de Delacroix, a compris Manet dès le début : en 1859, le peintre a vingt-sept ans, il a peint moins du dixième de ce que sera son œuvre [86], il n’est qu’à l’aube d’une carrière que la postérité a placée au cœur de la peinture moderne.

Andrea Schellino, Paris.

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L’image immaculée de Baudelaire champion de la modernité

(Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte /
Cahiers d’Histoire des Littératures Romanes
, XXXIXe année, no 3-4, 2015, p. 357-365.)
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Oui ! sous cet énervement d’une civilisation trop frivole ou trop raffinée, l’art devenu anémique, ressentait comme le besoin d’une invasion de barbares. Manet allait arriver. Cependant les esprits qui identifiaient l’influence de Baudelaire en littérature à celle de Manet en peinture me semblent se tromper étrangement. L’un serait plutôt l’antithèse et l’ennemi de l’autre.

Jules Breton, La Peinture, Paris, Librairie de l’art ancien et moderne, 1904
(« L’Odyssée de la Muse. Conte historique »).

La phrase de Baudelaire écrite à Manet en 1865 – « vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art » suscite des émotions. Le jugement est d’une certaine ambiguïté et la lecture faite par Andrea Schellino diffère de la mienne. Selon Schellino, la « signification de la phrase n’est pas défavorable à Manet ». Baudelaire désigne Manet « comme le plus grand peintre contemporain » ;
« Malgré sa solitude existentielle et artistique, Baudelaire, au-delà de leur amitié, au-delà de son attachement à l’art de Delacroix, a compris Manet dès le début ». De mon côté, j’ai essayé de montrer que Baudelaire constate que, à ses yeux, la peinture contemporaine est en décrépitude et que Manet, son ami, en fait partie, oui, mais il prend soin d’insister sur le fait qu’il est pour lui le meilleur peintre dans la débâcle générale. Il y a donc une nuance négative qu’il s’agit d’analyser. Ce n’est pas une dispute futile (j’espère !) entre philologues baudelairiens sur une nuance à négliger ; elle implique un aspect important de notre image du poète.
J’ai l’impression que l’attaque de mon interlocuteur Andrea Schellino contre ma thèse est avant tout une défense de Baudelaire. Il veut me tirer devant un tribunal pour un crime de lèse-majesté. II n’est pas permis de mettre en doute l’image immaculée de Baudelaire initiateur de la modernité. Ce serait diminuer sa grandeur. Les amateurs de Baudelaire sont-ils désappointés que Baudelaire ait méconnu l’importance de Manet novateur et que Baudelaire ne se fût pas aperçu que dans les années 1860 des artistes de son temps s’apprêtent à former la base d’un art moderne qui nous charme encore aujourd’hui ? Le grand poète qui a initié la poésie lyrique moderne ne répond-il pas en ce point à l’expectative des baudelairiens ? Accepter l’incompréhension même partielle de Baudelaire face à Manet serait-ce une faille dans notre image du poète, champion de la modernité ? Baudelaire ne devrait-il pas avoir ressenti une Wahlverwandtschaft, une affinité profonde avec celui que l’on considère comme son égal dans les beaux-arts ? Toutefois, Baudelaire lui-même prit une position critique face à cette « nécessité de trouver à tout prix des pendants et des analogues dans les différents arts [qui] amène souvent d’étranges bévues [87] ».
Le refus d’accepter l’incompréhension baudelairienne face à la révolution en peinture implique que, jugeant d’une distance historique bien confortable, nous mesurons la qualité de Baudelaire critique d’art et des critiques d’art des siècles passés en général selon notre goût et nos propres convictions esthétiques. Je pense que les lecteurs seront d’accord avec moi que ce serait une perspective condamnable. Il faut donc élucider les arguments qui ont amené Baudelaire à formuler le jugement en question.
« Baudelaire critique d’art jamais ne s’est trompé [88] » avait proclamé Valéry comme si l’infaillibilité était un titre d’honneur. Toutefois la première tâche de l’historien de la critique d’art ne consistera pas à chercher des prophètes parmi les salonniers (même si cela reste bien entendu toujours un point non dépourvu d’intérêt) mais plutôt à essayer de comprendre leur concept de l’art et leurs critères du jugement esthétique.
Voici mes réponses aux questions soulevées par Andrea Schellino.

1. Prétendu silence : le silence est un fait et pas « prétendu » comme l’écrit Schellino, la réticence en revanche est une interprétation que l’on peut suivre ou pas. En ce que concerne ma reconstruction hypothétique de l’esthétique de Baudelaire critique d’art qui « frise la fabulation critique » selon mon antagoniste, je laisse juger nos lecteurs et je me permets de la continuer n’en déplaise à mon contradicteur. Mon but est, à partir de quelques faits, des indices et des comparaisons avec des jugements de ses confrères, de reconstituer l’esthétique de Baudelaire, de montrer que notre poète était divisé entre deux sentiments contradictoires : le charme irrésistible que les œuvres de Manet exerçaient sur lui et un certain malaise devant sa façon concevoir l’art : « Manet a des facultés si brillantes et si légères qu’il serait malheureux qu’il se décourageât. Jamais il ne comblera absolument les lacunes de son tempérament. Mais il a un tempérament, c’est l’important [89]. »
À l’appui de sa contre-attaque, Andrea Schellino cite Pierre Georgel qui estime à juste titre la situation en écrivant que Baudelaire « assigne bien la première place à Manet, mais [que] cette primauté lui paraît moins éclatante, relativement, dans un moment d’épuisement que dans un moment de vigueur générale [90] ». Cependant, Georgel renverse ensuite les rôles et fait de Manet un artiste, qui aux yeux de Baudelaire, aurait combattu la décrépitude. C’est une hypothèse tout à fait séduisante mais un peu fragile devant le jugement que nous voudrions interpréter.

2. Andrea Schellino considère le quatrain de Lola de Valence comme « bien un signe d’admiration et d’affinité ». C’est une interprétation légitime que je ne partage pas. Les vers font partie de la tradition de l’emblème et je ne surestimerais pas leur importance dans un sens d’une prise de position véritable.

