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Vladimir Nabokov, Oeuvres romanesques complètes III

Bonus : Nabokov parle de Lolita (ORTF, Lectures pour tous, 21 octobre 1959).

D 24 mai 2021     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Vladimir Nabokov
Œuvres romanesques
complètes
tome III

Édition publiée sous la direction de Maurice Couturier

Chronologie par Brian Boyd
Collection Bibliothèque de la Pléiade (n° 648), Gallimard
Parution : 04-02-2021

Ce volume contient
Pnine - Feu pâle - Ada ou L’Ardeur - La transparence des choses - Regarde, regarde les arlequins ! - L’original de Laura.

Textes traduits de l’anglais, présentés et annotés par René Alladaye, Jean-Bernard Blandenier, Marie Bouchet, Brian Boyd, Gilles Chahine, Yannicke Chupin, Maurice-Edgar Coindreau, Maurice Couturier, Lara Delage-Toriel, Agnès Edel-Roy, Raymond Girard, Donald Harper et Monica Manolescu

Après le succès planétaire de Lolita, Nabokov jouit d’une grande liberté créatrice. La suite de son œuvre lance au lecteur, à son intelligence, à son imaginaire, un défi permanent. Le héros de Pnine (roman de 1957 ici proposé dans une nouvelle traduction), professeur d’origine russe enseignant dans une université américaine, c’est-à-dire doté d’une biographie proche de celle de son créateur, sera évincé de son poste par le narrateur du récit, qui se révèle être... Nabokov lui-même. Feu pâle (1962) met en compétition deux types de textes, un poème et son commentaire, deux narrateurs, qui sont l’image inversée l’un de l’autre, et deux univers antagonistes. Puis vient Ada ou l’Ardeur (1969), le chef-d’œuvre de la période, et peut-être le chef-d’œuvre de Nabokov. Livre ambitieux, maîtrisé – deux univers, deux narrateurs, de nombreux emboîtements narratifs et un brouillage constant des repères temporels – , c’est aussi, un an après Belle du Seigneur, un grand roman d’amour.
Trois ans plus tard, dans La Transparence des choses – « une simple enquête "au-delà des cyprès" sur l’entrelacs des destinées prises au hasard », disait l’auteur, non sans mystère –, le narrateur, un certain Mr. R., romancier de son état, agit depuis le royaume des ombres... Enfin, Vadim Vadimovitch, narrateur de Regarde, regarde les Arlequins ! (1974), le dernier roman publié par Nabokov (car L’Original de Laura restera inachevé et paraîtra après sa mort), ressemble à s’y méprendre à Vladimir Vladimirovitch Nabokov. Autobiographie fictive, variation sur le thème de l’identité, du double, de la copie et de l’original, ultime regard, teinté d’humour et d’ironie, d’un homme sur la trajectoire de sa vie et sur son œuvre, c’est aussi l’occasion d’une confrontation finale avec un lecteur que Nabokov n’aura eu de cesse de provoquer, défier et enchanter.

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Le « grand huit » de Vladimir Nabokov

Le nouveau volume de la Pléiade, consacré aux romans de la dernière période, montre comment l’écrivain russe a multiplié les tours de passe-passe, dans « Feu pâle » ou « Ada ou l’ardeur ».

Par Didier Jacob

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Vladimir Nabokov à la chasse aux papillons en 1958.
(Carl Mydans / The LIFE Picture Collection)

Lire Nabokov à l’ère de la « cancel culture » ? Il semblerait que l’auteur de « Lolita » ne soit pas le moins inflammable, parmi les écrivains dont on verrait bien les œuvres disparaître dans un autodafé au parfum de soufre et d’immoralité. Dans « Lire Lolita à Téhéran », l’Iranienne Azar Nafisi racontait comment elle avait invité plusieurs étudiantes à venir chez elle pour découvrir le scandaleux roman en cachette des autorités.

Nabokov dérange-t-il encore aujourd’hui ? Peut-être, mais pas pour les mêmes raisons. Quoi de commun entre ses premières œuvres et ses dernières, entre « Roi, dame, valet » et « l’Original de Laura » ? Quel message, quelle signification ? Quelle ultime morale ? N’est-ce pas le plus déroutant – qu’il n’y en ait peut-être pas ? Circulez y a rien à voir : la vérité, c’est que Nabokov, comme un palais russe ouvert à tous les vents, est partout et nulle part, quoiqu’il ait multiplié, dans son œuvre, les versions parodiques de lui-même. Comme MacNab dans « Regarde, regarde les arlequins ! », ou le narrateur de « Pnine ». « Un grand huit », selon Charles Dantzig qui, dans son « Dictionnaire égoïste de la littérature mondiale », règle d’ailleurs son compte à Nabokov (un «  fat à périphrases ») avec autant de courage que de mauvaise foi.
La Lolita de Nabokov a-t-elle besoin d’être vengée ?

Tours de passe-passe

Du moins la lecture de ce nouveau volume de la Pléiade, consacré aux romans de la dernière période, devrait-il transporter la discussion quant à l’héritage du maître sur un terrain moins explosif. Quand s’ouvre ce recueil, Nabokov est l’un des romanciers les plus lus au monde. En 1958, « Lolita » est paru chez Putnam. En trois semaines, cent mille exemplaires du livre ont été vendus. Hormis « Autant en emporte le vent », aucun roman n’avait connu pareil succès aux Etats-Unis. Kubrick achète les droits. Nabokov s’envole pour Los Angeles où il rencontre le réalisateur.

