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James Bishop, tel quel

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D 25 février 2021     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Le peintre américain James Bishop, né à Neosho (Missouri) en octobre 1927, est mort le mardi 16 février 2021, à l’hôpital de Dreux en Eure-et-Loir, non loin de Blévy où il vivait. Ignoré très longtemps dans son pays d’origine, il avait été très tôt reconnu — dès les années soixante — par les jeunes écrivains de Tel Quel (Philippe Sollers et Marcelin Pleynet) et par les peintres fondateurs du groupe Support/Surface et de la revue Peinture, Cahiers théoriques (Daniel Dezeuze, Marc Devade, Louis Cane) ainsi que la toute nouvelle revue art press (Catherine Millet). Voici, pour mémoire, quelques textes déjà anciens, pour certains jamais republiés [1].

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James Bishop, Hommage à Cézanne, 1961.
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Le peintre américain James Bishop est mort

Cet artiste aux productions subtiles et rigoureuses, « moitié architecture, moitié air », a été tôt reconnu en France, où il a fait le principal de sa carrière. Il s’est éteint, mardi 16 février, à l’âge de 93 ans.

Par Harry Bellet


Extrait d’une vidéo montrant l’artiste James Bishop, en septembre 2014, devant l’une de ses œuvres exposée à la galerie David Zwirner de New York.
DAVID ZWIRNER GALLERY. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Le peintre américain James Bishop, 93 ans, est mort, mardi 16 février, à l’hôpital de Dreux (Eure-et-Loir), non loin de Blévy où il avait élu domicile. Le Musée de Nantes devait inaugurer le 12 février (l’ouverture a été repoussée à cause de la pandémie de Covid-19) une exposition à laquelle il participait, intitulée « United States of Abstraction », qui veut rendre compte de la surprenante et importante contribution des Américains à l’art parisien d’après-guerre.

Si beaucoup étaient des soldats démobilisés, qui profitaient d’une bourse, le G.I. Bill, accordée par leur gouvernement aux anciens combattants désireux de reprendre des études, ce n’était pas le cas de James Bishop. Né le 7 octobre 1927 à Neosho (Missouri), trop jeune pour participer au conflit, il n’est arrivé en Europe qu’en 1957, c’est-à-dire au moment où bon nombre de ses compatriotes plus âgés faisaient le chemin inverse et rentraient au pays. Il avait auparavant suivi de bonnes études, dans deux universités de sa région avant d’intégrer successivement le mythique Black Mountain College et la Columbia University.

Séjournant d’abord en Italie puis en Grèce, il s’installe à Paris en 1958, pour, semble-t-il, s’imprégner de culture classique

Séjournant d’abord en Italie puis en Grèce, il s’installe à Paris en 1958, pour, semble-t-il, s’imprégner de culture classique : le catalogue de Nantes rappelle que le critique (et surtout poète) new-yorkais John Ashbery avait forgé pour désigner sa peinture l’expression de «  post-painterly quattrocento », en référence à la première Renaissance italienne, quand ses collègues artistes devaient se contenter d’être rangés dans la catégorie « post-painterly abstraction » !

Après une première exposition en 1961 à la galerie du Haut-Pavé, une association dirigée par un moine dominicain, le père Vallée, qui voulait donner aux jeunes artistes débutants une visibilité, puis un bref passage à la galerie Lucien Durand, il intègre le groupe réuni autour de la galerie Jean-Fournier à la fin de 1963, soit principalement Sam Francis, Simon Hantaï, Shirley Jaffe et Joan Mitchell, mais expose aussi à la galerie Lawrence en 1964 (créée par Lawrence Rubin, le frère de William Rubin, légendaire conservateur du département des peintures et sculptures du MoMA).

Oublié par l’Amérique

C’est à ce moment qu’il croise la route de deux écrivains français, et non des moindres : Philippe Sollers et Marcelin Pleynet. Ce dernier surtout, lui consacre plusieurs articles importants, l’intègre dans une exposition qu’il organise en 1979 à l’ARC, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, et restera jusqu’à la fin un de ses plus fidèles amis, au point que Molly Warnock, professeure d’histoire de l’art à la Johns-Hopkins University de Baltimore, a pu consacrer à son travail théorique sur le peintre un long article, publié sur le site de la Tate Modern de Londres (cf. la traduction Tel Quel et le sujet de la peinture américaine ).

Fidèle aussi est la revue Tel Quel, dont Sollers était un des cofondateurs, bientôt relayée par une autre revue, Peinture, cahiers théoriques. Celle-ci reflétant plutôt les opinions du groupe français Support/Surface, il n’est pas interdit d’imaginer que le travail de Bishop, qui, rappelle le Musée de Nantes, « rend compte des matériaux de la peinture, de la surface de la toile et du châssis  », ait pu avoir sur ses membres un certain impact.

Après le Kunstmuseum de Winterthur (Suisse) et avant le Westfälisches Landesmuseum de Münster (Allemagne), la galerie nationale du Jeu de paume lui a consacré une rétrospective, sinon peu éclairante du moins fort peu pédagogique, en 1994. Son travail a fait aussi l’objet d’importantes expositions au Staatliche Graphische Sammlung de Munich, ou à l’Art Institute de Chicago. L’Amérique, pourtant, semblait l’avoir oublié : quand la galerie David Zwirner de New York lui consacra une grande exposition en 2014, c’était la première organisée dans cette ville depuis 1987.


Extrait d’une vidéo montrant l’artiste James Bishop, en septembre 2014, devant l’une de ses œuvres exposée à la galerie David Zwirner de New York.
DAVID ZWIRNER GALLERY. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Son art, bien trop subtil, ne convenait pas réellement à la trépidation en vogue dans l’Amérique d’alors. Devenu trop européen, il était trop marqué, comme Ellsworth Kelly et bien d’autres, par Matisse, dont il avait découvert les papiers découpés à son arrivée à Paris. Il proposait une méditation, sensible, mais rigoureuse, « moitié architecture, moitié air », comme l’avait définie John Ashbery, quand ses compatriotes réclamaient désormais des paillettes ou des petits Mickey.

James Bishop en quelques dates

— 7 octobre 1927 Naissance à Neosho (Missouri).
— 1958 S’installe à Paris.
— 1979 Participe à une exposition au Musée d’art moderne de la Ville de Paris.
— 1994 Rétrospective au Musée du Jeu de paume à Paris.
— 2014 Expose à New York.
— 16 février 2021 Mort à Dreux (Eure-et-Loir).

Harry Bellet, Le Monde, 22 février 2021.

« Quand la galerie David Zwirner de New York lui consacra une grande exposition en 2014, c’était la première organisée dans cette ville depuis 1987 »

Guided Tour of James Bishop with the artist, September 5, 2014.

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James Bishop, Untitled, 1962.
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En 1964, James Bishop qui vit en France depuis 1958 expose ses peintures à la galerie Lawrence. Philippe Sollers en rend compte dans le numéro 20 de la revue Tel Quel (hiver 1965).

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LA PEINTURE ET SON SUJET

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Il faudra admettre un jour ce phénomène évident : la peinture n’est ni plus ni moins que de la pensée qu’on peut voir.

Bien entendu la pensée de tous les peintres n’est pas également intéressante : les dernières tendances semblent montrer ou leur souci maniaque de l’anecdote ou une sorte de stupeur fascinée. Il s’agit de deux tentatives aussi opposées que complémentaires : l’une qui sous le nom de nouveau réalisme propose des images brutes arrangées, l’autre qui se contente d’une simple qualité optique. Ces deux peintures sont faites pour être regardées. Mais la peinture, pour être vue, doit commencer par être pensée.

Les tableaux de James Bishop [2] sont faits en vue de l’unité de surface, c’est-à-dire du carré. Ils développent une méditation et une habitation de la surface. Une surface se définissant surtout par sa nudité, le problème est donc de la rendre en tout point manifeste. Disons aussi que la question n’est pas de la faire réagir mais agir (elle-même). D’éliminer par conséquent le contenu latent de l’agressivité et de la fonction inconsciente. D’abandonner le sens figuré pour toucher le sens littéral.

Ces toiles sont conscientes de leurs dimensions. Ou plutôt, il est visible que leurs dimensions les constituent, constituent ce qu’elles ont à dire. Or elles n’ont rien à « dire » parce que la pensée n’a rien à dire : elle se contente d’être là, simplement. Mais de faire qu’elle soit là, en surface, rien de plus difficile. « La profondeur est un symptôme du chaos que la véritable science doit ordonner en un cosmos, en un ordre simple, complètement clair et déployé. La vraie science, aussi loin qu’atteigne sa doctrine réelle, ignore toute profondeur » (Husserl). (Pour Husserl, le procès de la profondeur était aussi celui de l’équivocité, tandis que l’univocité se liait pour lui à l’exactitude : exactitude accomplie par la géométrie dont notre pensée devait interroger en elle l’origine.) [3] (Deux peintres ont joué ici un rôle exemplaire : Mondrian, Rothko.)

Réfléchir le cadre d’un tableau — marquer que l’on est conscient de ce cadre — revient à accepter et à contester en même temps ses limites : en indiquer l’arbitraire consiste à les effacer. Tableaux placés dans le jeu de la limite. Dédoublés. Se refusant par conséquent à être des objets. Affirmant d’emblée leur différence avec eux-mêmes. Libres, laissant libre.

La nudité active, c’est le blanc. Mais le blanc est aussi la somme des couleurs. La question posée à la surface sera un rapport entre ce tout (le blanc de la toile) et les parties (la couleur). Le tout traité d’ailleurs comme une partie ; visible, intacte. (En général le tout est donné comme comprenant ses parties ; ici il se montre avec elles.)

Des lignes parallèles remplies ou plutôt des bandes, des canaux coudés, indiqueront soit le cadre soit ce qui le nie (le traverse) : limites qui comprennent et d’autres fois sont comprises — brisées.

Il y a un bleu fondamental. Pourquoi peut-on dire d’un bleu qu’il est « fondamental » ? Il est obscurément ce qui est le plus rapproché et le plus éloigné du blanc. Ce qui le fait ressortir, le repousse, l’annule.

Les couleurs sont sans bords. Le bord des couleurs sur le blanc n’est pas un bord. (La surface n’est pas la superficie).

Peintures d’unités (les couleurs / le blanc) dans l’unité (le carré) unie sans limites (la surface).

Les complémentaires (vert, rouge) séparés par le bleu :dans et sur le blanc, devant et derrière le bleu (la pensée n’a ni haut ni bas, ni lointain ni proche).

Le vert ne sera jamais le rouge qui ne sera jamais le marron... Mais nous savons en même temps par le bleu qu’il n’y a jamais que du blanc.

Les peintures ne viennent pas vers nous, elles ne s’enfoncent pas non plus vers une histoire ; elles ne vont ni vers une cause ni vers un effet. Comme les murs (faits pour n’être pas vus).