3. D’abord une remarque générale. Andrea Schellino écrit, à propos de l’étude de Baudelaire sur Constantin Guys que je « reproche » à Baudelaire une « incompréhension […] devant l’art de Manet ». Rien de plus faux. Je suis loin de reprocher à Baudelaire quoi que ce soit. Je ne lui reproche pas d’apprécier des tableaux de William Haussoullier et d’Henri Baron ni d’une statue de Christophe. Serait-il bon de condamner le mauvais goût pour lequel Rimbaud se prononce ? Il faudrait plutôt essayer de comprendre les raisons qui poussent les poètes à prendre une position plutôt qu’une autre. Je pense qu’en ma fonction d’historien de la critique d’art – de la vieille école, il est vrai – il faut plutôt essayer de connaître les contours de leur esthétique à partir des textes.
_ « Guys est aussi éloigné de Manet que de Delacroix » nous dit Andrea Schellino. D’accord pour Delacroix, mais j’invite mon interlocuteur à regarder les lavis de Manet et de Guys pour comprendre qu’il existe une certaine parenté d’inspiration entre les deux dessinateurs [91].
Andrea Schellino me reproche d’« ignorer la chronologie des textes » et de « méconnaître les buts que Baudelaire s’était donnés dans son essai sur Guys ». Il est probable que Baudelaire a connu Manet avant 1863. Il y a deux témoignages : au début 1859, lors du refus du Buveur d’absinthe, Baudelaire, selon Antonin Proust, aurait eu une petite dispute avec le peintre [92]. Est-ce un témoignage fiable ou un souvenir vague rendu pittoresque par l’écrivain ? Ou tout de même une indication d’un contact réel des deux hommes dès cette période ? Un second point : Proust note aussi que Manet, pendant ses promenades au Jardin des Tuileries, était habituellement accompagné par Baudelaire [93]. Un troisième point : Manet travaille en 1862 au portrait de Lola. Baudelaire peut l’avoir vu avant qu’il ne soit exposé. Donc en résumé, rien d’absolument sûr, mais ce sont tout de même des indices que j’estime plausibles : un premier contact entre les deux hommes s’est fait probablement avant 1863 pour se transformer ensuite en amitié.

4. A. Schellino répète ce que j’ai écrit sur l’engagement de Baudelaire en faveur de Manet en y ajoutant, parmi d’autres extraits de la correspondance, une référence à une note peu connue de Léon Leenhoff disant que Baudelaire aurait décidé Manet à exposer l’Olympia. Ce témoignage est-il fiable ? De toute façon il faut préciser que Baudelaire n’avait probablement pas vu le tableau malfamé en écrivant sa fameuse lettre sur la décrépitude.
Schellino essaie d’interpréter la phrase de Baudelaire comme une sorte de « litote », dans le genre va, je ne te hais point, pour déclarer l’amour à quelqu’un. Mais les termes qui suivent – défaillances, défauts, manque d’aplomb – invalident cette lecture.