C’est une période intense, épuisante, enthousiasmante pour Vladimir, qui continue à écrire, multipliant les tours de passe-passe qui annoncent les jeux de miroir de Philip Roth : « Feu pâle », son admirable diamant incompréhensible, « Ada ou l’ardeur », son monumental roman d’amour dont les secrets n’ont toujours pas été complètement levés, et dont Maurice Couturier, en annexe, s’évertue à expliquer le pourquoi des infinis méandres. Sans parler de son dernier ouvrage, publié après sa mort et où Nabokov, depuis l’azur, semble lâcher, voletant vers la Terre, son dernier papillon.

LIRE AUSSI : « Lettres à Véra » : le grand amour de Nabokov pdf

Didier Jacob, « L’OBS » du 25 mars 2021.

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Les obsessions de Vladimir Nabokov

Mots de passe. Le troisième et dernier tome des « Œuvres romanesques complètes » dans « La Pléiade » montre l’auteur de « Lolita » totalement libre – et maître des leitmotivs qui parcourent sans relâche ses livres.

Par Florence Noiville

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L’écrivain Vladimir Nabokov, en Suisse, en 1975.
SOPHIE BASSOULS/LEEMAGE

Comment se restreindre à quatre mots lorsque des dizaines affluent ? S’agissant de Vladimir Nabokov (1899-1977), dont le troisième et dernier volume des Œuvres romanesques paraît dans « La Pléiade », on songe d’emblée à une volée de noms : Russie, Amérique, Suisse, cosmopolitisme, virtuosité, érotisme, jeu, cryptage, labyrinthe, échecs, lépidoptères… Les adjectifs, eux aussi, se pressent : polyglotte, flamboyant, provocateur, scabreux, amoral, enchanteur, esthète, synesthète… Né à Saint-Pétersbourg, Nabokov avait 58 ans au début de la période couverte par ce volume (de 1957 à sa mort). Hormis Pnine, publié en chapitres dès 1953 (Gallimard, 1962) – Nabokov et sa femme Vera s’installent alors dans l’Oregon pour chasser les papillons –, tous les autres romans sont postérieurs à 1955, année de la parution en France de ce qui deviendra le succès mondial que l’on sait : Lolita (Olympia Press). Nabokov jouit alors d’une totale liberté créatrice pour donner forme – des formes sophistiquées, emboîtées, en constante métamorphose – aux obsessions ludiques comme aux fantasmes pervers de son imaginaire.

Enfance

Membre d’une illustre famille de l’aristocratie russe, le père de Vladimir Vladimirovitch Nabokov était un juriste éminent, résolument opposé au despotisme du tsar. Pourtant, en 1917, la famille Nabokov est contrainte de fuir. Cap sur la Crimée, puis sur Londres. «  Je suis un écrivain américain, né en Russie et formé en Angleterre, où j’ai étudié la littérature française avant de passer quinze années en Allemagne », dira plus tard Nabokov, le plus cosmopolite des écrivains. Pourtant, la Russie des commencements affleure et se réfracte dans presque toutes ses œuvres. Les résurgences de la langue abondent. Dans Ada ou l’ardeur (1969 ; Fayard, 1975), c’est la première question que pose Marina au jeune Van lorsqu’elle le reçoit, à l’heure du thé, dans son château d’Ardis : « “Slivok ? Un peu de crème ? Tu parles le russe, j’espère”. “Neokhotno no soverchenno svobodno” (sans plaisir mais couramment), répond Van, slegka oulybnouvchis (avec un demi-sourire).  » Ce château d’Ardis – lieu extraterritorial dont le nom renvoie surtout, par ses sonorités, à une initiation dans un jardin enchanté, « les Ardeurs et les Arbres d’Ardis » – représente le paradis de l’enfance idéalisée et à jamais perdue dans ce qu’il appelle «  le choc de l’engloutissement ». « Il n’est rien dans la littérature mondiale, écrit-il dans Ada, rien sauf peut-être les réminiscences du comte Tolstoï, qui puisse le disputer en allégresse pure, innocence arcadienne, avec les chapitres de ce livre qui traitent d’“Ardis”. » Cette Arcadie-là est celle d’une nature en gloire, des premiers émois érotiques et sensuels. « Je me rends compte à présent que la langue russe, par sa syntaxe, par ses sonorités, était éminemment féminine. »

Fureur (de la chair)

Créateur de la nymphette la plus célèbre de la littérature mondiale, Nabokov fit scandale en 1955 avec Lolita, ce roman «  affreusement beau » dont le manuscrit fut à l’époque maintes fois rejeté. Il conte l’histoire d’un quadragénaire, Humbert Humbert, placé en détention provisoire pour meurtre et qui donne à lire sa confession, sorte de plaidoirie expiatoire disséquant son attirance pédophile pour sa belle-fille de 12 ans.

Passions déviantes et érotisme sulfureux culminent dans Ada ou l’ardeur, que Nabokov tenait pour son chef-d’œuvre et dont le fil directeur est l’amour incestueux, pleinement consommé de 14 à 94 ans, entre un frère et une sœur, Van et Ada. Lors du mariage d’Ada (avec un autre), les cheveux de la jeune fille ont effleuré le cou de Van. Celui-ci s’en souvient ainsi : « Les premières fois qu’il rêva d’elle, la réitération de ce contact, si léger, si bref, faisait obstinément succomber son endurance et déchaînait, telle une épée brandie, la salve salvatrice. » De son côté, Ada note que Van a ouvert en elle, lorsqu’elle était encore enfant, « une source de frénésie, une fureur de la chair, une irritation insatiable… » «  Le feu que tu as allumé a laissé son empreinte sur le point le plus vulnérable, le plus pervers, le plus sensible de mon corps. Aujourd’hui, il faut que j’expie l’excès de vigueur prématurée avec lequel tu as raclé la rouge écorchure, comme le bois calciné doit expier d’être passé par sa flamme  ».