Le silence, le calme, la stabilité ont quelque chose de plus que la violence. Quand la violence jouée s’oublie (perd ses mots). Avant et après toutes les manifestations, en-deçà et au-delà d’elles : la peinture, la pensée.

Pour une existence unique et multiple. Une déchirure claire dit l’ouverture inépui­sable de la surface. De même, une certaine affirmation est au-delà de la négation.

Cela s’impose (pas de proposition, d’interposition). Rien ne fait signe.

Les couleurs encore une foi viennent du blanc, et l’indiquent, y finissent. Cependant, elles sont plutôt à côté de lui, restent là. L’ensemble nous est montré sans mouvement. L’espace sans le temps est surface.
Et la surface peut durer. Chaque jour.

BLEU — roue, vert, marron — BLANC. Pourtant, le blanc, même sans le mot blanc, occupe toute la page.

Unités de bleu coupées de blanc (le vert ou le rouge pour dire qu’ils ne sont pas seuls). Unités de blanc encadrées de bleu.

Couleurs non pas éblouissantes (optiques) mais au moment où elles ne peuvent plus s’éteindre, deviennent liquides et pourtant renoncent à couler, imbibent la blancheur, la pénètrent, et pourtant ne la touchent pas.

Couleurs non tracées (elles ne cachent rien, ne signalent rien). Blanc sans intervention, seulement pensé par les couleurs (les pensant), premier et dernier, immédiat (la toile).

Le « monde » est dans la peinture (la pensée), plus que le contraire. Mais pas d’idéalisme : littéralité.
Une forme littérale dit le fond qui la dit.

Tableaux de fond et de simple surface, aux éléments inversés, valant également les uns par rapport aux autres (variants-invariants). Pas de discours unitaire justement parce qu’il s’agit d’unités (la linguistique dirait : de grandes unités).

La peinture traitant enfin son sujet.

Un vieux livre (de l’Inde) énonce le principe suivant : « Le peintre éprouvé doit pouvoir tracer une image ayant même dimension, dans toutes ses parties, que celle qu’il a vue en son esprit, fixée au mur. »

Philippe Sollers, Tel Quel 20, Hiver 1965, p. 93-95.

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Cette plaquette a été éditée à l’occasion de l’exposition James Bishop, Peintures 1967-1971 présentée par la Galerie Jean Fournier, à Paris [décembre - janvier 1972].
Cf. Hommage à Marcelin Pleynet, Privas.

Photo A.G., 11 janvier 2013. ZOOM : cliquer sur l’image.
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La couleur au carré, les rides, le dessein

Le texte de Marcelin Pleynet La couleur au carré, les rides, le dessein date de novembre 1971. Il a fait l’objet de plusieurs publications : dans la revue Peinture, Cahiers théoriques 2/3 (mars 1972), dans la plaquette dont vous avez la reproduction ci-dessus et dans le volume Art et littérature (Seuil, coll. Tel Quel, 1977). Dans chaque cas, il était précédé de « Pourquoi la peinture ». Où sont déjà à l’oeuvre la référence freudienne et une certaine pensée matérialiste (chinoise) de la contradiction. Je reproduis ici la version la plus complète, publiée dans Art et littérature en 1977 aux pages 324-347.

Pourquoi la peinture

Ça barbouille, ça se barbouille, ça se maquille, ça cherche à maqui­gner. Il faut en passer par les précautions indispensables (formelles) historiques scientifiques. Mais vous aurez beau faire vous en aurez partout (vous en aurez partouze) ; sur les mains, à la bouche, au cul, ça se colore un peu partout. Et plus il se débat et plus il se maquille, qui ressemble a sa femme, qui ressemble à sa mère, qui ressemble à sa fille, qu ressemble à ses dents, qui ressemble à sa langue, qui ressemble à sa bouche qui dégueule et qui tète et qui, tête dedans, épithe­ton s’arrête. La peinture, cette gourmandise archaïque qui n’a pas de nom, fait jaser les fols. A chaque ingurgitation, à chaque injection, à chaque déjection, ça peint — poilu sans moussetache, ça mousse (ça se fait moucher) et ça tache (ça se fait toucher). C’est avant c’est derrière, ça n’est ni homme, ni femme, ça tète et ça se fait téter. C’est en somme quelque chose comme le fondement de toute organisation pos­sible — ceux qui s’asseeoient dessus n en ont pas moins le cul merdeux. Autant pour la phase (la face) orale — autant pour la phase (la face) anale, quand ça marche bien sans haut et bas, sans commencement ni fin. En somme autant ce déchet qu’un autre, autant un enfant qu’un déchet, autant une femme qu’un enfant, autant un homme qu’une merde, ça s’organise avec les organes. Ce qui est vieux comme ça, ce vieux déchet savagissant pulse à la roue et s’organise de la jouissance à la plaie. C’est en pulsion quoi et ça s’organise, c’est le vieux fond insatisfait. Ça manque, personne ne fera semblant d’en être surpris, nous en serons tous toujours les premiers surpris. C ’est ça, c’est delà, c’est ici, sur la cuisse dans la main la cuisse et la main etc. Et si ça fonctionne, ça colore, et comme ça fonctionne ça peint.

Dans l’organisation héraldique du sujet occidental, avec ses hauts et ses bas, avec ses goûts et ses répugnances, la peinture va recouvrir au plus loin la pulsion qu’elle a pour charge de sublimer. C est l’archaïsme de cette pulsion qui dans le déplacement considérable qu’elle opère a donné et donne à la peinture (et à l’activité picturale) la. valorisation sociale que l’on sait. La réussite de la peinture de ce point de vue est tout à fait exceptionnelle et ce n’est pas un hasard si, à la fln du XIX siècle, elle se trouve la proie des spéculations du capital après avoir été celle des spéculations de l’Église. On voit bien ce qu la religion avait comme intérêt à s’approprier le déplacement de la pulsion sexuelle productrice des marques de couleurs, on comprend bien que dans la mise en place de l’idéologie du système capitaliste et des refoulements qu’il suppose, ce mode de sublimation n’avait (n’a) pas de prix. Freud n’indique-t-il pas cela lorsqu’il écrit : « Nous donnons à certaines modifications de but, à certaines substitutions d’objets dans lesquelles la valeur sociale entre en ligne de compte, le nom de sublimation » (Freud, « La vie instinctuelle » dans les Nouvelles Conférences sur la psychanalyse, c’est moi qui souligne la valeur sociale). La liaison à établir ici est celle du rapport du déplacement de la pulsion sexuelle sur la valeur sociale de l’objet qu’elle investit. Si, comme j’espère l’avoir démontré (« Le système de Matisse », dans L’Enseigne­ment de la peinture), la production picturale se trouve déterminée par les pulsions les plus archaïques que la science moderne puisse prendre en considération (stade oral et stade anal), on peut sans extrapoler outre mesure déclarer que la valeur sociale investit et épargne par priorité les déplacements (modification et substitution), de ce fond matériel (sexuel) qu’elle s’emploie par ailleurs de toutes parts à refouler. Le scandale et la loi se déclarent dès qu’une pratique spécifique revendique l’ordre sexuel de la contradiction qui la produit. C’est en fonction de la place que l’objet et le but de la sublimation occuperont dans.cette épaisseur que ces objets et ces buts se trouveront socialement légalement) investis c’est-à-dire achetés. De ce point de vue on peut dire que le mode de sublimation pictural est certainement avec le mode de sublimation musical, un des plus réussis. La raison principale de cette « réussite » portant sans doute sur le caractère de « représentation de la peinture, sur laquelle, en conséquence, le sujet investit une organisation narcissique (c’est-à-dire post-orale et anale) qui ne peut pas ne pas aveugler le fond analytique producteur ». Nous avons là l’ordre du discours (toujours au moins double) sur la peinture. Nous avons là l’exigence et la limite de toute analyse formelle et sa remise en question obligée. (Il faudrait éprouver l’organisation de ces deux stades au niveau de la production cinématographique.) Nous avons en tout cas là la clef de cette parole inarticulée que le discours sur la peinture fait rendre. Si, comme l’on dit, la peinture fait parler c’est qu’elle est, en tout cas, le fond analytique sur lequel un sujet ne peut que gesticuler puérilement. Les exemples de ces gesticulations ne manquent pas, la plus récente et la plus volumineusement balbutiante étant certainement, et pour longtemps, ce Henri Matisse Roman qu’Aragon vient de publier à grands frais. La peinture ne tolère comme commentaire que ce qui en rend toute illustration impossible, autrement elle s’efface derrière l’illustration, laisse apparaître la prose décorative avec laquelle l’écrivain tente au mieux de se farder. Prétexte à la loi, de telles tentatives ne sont plus aujourd’hui que caricaturales — elles relèvent de ces sensibleries affectées dont l’art a fait une valeur sociale, dans la mesure où elles donnent l’assurance de, comme dit Freud, « ne jamais aboutir à la satisfaction du besoin sexuel dont elles sont issues ». Ce qui a bouleversé l’ordonnance de cette mise en scène — de cette mise aux enchères de la sublimation, c’est précisément l’art moderne et, à l’intérieur de celui-ci, notamment Matisse. D’où l’importance stratégique du travail de ce peintre. La peinture moderne s’emploie en effet dans un premier temps à mettre en évidence systématiquement le fond (coloré) sexuel sur lequel se dessine l’organisation narcissique du sujet. C’est dire qu’elle travaille d’abord (et Matisse plus particulièrement) sur un certain type de traite­ ment de la figure (par la couleur) — c’est dire que, d’une certaine façon même si elle joue avec force d’une transformation radicale de l’espace (de la figure) elle n’en continue pas moins à un certain niveau de produire de l’illusion spéculaire. On peut affirmer que c’est cette illusion que le développement historique de la peinture moderne va tenter d’annihiler, à travers bien entendu les spéculations empiristes que l’on sait. D’un point de vue formel ce développement produit une accentuation de plus en plus nette du rôle de la couleur qui devient la base et le champ général d’investigation de la peinture. Et si dans un premier temps la couleur « sublime » (chez Matisse mais aussi chez un grand nombre de peintres dits non figuratifs), c’est qu’elle est encore prise dans l’effet de ce mouvement du bas vers le haut qui conditionne l’organisation de son histoire. Il faudra attendre que, au cours de son investigation, le peintre découvre la profonde et familière étrangeté du matériau qu’il utilise, pour que, si je puis dire, la peinture surgisse aussi enfin vers le bas. « Ainsi donc, écrit Freud, l’érotique anale succombe la première à ce refoulement organique qui ouvrit la voie à la civilisation. Le facteur social, lequel se charge d’infliger à l’érotique anale de nouvelles transformations, se traduit dans ce fait qu’en dépit de tous les progrès accomplis par l’homme au cours de son développement, l’odeur de ses propres excréments ne le choque guère, alors que seule le choque celle des excréments d’autrui » (Malaise dans la civilisation). Ce mouvement de la peinture vers l’origine de la pulsion sexuelle (orale/anale) peut seul permettre d’aborder le travail théorique (analytique) capable de déchiffrer dans tout discours l’ordonnance de la mise en scène qu’il produit. La théorisation de ce mouvement analytique est en effet indispensable si l’on veut voir se développer le travail sur la couleur autrement que comme une « emphase », autrement que comme une déclamation. Le fond coloré que la peinture moderne met en évidence peut en effet aussi être utilisé comme refoulement de la pulsion qui le produit, on peut dire que dans ce cas-là, le fond est perçu comme « originarité » et que les lois de son développement sont au mieux techniques (mécanistes). Le rapport de la peinture aux pulsions sexuelles qui en sont les forces productives est une fois encore appréhender en deux temps. D’abord sans doute en deçà de l’organisation narcissique du sujet dans la mise en évidence du fond pulsionnel coloré. Mais on voit bien alors comment ce fond peut être pris pour une origine mécaniquement et passivement répétée dans l’ordre de l’organisation et de la valorisation sociale de la sublimation, alors que la mise en évidence de la couleur par la peinture moderne est bien davantage l’indication du champ matériel (en pulsion) producteur que sa « réalité ». Ce n’est pas par hasard que les matérialistes (Démocrite) affirment que « dans la nature la couleur n’existe pas ». Pour nous ici, aujourd’hui, maintenant, ce surgissement de la couleur doit être pensé, ente autres, en fonction de la division idéologique entre haut et bas : principe de l’organisation — à la verticale — du sujet narcissique. Freud aborde cette ponctuation idéologique lorsqu’il écrit dans Malaise dans la civilisation : « ...la "verticalisation" de l’homme serait le commencement du processus inéluctable de la civilisation. A partir de là un enchaînement se déroule, qui de la dépréciation des perceptions olfactives et de l’isolement des femmes au moment de leurs menstrues conduisit à la prépondérance des perceptions visuelles, à la visibilité des organes génitaux, puis à la continuité de l’excitation sexuelle, à la fondation de la famille et de la sorte au seuil de la civilisation humaine » (c’est moi qui souligne). La question qui se pose à partir de ce texte de Freud c’est moins la vraisemblance de la description d’un mécanisme (description que Freud qualifie de « spéculation théorique ») que la réalité idéologique qui de toute façon le justifie. Les refoulements qu’impliquent la « verticalisation » sont tout entiers investis dans la position du sujet et de l’objet de la sublimation. Je n’insisterai sur la « verticalité » de la peinture que pour mettre en évidence et écarter la fonction idéologique qu’elle vient mécaniquement tout naturellement remplir, à partir de ce que j’ai désigné ici comme fond coloré. L’ordonnance idéologique qui établit la « valeur sociale » de la sublimation, nous fait une obligation de ne pas prendre les pulsions colorées comme « originalité » spéculaire mais comme bas-fond. C’est ce bas-fond que la traversée des couleurs doit faire surgir et exposer. C’est ce bas-fond qui n’est pas morcelable (entre par exemple oralité et analité) mais qui est à considérer pour chacune de ses manifestations dans l’ordre de sa dépendance interne, c’est ce fond sexuel (refoulé comme bas-fond par l’idéologie dominante) sur lequel l’évidence de la couleur doit se retourner. La traversée des couleurs et de la question qu’elles posent doit venir colorer au plus refoulé de la sublimation ce fond sexuel de la production et de l’absence des couleurs. Je suggérerai même que, étant donné la structure de tout sujet occidental appelé à envisager un tel type d’analyse, l’ordre freudien des divers stades de l’évolution libidinale est à appréhender selon un mode de fonctionnement (refoulement) systématiquement inversé. Pour la peinture donc selon le mode anal/oral.
Le texte qui suit tente de traiter formellement la pratique spécifique d’un peintre James Bishop dont l’expérience de la mise en évidence et de la traversée des couleurs a exceptionnellement conduit à ce surgissement profond analytique de, comme à son propos l’écrit Philippe Sollers [4], ce « fond débouché » de la couleur. Ce qui ici produit pour la première fois l’analyse de ce fond pulsionnel des couleurs, le fait à travers un retournement invisible au bas à travers une histoire qui est aussi celle d’un refoulement aveuglé, dans la rigueur des lois et de la matière.