5. En revanche, je suis d’accord avec lui que la décrépitude de l’art ne se réfère pas exclusivement à l’art des novateurs comme je l’ai laissé entendre.
Dans sa conclusion Schellino met une citation tirée de l’article « Peintres et aquafortistes » publié le 14 septembre 1862. Son attaque me donne l’occasion d’exposer un aspect important omis dans l’alinéa sur « la provocation du non-finito » de mon article. « MM. Manet et Legros », écrit Baudelaire,« unissent à un goût décidé pour la réalité, la réalité moderne, – ce qui est déjà un bon symptôme, – cette imagination vive et ample, sensible, audacieuse [94]. » Mon interlocuteur a manipulé un peu la citation en omettant le nom de Legros que Baudelaire englobe dans son jugement. Mais surtout, Schellino ne tient pas compte de l’évolution de Manet depuis 1862 et des répercussions qui en résultaient et que je voudrais retracer brièvement. Dans cet article Baudelaire se réfère au tableau du Guitariste qui avait « produit une vive sensation au Salon dernier ». Dans le catalogue Manet de l’exposition au Grand Palais en 1983 Juliet Wilson-Bareau retrace l’histoire de sa réception. Le tableau accroché dans les cimaises avait suscité un vif intérêt dans le grand public et les officiels se virent obligés de lui donner une place plus avantageuse. L’œuvre obtint même une mention honorable à la fin du Salon, « peut-être grâce à l’intervention de Delacroix [95] ». Gautier lui fit un chaleureux accueil : « Il y a beaucoup de talent dans cette figure de grandeur naturelle, peinte en pleine pâte, d’une brosse vaillante et d’une couleur très-vraie. » Il l’y voit la meilleure tradition espagnole et s’exclame : « Caramba ! voilà un Guitarero qui ne vient pas de l’Opéra-comique, et qui ferait mauvaise figure sur une lithographie de romance ; mais Velasquez le saluerait d’un petit clignement d’œil amical, et Goya lui demanderait du feu pour allumer son papelito [96]. » Baudelaire partage apparemment l’avis de Gautier et prend la défense de Manet attaqué aussi par quelques salonniers. Il vise peut-être Hector de Callias qui s’était montré scandalisé par la « personne idiote de ce muletier » et choqué par le « mur nu » (voir mes remarques à la page 102 sur l’arrière fond de Lola de Valence). Léon Lagrange, dans la Gazette des Beaux-Arts, fondée l’année auparavant par Charles Blanc, accuse le choix du sujet et la facture : « quel fléau dans la société qu’un peintre réaliste ! » Baudelaire, dont on connaît la réserve face au réalisme et qui se défendait contre le reproche d’être réaliste dans ses Fleurs du mal [97]. reconnaît apparemment avec satisfaction le sens du réel qu’il détecte dans ces œuvres mais prend soin d’ajouter que « cette imagination vive et ample, sensible, audacieuse » s’y trouve bien sûr, mais « sans laquelle, il faut bien le dire, toutes les meilleures facultés ne sont que des serviteurs sans maîtres, des agents sans gouvernement [98] ». Sans vouloir précisément suggérer que c’est une admonition discrète aux deux peintres de ne pas se perdre dans un réalisme trop poussé, Baudelaire exige devant les tableaux de Manet et de Legros une fois de plus que tout artiste suive le « gouvernement de l’imagination » dont il avait esquissé les contours dans un chapitre célèbre de son Salon de 1859 [99].
En l’année où Baudelaire rendit compte du succès du chanteur espagnol en gravure et en peinture à l’huile, Manet s’engagea dans une autre voie en peignant son Concert aux Tuileries. Le concept baudelairien de la représentation de la foule dans la capitale moderne peut avoir inspiré Manet comme on le suppose en général [100]. Mais tout ceci n’exclut pas que Baudelaire ait eu des réserves devant la façon dont Manet a représenté son sujet.
Le Concert aux Tuileries, exécuté au cours de l’année 1862, marque un tournant dans la réception de l’art de Manet. Pour Françoise Cachin son Concert aux Tuileries plus que le Déjeuner sur l’herbe et l’Olympia est « le premier véritable tableau de la peinture moderne, tant par son sujet que par sa technique. La postérité de ce tableau dans les décennies suivantes chez Bazille, Monet et Renoir est évidente, et en fait le premier modèle de toutes les peintures impressionnistes et post-impressionnistes représentant la vie contemporaine en plein air ou dans les lieux publics populaires [101]. » Ce fut un événement quand le tableau était exposé dans la galerie Martinet. Nous avons aujourd’hui des difficultés pour comprendre que la toile a choqué la majorité du public en 1863. Banville le trouve « mal balayé », Paul Mantz pense que l’artiste est talentueux mais définitivement égaré [102]. Pour Saint-Victor le tableau « écorche les yeux comme la musique des foires fait saigner l’oreille [103] ». L’œuvre pèche-t-elle contre le concept préconisé par Baudelaire d’un tableau produit comme un monde tel qu’il l’avait souhaité au Salon de 1859 [104] ? Ce tableau manque-t-il d’harmonie ? Il y a d’autres points problématiques. Le spectateur curieux de connaître l’identité les portraits des contemporains reste sur sa faim. Ce n’est certes pas un point que Baudelaire a critiqué mais la façon dont ils sont peints peut l’avoir heurté. Le troisième homme à côté de Baudelaire et de Gautier est Constantin Guys selon Martine Lavaud ; le dessinateur y apparaît, brossé hâtivement avec quelques touches bien vagues, avec un pif énorme – pour nous aujourd’hui peint magistralement et d’un charme particulier ! Françoise Cachin attire notre attention sur les chaises en métal « qui sont peintes avec une insistance qui dût paraître provocante [105] ». Ce n’est pas, à mon avis « l’introduction des objets dits vulgaires dans une composition » qui a pu choquer les salonniers mais la façon en apparence improvisée et nonchalante de la facture en mode d’esquisse qui nous enchante de nos jours mais qui rebuta Baudelaire et ses contemporains. Il appréciait la « touche spirituelle » de Corot en 1845 [106] et avait été fasciné par les pastels de Boudin en 1859 mais n’admettait pas les « notes » de celui-ci dans le domaine de l’art [107]. Ainsi il n’est pas à exclure qu’il avait le même sentiment que Gautier qui ne voulait « pas de la peinture léchée » mais tout de même « de la peinture faite » comme il précisa en 1868 à propos de Monet [108].
Ce qui est amusant c’est que Manet, pour remercier Gautier de sa critique bienveillante du Guitariste, mit son profil à côté de celui de Baudelaire. Il ne pouvait pas savoir qu’avec cette œuvre le désaccord entre le peintre et ses critiques commençait à s’aiguiser. Henri Loyrette parle de l’incompréhension de Baudelaire [109], Françoise Cachin d’insatisfaction [110]. Les deux éminents historiens de l’art expriment leur surprise que Baudelaire ne fût pas enchanté par ce tableau qui paraît exaucer les vœux exprimés dans l’essai sur Le Peintre de la vie moderne. Ils se fondent sur le récit de Tabarant qui raconte que la « toile séduisait peu les amis à qui Manet la montra, Baudelaire tout le premier [111]. » Mais la relation de Tabarant est-elle fiable ? Seul la constatation de Loyrette de l’« hostilité croissante à l’art de Manet » de la part de Gautier, est sûre ; on peut le vérifier dans les Salons de Gautier que nous sommes en train d’éditer [112]. Cela ne nous permet pas de conclure que Baudelaire jugeait la peinture de Manet comme Gautier. Je pense cependant que Baudelaire était tiraillé entre son amitié pour Manet et ses convictions de critique, un peu comme Gautier qui, épris de l’art antique, pour ne pas nuire à ses amis les sculpteurs romantiques se servait de stratégies stylistiques face à leur exubérance pour les soutenir sans refouler absolument sa réserve [113]. Sa réserve, Baudelaire se bornait à la signaler en privé, et s’abstenait de prendre la parole publiquement mais recommandait Manet à Gautier, Chennevières et très chaleureusement à Thoré-Bürger : « Toutes les fois que vous chercherez à rendre service à Manet, je vous remercierai [114]. »
Notre Baudelaire me semble être tributaire d’un sentiment général répandu tant dans le grand public que dans les cercles des critiques d’art et des poètes dont j’ai interprété ailleurs l’attitude face aux novateurs [115]. On considérait l’esquisse en général comme un essai qui ne devrait pas sortir de l’atelier comme les brouillons de poésie. De là réserve et même blâme adressés aux auteurs des tableaux exposés au Salon qui montrent cette liberté de facture. Baudelaire est charmé en 1859 par la fraîcheur des Daubigny mais leur reproche « la mollesse et l’inconsistance d’une improvisation ». Il écrit de ses paysages ce qu’il aurait pu dire à propos des toiles de Manet : « je les préfère avec leurs défauts à beaucoup d’autres plus parfaites, mais privées de la qualité qui le distingue [116]. » Les manières de voir traditionnelles ont eu certainement une influence sur cet esprit révolutionnaire.
En concluant, Schellino introduit une perspective qui laisse transparaître une certaine inconséquence ou une incertitude. Le fait que le poète ne connaissait qu’un dixième de ce qui sera son œuvre semble être une excuse pour son manque d’une appréciation de l’art de Manet. Toutefois il ne faut pas oublier que trois des œuvres les plus représentatives restées dans la mémoire du public moderne étaient créées avant la mort de Baudelaire, Le Concert aux Tuileries, Le Déjeuner sur l’herbe sans parler de la fameuse Olympia.
Schellino est convaincu que Baudelaire a compris Manet « au-delà de son attachement à l’art de Delacroix ». Je pense en revanche ce que beaucoup de baudelairiens ont dit avant moi que Delacroix était et restait pour Baudelaire – bien plus que Manet – un « Homme privilégié [117] », « un des rares génies de notre malheureux siècle [118] », « l’artiste moderne qui s’est élevé très haut malgré son siècle [119] ». Il nous dit ce que pour lui Delacroix a mieux traduit qu’aucun des grands maîtres avant lui : « C’est l’invisible, c’est l’impalpable, c’est le rêve, c’est les nerfs, c’est l’âme [120]. » Delacroix « est le plus suggestif de tous les peintres », cette suggestivité qu’il apprécie dans ses œuvres qui, « choisies même parmi les secondaires et les inférieures, font le plus penser, et rappellent à la mémoire le plus de sentiments et de pensées poétiques déjà connus, mais qu’on croyait enfouis pour toujours dans la nuit du passé [121] ». Le poète demande une modernité qui ouvre au spectateur un monde émotionnel et contienne même une idée mystique de transcendance que la clarté et la monumentalité des œuvres de Manet ne possèdent pas. La peinture de Delacroix « révèle le surnaturalisme [122] ». Faut-il ajouter que Manet poursuivait un autre idéal ? Il reconnaissait la maîtrise du peintre romantique à qui il avait demandé la permission de copier La Barque de Dante (Louvre) mais il s’en est distancié – « Je n’aime pas son métier » a-t-il dit selon Antonin Proust [123]. Les convictions esthétiques des deux amis ne concordaient pas dans tous les points. Baudelaire se rallie moins à la modernité de Manet mais donne plutôt des impulsions au symbolisme en peinture38. N’est-ce pas là un fait qui explique et compense le soi-disant manque de compréhension des œuvres de son ami ?
La discussion des hypothèses d’Andrea Schellino et de moi-même met à nu les lacunes de nos connaissances. Il reste des incertitudes. J’ai essayé d’étayer mon interprétation, sur les écrits d’art baudelairiens et le contexte de la peinture des années 1860 et de leur réception. Que ceux qui préfèrent suivre les arguments d’Andrea Schellino et croient que Baudelaire voyait en Manet le plus grand peintre contemporain sans réserve aucune, veuillent bien tenir présent qu’il peut y avoir un petit doute qui rend justice à la complexité de l’esprit du poète et des subtilités de son sens de l’art.