Dans La Transparence des choses (Gallimard, 1972), entre deux allusions métaphoriques au sexe, on croise un personnage, Adam von Librikov, parfaite anagramme de Vladimir Nabokov. Or, le «  i » en cyrillique étant rendu en écriture cursive par une sorte de « u », Librikov devient prétexte à un jeu de mots sur « lubrique ». Comme si, chez Nabokov, les plaisirs de la littérature et ceux de la chair étaient non seulement inséparables, mais liés par essence à son identité même.

Métamorphose

Né dans un milieu libéral et anglophile, Vladimir Nabokov a reçu une éducation en trois langues : russe, anglais et français. Ce trilinguisme – qu’il doit notamment à ses gouvernantes : « J’appris d’abord à lire en anglais avant de savoir lire en russe », se souvient-il dans ses Mémoires, Autres rivages (1951 ; Gallimard, 1961) – sera déterminant pour son œuvre. « Il en usait avec les mots comme avec les papillons », écrivait dans ces colonnes l’écrivain Eric Chevillard. Il n’hésitait pas à épingler le plus beau dans la langue où il le trouvait et, par exemple, « plaisir » plutôt que « pleasure  », parce que le premier lui procurait, disait-il, « un supplément de vibrato spinal  ».

Nabokov publie d’abord dans sa langue maternelle, sous le pseudonyme de Vladimir Sirine – La Défense Loujine (1930 ; Fayard, 1934), Le Guetteur (1930 ; Gallimard, 1969), Le Don (1938 ; Gallimard, 1967). Puis il décide d’abandonner le russe, sans doute par souci de plus grande universalité. Admirateur de Flaubert et de Proust, traducteur en russe de Ronsard ou Rimbaud, il aurait pu devenir un grand écrivain français, comme le suggère sa nouvelle Mademoiselle O, rédigée en français (Julliard, 1982), et comme le confirme le grand spécialiste de Nabokov, Maurice Couturier, dans Nabokov ou la Tentation française (Gallimard, 2011). L’anglais l’emporte pourtant à partir de La Vraie Vie de Sebastian Knight (1941 ; Albin Michel, 1951), publié un an après son arrivée aux Etats-Unis, en 1940.

D’un Nabokov l’autre : d’écrivain russe reconnu, Nabokov devient, à peine une décennie plus tard, « l’un des meilleurs auteurs américains », selon le critique Edmund Wilson. Et une célébrité mondiale avec Lolita. Russo-Américain : cette dualité lui permet de jouer de diverses traditions romanesques, de montrer « un endroit et un envers des choses ». A propos de son autobiographie, restitution en anglais de souvenirs russes, Nabokov écrit qu’elle fut pour lui « une besogne infernale  ». Mais, dit-il, «  je me suis consolé en me disant que de telles métamorphoses, familières aux papillons, n’avaient encore été tentées par aucun humain ».

Double

De La Méprise (1934 ; Gallimard, 1939) – où le héros tue un vagabond (son portrait craché) pour que sa veuve encaisse l’argent de l’assurance-vie – à la nouvelle « Scènes de la vie d’un monstre double » (Nouvelles complètes, Gallimard, 2010), racontées par un frère siamois, ce thème hante l’imaginaire nabokovien. Dans cette « Pléiade », il apparaît dans Pnine – retraduit par Maurice Couturier –, où le protagoniste d’origine russe, professeur dans une université américaine et quasi-jumeau de l’auteur, finit par se voir évincé de son poste par… Nabokov lui-même. On retrouve ce jeu duel dans Feu pâle (1962 ; Gallimard, 1965), où les deux narrateurs sont comme les motifs inversés l’un de l’autre, et plus encore dans La Transparence des choses, où tout n’est que dédoublements autour d’un certain Hugh Person, dont le nom se prononce « You Personne ».

Dans L’Original de Laura, publié en 2009 chez Gallimard, la ressemblance s’impose dès les premières pages avec Lolita – Laura, 12 ans, étant l’objet des pulsions sulfureuses de Mr Hubert, «  aimable mais fétide vieux mâle pressant » qui « rôde constamment autour d’elle, (…) l’hypnotisant, l’enveloppant pour ainsi dire dans quelque substance poisseuse invisible et s’approchant de plus en plus d’elle ». Une ultime variation entre copie et original. Mais une variation inachevée, que Nabokov voulait voir brûler après sa mort.

Critique

Six romans sensuels

Des cinq romans achevés qui composent ce volume de « La Pléiade », publiés aux Etats-Unis entre 1957 et 1974, Pnine, Feu pâle, La Transparence des choses, Regarde, regarde les arlequins ! et Ada ou l’ardeur, ce dernier est celui pour lequel Nabokov souhaitait qu’on se souvînt de lui : un grand roman d’amour assorti d’une ample méditation sur le temps lorsque, la vie ayant passé, «  les flèches perdues du destin de chacun restent éparpillées autour de lui  ».

Pas de notion de bien ou de mal. Pas d’analyse de l’inconscient (Nabokov détestait Freud, qu’il appelait « le charlatan viennois »). Mais, comme le note Maurice Couturier dans sa passionnante introduction, une sensualité qui «  renoue avec l’érotisme poétique de la Renaissance ». Corps et sexualité, omniprésents, occupent ici une place qu’ils n’avaient pas dans les œuvres des précédents tomes (hormis bien sûr dans Lolita).