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James Bishop, Sans titre, 1967.
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JAMES BISHOP

Le lieu à partir duquel peut être perçu le travail de James Bishop est celui d’une théorie de la peinture qui dans son développement impliquerait logiquement le dépassement de ses applications mécaniques. Ce que James Bishop en effet présente aujourd’hui (1971) met en scène, entre autres, un champ historique complexe et stratifié qu’il convient de penser dans l’ordre producteur qui est le sien. Cet ordre, semblable en cela à toutes les organisations structurelles des moments forts de la modernité, se distingue de la plupart des pratiques des peintres contemporains en ce qu’il répond d’une mise en place d’éléments historiques hors de toute chronologie linéaire, téléologique. Nous sommes ici mis en situation de penser que cette peinture ne vient ni avant ni après tel ou tel peintre historiquement marquant (qu’il s’agisse par exemple de Matisse ou de Giotto, etc.) mais qu’elle se trouve avec et ailleurs.

JAMES BISHOP : Né en 1927 aux États-Unis, James Bishop, après des études d’histoire moderne, aborde la peinture à Washington University, puis à Black Mountain College, au moment fort de la production amé­ ricaine. Autour de 1950 Pollock travaille à ses « drippings » (Lucifer, 1947 ; Autumn rhythm, 1950), de Kooning, Rothko et surtout Newman, commencent à affirmer l’autonomie de leur pratique réciproque. C’est dans ces années ce noyau radical de l’avant-garde américaine et ce qu’il représente de développement historique, qui va servir l’investigation critique de Bishop, comme il servira de référence à plusieurs générations de peintres. Ce qui toutefois distingue James Bishop de la plupart des peintres qui lui sont contemporains c’est que, au lieu de se penser dans l’immédiat héritage formel de ses aînés, il prend très vite par rapport à eux une posture critique qui ne relève pas des seuls effets d’un plus ou moins de modernité mais implique la distance historique seule capable de faire surgir, dans ses contradictions productives, les rigueurs du tissu contemporain. Cela se marque autour de 1957 par un voyage qui retiendra Bishop plus de douze ans en Europe, partagé entre des études d’histoire d’art et son travail de peintre.
Distance donc, géographique et historique, qui est à mon avis à l’origine des peintures que Bishop expose tant à Paris qu’à New York, et qui doit venir éclairer l’impact tout à fait nouveau du travail qu’il présente aujourd’hui. Reste à qualifier cette « distance » que les expositions précédentes n’ont, d’une certaine façon, cessé de commenter. Disons que Mon travail historique (études d’histoire d’art) a, entre autres, permis à Bishop de comprendre la modernité dans une séquence temporelle infiniment plus vaste que celle à partir de laquelle s’instituait, au même moment, aux États-Unis, la fameuse « modemist reduction ». C’est­ à-dire que ces études d’histoire d’art, tout autant que son intérêt pour, par exemple, la peinture du Quattrocento, ont permis à Bishop de conserver, en les investissant activement dans leur logique historique, les éléments « irrationnels » producteurs des moments décisifs de la modernité : geste-couleur. La vision historique (je ne parle pas bien entendu do la vision contemplative) dans l’ordre de ses contradictions stratifiées, de ses répétitions, de ses refoulements, permet ainsi au peintre d’éviter les illusions « avant-gardistes » et leur piège techniciste : aplatissement de la couleur, illusion optique. A travers l’histoire de la peinture occidentale, ce que, à l’évidence, remarque Bishop c’est ce fond matériel des couleurs dont il fait aujourd’hui surgir dans son refoulement, au lieu même de ses plus grandes résistances, l’envoûtante puissance. Bishop lie en effet sa prise en considération des travaux formellement les plus rigoureux de l’avant-garde picturale à un « commentaire »· dont le fond historique entraîne, à cette extrémité, la peinture au lieu vide qui la pro­ duit toujours ailleurs et qu’elle est enfin en mesure de reconnaître.

LE CARRÉ : La série de grandes toiles carrées que Bishop expose aujourd’hui développe, en lui donnant une résonance au premier abord très énigmatique, le travail formel de base qu’il a jusqu’alors exposé et qui se résume magnifiquement dans l’axiome philosophique : un se divise en deux. Dès 1965, à l’occasion d’une exposition à la Galerie Lawrence à Paris, Philippe Sollers remarquait :« Les tableaux de James Bishop sont faits en vue de l’unité de surface, c’est-à-dire du carré » ( Tel Quel 20), et c’est bien en effet cette unité, pas seulement formelle, que le peintre travaille alors depuis quelques années. Dans un premier temps la peinture de Bishop s’est effectivement développée comme une investigation formelle de ce carré qui la produit avec une force de plus en plus évidente dans la logique « autre » qu’elle met en scène. Cela commencera, si je puis dire, à partir de la problématique figure/fond, fond/forme, telle qu’elle est héritée des derniers grands papiers collés de Matisse et de la peinture postcubiste. Si en effet toute l’histoire de la peinture moderne tend à résoudre le problème théologique de la représentation d’une figure se dessinant, se découpant sur un fond, cela implique logiquement qu’apparaisse dans ce champ la question du support sur lequel depuis des siècles le fantasme représentatif s’est projeté, à savoir : la surface. Je dirai que dans un premier temps, et dans la logique d’une démarche attachée à résoudre historiquement l’ordre de sa mise en scène, ce premier mouvement vers le support matériel est inévitable. C’est ainsi que l’on verra, plus particulièrement aux États­ Unis, systématiquement mettre en évidence la troisième entité de la métaphysique picturale : la surface. Bishop s’est je pense posé ce problème autour de 1961, lorsqu’il décida d’inscrire, au carré, son travail sur l’espace que la peinture moderne tente alors de définir. Les toiles de 1960-1961, proches par certains aspects stylistiques de ce qu’il est convenu d’appeler « action painting », viennent ainsi dans la mesure du carré prendre en considération le dualisme fond/forme que le peintre hérite de ses aînés. Ces toiles donneront à la solution mécaniquement proposée (la transcendante surface) une définition (le carré) qui brisera pour le peintre toute possibilité d’investissement idéaliste (c’est-à-dire à plus ou moins long terme décoratif) d’un objet (support) transcendant. Mais ne se trouve-t-on pas alors paradoxalement devant cette contradiction : le problème que se pose la peinture moderne (ne pas représenter une figure se dessinant sur un fond) viendrait se réaliser, non dans un troisième terme mais, au lieu même qu’il questionne, dans une figure — le carré. Ce qu’il faut ici retenir comme déplacement par rapport à l’ordre initial (figure/fond/surface) c’est la façon dont le carré y intervient à la fois comme figure et comme surface. Figure aussi commune que possible dira le peintre, figure impersonnelle devrait-on dire, le carré, produit d’un nombre par lui-même, désindividualise la surface en la réduisant à l’anonymat d’une figure emblématique ouverte sur la répétition et la division de l’unique trait (côté) qui la constitue. Le travail de Bishop va suivre avec rigueur, et des plus simples aux plus complexes, les implications logiques de cet emblème pictural vide et d’abord vide de lui-même. Déjouant les implications du « fond » métaphysique, qui produit la problématique formelle (fond/forme), Bishop ressaisit l’ordre de ce discours dans une unité de connaissance dont le caractère formel n’est pensable que dans la dialectique (1 en 2) de la division qui la constitue. Le couple duel figure/fond, transcendant la surface, s’abîme ici dans le rapport dialectique de l’unité carré (surface­ ligure) au « fond » de connaissance qu’elle produit. Le second mouvement de Bishop consistant à penser ce carré vide à l’aide de ce qui s’y précipite, la question de ce toujours déjà là de la couleur : fût-elle ce blanc où se produisent et s’abîment toutes les couleurs. Comme l’écrit Julia Kristeva à propos de Nombres de Sollers : « Le carré est la figure close d’un infini qui se produit en décroissant et en croissant, sans origine, et qui implique la réitération qui veut dire une production sans théologie, une évolution sans but extrinsèque, une germination dans la stabilité maîtrisable » (Recherches pour une sémanalyse, Éd. du Seuil). On ne peut mieux définir la façon dont s’annonce avec Heures (toile exposée chez Lucien Durand en 1963) la structure productive de l’impact tout à fait unique que Bishop a sur la couleur. Là encore le peintre, plutôt que d’illustrer quelques transformations anecdotiques de la technique picturale, partira de la convention qui veut que la toile vendue dans le commerce se présente préparée industriellement d’un mélange blanc. Renversant la proposition : la toile est préparée pour recevoir forme et couleur, Bishop considérera que la forme (la clôture de sa toile carrée) lui arrive déjà forcément colorée et qu’elle est blanche : c’est-à-dire que la « germination » infinie des couleurs y est à l’œuvre.