Wolfgang Drost, Siegen


[12007, folio 4995, p. 310.

[3Baudelaire, Œuvres complètes, p.1571.

[4Exposé en 2016 à Paris, le musée du Luxembourg précisait :
« Le célèbre portrait du musée de Budapest représente Jeanne Duval, la maîtresse de Charles Baudelaire.
Baudelaire et Manet étaient amis, et c’est à Paris, dans l’atelier de la rue Guyot, que l’artiste peint la "Vénus noire", beauté créole en vogue à l’époque. Au moment de l’exécution du tableau, Baudelaire ne vivait plus avec elle, mais continuait à l’entretenir. Il est possible que le peintre ait fait présent de cette toile à Baudelaire. Des témoignages indiquent que deux tableaux de Manet ornaient les murs de la chambre du poète à l’époque de sa longue maladie. Les deux artistes avaient été liés par une amitié de près de dix ans, et c’est grâce aux héritiers que le magnifique portrait a pu réintégrer l’atelier de Manet après le décès de Baudelaire, survenu le 31 août 1867. À la mort de Manet, sa veuve a identifié le modèle, et le tableau a été inventorié sous le titre La Maîtresse de Baudelaire. »
Sur ce tableau, le sort réservé à Jeanne Duval et sa "réhabilitation", il faut lire Michael Ferrier, « La dormeuse du val », dans Sympathie pour le fantôme (Gallimard, 2010, coll. L’infini).

[7Dans son dernier roman, Le peuple de Manet, Marc Pautrel évoque le drame à l’origine du texte de Baudelaire (Gallimard, coll. L’infini, 2021, p. 20) :

Il déménage et change d’atelier plusieurs fois, notamment à la suite d’un horrible drame. Le petit Alexandre est un vagabond d’une quinzaine d’années que Manet a embauché pour nettoyer son atelier et laver ses pinceaux, et dont il fait même plusieurs fois le portrait. Ce garçon est jovial mais également perturbé, tour à tour colérique et mélancolique, et surtout il a un goût immodéré pour les alcools forts.
Un jour qu’il l’a encore trouvé ivre, Manet se fâche et menace de le renvoyer chez ses parents s’il recommence. Le gamin répond qu’il a compris, Manet sort un moment mais, quand il revient dans l’atelier, le petit s’est pendu à une poutre des lieux, avec une simple ficelle, en montant sur un tabouret. Baudelaire écrira plus tard pour son ami Manet un poème déchirant qui raconte toute l’histoire et qu’il intitulera « La corde ».


Le voleur de cerises ou Enfant aux cerises, 1859.
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Frédéric Vitoux dans son livre Voir Manet (Fayard 2013) écrit :

En 1859, il avait engagé dans son atelier du 38, rue de la Victoire un garçon d’une quinzaine d’années, Alexandre, qui vivait dans une quasi-misère, non loin de chez lui. Manet lui demandait de laver ses pinceaux, de balayer, de nettoyer les lieux. Il le prit incidemment comme modèle pour son Enfant aux cerises de 1859, où il semble respirer l’innocence et le bonheur de vivre, avec ses yeux malicieux sous sa toque rouge, ses cheveux blonds, son nez un peu épaté, sa bouche gourmande, ses mains qui enserrent précieusement le sac de cerises posé sur un muret auquel il s’est lui-même appuyé… Mais cette innocence, cette joie de vivre n’étaient sans doute qu’une illusion. Le plus souvent, l’enfant était ombrageux, taciturne. Il commettait de menus vols.

Faut-il penser qu’un jour de l’été 1860 Manet se mit plus violemment que d’habitude en colère contre lui ? On a souligné à quel point il arrivait au peintre de se laisser emporter par ses ressentiments avant de recouvrer la maîtrise de soi. Personne ne saura jamais, en vérité, le comportement qu’il adopta cette fois-là. Ce que l’on a appris, en revanche, c’est que Manet, de retour un peu plus tard dans son atelier, trouva l’enfant pendu…

Par la suite, il ne put supporter de rester dans les lieux et s’installa dans un nouvel atelier, rue de Douai. Dans ses souvenirs, Antonin Proust se contente de cette remarque laconique : « Manet fut très affecté de la fin tragique de ce petit être qu’il aimait beaucoup. »

Et encore ?

Rien.

En apparence, rien.


Le Garçon et le Chien, 1862.
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Deux ans plus tard, tout de même, en 1862, Manet publia dans un cahier d’estampes une eau-forte d’après un dessin qu’il avait esquissé du vivant de l’enfant, et qui le représentait pieds nus, avec sa fameuse toque, en compagnie d’un gros chien avec lequel il semble presque se confondre. (On doit à Françoise Cachin cette identification du modèle.) L’image, ici pleine de tendresse, de chaleureuse complicité entre le garçon et l’animal, continuait à l’évidence de le hanter. Mais, par ailleurs, ni Antonin Proust ni, par la suite, Théodore Duret n’ont fait état d’un sentiment de culpabilité de leur ami, d’un remords ou d’un chagrin qui auraient continué de le hanter et qu’il leur aurait confiés.

Baudelaire, lui aussi averti du drame, s’en inspira pour une courte nouvelle, La Corde, dédiée à Manet, qu’il publia dans Le Figaro du 7 février 1864 avant de la faire figurer dans son recueil Le Spleen de Paris.

Ce récit est instructif.