On pourrait même lire ce volume à travers ce seul prisme, depuis la passion brûlante de celui qui confesse « n’avoir longtemps eu que 13 ans  » jusqu’au déclin sexuel du «  vieux sybarite moribond  » de Regarde, regarde les arlequins !, en terminant avec l’obèse et étrange professeur de psychologie expérimentale de l’inachevé L’Original de Laura, dont le corps n’est plus que « caoutchouc et pourriture », et dont le seul désir est de le faire disparaître en « s’autogommant » des pieds à la tête. Or, surprise !, même à ce stade, le héros nabokovien découvre une « ultime volupté » : « Le processus consistant à mourir par auto-dissolution procurait l’extase la plus grande qu’un homme puisse connaître. »

Florence Noiville, Le Monde du 27 mars 2021.

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Nabokov sans les dents

Par Philippe Lançon

VOIR

En mai 1981, j’avais 17 ans et je ne me souviens plus ni de ce que j’ai fait ni de ce que j’ai pensé, mais je me rappelle ceci : j’avais encore toutes mes dents et, contrairement à Mitterrand les siennes, je ne les avais pas fait limer. Aujourd’hui, j’ai perdu la plupart de celles du bas dans un regrettable événement historique et, six ans et quelques mois après cet événement, j’ai oublié quelles pouvaient être les sensations de bouche quand celle-ci était entière, entièrement sensible, et aussi ce qu’elles devinrent quand la balle fut passée et la mâchoire inférieure, emportée. Je les avais oubliées, du moins, jusqu’à ce que Vladimir Nabokov me les rappelle en partie.

« Lorsque j’ai commencé à écrire Pnine, j’avais un projet artistique précis : créer un personnage comique, pas séduisant physiquement – grotesque, si vous voulez – et le faire ensuite apparaître, par rapport aux individus soi-disant "normaux", comme, et de loin, le plus humain, le plus important, et, sur un plan moral, le plus séduisant. Quoi qu’il en soit, Pnine n’a vraiment rien du bouffon. Ce que je vous offre, c’est un personnage tout à fait nouveau dans la littérature – un personnage important et intensément pathétique – et en littérature, il naît des personnages nouveaux tous les jours. » Vladimir Nabokov, 1955.

« La Pléiade » publie le troisième et dernier volume de ses Œuvres romanesques complètes. Il s’ouvre sur Pnine, roman extrê­mement drôle où l’écrivain s’invente un double russe, exilé et in­adapté qui, comme lui-même le fit, enseigne dans une université américaine. Timofeï Pnine est professeur de russe au Waindell College et il cherche à se loger dans une maison calme où il aura la paix. Sa future logeuse «  jeta un coup d’œil au-dessus des cactus moribonds sur la fenêtre de la petite véranda et aperçut un homme vêtu d’un imperméable dont la tête nue ressemblait à un globe de cuivre poli, et qui sonnait avec optimisme à la porte d’entrée de la belle maison en brique de ses voisins  ». Pnine se trompe sans cesse : de train, de maison, d’attitude, de prononciation, de mots. Son décalage le rend ridicule, mais son ridicule le rend aimable et, pour le lecteur, malgré sa cuistrerie, pitoyablement charmant. Sa vie semble derrière lui, mais elle continue à lui passer devant, ou dessus, pour lui jouer de nouveaux tours. Avec Pnine, si seul, si épris de solitude, à la fois si armé et si désemparé, avec ce Don Quichotte intellectuel, quiconque a laissé une ou plusieurs vies derrière soi ne se sent jamais seul. Il prévient aussitôt sa logeuse : « Je vais me faire arracher toutes les dents. Une opération répugnante.  » Une note nous apprend que Nabokov, « lui aussi, a eu des problèmes de dents  » et cite une lettre de mai 1950 : «  Je dois aller à Boston me faire arracher six dents de la mâchoire inférieure. J’ai prévu d’aller là-bas […] le dimanche 27, de grogner chez le dentiste […] lundi, mardi et peut-être jeudi (le 31), puis de marmonner, sans dents, jusqu’à Ithaca pour y corriger des copies d’examen.  » L’université de Cornell, où Nabokov enseigne alors, est à Ithaca. L’appareil sera posé huit jours plus tard, délai qui me paraît bien court.

À LIRE AUSSI : Le règne des offensés

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Dessin de Foolz

Deux heures après l’extraction des dents de Pnine, « un flux de douleur cuisante commençait à se substituer à la glace et au bois de l’anesthésie dans sa bouche en proie au dégel, toujours à demi-morte et atrocement martyrisée  ». Une autre note confirme que Nabokov a souffert de la même façon, peinant à quitter son lit. Maintenant, la sensation : «  Après cela et pendant quelques jours, il fut en deuil d’une partie intime de lui-même. Il se rendit compte avec surprise à quel point il avait été attaché à ses dents. Sa langue, un gros phoque luisant, prenait un tel plaisir à claquer et glisser au milieu de ces rochers familiers, vérifiant les contours de son royaume meurtri mais encore fiable, plongeant de crique en grotte, escaladant telle arête, fouillant telle anfractuosité, découvrant un lambeau d’algue exquise dans la même fissure  ; mais maintenant il ne restait aucun point de repère, et il ne demeurait qu’une grande plaie sombre, une terra incognita de muqueuses que la peur et le dégoût vous interdisaient d’explorer. Et quand le dentier était inséré, cela ressemblait à un pauvre crâne fossile que l’on eût équipé avec les mâchoires grimaçantes d’un parfait étranger.  »

La chirurgie a fait de grands progrès, depuis. Mes prothèses successives ont toutes été inamovibles et, si j’ai bien commencé par éprouver la même chose que Pnine (et Nabokov), j’ai fini non seulement par vivre avec la mâchoire de ce parfait étranger, mais par devenir cet étranger lui-même. Nabokov précise que son héros prépare, au moment où il va se faire opérer, les sujets d’examen liés à son cours sur l’« Évolution du Sens ». Ce cours « avait débuté et […] allait se terminer par une formule destinée à être citée à l’envi un jour : l’évolution du sens est, en un sens, l’évolution du non-sens  ». Sage parole, parole de sans-dents. Ainsi ai-je fêté par hasard, en lisant Pnine, la victoire de François Mitterrand, le grand homme aux dents limées.