James Bishop, Heures, 1963.
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1963 : De l’exposition de 1963 à celle qu’il nous propose aujourd’hui Bishop n’a cessé de travailler à produire dans le carré le toujours déjà là « hors cadre » de la couleur. D’une façon tout d’abord aussi rationnelle et didactique que possible, dans la complexité de leur mise en jeu, les toiles de 1963, 1964 et 1965, vont répéter, c’est-à-dire produire, le « hors cadre » du carré ; et ce encore une fois sous la forme de l’affirmation/négation qui caractérise la démarche de Bishop (c’est-à-dire ici à l’aide de bandes de couleur, plus ou moins larges, reproduisant le format carré de la toile). La détermination savante de l’unité (le carré) des deux termes fond-couleur, venant, entre autres, donner à cette démonstration l’ouverture ou (« double fond » qui reconduit la mise en scène didactique (ou multiplicité finie des variantes formelles) et l’ouvre sur l’infinité de ses forces productives (la couleur). Dans Heures, par exemple, le blanc de la toile encadre en une bande mince, une bande, d’un bleu soutenu, six fois plus large, qui elle-même encadre un carré blanc à l’intérieur duquel quatre carrés déformés, dont trois bleu pâle et un vert, suggèrent, en abîme, le fonctionnement infini du modèle ainsi ouvert.


Bading and Fading, 1963. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Dans Bathing and Fading (2 m x 2 m, 1964) la même étroite bande prise sur la cou­ leur blanche de la toile encadre et coupe presque en son centre le vaste champ bleu qui couvre toute la surface, de telle sorte que ce qui pourrait tout d’abord être entendu comme une simple application mécanique (la couleur de la toile préparée prise comme fond et couleur) se trouve déplacé ; dans Bathing and Fading le blanc de la toile préparée joue sur la bande comme un blanc entre autres et n’est pas plus un fond que le vaste champ bleu qu’il coupe. Mettant en évidence les implications et les limites par lesquelles son travail est historiquement appelé à passer, Bishop souligne ainsi l’ordre de certains déplacements constituant les structures productives du champ pictural : à savoir déplacement du couple duel surface/fond et forme/couleur sur l’opération dialectique de la division du carré (surface-forme) vide où s’investit la couleur qui est toujours là sans être jamais un fond. Il faut noter que ce que je décris ici selon une progression chronologique pourrait tout aussi bien être mis en évidence à partir des seules toiles que Bishop expose aujourd’hui. Si je choisis d’emprunter ce mode d’approche chronologique, c’est que cet ordre met plus facilement en évidence le processus (théorique) aujourd’hui quasiment enseveli à la base de l’organisation complexe des dernières toiles. La règle sévère, et l’intelligente pénétration des transformations qu’elle commande, observées par Bishop, ont permis la magnifique réussite de ces dernières toiles où la maîtrise de la « méthode théorique » semble se produire hors de toute méthode. Le peintre en effet n’a pas quitté ce qui se donnait en un premier temps comme « clôtures » : le carré, il y insiste même, et pourtant tout en justifiant chaque moment de son travail il déborde toute possible limite. Il nous faut donc obligatoirement revenir sur les divers moments de sa démarche si nous voulons comprendre l’accumulation théorique capable de produire ce saut qualitatif.

1965-1966 : On a vu comment Bishop a constitué, dans diverses suggestions d’encadrement, le hors cadre (vide-couleur) à partir de la reconnaissance de la limite qu’il s’est imposé : le carré. Reconnaissance qui dans un premier temps amène le peintre à pratiquer (à théoriser) pour la première fois dans le champ de la modernité le rapport figure, fond, surface, comme structure d’une unité vide où s’investit l’écriture : la couleur. « L’écriture, donc, sourd du plan d’inscription parce qu’elle se fait depuis un recul et un décalage non regardable (non en face à face, incitant d’emblée non à la vue mais au tracement) qui divise le support en couloirs comme pour rappeler le vide pluriel où elle s’accomplit — elle est non seulement détachée en surface, elle vient se tisser en surface, elle est déléguée du fond qui n’est pas un fond vers la surface qui n’est pas une surface... » (Philippe Sollers, Sur le matérialisme, 1969, cité par Roland Barthes dans L’Empire des signes, Skira éd.). Reste, dans cette perspective de travail où s’impose la règle de l’écriture, le retour de la dimension forcément divisée de la couleur sur la forme qu’elle efface. Le premier mouvement de ce retour va produire en 1965 et 1966 l’ultime configuration du carré, c’est-à-dire la suggestion de sa constitution en deux unités égales. Ceci notamment en 1965 avec une toile (Peinture) de 2 m x 2 m exposée en 1966 à la galerie Jean Fournier et à la Fondation Maeght en 1968, et en 1966 avec Flood (2 m x 2 m). Tout en maintenant le jeu infini des champs de couleur qui peuvent venir définir la critique de l’espace métaphysique du dualisme fond/surface Bishop signale avec la toile de 1965 la base du système spéculaire que vient subvertir son travail. Ce partage de l’unité, carré en deux rectangles, venant fusionner en elle (cette reproduction du même dans le dualisme qui le fonde) est ici une fois de plus critiqué dans la mise en scène complexe qui l’expose. La moitié inférieure du carré est constituée d’un champ (un rectangle) bleu qu’encadre une large bande rouge, alors qu’une bande du même rouge et de la même largeur divise le blanc de la moitié supérieure en t rois triangles. Ainsi ce qui pourrait tout d’abord se donner comme encadrement rouge, d’un plan bleu qui servirait de fond ou de surface, perd son effet de cadre en traversant deux fois le rectangle blanc, et en se donnant, avec le blanc et avec le bleu comme possible constituant du carré. Cette juste mesure du carré constitué du débordement des couleurs rendant impossible l’établissement d’un double spéculaire dont la totalité produirait une unité (dès lors théologique). De ce point de vue Peinture, 1965, est absolument emblématique du travail de Bishop dans les années précédentes et du souci logique où cette peinture entraîne les toiles qui suivent : emblème du toit rouge du ciel dans la terre blanche et du carré bleu de la terre dans le ciel rouge. Cette toile de 1965 (Peinture) étant à mon avis théoriquement inséparable de celle de 1966 (Flood, 2 m x 2 m : « l’homme intelligent se complaît au bord de l’eau ») qui en est en quelque sorte le commentaire en croissance. Dans la toile de 1966 (Flood) le rouge (une large bande) suit les bords du carré qu’il répète, alors que dans la moitié bas un vert foncé (une bande) encadre sur trois côtés un (rectangle) blanc, le quatrième côté de ce blanc étant fermé par un vert (une bande) plus claire. Si l’on donne une description formelle de cette toile on sera donc amené à dire qu’elle est constituée d’un carré blanc, encadré de rouge, à l’intérieur duquel une bande verte encadre sur trois côtés un rectangle blanc ouvert ou fermé sur une bande d’un vert plus clair. Soit dans cette même toile et jouant de l’un à l’autre :un carré blanc encadré de rouge, un rectangle blanc encadré de rouge sur trois côtés et s’ouvrant ou se fermant sur une bande vert foncé et un plus petit rectangle blanc encadré de vert foncé sur trois côtés et ouvert, ou fermé, sur une bande d’un vert plus clair. En conséquence nous retiendrons ici les multiples possibilités constitutives de la marque productive du carré (rouge, bleu, vert foncé, blanc, vert clair) selon l’ordonnance théorique que nous avons vue se mettre en place avec les toiles précédentes, et qui s’enrichit ici sur la division en deux d’une même couleur selon le rôle qu’elle est destinée à occuper et les rapports internes qu’elle entretient avec son entourage. Il est évident que, en ce qui concerne Flood, le blanc encadré de rouge, n’est pas le même blanc que le blanc encadré de vert. La somme des couleurs se divise ainsi en deux, puis en deux, etc., à l’infini et « oblige », en quelque sorte dialectiquement, le carré de référence en lui faisant, à chacune de ses opérations, produire le « fond » théorique (et philosophique) qui est le sien : un se divise en deux.