Il n’est pour ainsi dire pas question, chez l’auteur, des regrets ou du bouleversement éprouvés par l’artiste après la découverte du cadavre de l’enfant. Mais citons Baudelaire qui, dans La Corde, donne précisément la parole au peintre :

« Seulement je dois dire que ce petit bonhomme m’étonna quelquefois par des crises singulières de tristesse précoce, et qu’il manifesta bientôt un goût immodéré pour le sucre et les liqueurs ; si bien qu’un jour où je constatai que, malgré mes nombreux avertissements, il avait encore commis un nouveau larcin de ce genre, je le menaçai de le renvoyer à ses parents. Puis je sortis, et mes affaires me retinrent assez longtemps hors de chez moi.

« Quels ne furent pas mon horreur et mon étonnement quand, rentrant à la maison, le premier objet qui frappa mon regard fut mon petit bonhomme, l’espiègle compagnon de ma vie, pendu au panneau de cette armoire ! »

L’horreur, l’étonnement, oui, mais pour le reste ?

Baudelaire décrit le cadavre, sa rigidité, la ficelle fort mince qui était entrée dans ses chairs et qu’il fallut sectionner à l’aide de ciseaux pour lui dégager le cou… mais pour mieux en venir à son véritable sujet : la dénaturation du sentiment maternel.

Voilà ce que lui confie le peintre : la mère en apparence éplorée (ne parlons pas du père, abruti et rêveur, qui se contente de dire : « Après tout, cela vaut peut-être mieux ainsi ; il aurait toujours mal fini ! ») exige du peintre les morceaux de ficelle avec laquelle son fils s’est donné la mort, comme « une horrible et chère relique ». Et le narrateur de comprendre enfin, dès lors qu’une corde ou qu’un fragment de corde de pendu sont censés porter bonheur et se trouvent prêts à être achetés par le plus grand nombre, « pourquoi la mère tenait tant à m’arracher la ficelle et par quel commerce elle entendait se consoler ».

Cette conclusion, Baudelaire la tenait-il de Manet qui en aurait été le témoin ? L’inventa-t-il plutôt comme pour exonérer son ami de toute faute, modifier l’éclairage, faire glisser sinon la responsabilité, du moins la monstruosité du drame vers la mère du petit garçon ? On l’ignore, mais cela importe-t-il tellement ? Dans un cas comme dans l’autre, Manet s’était-il libéré vraiment de toute culpabilité ?

On ne peut s’empêcher de penser que ce petit fantôme a continué longtemps, toute sa vie peut-être, à hanter la conscience du peintre qui n’en dira plus jamais rien. Bien sûr, les fantômes, on les cache chez soi. Dans les sous-sols, les escaliers dérobés, les greniers ou les replis de sa conscience. Ils ne s’évanouissent pas pour autant. Tapis, aux aguets, ils ouvrent la bouche, ils ne disent rien, certes, ils n’expriment rien sinon l’essentiel : une absence, un silence dont on ne guérira jamais.

[8Épouse de Paul Meurice, écrivain proche de Victor Hugo, Éléonore Palmyre Granger (1819-1874) était la fille du peintre Jean-Pierre Granger, et, pianiste de talent, fut notamment professeur de piano de Camille Saint-Saëns. Ingres et Bracquemond peignirent son portrait. Baudelaire entretint avec elle une relation amicale et intellectuelle, comme en témoigne les lettres qu’il lui adressa.

[9Andrea Schellino dont je rappelle qu’il est le traducteur italien des poésies de Pleynet. Cf. Marcelin Pleynet vu d’Italie.

[10Jim Bishop.

[11Et non La Famille Manet au jardin comme il est écrit par erreur dans le livre. A.G.

[12Notons que Sollers ne cite pas la totalité des propos de Baudelaire du 24 mai (il est vrai adressés à Mme Paule Meurice et non à Manet lui-même) :

« l’insulte, [que] l’injustice sont des choses excellentes, et [qu’]il [Manet] serait ingrat, s’il ne remerciait l’injustice. »

Les propos de Baudelaire (qui savait à quoi s’en tenir en matière d’injustice) sont pourtant proches de ceux que Sollers a tenu maintes fois, en faisant un principe cardinal de sa guerre défensive (« guerre prolongée ») :

« Un ostracisme violent est TOUJOURS très bon signe. » (Éloge de l’infini, Gallimard, p.1047)

Sans parler de la célèbre affirmation de Mao du 26 mai 1939 : « Être attaqué par l’ennemi est une bonne chose et non une mauvaise chose. »

[13Sur lesquels Sollers a beaucoup écrit.

[14Repris dans Éloge de l’infini. Mais c’est le livre de 1995 qu’il faut lire : les reproductions sont très belles.

[15L’émergence du réalisme en école constituée, à partir du milieu des années 1850, place Baudelaire et d’autres dans une situation nouvelle, entre résistance et réticence. En raison de son passage chez Couture et du compagnonnage résolu avec Baudelaire, Manet appartient à sa manière à ce post-romantisme. Pour une situation d’ensemble, voir Pierre Georgel, « Le romantisme des années 1860 », Revue de l’art, n° 20, 1973, p. 8-36.

[16Antonin Proust, « Édouard Manet. Souvenirs », La Revue blanche, février 1897, p. 135. Rien, en fait, ne prouve que le tableau a été soumis au jury du Salon de 1859. On sait que la toile de Copenhague, jusqu’à sa vente en 1872, ne présentait qu’une demi-figure plutôt banale, maladroite, et qui n’avait rien d’un « début » au Salon, comme Manet en rêvait. La critique en 1861, qu’il reste cependant à creuser, ne fait pas allusion à ce premier échec.

[17La Revue française publia en quatre livraisons la recension de Baudelaire entre le 10 mai et le 20 juillet 1859. Texte originel que nous a rendu Wolfgang Drost dans sa belle édition du Salon de 1859, Paris, Honoré Champion, 2006.

[18Baudelaire à Manet, 4 janvier 1863, nous citons d’ap. Baudelaire, Correspondance, Claude Pichois et Jean Ziegler (éd.), Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. II, 1973, p. 286.

[19La page d’Hector de Callias, publiée dans L’Artiste de juillet 1861, a été jugée comme défavorable au peintre (Voir Manet 1832-1883, Paris, Galeries nationales du Grand Palais et New York, Metropolitan Museum of Art, 1983, p. 63). Sous l’ironie très parisienne, Callias laisse pourtant entendre que le tableau l’a vivement saisi, au-delà du « naturalisme pur » que Manet partagerait avec Legros et dont le critique ne se dit par partisan. Nous reviendrons sur ces textes dans une prochaine note.

[20Anonyme [Baudelaire], « Exposition Martinet », Revue anecdotique, 1re quinzaine de janvier 1862, nous citons d’après Baudelaire, Œuvres complètes, Claude Pichois (éd.), Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1976, t. II, p. 733.