Philippe Lançon, Charlie Hebdo 1504 du 19 mai 2021.

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RAPPELS

Nabokov parle de Lolita

ORTF, Lectures pour tous, 21 octobre 1959.

Bien avant d’être interviewé par Bernard Pivot (Apostrophes, 30 mai 1975), Nabokov répond aux questions de Pierre Dumayet à l’occasion de la sortie de son livre Lolita dont la première traduction en français par Eric Kahane est publiée par Gallimard en 1959. L’écrivain lit ses réponses préparées en français, définit le bon lecteur, le public américain. Il parle de l’origine de son livre, de son succès auprès de ses élèves et de ses collègues de l’Université Cornell aux États-Unis.

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La défense Nabokov


Le Monde du 18 janvier 1991.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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Par Philippe Sollers

La vie d’un grand écrivain est amusante quand elle s’achève dans une sorte de jugement dernier. Par rapport à une œuvre puissamment et vicieusement poursuivie, méditée, orchestrée, menée au bout malgré tous les obstacles, il y a, en définitive les Bons et les Méchants. Peu de Bons, beaucoup de Méchants ? Ça ne rate jamais, et c’est ça qui est drôle.

Voyez Nabokov. Les représentants, contre lui, de la lourdeur et de la mort collective s’appellent les fascistes russes (qui assassinent son père, en 1922, à Berlin) ; les nazis (son frère cadet meurt en déportation) ; les communistes (« je n’aime pas les communistes à cause de l’idée qu’ils se font de la photographie ») ; les émigrés (qui le jalousent) ; les anti-émigrés (qui le prennent pour un aristocrate méprisant) ; les intellectuels occidentaux progressistes (qui suivent la propagande stalinienne) ; les écrivains réalistes, naturalistes, populistes (qui le jugent trop raffiné) ; les psychiatres et les psychanalystes (qui sont choqués par cet irresponsable, adepte suspect du principe de plaisir) ; les professeurs et les universitaires (de quel droit nous enseignerait-il quoi que ce soit ?) ; les juges et les tribunaux (c’est un pornographe) ; les pornographes (il écrit des choses trop intelligentes) ; les éditeurs (ne pourriez-vous pas transformer votre nymphette Lolita en petit garçon ?) ; les féministes (sa description de la mère américaine n’est-elle pas férocement misogyne ?) ; les anticommunistes professionnels (qui n’ont aucun intérêt pour la littérature et finissent par ressembler si étrangement à leurs adversaires) ; — sans parler de la police officielle ou secrète, mais très concrète, des différents pays où il se faufile, changeant de domicile et de langue jusqu’à la métamorphose triomphale du russe en anglais (et réciproquement).

L’existence écrite, quel sport !

« Durant l’été 1953, dans un ranch des environs de Portal, Arizona, dans une maison louée à Ashland, Oregon, et dans divers motels de l’Ouest et du Midwest, j’ai trouvé le moyen, tout en chassant les papillons et en écrivant Lolita et Pnine, de traduire en russe Speak, Memory avec le concours de ma femme... Cette remise en forme, en anglais, d’une remise en forme en russe de ce qui avait été au départ une restitution en anglais de souvenirs russes, s’est révélée être une besogne infernale, mais je me suis quelque peu consolé en me disant que de telles métamorphoses à répétition, familières aux papillons, n’avaient encore été tentées par aucun humain. »


Vladimir et Vera Nabokov jouant aux échecs, 1958.
Photo Carl Mydans. ZOOM : cliquer sur l’image.
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La partie d’échecs se déroule dans la réalité directe : avancées, reculs, illuminations, fatigue, sacrifices de pions, mouvements des fous et des cavaliers, débordement par les ailes, concentration sur chaque point, attaques brusquées, longues et sinueuses défenses. Nabokov se sera montré un défenseur hors pair, jusqu’à l’attaque fulgurante de Lolita. L’essentiel est de ne pas se retrouver encerclé, coincé, suicidé (thème de ce merveilleux livre de jeunesse qu’est La Défense Loujine [1] : « Vers la fin du chapitre quatre, je joue un coup inattendu dans un coin de l’échiquier »). Au fond, c’est ainsi que nous devrions étudier les inventions vitales des grands maîtres de notre époque destructrice : Proust, Joyce, Nabokov Céline. Contre qui jouent-ils ? Contre tout le monde. Qu’est-ce qui les soutient ? La force du malentendu. Que veulent-ils sauver à tout prix ? Leur mémoire, leurs sensations, leurs accumulations, parfois inavouables, de détails. « Le véritable écrivain devrait ignorer tous les lecteurs sauf un, celui de l’avenir qui, à son tour, n’est nul autre que l’auteur réfléchi dans le temps » (les Méchants : « Quel incroyable narcissime ! »). Maîtrise du temps auquel nous ne nous croyons soumis qu’à cause de « notre perception barbare ». Et à travers de simples jeux de langage ? Oui.

