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Qu’est-ce qu’une révolution ?

D 24 mars 2023     A par Albert Gauvin - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Delacroix, La Liberté guidant le peuple, 1830.
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« Nous approchons d’un moment où le moule du temps doit être brisé pour tout l’univers, en attendant que le temps soit brisé lui-même, et c’est par la France que cette brisure commencera. »
« Les révolutions que tout présage devoir se faire dans l’esprit de l’homme, seront bien plus surprenantes encore, et auront bien d’autres suites que nos révolutions politiques. »
On se croirait ces jours-ci.

Le Philosophe Inconnu, cité par Philippe Sollers, Désir, 2020.

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A l’initiative d’une intersyndicale miraculeusement unie et parfaitement responsable, des manifestations pacifiques réunissant des centaines de milliers de personnes — qu’on croyait anesthésiées par les mesures gouvernementales prises depuis mars 2020 — secouent la France depuis plus de deux mois contre une réforme des retraites que 70% des Français et 90% des salariés rejettent. Sourd aux revendications populaires, le petit monarque républicain, opposant la « foule qui manifeste » au « peuple qui s’exprime à travers ses élus » [1], reste droit dans ses bottes ajoutant à une crise sociale profonde (qui dépasse largement la question récurrente dite des « retraites ») une crise démocratique qui n’a pas beaucoup de précédents sous la Ve République, désormais à bout de souffle.
« Le devenir-clown des hommes d’État mériterait une étude à part » écrit Sollers dans Désir. « De temps en temps, le nouvel élu fait illusion un an ou deux, mais, rapidement, il dérape, ennuie, s’énerve, s’effondre. Il ne lui reste plus qu’à répéter que le choix est entre lui et le chaos. Encore une vague de spectacle, avant que surgisse un désordre ou un scandale nouveau » écrit-il encore. Un an ou deux, c’est déjà trop. Quelques mois cette fois ont suffi. Symboliquement (ironie de l’Histoire), c’est le voyage d’un roi, le roi Charles III d’un Royaume-Uni lui-même touché par des grèves massives et sans précédent depuis 1979, que l’Élysée s’est vu contraint, sinon d’annuler, de reporter aujourd’hui même (le 24 mars), le climat en France devenant hautement inflammable. Humiliante première « retraite » !
Ici et là, dans les manifs, on voit des pancartes avec le slogan : « Tu nous mets 64, on te re-mai 68 ». Sommes-nous à la veille d’un nouveau mai dont chacun sait qu’il débuta bien plus tôt (en février-mars) ? Bien malin qui pourrait prédire la suite des événements [2]... En la circonstance, je fais miens ces propos de Georges Bataille : « L’anarchisme m’irrite. [...] Je hais même ces faibles aux esprits confus qui demandent tous les droits pour l’individu : la limite de l’individu n’est pas seulement donnée dans les droits d’un autre, elle l’est plus durement dans ceux du peuple. Chaque homme est solidaire du peuple, en partage les souffrances ou les conquêtes, ses fibres sont partie d’une masse vivante (il n’en est pas moins seul au moment lourd). » (Préface au Sur Nietzsche).
Et la révolution alors ? Marcelin Pleynet écrit dans Poésie et « Révolution » : « "Toutes les révolutions importantes et qui sautent aux yeux doivent être précédées dans l’esprit de l’époque d’une révolution secrète qui n’est pas visible pour tous et encore moins observable par les contemporains et qu’il est aussi difficile d’exprimer par des mots, que de comprendre" écrit Hegel. Ainsi sommes-nous justifiés de nous demander ce qu’il en est, pour nous, et ce que nous entendons aujourd’hui par "Révolution" dans cette traversée du siècle ? [3] »

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Les révolutions sont-elles devenues obsolètes ?

Dès qu’on parle de révolution en France, on pense immédiatement bien sûr à 1789 et à la Révolution française. Mais aussi à la révolution de 1848, à la Commune de Paris, à la révolution américaine, à la révolution russe, à la révolution culturelle chinoise, etc. Et plus près de nous à mai 68... Que se trame-t-il dans un processus révolutionnaire ? Qu’est-ce qu’une révolution ?