James Bishop, Proof, 1967.
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1968-1971 : Les toiles exposées en 1968 et en 1970 à New York reprendront formellement la division du carré initial en deux, telle que les peintures des années précédentes l’ont mise en place, mais en provoquant cette fois-ci l’ordre des investissements de couleur dans la rigueur de l’opération formelle. Ainsi le blanc, dont nous avons bien vu avec Flood qu’il peut se diviser en deux, va-t-il, dans les toiles exposées en 1968 et en 1970, constituer la moitié du carré (de 2 m x 2 m), tandis que l’autre moitié à son tour divisée en deux (un rectangle donc divisé en deux carrés égaux de 1 m x 1 m) produira deux autres couleurs (une pour chacun des deux carrés qui composent le rectangle divisé) qui viendront donc s’ajouter (ou se soustraire) au blanc et qui se trouveront à leur tour l’une et l’autre divisée en quatre carrés dont l’intensité monochrome marquera seule les frontières. Entre 1967 et 1970 l’organisation et la mise en place de la dialectique couleur-carré (ou couleur au carré), dans l’ordre de l’axiome un se divise en deux, va, sur les bases de son travail précédent, permettre à Bishop de développer les conséquences du champ théorique qu’il définit. Ce que l’on doit tout d’abord remarquer, dans la logique de cette évolution, c’est l’extrême simplicité formelle à laquelle le peintre atteint au moment où il aborde l’aspect le plus complexe de sa pratique. Au moment où elles abordent le développement le plus complexe de leur démonstration les toiles de Bishop prennent leur intensité dramatique de cette évidence quasi invisible où la moindre inattention les fait disparaître et où la sottise et la vulgarisation ne sauraient en tout cas aller les chercher.
Being and Having (2 m x 2 m, 1968) sert de référence aux toiles de ces trois dernières années. Carré divisé dans sa moitié bas par un champ blanc et rectangulaire et dans sa moitié haut par deux carrés égaux, l’un rouge, l’autre brun, Being and Having démontre dans sa rigueur le mince déplacement constitutif de la pulsion de couleur. La division qui se fait de l’unité carré à sa moitié (un rectangle blanc), à la moitié de ce rectangle (deux carrés égaux), produit du simple (un champ de couleur blanc), au composé (deux carrés, l’un brun l’autre rouge) un événement qui constitue, dans chacun des carrés divisant le rectangle du haut, une répétition à chaque étape différentielle de l’ensemble. De telle sorte qu’arrivée, si je puis dire, au quatrième stade de l’opération, c’est la couleur elle-même qui suggère en elle-même sa division. Autrement dit nous abordons ici à une étape plus subtile, dans sa liaison dialectique à l’opération formelle, que ce que nous avons vu se mettre en place avec le blanc entouré de rouge et le blanc entouré de vert (de Flood) : la couleur au carré produit dans sa division son dessein (ou selon le vœu de Matisse la couleur dessine enfin dans la couleur). La séparation d’une couleur d’une autre marque une frontière de recouvrement dans la mesure où une couleur en « recouvre » forcément d’autres, se divise forcément en d’autres couleurs. Ici, avec Being and Having, frontière, division et rencontre entre le blanc (rectangulaire), le brun (carré) et le rouge (carré), mais aussi mise en évidence de la division des unités de couleur par l’ordre formel qui les produit : chaque carré (le brun, comme le rouge) se trouvera en conséquence, comme le carré initial, divisé et répondra, dans son unité colorée, de la multiplication de l’opération (du dessein théorique du peintre). Ceci bien entendu pas d’une façon mécanique, en reproduisant quatre carrés semblables dans le carré brun et dans le carré rouge, mais en reportant, à l’intérieur d’une unique couleur, les frontières (les rides) dessinant la ligne, l’unique trait, qui sépare les couleurs entre elles. Commençant sur le bord extérieur de la moitié haut à gauche et à droite de la toile le marron et le rouge vont se diviser, se mettre en quatre (au carré) en affirmant de plus en plus l’opacité de leur pigment réciproque jusqu’au point de leur rencontre au centre de la moitié supérieure de la peinture.

1971 : C’est ce travail de la mise au carré de la couleur, datée, pour la toile qui le représente ici, de 1968, qui programme dans ses fondements théoriques les toiles que Bishop expose en 1971. Nous remarquerons tout d’abord que cette série, commentant l’opération de la division de la couleur, ne suggère le monochrome que pour mieux en produire la critique. Deux toiles reviennent ici sur les possibilités offertes par la division du blanc dans le carré. Conservant la structure un en deux Bishop intervient d’abord sur un carré divisé en deux, c’est-à-dire dont le rectangle du bas est blanc et dont le rectangle du haut, divisé à son tour en deux, produira deux carrés égaux (de blancs différents) eux­ mêmes divisés. La fonction analytique ici mise en évidence portant sur le caractère forcément didactique des couples apparition-disparition, recouvrement-transparence et leur fonction à l’intérieur de l’unité dialectique du carré. Dans la première de ces toiles les deux carrés du haut, et les quatre carrés qui divisent chacun d’eux, diffusent et laissent transparaître dans le blanc une couleur bleue qui recouverte par le blanc devient une constituante de celui-ci ; et de telle sorte que toute la moitié bas de la toile s’en trouve, par contraste, subtilement investie. Impossible dès lors de décider ce qui s’inscrit, du blanc ou du bleu, à la frontière des huit carrés du haut, si ce n’est la qualification vers le bleu que la structure de division du carré de la toile a été amenée à produire. Il suffit de se tourner vers l’autre exemple de cette mise en situation structurale du blanc pour voir, dans le jeu cadre-hors/cadre des deux carrés supérieurs et des quatre carrés qui les constituent, comment une couleur commande sa division selon un mode analytique savant où apparition et disparition, recouvrement et transparence se disputent les développements progressifs (inégaux) de la connaissance. Blanc et jaune sont ici inégalement unis (inégalement en avance l’un sur l’autre) dans un complexe où le carré encadré constitué dans le carré du cadre (qui dans sa division cesse d’être cadre lorsqu’il est pris comme carré et cesse de renvoyer à une unité carrée lorsqu’il est pris dans le cadre) répond formellement, dans le champ infini de la division de l’unité, de la loi de l’inégalité structurelle du développement des parties en situation dans la constitution d’un langage opérant au lieu même de la dialectique des contradictions qui le constituent en constante analyse. Qu’à la limite inférieure du rectangle haut, qui sépare la toile en deux, l’ocre jaune apparaisse en de légères bavures n’est que le signe que l’envers jaune du blanc supérieur est également opératoire et que le mode d’investigation apparition-disparition, recouvrement-transparence, laisse forcément des traces.


James Bishop, Sans titre, 1970.
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UN DES ÉCRANS EST TOMBÉ : Ce que le peintre rencontre alors comme problématique de son travail : unité et division frontalières de la couleur dans son mode apparition-disparition, recouvrement­ transparence, il semble (avec la grande toile bleue, divisée en seize carrés égaux et avec la petite toile brune de 1,75 m x 1,75 divisée en un rectangle et deux fois quatre carrés égaux) qu’il veuille y pénétrer plus avant en le radicalisant. Dans son écran carré la petite toile brune (1,75 x 1,75 m) joue de la disparition-apparition de la pulsion colorée comme division des brillants aux mats. C’est la même couleur sourde qui se divise là, en tonalités à peine distinctes les unes des autres, et dans sa rédaction magnifie un volume cubique qui viendrait à chaque moment sourdre et s’écraser, de et sur, l’écran profond et plat qui le constitue. L’unité de la moitié bas de la toile et sa répétition divisée dans le haut produisent cette avancée-retrait de la couleur où la transparence ne serait que le recouvrement d’elle-même dans la reconduction infiniment traçante de son volume.
La grande toile bleue accompagne, et reprend, me semble-t-il, la petite toile brune, en y développant un nouvel élément. Nous retrouvons avec la toile bleue ce même effet d’écran volumétrique dont la division en seize carrés égaux semble toutefois, en un premier temps, venir transformer l’ordre initial : un en deux. Il faut comprendre que c’est à la fois un piège et un commentaire sur son travail précédent que Bishop nous présente. En effet si nous nous sommes laissés aller à prendre l’adéquation forme-couleur, qui divisait en deux ses autres toiles, et si nous obéissons à la programmation qui nous fait toujours privilégier la forme aux dépens de la couleur, nous verrons d’abord et essentiellement dans cette toile bleue la constitution en seize carrés. C’est-à-dire que nous nous enlèverons la possibilité de nous rendre compte que l’intensité plus forte du bleu, des huit carrés du bas de la toile, constitue la structure et la division, un en deux, par la couleur, que Bishop a théorisées dans ses autres peintures. Ainsi se trouve joué et déjoué, le piège formel : ce qui qualifie ici la structure c’est d’abord ses possibilités d’impact avec ce qui se donne comme langage, écriture : la couleur. On voit bien comment le système de Bishop fonctionne avec un maximum d’efficacité pour, à l’aide de cette toile bleue, nous faire entendre, en multipliant les formes, que c’est la couleur qui les dessine, qui leur donne ordonnance.
Ceci à un premier stade d’approche de ce grand carré de la division du bleu et dans la perspective où ce premier commentaire invite à une attention de plus en plus grande de ce que le peintre met en scène. La difficulté à ce moment d’exposer linéairement l’accumulation qualitative des problèmes, que les dernières toiles de Bishop résolvent, est proportionnelle à la complexité stratifiée du développement de cette sorte de savant traité de la peinture que constitue dans sa chronologie la démarche du peintre. Plus Bishop avance dans son travail et plus l’organisation de chacune de ses toiles implique la mise en place d’un nombre de plus en plus grand, de plus en plus stratifié, de résolutions théoriques. De telle sorte qu’avec cette dernière exposition, et sur les bases de ce qui se trouve développé ci-dessus, il doit être entendu que je me contente de signaler seulement la ligne de force de l’évolution qui, d’une toile à l’autre, justifie la démarche du peintre.
Le passage de la grande toile bleue (2 m x 2 m) à la grande toile brune (2 m x 2 m) me semble ainsi commandé par ce qui est déjà suggéré dans les deux toiles blanches, à savoir par les lignes de démarcation (ou frontières) des carrés de couleur. La division du bleu, et la transparence de référence rouge dans le bleu, se marque ici, chaque fois, au-delà d’une zone indéterminable de bleu rougeâtre ou de rougeâtre bleuté, par une sorte de choc, d’affirmation frontalière qu’impose le quadrillage de la couleur. Notons également que là où les bords, où les carrés bleus ne rencontrent aucun autre carré, ne voisinent avec aucun autre carré, c’est-à-dire sur les bords extérieurs de la toile, le bleu est plus opaque, perd presque complètement toute transparence. Mais ce que je veux retenir ici, au-delà de la confirmation évidente et comme désormais naturelle du phénomène dialectique producteur du trait, dans et par la couleur, c’est la façon dont, dans sa transparente disparition-apparition, la couleur vient sur ses bords tenir un discours supplémentaire, qui pourrait se désigner formellement dans la manière dont la couleur, juste au moment de sa plus grande transparence, devient comme poudreuse, se froisse et se ride imperceptiblement.
Ce supplément de la couleur sur elle-même, au moment de sa disparition et de sa transparence, ces « rides » (du haut all. ridam : tourner, ordre), la grande toile brune (carré de terre - ocre d’or) en amorce magnifiquement le développement analytique. Avec cette toile la structure un en deux est tout d’abord apparemment soulignée par la rencontre du (rectangle) brun de la moitié bas et des deux (carrés) bruns de la moitié haut. Ce n’est qu’après un moment d’attention que l’on aperçoit la mince ligne de conflagration, à peine soutenue, qui établit la rencontre et la séparation en quatre des deux carrés du haut. Et l’on appréhende cela d’autant plus difficilement que la rencontre des deux carrés du haut au centre de la toile a produit, au-delà de la ligne qui leur sert de frontière, une déflagration colorée, ou ride (de tourner et tordre) ou crispation lumineuse, qui en ondes « souterraines », pourrait-on dire (qui en ondes de longueur variable dans l’ocre d’or) se diffuse à travers toute la peinture sonnant et s’éclairant dans sa profondeur.