Il y a plus grave : un écrivain conscient est responsable de toute la culture de son pays, il peut arriver qu’en période de détresse il soit seul à l’assumer, sans garantie, sans espoir, sans illusions dans un tourbillon de ténèbres. Que serait l’Irlande sans Joyce ? Et la Russie sans Nabokov ? Sur le moment, presque personne ne s’en aperçoit : il semble se passer des choses tellement plus importantes ! Comme dit Zina, à la fin du Don : « Je crois que tu deviendras un écrivain comme il n’y en a jamais eu auparavant et la Russie sera folle de toi quand elle reviendra trop tard à son bon sens. »

L’enchantement qu’on éprouve à lire Nabokov vient de son lyrisme ironique. Toutes les vertus de la grande poésie sont là (fidélité à Pouchkine), mais portées à l’incandescence critique d’un calcul sans cesse en éveil. Il fait longuement rêver (la promenade en forêt du Don, les plages émotives de Lolita), mais il montre que la rêverie se referme sur elle-même, dans un rire hors temps, parce qu’elle est de plus en plus interdite dans le monde humain. Pas seulement interdite, mais intransmissible sauf par le secret littéraire : « Deux caractéristiques distinguaient Leonard Blorenge, président du Département de langue et littérature françaises : il détestait la littérature et il ne savait pas le français. » (Pnine)

Nos hommages à Nabokov ? Ils arrivent bien tard, treize ans après sa mort, à la suite de tonnes inutiles de mauvais romans, de sottises poétiques et de banalités sociologiques. Pour la société, et pour cause, il n’existe d’écrivain exceptionnel que mort. On se souvient du soupir de Joyce en 1939 : « Ils feraient mieux de lire Finnegans Wake que de faire la guerre. » Mais une petite phrase palpitante et mystérieuse de Nabokov lui répondait déjà : « Comme un fou se croit Dieu, nous nous croyons mortels. »

Philippe Sollers, Le Monde du 18 janvier 1991.
La Guerre du Goût, Gallimard, 1994, p. 397-400 ; folio, p. 420-423.

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Vladimir Nabokov Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.


Extrait de L’original de Laura.
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Nabokov et la publication posthume de L’original de Laura

Par Simon Leys

« L’amertume d’une vie in­terrompue n’est rien en re­gard de l’amer­tume d’une oeuvre interrompue:la probabilité que la première puisse se poursuivre par-delà la ­tombe semble infinie, comparée au désespérant inachèvement de la seconde, vu de là-bas cela pourra peut-être pa­raître absurde, mais vu d’ici, l’écrit ­reste irrémédiablement inexistant », disait Nabokov [2].

Pour écrire ses romans, Nabokov procédait de façon très particulière : son habitude était de former d’abord dans son esprit une vision complète de l’oeuvre, et ensuite il se mettait à noter sur des fiches un premier brouillon fait de fragments détachés, sans suite logique ni chronologique. Ces fiches, d’un format légèrement inférieur à celui de cartes postales standards, présentant chacune, uniquement sur le côté recto, un court passage (pouvant aller d’une ligne à un ou deux paragraphes). Certaines fiches ne comportent qu’une phrase isolée — une idée, une touche descriptive ; d’autres offrent une séquence numérotée, formant une narration ininterrompue (allant, dans deux cas, jusqu’à plus de vingt fiches).

Dans une seconde étape, il mélangeait et réassemblait ces fiches, organisant un projet de structure, esquissant liens et connexions, tissant ensemble les divers fils de l’intrigue. La composition prenait ainsi progressivement forme, jusqu’à ce qu’un manuscrit définitif et continu puisse enfin être mis au net.

Nabokov commença à travailler à son dernier roman en 1975 ; il fut bientôt interrompu par un accident, puis par la détérioration de son état de santé. À sa mort (1977), il n’était même pas arrivé à la moitié de la première étape : tout ce qui reste de ses brouillons est un lot de 138 fiches qui, si on les imprimait de façon continue, comme pour un livre ordinaire, rempliraient à peine une trentaine de pages.


Dernière fiche bristol de l’Original de Laura.
« effacer, expurger, supprimer,
gommer, essuyer, anéantir ».
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Qu’aurait-on dû faire de ces 138 fiches ? Comme son fils Dmitri le rappelle, Nabokov, durant sa dernière maladie, sur son lit d’hôpital, donna à sa femme, l’admirable Vera (dont il sera question dans un moment), l’instruction de les brûler dans le cas où il mourrait sans avoir pu terminer son manuscrit.

La veuve dévouée ne put se résoudre à exécuter cette instruction à la lettre — cela l’aurait obligée à détruire ce qui constituait pour elle de très précieuses reliques, mais elle respecta l’esprit essentiel de cette dernière volonté de son mari : jamais elle ne livra à la curiosité des lecteurs ces fragments non corrigés. Après la mort de Vera (1991), Dmitri Nabokov — fils unique du couple extraordinaire — devint le seul gardien de l’oeuvre de l’écrivain ; dix-huit ans plus tard, après « une longue réflexion » (décrite dans un passage bizarrement contourné et obscur de son introduction), il décida finalement de les publier dans la forme actuelle : un grand et luxueux volume, paru aux États-Unis, présentant sur 138 pages de carton, imprimées d’un seul côté, des reproductions en fac-similé détachables des 138 fiches ; chaque fiche occupe la moitié supérieure de la page, tandis que son contenu est encore repris en caractères d’imprimerie sur la moitié inférieure. Si le lecteur le désire, il peut détacher n’importe quelle fiche, ou toutes les fiches, par simple pression du doigt le long de leur pourtour. Ayant ainsi procédé, il peut alors, fiches en main, battre les cartes pour les réarranger à sa guise, suivant ce qu’il estimerait être un ordre, soit mieux conforme au dessein original de Nabokov, soit simplement plus satisfaisant pour son goût personnel. Délesté de ses fiches, le volume ainsi éviscéré peut être replacé sur un rayon de bibliothèque : son aspect extérieur reste inchangé, et pourtant il recèle maintenant une cavité secrète dans laquelle vous pourriez commodément ranger (par exemple) soit votre testament ou, un trousseau de clés, ou un petit flacon de Calvados, ou les boucles d’oreilles de votre femme.