[21Anonyme [Baudelaire], « L’eau-forte est à la mode », Revue anecdotique, 2e quinzaine d’avril 1862, nous citons d’après Baudelaire, Œuvres complètes, ouvr. cité, p. 736.

[22Baudelaire, Correspondance, ouvr. cité, p. 253.

[23Lamquet, Les Beaux-Arts, t. V, 15 septembre 1862, nous citons d’ap. Manet, 1983, p. 142.

[24Baudelaire, « Peintres et aquafortistes », Le Boulevard, 14 septembre 1862, in Baudelaire, Œuvres complètes, ouvr. cité, p. 738.

[25Voir les réserves implicites d’Antonin Proust à propos de l’influence que Courbet exerça sur la génération suivante : « Courbet, qui était venu d’un pas quelque peu lourd de son pays franc-comtois, avait tenté dans la figure la même transformation qui s’était opérée dans la peinture de paysages. » (Antonin Proust, « L’art d’Édouard Manet », Le Studio, no 21, 15 janvier 1901, p. 71). Face au réalisme « dépassé » de Courbet, Manet impose le sien, plus urbain, lumineux, discontinu et sténographique, plus ouvertement « marqué de romantisme » (Baudelaire à Théophile Thoré, vers le 20 juin 1864, in Baudelaire, Correspondance, ouvr. cité, p. 386).

[26Lors d’une conférence au Courtauld Institute, en avril 1991, Juliet Wilson-Bareau a proposé d’identifier la femme en noir, vers laquelle s’incline Eugène Manet, comme étant Mme Manet mère, veuve depuis peu. Voir les pages très stimulantes que Nancy Locke consacre à La Musique aux Tuileries à partir de cette hypothèse réaliste, dans Manet and the Family Romance, Princeton et Oxford, Princeton University Press, 2001, p. 74-75.

[27Depuis Florisoone (1947) et Sandblad (1954), les « sources » de La Musique aux Tuileries sont mieux connues, des chroniqueurs rocailles (Saint-Aubin, etc.) à Thomas Couture. Si le climat galant et l’architectonique du tableau s’en ressentent, les radiographies réalisées en 1991 ont montré que la composition avait évolué par ajouts successifs de « portraits », dont l’identité reste à établir et peut-être à corriger. À partir de la carte-de-visite photographique de M. et Mme Brunet, issue des albums de Manet (Paris, BNF), Juliet Wilson-Bareau a ainsi montré l’usage que le peintre a pu faire de ce type d’images pour nourrir la sienne. Problème ouvert : l’homme qui dérive de la photographie du sculpteur Eugène Brunet avait jusque-là été identifié au journaliste Aurélien Scholl… Voir Juliet Wilson-Bareau, recension de Art in the Making : Impressionism, Burlington Magazine, février 1991, p. 127-129.

[28Aurélien Scholl (1833-1902) – le dandy moustachu à gauche se confond-il bien avec lui [voir note précédente] ? – est l’un des virtuoses de la presse du Second Empire, malgré son républicanisme. Plume du Figaro à la fin des années 1850, il crée Le Nain jaune en mai 1863, où il fait écrire Henri Rochefort. Quelques mois plus tard, Baudelaire lui propose d’y publier les articles qui formeront son Peintre de la vie moderne (voir la lettre de Baudelaire à Scholl, s.d. [fin 1863], in Baudelaire, Correspondance, ouvr. cité, p. 344). C’est dire combien la présence de Scholl dans la Musique aux Tuileries fait/ferait sens, compte tenu de la stratégie dont Manet établit alors les bases. Il conviendrait enfin de s’interroger sur les liens entre la modernité des années 1860 et une certaine écriture journalistique, dont Scholl incarnait la réussite. Voir la mise au point de Pierre-Jean Dufief, « Aurélien Scholl : fantaisie et codes journalistiques », La Fantaisie post-romantique, Jean-Louis Cabanès et Jean-Pierre Saïdah (dir.), Presse universitaires du Mirail, Bordeaux, 2003, p. 155-170.

[29Henri Loyrette, à propos de La Musique aux Tuileries, parle justement des critiques que Manet « espérait amadouer en les citant ». Voir Impressionnisme. Les origines, 1859-1869, Paris, Galeries nationales du Grand Palais, 1994/ New York, The Metropolitan of Art, 1994-1995, RMN, p. 395.

[30Théodore de Banville, « Mouvement dramatique et littéraire », L’Artiste, 15 avril 1863, in Théodore de Banville, Critique littéraire, artistique et musicale choisie, Peter J. Edwards et Peter S. Hambly (éd.), t. I, Paris, Honoré Champion Éditeur, 2003, p. 338-339. Notons au passage que ce texte, on ne sait pourquoi, n’est guère cité.

[31Nous avons essayé de rectifier ce poncif, voir Stéphane Guégan, « Manet on view », in Birth of Impressionism, Madrid, Mapfre Foundation / San Francisco, Fine Arts Museum / Nashville, Frist Center, 2010, p. 85-103.

[32Voir Carol Armstrong, Manet Manette, notamment le chap. V : « Between Gautier’s Spain and Baudelaire’s Modern Life : Manet’s show at Martinet’s », New Haven et Londres, Yale University Press, 2002, p. 99-133.

[33Voir notamment l’étude remarquable de David Alston, « What’s in a Name ? Olympia and a Minor Parnassian », Gazette des Beaux-Arts, avril 1978, p. 148-154.

[34L’exemplaire sur papier ordinaire du Théophile Gautier que Baudelaire adressa à Manet figurait dans le catalogue de la vente de la bibliothèque du colonel Daniel Sickles, Trésors de la littérature française du XIXe siècle, livres et manuscrits - Première partie, Drouot-Montaigne, 20-21 avril 1989, no 30. Voir aussi Édouard Graham, Passages d’encre. Échanges littéraires dans la bibliothèque Jean Bonna. Envois, lettres et manuscrits autographes 1850-1900, Paris, Gallimard, 2008, p. 157.

[35Philippe Rebeyrol, « Baudelaire et Manet », Les Temps modernes, n° 48, octobre 1949, p. 707-725.

[36Wolfgang Drost, « “Vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art”. Baudelaire et Gautier, Zola et Mallarmé devant la modernité de Manet », Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte, 38. Jahrgang, Heft 1/2, 2014, p. 95.

[37Ibid., p. 113.

[38Ibid., p. 114.

[39Paul Valéry, Triomphe de Manet [1932], dans Pièces sur l’art, Paris, Gallimard, 1946, p. 161-175 ; Œuvres, édition établie et annotée par Jean Hytier, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, t. II, 1960, p. 1326-1333. André Ferran, L’Esthétique de Baudelaire [1933], Paris, Nizet, 1968, p. 480-487.