James Bishop. Huile sur papier, 1976.
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Avec et ailleurs

Ce que les limites obligées de l’analyse formelle mettent ici en évidence c’est, dans le cours même de la démonstration formelle, les manques que viennent combler soit le renvoi à quelque métaphysique « plaisir esthétique », soit le recours à des notions apparemment étrangères au vocabulaire de la critique d’art. Il est certain que, plus que toute autre, la peinture de James Bishop place le critique devant cette alternative dont semble-t-il aucun des termes n’est tout à fait satisfaisant. J’en retiendrai ici le symptôme à mes yeux décisif d’une peinture moderne dont la force transformationnelle du champ où elle se produit ou bien renvoie le critique aux limites d’un savoir historiquement clos (métaphysique), ou bien à l’investigation des excès que le peintre propose. Dans cette seconde perspective, où le critique accepte l’enjeu de la lutte de l’ancien avec le nouveau, on trouvera évidemment en un premier temps des concepts qui pourront paraître excentriques, voir exotiques, plus ou moins bien, plus ou moins mal adaptés à l’objet qu’ils ont pour charge de comprendre. Reste donc à réduire ces différences, ce qui ne saurait se faire en une fois, à en donner un ordre de cohérence susceptible d’être développé, travaillé. La base rationnelle la plus acceptable dans le domaine de la critique d’art est historique, c’est donc d’elle qu’il nous faudra partir. On a vu que James Bishop s’est, en quelque sorte d’une façon privilégiée, assuré de cette base (études et enseignement de l’histoire d’art). Savoir cela nous apporte-t-il quelque chose de nouveau lorsque nous regardons sa peinture ? Savoir qu’il s’est particulièrement attaché à l’étude des peintres du Quattrocento italien nous aide-t-il en quoi que ce soit à comprendre sa démarche [5] ?
Nous n’en tirerons profit que si nous sortons de la stricte analyse formelle que si nous envisageons un moment la structure historique qu’un tel type de rapport met en cause. Sans faire le procès de l’histoire d’art, je voudrais mettre en lumière ce que je veux dire par là en soulignant les possibilités que se donne une démarche capable de prendre en charge, dans ses stratifications savantes (formelles et idéologiques), la complexité de l’histoire spécifique de sa pratique. James Bishop opère ainsi sur la modernité (la peinture depuis Cézanne) le retour théorique dont seule la totalité historique, par rapport à laquelle cette modernité s’est inscrite en rupture, donne les moyens. Aussi occupe-t-il une place tout à fait particulière et importante, hors des anachronismes tapageurs, dans l’avant-garde contemporaine. Je n’ai pas ici la place de le faire mais on pourrait très bien démontrer comment à travers chacune de ses expositions Bishop a développé son travail personnel sans négliger de l’inscrire en critique par rapport aux diverses expériences des peintres les plus importants de la génération qui l’a immédiatement précédé ; comment par exemple cette dernière exposition présente aussi une critique constructive et productive de l’œuvre de Rothko. Donc investigations historiques des forces productives à l’aide desquelles sera pratiquée la critique de la modernité inscrite (historiquement) en rupture vis-à-vis de la séquence historique de la constitution de ces forces. C’est au départ ce double fond référentiel qui permet à Bishop de désigner avec de plus en plus d’évidence l’enjeu de la charge historique nouvelle au travail dans le champ des contradictions où se constitue la peinture moderne. Si un autre exemple peut être proposé de ce type de démarches où la critique rationnelle est constitutive d’une œuvre mettant finalement objectivement en question l’ordre logique qui l’autorise, c’est chez Matisse qu’il faut le chercher [6] On ne trouvera en effet ce mode de travail systématique que chez Matisse et chez Bishop. A cela près que de l’un à l’autre un renversement décisif s’est opéré, celui justement de la question de la rationalité de la figure. Le scandale que fait la peinture moderne en ce début de XX siècle (avec Matisse entre autres) tient en grande partie aux traitements que les peintres font alors subir à la figure. Ce traitement et ce scandale seront si traumatisant que plusieurs générations de peintres (et de grands peintres) n’iront pas y regarder de plus près et d’une façon ou d’une autre ne réussiront pas à s’en détacher (Pollock en est un magnifique exemple). L’importance attachée, par le champ culturel, idéologique occidental, à la figure, importance que le traitement de la figure par les peintres français du début de ce siècle met en évidence, cette importance (mal comprise) aveugle, si je puis dire, les éléments les plus intéressants de la peinture moderne au point de leur laisser croire que la résolution du problème que pose la figure (l’image spécu­laire) consiste dans la disparition pure et simple et de la figure et de l’espace qui la constitue. D’où la répétition de gestes provocateurs tous significatifs mais tous également idéalistes et métaphysiques dans la répétition négative (« modernist reduction ») des termes de la contradiction qui les produit. Bishop intervient dans ce champ (disparition de la figure et de son espace métaphysique, disparition de la profondeur, disparition du tableau) pour réinstituer la dialectique des contraires dans l’ordre d’un effet d’inscription historique nouveau (voir plus haut le paragraphe sur « Le carré »). Ce n’est à mon avis pas un hasard si l’intervention de Bishop produit quasi secrètement sa subversion idéologique, se produit quasi secrètement avec l’assurance que lui donne base de connaissances historiques (histoire de la peinture), dans le tissu contemporain qu’elle est appelée à transformer. Il ne s’agit plus aujourd’hui en effet d’illustrer quelque autre geste provocateur (attitude devenue pour ce qui concerne la peinture un piège académique) mais par un travail logique de retour sur le fond opérationnel de la peinture moderne d’en fonder les bases nouvelles. Nous ne devons pas non plus dans cette perspective oublier les deux contextes sociaux historiques à l’intérieur desquels baignent ces deux sujets peintres (Matisse et Bishop) : pour Matisse la montée de la classe petite-bourgeoise alors quasiment portée par l’histoire (avec en contrepoint la révolution russe), pour Bishop l’ampleur du règne idéologique (ou rêve américain) de la petite bourgeoisie, avec en contrepoint l’entrée révolutionnaire sur la scène historique de huit cent millions de Chinois. Autrement dit, si Matisse fait inévitablement signe à une extériorité culturelle il le fait avec la désinvolture de l’hégémonie idéologique occidentaliste s’appropriant quelques nouvelles colonies ou bibelots intellectuels. Alors que l’extériorité que marque la subversion « interne » de Bishop se désigne aujourd’hui dans la réalité massive des contradictions et des antagonismes que l’Occident ne peut plus résoudre seul. D’où deux modes d’interventions, liés à la réalité sociale constituante, logiquement chronologique, c’est-à-dire aussi et de multiples façons liés entre eux.
On voit bien dès lors, à partir de cette base rationnelle, de mise en place historique d’éléments formels, comment c’est de diverses façons que le travail du peintre implique, dans l’ordre de son opération, l’apport des notions et des concepts qui la retrouveront dans l’interdisciplinarité qu’elle revendique en revendiquant sa place objective (historique) dans le tout social. Comment en effet supposer possible la reconversion du problème que pose à la figure la spécularité sans avoir recours à la constitution et à la place du sujet dans l’idéologie qui fonde ce mode du spéculaire ; c’est-à-dire sans avoir recours à l’analyse idéologique que permet la science marxiste et la science freudienne [7] Quelques-uns des concepts que j’ai utilisés au cours de l’analyse du travail de Bishop sont empruntés ou ont été suggérés, entre autres, par divers modèles culturels chinois, et par des traités sur la peinture chinoise (« Propos sur la peinture » de Shi Tao et « Les ensei­gnements de la peinture du jardin Kie Tzeu »). La façon dont fonctionnent ces emprunts est directement liée aux défauts de l’appareil critique traditionnel face au travail de Bishop. Si dans le cours du texte j’ai par exemple donné comme seule explication de la fonction opératoire des rides (notion empruntée à Shi Tao) l’étymologie du mot (du haut allemand ridam : tourner, tordre) c’est aussi pour indiquer que le prélèvement d’un concept doit se greffer sur l’histoire de la langue qui l’accueille, si l’on veut qu’il prenne dans la nouvelle perspective à l’intérieur de laquelle on le situe toute son efficacité (qu’il soit autre chose qu’un exotique bibelot intellectuel). Les rides frontalières que j’ai tenu à remarquer dans la peinture de Bishop sont à comprendre dans le mouvement qui met en scène, dès l’ouverture du traité de Shi Tao, la divi­sion de l’unique trait de pinceau : « Dès que la simplicité se divise, la règle s’établit. » Proposition que dans un très important commentaire Pierre Ryckmans (in « Art Asiatique », t. XIV, 1966) rattache justement au frg. 28 du Tao tö king : « Quand la simplicité se divise elle devient outil et celui qui s’en sert gouverne les hommes. » Tout ceci, qui pourrait paraître relever de la plus grande fantaisie exotique, a pourtant le mérite de s’appuyer sur la constitution d’un outil (qui sert à gouverner) par la transformation (la division) d’une matière brute. Pierre Ryckmans précise :« L’image concrète que suggèrent les termes de Lao Zi est celle du bloc de bois brut, matière première dont on viole l’intégrité en la taillant pour en faire un ustensile particulier » et il ajoute que si ce que nous connaissons de la pensée taoïste, à travers les textes de Lao Zi et Zhuang Zi, représente dans une large mesure l’application de cette pensée aux problèmes de la politique, l’essai de Shi Tao, lui, pourrait être considéré comme une autre application de ces mêmes prémices philosophiques fondamentales, mais dans le domaine de I’Art.
Le parcours qui conduit dans un aller retour précipité à cette vaste séquence historique dessine l’ordre transformationnel des concepts auxquels fait appel le travail de Bishop. Pas question bien entendu ici de faire autre chose que d’en suggérer la fonction générale. Ce par­ cours montre assez me semble-t-il et l’outil que peut être la peinture et le travail théorique que peut amorcer, dans sa discrétion même, l’œuvre d’un peintre (puisque là comme ailleurs « l’universel existe dans le particulier) pour que nous insistions sur celle-ci et que nous lui accordions toute l’importance qu’elle mérite. Importance sans doute, pour le critique, aujourd’hui marquée dans l’ordre de la production théorique que l’oeuvre de Bishop met en scène et telle qu’elle n’est ici que déclarée à suivre.

Marcelin Pleynet, Art et littérature, 1977.
Peintures Cahiers théoriques 2/3 (le texte était datée du 22 novembre 1971).

LIRE : Molly Warnock, Tel Quel et le sujet de la peinture américaine ).