Un roman dans le roman

Mais en quoi consistait le dessein original de Nabokov ? Laura est le principal personnage d’un roman-dans-le-roman ; elle est basée sur Flora, maîtresse de l’auteur du roman-dans-le-roman ; Flora a également un mari, un homme âgé, un brillant neurologue qui est en train d’expérimenter sur lui-même une méthode de suicide mental, par oblitération de la conscience de soi, en commençant à partir des orteils. Flora elle-même a subi dans son enfance une expérience de type Lolita, aux mains d’un locataire de sa mère, un pervers d’âge mûr qui, cette fois, ne s’appelle pas Humbert Humbert, mais bien Hubert Hubert. Mais évidemment, on ne saurait équitablement rendre compte d’une expérience littéraire en réduisant celle-ci à quelques fils d’une intrigue interrompue : on pourrait aussi bien regarder sur un écran le récital d’un violoniste virtuose en coupant le son.

Mais en l’occurrence, qu’en est-il de l’expérience littéraire ?

Les 138 fiches peuvent aisément se lire d’une traite : ce n’est pas long. Mais l’impression dominante qui se dégage de cette lecture est un mélange de confusion et de frustration. En ce qui me concerne, elle me rappelle irrésistiblement la description que fait Balzac du Chef-d’oeuvre inconnu dans la nouvelle philosophique qui porte ce même titre ; on s’en souvient:un vieux peintre appelé Frenhofer travaille depuis dix ans à une toile qui, estime-t-il, devrait être son ultime et suprême chef-d’oeuvre. Tous les jeunes artistes admirent son génie et désespèrent de jamais égaler l’habilité de son pinceau ; ils brûlent du désir de contempler sa dernière oeuvre, mais Frenhofer conserve son atelier verrouillé à double tour. Un jour, toutefois, deux disciples sont enfin admis à l’intérieur. Ils sont sidérés : le chef-d’oeuvre inconnu se dresse devant eux sur son chevalet, mais tout d’abord, ils n’y voient goutte :

Le vieux lansquenet se joue de nous, dit l’un. Je ne vois là que des couleurs confusément amassées et contenues par une multitude de lignes bizarres qui forment une muraille de peinture... En s’approchant, ils aperçurent dans un coin de la toile le bout d’un pied nu qui sortait de ce chaos de couleurs, de tous, de nuances indécises, espèce de brouillard sans forme ; mais un pied délicieux, un pied vivant ! Ils restèrent pétrifiés d’admiration devant ce fragment échappé à une incroyable, à une lente et progressive destruction...

Les 138 fiches nabokoviennes présentent un assemblage non moins déconcertant. On retrouve çà et là quelques échos de l’esprit acéré du vieil écrivain, quelques éclairs du feu d’artifice familier — à ces endroits-là, on reconnaît la main du maître ; mais trop souvent, ces traces à demi effacées rappellent, non pas sa magie, mais bien ses affectations les moins plaisantes. Par exemple, une fiche est consacrée à une sotte démolition d’une série de grands écrivains français à qui Nabokov attribue une commune « médiocrité », et ils sont rassemblés là pour la spirituelle raison que leur patronyme à chacun commence par la lettre M : ainsi Michaux et Montherlant (que Nabokov orthographie « Montherland » !) se trouvent voués à la même géhenne (alors qu’en fait rien ne saurait les rapprocher — à part leur génie). Cette conscience exacerbée de sa propre importance avait été relevée il y a bien longtemps déjà par Hannah Arendt :

Il y a une chose qui m’horripile chez Nabokov. On dirait qu’il veut toujours vous montrer comme il est intelligent. On dirait qu’il cherche toujours à se définir lui-même comme étant “plus intelligent que”.
Il y a quelque chose de vulgaire dans son raffinement, et je suis allergique à cette sorte de vulgarité, parce que je ne la connais que trop bien, et je connais trop de gens qui en sont infectés. » [3]

Pourquoi publier maintenant (à l’encontre des instructions claires et lucides de Nabokov !) ces brouillons fragmentaires, inachevés et largement dénués d’inspiration ?

Après la mort de Nabokov, on l’a vu, ce fut sa veuve, Vera, qui se trouva tout d’abord chargée de la gestion de son oeuvre. Son attitude en ce domaine mérite notre attention toute particulière, car nul n’aurait pu être mieux qualifié qu’elle, moralement et esthétiquement, pour prendre les décisions qui convenaient. Reprenons les choses depuis le début.

Quand Vera rencontra Vladimir (1923), ils étaient tous deux de jeunes exilés russes errant à travers l’Europe. Elle avait vingt et un ans, il en avait vingt-quatre ; tous deux étaient hautement cultivés et exceptionnellement doués. Ils avaient traversé les mêmes tragédies, ils vivaient une même existence précaire dans une période de bouleversements extrêmes. Ils tombèrent amoureux l’un de l’autre, se marièrent et ne se quittèrent pratiquement plus jamais, si brièvement que ce soit, jusqu’à ce que la mort les sépare plus d’un demi-siècle plus tard. Les témoins qui eurent le privilège de les observer de près dans leurs toutes dernières années furent tous frappés de l’intensité et de la profondeur de leur affection mutuelle. D’emblée, Vera avait discerné le génie de Vladimir : cette foi ne souffrit jamais le moindre doute. Quand les éloges de la critique et le succès mondial finirent par couronner l’art littéraire de Nabokov (et ceci ne survint que relativement tard dans sa carrière, avec la publication de Lolita), Vera ne fut nullement surprise, ceci ne fit que confirmer ce qu’elle savait depuis toujours. Avec son intelligence et sa vaste culture cosmopolite, elle aurait pu ambitionner une carrière pour elle-même. Mais en fait, d’entrée de jeu, elle avait fait son choix : elle se mettrait complètement et exclusivement au service de l’activité créatrice de son mari. Elle devint son premier conseiller littéraire, lecteur et critique, mais aussi sa secrétaire, dactylo, son agent, son chauffeur, assistant, traducteur, spécialiste en relations publiques, sa téléphoniste, son éditeur — et sa muse.