[40Pierre Georgel, « Les Transformations de la peinture vers 1848, 1855, 1863 », La Revue de l’art, n° 27, 1975, p. 69.

[41Stéphane Guégan, Théophile Gautier, Paris, Gallimard, 2011, p. 519.

[42Charles Baudelaire, Œuvres complètes, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, t. I, 1975, p. 168.

[43Wolfgang Drost, art. cit., p. 102.

[44L’Atelier de Baudelaire. « Les Fleurs du Mal », édition diplomatique par Claude Pichois et Jacques Dupont, Paris, Honoré Champion, 2005, t. I, p. 734.

[45Ibid.

[46John Kaiser, « Baudelaire, Manet, Rossetti et Mallarmé », Bulletin baudelairien, t. XIV, no 2, hiver 1979, p. 14.

[47Wolfgang Drost, art. cit., p. 95.

[48Charles Baudelaire, Œuvres complètes, éd. cit., t. II, 1976, p. 689, 724.

[49Ibid., p. 724.

[50Ibid., p. 684.

[51Ibid., p. 686-687, 724.

[52Henri Lecaye, Le Secret de Baudelaire, suivi de Baudelaire et la modernité et de Baudelaire et Manet, Paris, Jean-Michel Place, 1991, p. 107. Michael Fried, « Painting Memories. On the Containment of the Past in Baudelaire and Édouard Manet », Critical Inquiry, no 10, 1983-1984, p. 542, n. 50. André Ferran confirme cette continuité esthétique entre Manet et Guys (L’Esthétique de Baudelaire, op. cit., p. 480-487).

[53Charles Baudelaire, Correspondance, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois avec la collaboration de Jean Ziegler, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, t. II, 1973, p. 497.

[54Wolfgang Drost, art. cit., p. 93.

[55Voir la lettre de Manet à Baudelaire du 14 février 1865 et celle d’Hippolyte Lejosne à Baudelaire du 21 février ; Lettres à Baudelaire, publiées par Claude Pichois avec la collaboration de Vincenette Pichois, Neuchâtel, À la Baconnière, coll. Langages, 1973, p. 215, 230.

[56Ibid., p. 234.

[57Beth Archer Brombert, Manet. Un rebelle en redingote (1996), traduit de l’anglais par Jean-François Allain, Paris, Hazan, 2011, p. 190.

[58Lettres à Baudelaire, éd. cit., p. 232.

[59Charles Baudelaire, Correspondance, éd. cit., t. II, p. 350-351.

[60Manet à Baudelaire, environ 25 mars 1865 ; Lettres à Baudelaire, éd. cit., p. 232.

[61Ibid., p. 233-234.

[62Charles Baudelaire, Correspondance, éd. cit., t. II, p. 496-497.

[63Ibid., p. 497.

[64Wolfgang Drost, art. cit., p. 95.

[65Charles Baudelaire, Correspondance, éd. cit., t. II, p. 501.

[66Ibid., p. 502.

[67Baudelaire à Mme Paul Meurice, 24 mai 1865 ; ibid., p. 500.

[68Pierre-Georges Castex, Baudelaire critique d’art. Étude et album, Paris, SEDES, 1969, p. 75. Parmi les commentateurs qui ont soutenu cette thèse, Georges Bataille a accusé Baudelaire d’être resté accroché au passé et à Delacroix (Manet [1955], dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, t. IX, 1979, p. 122), et Claude Pichois a parlé de « rencontre en partie manquée » (notice « Manet » dans Claude Pichois, Jean-Paul Avice, Dictionnaire Baudelaire, Tusson, Du Lérot, 2002, p. 290).

[69Pierre Georgel, « Les Transformations de la peinture vers 1848, 1855, 1863 », art. cit., p. 68.

[70Charles Baudelaire, Correspondance, éd. cit., t. II, p. 500-501.

[71Ibid., p. 496.

[72Lettres à Baudelaire, éd. cit., p. 235.

[73Charles Baudelaire, Œuvres complètes, t. II, p. 493.

[74Ibid.

[75Ibid., p. 441.

[76« L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix », ibid., p. 751-752.

[77Wolfgang Drost, art. cit., p. 96.

[78Charles Baudelaire, Œuvres complètes, t. I, p. 372.

[79Wolfgang Drost, art. cit., p. 95-96.

[80Charles Baudelaire, Œuvres complètes, t. II, p. 493.

[81Ibid., p. 603.

[82Ibid., p. 580.

[83Ibid.

[84Ibid., p. 581.

[85Ibid., p. 738.

[86« Quand Baudelaire est près de sombrer dans la paralysie, Manet n’en est qu’au numéro soixante-huit de son œuvre picturale, qui en comptera presque sept cents » (Henri Lecaye, Preuves, no 209-210, août-septembre 1968, p. 138- 142 ; cité ibid., p. 1258).

[87Baudelaire, Œuvres complètes, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, t. II, 1976, p. 430 (« Salon de 1846 »).

[88Préface du catalogue de l’exposition Manet au musée de l’Orangerie, Paris, 1932, p. VI.

[89Lettre de Baudelaire à Mme Paul Meurice du 24 mai 1865. Charles Baudelaire, Correspondance, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois avec la collaboration de Jean Ziegler, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, t. II, 1973, p. 501. Michael Fried dans son livre Manet’s Modernism or, The Face of Painting in the 1860s maintient que Baudelaire, « Manet’s chief intellectual companion in the early 1860s » aurait été « fundamentally hostile to the painter’s borrowings from the Old Masters » (Chicago and London, The University of Chicago Press, 1996, p. 167).

[90Pierre Georgel, « Les Transformations de la peinture vers 1848, 1855, 1863 », Revue de l’art, no 27, 1975, p. 68.

[91David Carrier trouve « embarrassing that a great critic failed to see the value of the work of a friend » (High Art. Charles Baudelaire and the Origins of Modernist Painting, University Park, Pennsylvania, Pennsylvania State University Press, 1996, p. 53). Il résume les arguments de différents baudelairiens sur la fausse préférence donnée à Guys au lieu à Manet (p. 50 et sqq.).

[92Antonin Proust, « Edouard Manet. Souvenirs », La Revue Blanche, t. XII, février-mai 1897, p. 134 sqq. Cf. aussi George Heard Hamilton, Manet and His Critics, en particulier le chapitre sur « Manet and Baudelaire : 1859-67 », New Haven, Yale University Press/ London, Geoffrey Cumberlege, Oxford University Press 1954, p. 20-37. En lisant cet article, je me suis rendu compte que Hamilton m’a précédé en citant le texte de Leroy que je croyais avoir redécouvert…

[93Antonin Proust, op. cit., p. 170 sqq.

[94Œuvres complètes, éd. cit., t. II, p. 738 (« Peintres et aquafortistes »).