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Premier trimestre 1974
L’histoire  : Bishop a 46 ans, c’est l’âge où le travail peint de nombreux peintres américains, est aujourd’hui (d’un point de vue avant-gardiste) beaucoup plus connu que celui de Bishop. Si l’on questionne cette différence depuis la différence de peinture, on s’aperçoit qu’il y a dans la peinture de Bishop un plus qui parle et qui parle précisément de ce par quoi les autres se laissent parler et porter par l’idéologie. Ce discours est celui qui s’inscrit à travers la couleur, d’un côté la couleur érotisée, d’un autre la couleur en rétention. Il est clair que se déroule ici depuis plusieurs années une lutte que la peinture de James Bishop a été jusqu’à ces derniers temps la seule à maintenir dans toute sa dimension. Cela est sans doute plus facile à écrire qu’à faire, ce qui veut dire qu’il a fallu un jour voir cette peinture pour pouvoir s’en apercevoir, l’écrire et rendre hommage à celui qui a maintenu vivante cette contradiction.

A PROPOS DE SIX PEINTURES DE JAMES BISHOP (1)

DE LOIN :
Six toiles de format carré ( 200 x 200) coupées à l’horizontale en deux parties égales. La partie « basse » laissée « monochrome » , la couleur épaisse s’y dépose et monte vers le haut pour y dessiner deux carrés bordés et croisés perpendiculairement par des bandes d’environ 10 cm de large. Dans ce dessin, notons ceci de particulier, c’est que ce sont d’abord les bandes verticales qui sont tracées de telle sorte que les bandes horizontales vont se limiter à leur intersection et passer dessous. Le format de la toile ajusté par ce dessin, étayé par ces cadres internes, se donne comme une ouverture dans un plan coloré qui serait autour de la surface peinte mais aussi derrière elle, puisque le tableau est cette ouverture par laquelle on la voit. Dessin en négatif qui propose l’envers de la couleur et écrit son infinie étendue, façade imprégnée, peinture en face vue de dos. Bishop propose une enquête : en bas, voilà la couleur, en haut voilà la même couleur multipliée par son traitement, devenue complexe par sa dissection. En bas la couleur a toujours été là, en haut elle devient terre battue avec trace de pas, elle se démantèle avec l’histoire, avec le temps.

DE PRÈS :
Un ignorant, mal intentionné, m’a dit un jour : « Bishop, quand tu regardes de près, c’est mal peint ». Qu’est-ce que « ça » veut dire ? ... « C’est mal peint » — et bien ça veut dire tout simplement : c’est peint et ça se voit. Ce que remarque encore cette « mauvaise intention », c’est l’écart même qui sépare la peinture jouée par l’idéologie dominante et la peinture qui se joue de cette même idéologie.

De loin, à partir du dessin dans la couleur, ce sont toutes les scènes de la peinture qui sont exposées : rapport de la surface à l’espace, du plan à la profondeur, de la juxtaposition à l’étalement, du clair au sombre, du brut au travail, du muet au parlé, etc... Tout cela se défait sitôt que l’on s’en approche pour se donner à nouveau, chargée d’une autre complexité sitôt que l’on s’en éloigne.

Autre complexité qui vient de ce travail peint que donne, depuis la trace de couleur sur le grain de la toile, le passage du corps. De près le pinceau a peint le bras du corps qui fait la peinture, « c’est mal peint » , ça veut dire « tu m’as vu voir » - Leçon de peinture : réservoir silencieux en bas de la toile, la couleur monte comme on dit du rouge qu’il monte aux joues, bref, ça parle un maximum en haut de la toile - peintures de la chambre égyptienne, « mort » et « vie » passent dans la matière en mouvement.

APRÈS :
Je repense au début de ce texte ; Sauvegarde de la couleur travail important pour demain, bien vu l’ancien. La peinture ! Quelque chose qui se fait de près, se donne de loin, à nouveau se refait de près chargé par l’autre comme le fleuve par son affluent. Couleur de Sienne, brun Titien, dentelle hollandaise tous cela se démantèle quand on veut voir « comment c’est fait » — Le peintre n’a pas de secret c’est la peinture qui donne sa mesure. Trace de purin sur la toile, jus de lumière, suaire. Terre, thé odeur chine, déplacement de l’homme qui mesure l’architecture et la couleur de la cité interdite. Voir la joie aussi sur la tranche du cadre.

LOUIS CANE
Décembre 1973

(1) Galerie jean Fournier, du 12 Décembre 1973 au 15 Janvier 1974

Sur la peinture de James Bishop
Lire entre autres
Philippe Sollers, « Peinture sur Peinture » .
Marcelin Pleynet, La couleur au carré, les rides, le dessin (Art lnternational) Catalogue édité par la galerie jean Fournier (1971).

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Archive A.G.

James Bishop, art press 10, 1974.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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Les dernières peintures exposées de James Bishop [8], toutes brunes monochromes (d’ocres jaunes à ocres rouges), de format identique, 2 m x 2 m. (format unique utilisé depuis les plus anciens tableaux), présentent toutes une même découpe formelle : le carré partagé horizontalement en deux rectangles égaux, l’un d’eux lui-même partagé en huit nouveaux carrés — 2 fois 4 — (découpe formelle instituée dès 1967). On comprend qu’une telle exposition s’appréhende progressivement, dans les différences infimes que l’on note d’une toile à l’autre, d’une toile à l’ensemble, d’un espace dans la toile à un autre espace .

Elle contrarie ce à quoi les derniers aboutissements des pratiques picturales nous ont habitués : l’impact brutal et immédiat dû à une agressivité des cou­ leurs, un gigantisme des formats. La peinture de James Bishop est une peinture discrète et, si l’on ose presque un pléonasme, se distingue par cette discrétion. Se distingue de quelques règles de la peinture américaine moderne, les critique. Car cet effort de lecture qu’elle réclame du spectateur correspond à cet effort de lecture qu’elle-même fournit vis-à-vis d’elle- même, c’est-à-dire aussi vis-à-vis du contexte pictural où elle s’inscrit.
On peut ainsi trouver quelques exemples dans l’histoire de la peinture moderne d’œuvres qui nous apparaissent aujourd’hui comme parmi les plus progressives et qui précisément se sont posées comme profondément critiques en regard des démarches qui leur étaient apparemment les plus proches dans le temps ou par la recherche. C’est le cas de Barnett Newman qui affirme peut-être plus tardivement que ses contemporains son originalité (disons, passé la quarantaine), mais qui fait aussi « sauter le pas » à l’Expressionnisme Abstrait.

Favorisant l’acuité critique de la démarche de James Bishop, signalons ce que Marcelin Pleynet remarquait dès les premières lignes de la préface qu’il lui consacra [9] : sa situation intermédiaire entre les Etats-Unis et l’Europe où Bishop qui poursuit des études d’histoire de l’art a séjourné long­ temps et souvent. C’est une aide pour considérer la situation américaine avec un certain recul. Ajoutons que Bishop n’aborde à proprement parler la géométrie que vers 1963. Contrairement à d’autres peintres de sa génération, Bishop, dans un premier temps, « démarre » de l’« action painting » plutôt que des premiers exemples géométriques. Ce que ce décalage préserve, concernant la production actuelle de Bishop, c’est une stylisation trop rapide des procédés de la peinture géométrique, c’est une plus juste dialectisation de ce que soulève le travail du geste (« action painting ») et de ce que soulève le problème de la couleur (privilégiée par les géométriques) et non l’abandon de l’un pour l’autre.

Geste et géométrie

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State, 1972.

On a coutume de faire partir l’histoire de l’abstraction moderne des « drippings » de Pollock, donc du surgissement du geste. Il connut pourtant quelques déboires . Ceux-là mêmes qui l’instaurèrent, Pollock, de Kooning, faute de le penser pleinement dans son rapport à la surface du tableau, l’asservirent à nouveau à la figure. Plus tard, les géométriques, pour déployer leurs grands aplats de couleur le nièrent purement et simplement. Seul Ad Reinhardt, peut-être, sentit encore cette importance du geste puisque, tout en cherchant à en faire disparaître la trace dans la couleur, il lui assignait la fonction de définir le schéma interne et les dimensions du tableau [10].
Les toiles de 1960-1961 de Bishop, bien que peintes à larges coups de brosse, paraissent néanmoins limiter ce geste dans des espaces définis, ces espaces paraissant répéter les données du format carré : bande plus ou moins large parallèle au bord, forme grossièrement quadrilatère, triangle (comme un carré basculé). Ce geste, contrairement à celui de Pollock qui tend à déborder la surface de la toile, semble plutôt à la recherche de son propre rapport à cette surface .
A partir de 1962-63, les formes dans la peinture de Bishop deviennent plus évidemment géométriques jusqu ’à l’établissement vers 1966-67 du schéma - en deux, puis en deux, puis en quatre — que nous avons décrit plus haut. Parallèlement , Bishop inaugure une méthode originale d’application en deux temps de la couleur. La couleur est d’abord déposée sur la toile en fonction de la division formelle de celle-ci. Ensuite, le peintre qui travaille à plat décide de soulever l’un des bords afin que la couleur se répande, emplisse les espaces (Bishop travaille sans cache). Ainsi est-ce la couleur qui dessine elle­ même sa propre limite : là où elle cesse de s’écouler et vient sécher se chargeant plus ou moins en pigment, indiquant d’indéfinissables bordures plus ou moins nettes, plus ou moins transparentes . On pour­ rait dire de Bishop qu’il crée, un peu comme le fit aussi Reinhardt, une géométrie sans dessin exact ou même une géométrie « gestualisée "·
Par ce procédé, Bishop renverse celui, étroitement déductif, communément employé par les peintres géométriques. Chez ces derniers, l’espace de la toile détermine le dessin (les rectangles de Noland divisés en bandes parallèles, les « spirales carrées » de Stella), le dessin détermine l’espace de couleur (à une forme correspond une couleur), le geste n’étant plus là pour, en quelque sorte, « repenser » le déterminisme du dessin. Chez Bishop, c’est la couleur elle-même qui marque ses propres frontières et. en provoquant son étalement par soulèvement de la toile, le peintre réévalue cette couleur en fonction de l’espace total de celle-ci. Si la découpe formelle indique un sens de la couleur au moment où celle-ci est déposée sur la toile, elle n’en constitue toutefois jamais une limite. En évoluant de I’« action painting » à une peinture « géométrique » Bishop n’en a pas pour autant assujetti le travail de la couleur à un déterminisme formel, soumis sa pratique à la seule rationalité d’une méthode. La cou­leur, au contraire, permet de reconsidérer à chaque étape de la réalisation de la toile les données de l’espace pictural ; elle reprend en charge (en évitant le danger stylistique de I’« action painting ») le rapport de l’acte pictural à l’espace pictural.
A propos de ce rapport geste/dessin/ couleur, soulignons comment il a pu évoluer au cours de l’histoire de la peinture moderne, comment il a pu être à certains moments accusé ou au contraire réduit.
Il y eu chez Matisse, une tendance à faire coïncider le geste, le dessin, la couleur. Matisse dessinait d’un trait, d’un geste ; il peignait aussi d’un trait. détaillant ainsi ses aplats colorés. Étant entendu bien-sûr que cette coïncidence joue des tensions qu’elle peut provoquer (notamment dans la relation fond/forme) lorsqu’une même couleur passe d’un motif à un autre, lorsqu’un vase est indiqué à larges traits rouges sur un fond uni d’un rouge à peine plus soutenu. Le procédé des papiers découpés parachève cette adéquation-tension.
Les américains retinrent tout particulièrement les leçons de Matisse. Chez Pollock, c’est essentiellement la trace du geste qui détermine le dessin du tableau ; à une trace correspond une couleur. Après Pollock, l’abstraction américaine, sous-tendue par une philosophie positiviste, tentera de radicaliser cette conception de la peinture, et, ce faisant, ne fera souvent que supprimer l’un des termes du rapport. Soit que le « all over » évolue vers son extrême, c’est-à-dire la couleur répandue sans contrainte d’un dessin sur toute la surface de la toile (par exemple, chez Olitski), soit au contraire que le dessin géométrique refoule le geste... et appauvrisse la couleur. Celle-ci pouvant être appliquée mécaniquement (au sens propre ou au figuré), le peintre n’est plus là pour l’apprécier, l’investir subjectivement (d’où pas mal d’impasses décoratives) [11]. Or, on peut juger ces entreprises réductrices à partir de ce que Matisse lui-même écrivait : « Une avalanche de couleur reste sans force. La couleur n’atteint sa pleine expression que lorsqu’elle est organisée, lors­ qu’elle correspond à l’intensité de l’émotion de l’artiste ... Il n’est pas possible de séparer dessin et couleur. Puisque celle-ci n’est jamais appliquée à l’aventure, du moment qu’il y a des limites et surtout des proportions, il y a scission. C’est là ou intervient la création et la personnalité du peintre ».
Donc, pour Bishop, cette situation particulière d’un peintre qui d’emblée confronte son geste à une appréhension plus rationnelle de l’espace puis qui, venu de la peinture gestuelle à la peinture « géométrique », n’en déjoue pas moins les effets réducteurs de cette géométrie (de cette rationalité) sur la couleur.
Ayant conservé l’intelligence de ce rapport du peintre à l’espace de la toile qu’avait dégagé la peinture gestuelle, Bishop, concurremment, va déplacer sa peinture dans un système géométrique qui lui­ même sera déjà à la fois marquage d’une limite et débordement de cette limite. Le carré. Figure fermée, unie, en toutes parts égale à elle-même. Dépourvue de sens, le carré « tourne », contrariant l’aplomb du rectangle qui l’habite [12]. Le carré répété à l’intérieur de lui-même. Dans certaines séries, la subdivision des huit carrés est obtenue par l’entrecroisement de bandes de couleur, moyennement larges, qui, en créant pour chaque carré des limites intérieures et des limites extérieures à elles-mêmes, démultiplient encore le système formel. Le carré mis en abîme.
Si le dessin dans la peinture de Bishop n’est plus recherche d’une illusion, sublimation des limites de la toile, il ne s’en tient pas non plus à souligner ces limites. Bishop n’est à aucun moment tenté par la réduction moderniste de la peinture à ses supports matériels. Son dessin qui est une prise de conscience de ces limites en même temps que débordement de leur arbitraire, redouble (est redoublé par) les effets de la couleur. La pigmentation plus ou moins dense, les différentes couches affleurant plus ou moins engendrent une irrégularité infinie de la couleur jouant sans cesse avec l’ambiguïté fond/ forme engendrée par le dessin.