Bien qu’elle cherchât toujours à se rendre invisible aux yeux du public (dans la mesure où ceci eût été possible pour une aussi lumineuse beauté), sa relation avec son mari n’était nullement une forme de soumission. Nabokov l’admirait et s’appuyait sur son jugement tout autant qu’il l’aimait. Sans nul doute, tôt ou tard quelque énergumène, activiste du mouvement de libération féministe, ne manquera pas de soutenir que les livres de Nabokov furent en fait écrits par sa femme [4] ; pareille sottise pourrait toutefois contenir involontairement une vérité subtile : il a bien écrit ses livres, mais elle a fait l’homme qu’il est devenu. Sans Vera, quelle sorte de livres eût-il écrits ? Nul ne peut le dire ; une chose est certaine : ils auraient été l’oeuvre d’un autre écrivain.

Vera avait ses propres idées et opinions, dont Nabokov tenait compte. (Deux fois, elle l’empêcha de brûler le manuscrit de Lolita, et réussit à le persuader de reprendre un travail dont il avait désespéré). Son respect pour ce qu’il avait écrit était scrupuleux et ne tolérait nul compromis ; ainsi par exemple, durant la carrière universitaire de Nabokov, quand quelque indisposition l’empêchait de donner son cours, elle faisait classe à sa place et lisait aux étudiants la leçon qu’il avait préalablement rédigée, sans se permettre d’en modifier la moindre virgule.

En ce qui concerne The Original of Laura, cependant, Vera n’observa qu’à moitié les instructions de Nabokov. Son amour l’empêcha de détruire les brouillons que Vladimir avait écrits à la main ; son goût et son jugement littéraire l’empêchèrent de les publier.

Dix-huit ans après la mort de sa mère, Dmitri décida finalement de publier ces fragments posthumes. Il serait impertinent de s’interroger ici sur ses motivations. Il était proche de ses parents ; son affection et son admiration pour son père étaient manifestes, ainsi que la dévotion avec laquelle il servit l’oeuvre de celui-ci — il consacra beaucoup de temps et d’attention à préparer des éditions et des traductions de plusieurs de ses ouvrages. De toute façon, ce n’est pas l’affection et le dévouement de Dmitri qui sont en cause ici. La question est : que penser de son goût et de son jugement ?

Faux-pas

Sur ce terrain-là, il fit une fois un redoutable faux-pas. Lors du triomphe international de Lolita, comme il s’en préparait une adaptation cinématographique, le jeune Dmitri (il avait 26 ans à l’époque) eut l’idée d’organiser en Italie (où il poursuivait sa carrière de chanteur d’opéra) une fausse compétition pour l’attribution à une actrice du rôle de Lolita :

Pendant deux jours son appartement de Milan fut envahi par une cohorte de candidates nymphettes, robustement nubiles, avec quelques mamans provinciales à la remorque. Quand son père vit dans un hebdomadaire illustré une photo des “finalistes” entourant Dmitri sur son vaste lit couvert de satin, il envoya de toute urgence un télégramme à celui-ci, lui intimant de mettre immédiatement un terme à cette pantalonnade publicitaire. Et il écrivit encore une longue lettre sévère à Dmitri, le mettant en garde contre ce genre de farce puérile, qui ne pourrait que nuire à sa carrière. [5]

Après coup, Dmitri fut naturellement fort contrit (c’est lui-même d’ailleurs qui révéla les détails de l’épisode dont on vient de citer la description ; il en fit état deux fois : dans son édition des lettres choisies de Nabokov, et dans un essai de souvenirs personnels). Cette indiscrétion de jeunesse eut lieu il y a près d’un demi-siècle ; il serait donc bien artificiel d’en faire aujourd’hui grief au vieil homme qui vient de prendre l’initiative de publier The Original of Laura. Mais on regrette pourtant que, cette fois-ci, il n’ait pu y avoir de sévère télégramme paternel pour stopper cette entreprise.

Simon Leys, Le Figaro du 15-04-10.
Repris dans Le Studio de l’inutilité.


Extrait de L’original de Laura.
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LIRE SUR PILEFACE : La leçon de littérature par Nabokov.

SUR FRANCE CULTURE : Nuit Vladimir Nabokov

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[1Réédité chez Gallimard, Folio, 1991, avec une préface de l’auteur.

[2Manuscrit russe, inachevé, inédit (Archives Nabokov, Library of Congress), cité par Brian Boyd : Vladimir Nabokov. The American Years , Londres 1992, p. 663.

[3Lettre à son amie Mary McCarthy (qui venait de publier son retentissant éloge de Pale Fire), 7 juin 1962. Arendt ajoute que le livre de Nabokov qu’elle admire le plus, c’est son « grand essai sur Gogol » (Nikolaï Gogol, New Directions 1944), un mince volume qui constitue en fait le flamboyant manifeste de l’esthétique littéraire nabokovienne. Bien que j’aime Pnine et admire Lolita, j’avoue partager cette prédilection d’Arendt.

[4Mais elle écrivit une partie de sa correspondance.

[5Sur toute cette affaire, voir Brian Boyd, op. cit. p. 415, et V. Nabokov : Selected Letters 1940-1977, édité par D. Nabokov et M.J. Bruccoli, Londres 1990, p. 323-324. Vera ne put se résoudre à observer les instructions de Nabokov. Son amour l’empêcha de détruire les brouillons de « Laura ».

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