[95Catalogue Manet 1832-1883, Paris, Grand Palais / New York, Metropolitan Museum of Art, Paris, RMN 1983, p. 63.

[96« Salon de 1861 », Moniteur universel du 3 juillet. Cf. mon article « Gautier membre du jury et juge de la peinture officielle et de l’impressionnisme naissant », dans Théophile Gautier et le Second Empire, Anne Geisler-Szmulewicz et Martine Lavaud (dir.), Nîmes, Lucie éditions, 2013, p. 170-191.

[97André Guyaux, Baudelaire. Un demi-siècle de lectures des Fleurs du mal (1855-1905), Paris, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, coll. Mémoire de la critique, 2007 (p. 31 sqq. de la préface de Guyaux).

[98Œuvres complètes, éd. cit., t. II, p. 738 (« Peintres et aquafortistes »).

[99Voir mon étude sur « Baudelaire critique de l’art contemporain » et le commentaire de notre édition du Salon de 1859 (édité par W. Drost avec la collaboration d’U. Riechers, Paris, Champion, 2006, p. 81-101, 269 sqq.).

[100Théodore Reff a vu en Baudelaire une des influences sur la sensibilité parisienne de Manet : Manet and Modern Paris, exposition Washington, National Gallery of Art 1982. Françoise Cachin envisage même la possibilité que le peintre ait inspiré le poète. « Comment Manet ne se serait pas reconnu dans un texte que non seulement il a dû lire ou entendre, mais peut-être en partie inspirer » ? (Catalogue Manet, op. cit., 1983, p. 124) Cachin peut s’appuyer sur l’opinion de Proust : « On lui a attribué une grande influence sur Manet. C’est le contraire qui est vrai. » La « fréquentation de la rôtisserie Pavard et du restaurant Dinocheau […], les conversations qu’il avait avec Manet dans l’un et l’autre de ces établissements […] modifièrent sensiblement sa manière de voir et de juger, et si vers 1860 Manet et Baudelaire furent étroitement liés, c’est Manet qui garda l’influence sur son ami » (Antonin Proust, op. cit., p. 128). Le jugement de Proust est contredit par la correspondance entre les deux hommes.

[101Catalogue Manet, op. cit., 1983, p. 126. Dans une vue d’ensemble très détaillée, Lois Boe Hyslop et Francis E. Hyslop font remarquer que le petit poème en prose Les Veuves, paru le 1er novembre 1861, décrit « a scene very similar to that portrayed by the artist » ce que les auteurs considèrent comme une confirmation de leur thèse que Baudelaire « may even have suggested the subject and the treatment. » (« Baudelaire and Manet : A Re-Appraisal » dans Lois B. Hyslop éd., Baudelaire as a Love Poet and other Essays, Pennsylvania State University Press/ University Park London, 1969, p. 87-130, ici p. 99 sqq.).

[102C’est ainsi que Henri Loyrette résume le jugement de Mantz dans l’exposition Impressionnisme. Les Origines 1859-1869, publiée par H. Loyrette/ Gary Tinterow, Paris, RMN, 1994, p. 266.

[103Saint-Victor, La Presse, 27 avril 1863 ; Catalogue Manet, op. cit., 1983, p. 126.

[104« Salon de 1859 », op. cit., 2006, p. 21 ; Baudelaire, Œuvres complètes, éd. cit., t. II, p. 626. Un tableau « doit être produit comme un monde ». Mais là aussi on pourrait continuer le dialogue : Baudelaire, dans les Petits poèmes en prose ne présente-t-il pas, comme il expose dans son introduction, des fragments, des morceaux, des tronçons pour évoquer « la vie moderne » ? (Œuvres complètes, éd. cit., t. I, p. 275).

[105Françoise Cachin dans Manet, op. cit., 1983, p. 123 sqq.

[106Œuvres complètes, éd. cit., t. II, p. 390 (« Salon de 1845 »).

[107Ibid., p. 665 (« Salon de 1859 »).

[108Le Moniteur universel, 11 mai 1868. Cité d’après l’anthologie de Marie-Hélène Girard, Théophile Gautier, Critique d’Art. Extraits des Salons (1833-1872), Paris, Séguier, 1994, p. 319.

[109Henri Loyrette, catalogue Impressionnisme, op. cit., 1994, p. 395.

[110« Ce tableau qui avait tout pour intéresser Baudelaire ne le satisfit semble-t-il pas. » Françoise Cachin dans Manet, op. cit., 1983, p. 126.

[111Adolphe Tabarant, Manet et ses œuvres, Paris, Gallimard, 1947, p. 38 ; cité d’après Loyrette, Impressionnisme, op. cit., 1994, p. 266.

[112Henri Loyrette, Impressionnisme, op. cit., 1994, p. 395. Le premier volume des Salons de Gautier paraîtra en 2015 chez Champion dans l’édition des Œuvres complètes de Gautier, dirigée par Alain Montandon, avec la collaboration de Hamrick, Girard, Guégan, Kearns et moi-même. Le tome IV sur Les Beaux-Arts en Europe – 1855 a été édité par M.-H. Girard en 2011.

[113W. Drost, « Gautier devant la sculpture romantique. Du libéralisme esthétique dans sa critique d’art », dans Théophile Gautier (1811-2011). Le Bicentenaire, dans le Bulletin de la Société Théophile Gautier, n° 33, 2011, p. 65-79.

[114Lettre de Baudelaire à Thoré écrite vers le 20 juin 1864 (Baudelaire, Correspondance, éd. cit., t. II, p. 386 sqq.). C’est un document intéressant qui mériterait une analyse détaillée. Cf. aussi Pierre Courthion / Pierre Cailler (éd.), Manet raconté par lui-même et par ses amis, Vésenaz-Genève, Pierre Cailler, 1945, p. 129.

[115Wolfgang Drost, « Les poètes critiques d’art devant la facture en liberté », dans Maria Emanuela Raffi (éd.), Les Pas d’Orphée. Scritti in onore di Mario Richter, Padova, Unipress, 2005, p. 191-201.

[116Œuvres complètes, éd. cit., t. II, p. 661 (« Salon de 1859 »).

[117Ibid., p. 633 (« Salon de 1859 »).

[118Ibid., p. 770 (« L’œuvre et la vie d’Eugène Delacroix »).

[119Ibid., p. 634 (« Salon de 1859 »).

[120Ibid., p. 744 (« L’œuvre et la vie d’Eugène Delacroix »).

[121Ibid., p. 745 (« L’œuvre et la vie d’Eugène Delacroix »).

[122Ibid., p. 596 (« Exposition universelle de 1855 »).

[123Antonin Proust, op. cit., p. 134.

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