Blanc et brun

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Having, 1970.

Un certain nombre de tableaux de Bishop, réalisé suivant le processus que nous avons décrit, se caractérise par cette partie rectangulaire, divisée en huit carrés, comme seule partie peinte, contrastant avec l’autre partie laissée entièrement blanche. Or ce blanc domine. La nudité active, c’est le blanc. Mais le blanc est aussi la somme des couleurs. « La question posée à la surface sera un rapport entre ce tout (le blanc de la toile) et les parties (la couleur). Le tout traité d’ailleurs comme une partie ; visible, intacte. (En général le tout est donné comme comprenant ses parties ; ici il se montre avec elles.) » Philippe Sollers [13]. Paradoxalement, la partie non peinte est celle qui s’impose avec le plus de force, c’est elle qui va dicter le travail du peintre. Selon Bishop, la partie peinte doit « parvenir à rivaliser » avec la partie blanche.
La toile blanche comme fond neutre où le peintre disposerait d’une complète liberté pour jeter des taches colorées, s’affranchir totalement, est une illusion idéaliste. L’histoire de la peinture moderne montre des tentatives de remise en cause de cette conception. On fait abandonner au blanc son rôle de fond conventionnel pour le compromettre avec les couleurs ; non plus le recouvrir mais le faire jouer sur le même plan que les espaces colorés. Le blanc n’existe pas en soi mais comme somme des couleurs et donc travaillé par la couleur, imposant au peintre la contrainte de sa plénitude (« rivaliser avec »). A l’opposé de cette fiction selon laquelle le peintre pourrait en toute licence se déplacer dans ce blanc, il y a la réalité du peintre qui dans ce blanc, dans cette somme, ne peut que choisir, diviser, creuser. Le travail de la couleur ne saurait être qu’un processus soustractif et, dans le même temps, pour celui qui s’assigne de « rivaliser avec le blanc », qui tend à retourner vers ce blanc, une compensation de ce processus . Dualité du travail de la couleur.
Une autre institution de la peinture contemporaine, notamment de ces quinze dernières années, que contredit la peinture de Bishop, est l’emploi de tons purs. Bishop les a peu à peu abandonnés pour des tonalités d’abord brunâtres puis plus récemment pour des séries entièrement blanches-grises ou ocres. Contrairement à certains géométriques qui travaillent avec des couleurs conservées telles qu’elles sortent du tube, Bishop mélange ses cou­ leurs. Si le blanc est somme des couleurs. le brun, par mélange des pigments, en est aussi une somme que l’on appelle soustractive. Les couleurs de Bishop, ses bruns, qui tendent à rivaliser avec le blanc, se donnent alors à la fois comme décomposition de ce blanc — le peintre a recours à l’infinité des divisions (des couleurs) du blanc — et donc comme une tension vers la restitution de ce blanc.
Le conventionnel du fond blanc neutre évoqué plus haut, n’est peut-être, d’ailleurs, qu’à mettre sur le compte d’un des excès du modernisme, excès libertaire, le blanc = le vide = tout est possible dans ce vide. Auparavant, le peintre entreprenait son travail à partir d’une toile non pas blanche mais déjà « en couleurs », dans le fameux « jus de pipe ». Sa démarche consistait ensuite à dégager la figure en travaillant dans ce brun — division infinie du blanc — de façon à remonter dans la gamme des valeurs, vers la clarté, la lumière.
En fait, la peinture moderne, telle qu’il nous est permis de la lire aujourd’hui, aura connu deux grandes tentations. Tentation d’un espace transcendantal : expansion de la couleur prétendue hors de toute limite (de tout balisage rationnel, historique) grâce à une pseudo-neutralité du support ou à la suggestion de son infini, l’infini du tableau pris pour l’infini de la couleur. Tentation d’un espace positiviste réducteur : la couleur limitée à ses suggestions optiques obtenues au travers de procédés formels, le plan de la toile pris pour l’espace de la couleur ou bien travail matiériste de la couleur, la matière colorée en épaisseur ou alors détendant, imprégnant, traversant le support, pris pour la profondeur de la couleur. Espace lui aussi en dernier ressort méta­ physique, niant le rapport de la couleur au sujet.
Ce que critique alors les toiles de Bishop, c’est cette vision moderniste de la peinture comme expression pure venant s’inscrire sans contrainte dans un lieu qui n’aurait pas de spécificité, la toile blanche. Le modernisme ainsi articulé : liberté de l’acte pictural/ neutralité de l’espace blanc de la toile, c’est-à-dire finalement livré à la métaphysique ; chacune des données serait considérée comme une entité, sans interaction. Bishop, en revanche, met à jour le lien dialectique de l’acte pictural à l’espace spécifique de la peinture. Espace déjà chargé de couleur où l’acte pictural n’est précisément qu’une mise à jour, un marquage de l’histoire de cet espace, du brun — division infinie du blanc — au blanc — somme des couleurs —, du blanc au brun. Les toiles les plus récentes illustrent particulièrement cette « traversée » de la couleur, en tendant soit à être entièrement blanches (y compris la partie divisée formellement), soit entièrement brunes (comme c’était le cas lors de la dernière exposition) ; autant de ponctuations pour Bishop de sa proposition fondamentale de 1967.
La couleur, malgré et avec la division formelle, suggère un va-et-vient de l’espace non peint (et pourtant plein) à l’espace peint et pourtant toujours à combler, indéfiniment ouvert, va-et-vient aujourd’hui du brun qui vient pervertir le blanc, du blanc qui vient s’abîmer dans le brun. Les blancs et les bruns de Bishop, « au carré », par leur jeu de renvois perpétuels, — la couleur ouvrant le système formel. le système formel marquant cette ouverture de la couleur, le système formel s’ouvrant en lui­ même, — déploient un espace qui est celui propre à un « désenfouissement » infini de la couleur ; la peinture hors de la métaphysique.

Catherine Millet, art press 10, mars-avril 1974, p. 4-7.

OEUVRES DE BISHOP SUR LE SITE DU CENTRE POMPIDOU


[1Le choix des peintures illustrant les articles est le mien. A.G.

[2Galerie Lawrence.

[3Cf. L’origine de la géométrie, introduction de J. Derrida (P. U .F.).

[4Peinture, Cahiers théoriques 2/3 : « ces marrons merdeux ».

[5Voir à ce propos John Ashbery, « Post painterly-quattrocento », Art News, décembre 1966 et Robert Rosenblum , « James Bishop : Reason and Impulse », Art­ forum, février 1967.

[6Voir M. Pleynet, « Le système de Matisse », in L’Enseignement de la peinture, Ed. du Seuil, 1971.

[7Voir M. Pleynet, L’Enseignement de la peinture, op. cit. et Ph. Sollers « Peinture sur peinture » in Catalogue de l’exposition de J. Bishop à la Galerie J. Fournier (déc.­ janv. 1972).

[8A la galerie Jean Fournier, en décembre et janvier derniers [1973-1974].

[9« La couleur au carré les rides le dessein », catalogue de l"exposition galerie Jean Fournier, décembre 1971. Voir plus haut.

[10Le format était déterminé en fonction de l’amplitude du geste et la couleur était appliquée selon le schéma de la croix en un seul passage du pinceau.

[11D’où aussi, pour certains de ces peintres, l’abandon d" une stricte géométrie, le retour à un travail plus spécifique de la couleur. Voir à ce sujet notre article « Après l’Expressionnisme Abstrait » in art press n° 7 .

[12Dans certaines toiles, le rectangle divisé ne l’est pas en huit carrés mais en six rectangles égaux.

[13« La peinture et son sujet », Tel Quel n° 20, 1965. Voir plus haut.

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