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LCP, 6 décembre 2020 [4].
Invités :
- Marcel Gauchet, philosophe et historien, rédacteur en chef de la revue Le Débat
- Aurélie Filippetti, écrivaine, ancienne ministre de la Culture
- Philippe Sollers, écrivain
- Hervé Le Bras, démographe, directeur d’étude à l’EHESS

Crédit LCP

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La France et l’Europe

Dans Politique de l’Europe, un entretien paru en juin 2019 dans la Revue Politique et Parlementaire et repris dans L’Infini 146, Sollers déclarait déjà :

Il y a une falsification de la Révolution française, le plus grand événement de tous les temps avec l’avènement du christianisme. Il faut lire l’excellent livre de Marcel Gauchet Robespierre : L’homme qui nous divise le plus. Ses analyses sont particulièrement subtiles, y compris celle sur la vocation christique de Robespierre, prenant sur lui tous les excès de la Terreur pour que le peuple n’en soit pas coupable. Mettez-vous dans l’espace de la Convention. Il devait y avoir deux volumes des Orateurs de la Révolution française : la Constituante et la Convention. La Constituante est parue dans la Pléiade, mais le volume sur la Convention n’existe pas. Voilà des personnes qui montaient en scène et qui pouvaient être arrêtées et perdre la tête dans les minutes suivantes. Vous parlez à un girondin de Bordeaux. La Révolution française a toujours été imitée et, à chaque fois, falsifiée. Vous avez des gens qui croient que la Révolution d’Octobre en Russie a été la continuation de la Révolution française suivie par la Révolution chinoise : ils ne savent pas à quel point ils sont la dupe des simulacres…

RPP - Voulez-vous dire que la France « moisie » d’aujourd’hui regarde en chien de faïence les Conventionnels ?

Philippe Sollers - Allez donc passer votre vie à la Convention à l’époque, vous saurez si votre système nerveux est résistant. Vergniaud était un orateur admirable, il était inventif, il n’écrivait pas ses discours, il improvisait, il était très supérieur, il a donc été éliminé.

RPP - Ce qui n’était pas le cas de Robespierre qui n’était pas un bon orateur. Et que pensez-vous de Saint Just ?

Philippe Sollers - Le dernier discours de Robespierre est extraordinaire, Saint Just se tait, il sait que c’est terminé. C’est un épisode magnifique.

RPP - Que pensez-vous de cette phrase de Saint Just « Ce qui constitue une République c’est la destruction totale de ce qui lui est opposé » ?

Philippe Sollers - Le bonheur est une idée neuve en Europe, j’aimerais bien qu’on médite là-dessus. Ce n’était pas du tout une idée neuve, mais elle demandait à être rafraîchie. Pas d’abstraction. Vous êtes maintenant perdu dans des déluges d’abstraction à propos des choses essentielles comme la mort, l’identité, le transcendantal. Si vous acceptez cette hypothèse, il y a quand même une bibliothèque considérable. Il y a un esprit européen fabuleux. Qui nous en parle ? Jamais les intellectuels qui découvrent cela tardivement. L’Europe centrale très bien, mais… (Politique de l’Europe)

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Dans Complots (Gallimard, octobre 2016), Sollers republie son article de 2014 sur l’Histoire des Girondins de Lamartine. On y retrouve la figure étrangement oubliée de Vergniaud.

Le printemps de la Révolution

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Pierre Victurnien Vergniaud par Louis-Jacques Durameau, 1792.

Vous dites « Lamartine », et, aussitôt, surgit le fantôme d’un poète oublié dont vous reste à peine en mémoire le célèbre Lac, avec sa demande de suspension du temps et sa mélancolie de deuil, « un seul être vous manque et tout est dépeuplé ». Vous constatez que son action politique, pourtant cruciale dans la révolution de 1848 (c’est lui qui a imposé le drapeau tricolore), ne l’a pas conduit au Panthéon. Vous êtes encore plus surpris de savoir que sa monumentale Histoire des Girondins a été un best-seller, dont presque plus personne ne sait de quoi il traite sur plus de deux mille pages : le cœur de la Révolution française. Lamartine révolutionnaire ? Impossible. Mais si.

Hugo a écrit de lui : « Son éloquente et vivante Histoire des Girondins vient, pour la première fois, d’enseigner la révolution à la France. » Eh bien, avec la réédition de ce livre devenu introuvable, il serait temps de réenseigner ce que tout le monde fait semblant de connaître à travers des clichés. D’où vient la République ? Sur ce sujet capital, Michelet est un auteur de génie, mais il reste un professeur, alors que la prose inspirée et très documentée de Lamartine vibre, dramatise, respire. On voit ces jeunes acteurs incroyables en train de bouleverser le vieux monde, et, au fond la planète entière, d’inventer une nouvelle ère en parlant jour et nuit, complots, contre-complots, accusations, arrestations, exécutions publiques, flots de sang, héroïsmes divers. Avons-nous le droit de nous déclarer les héritiers de cet événement sans pareil ? Osons regarder le pays actuel et voir sa misère.

Les portraits en situation, tout est là. Voyez Mirabeau : « Son éloquence, impérative comme la loi, n’est plus que le talent de passionner la raison. Sa parole allume et éclaire tout. Presque seul dès ce moment, il eut le courage de rester seul. » Danton : « Les vices de Danton étaient héroïques, son intelligence touchait au génie. Tout était moyen pour lui. C’était l’homme d’État des circonstances, jouant avec le mouvement sans autre but que ce jeu terrible, sans autre enjeu que sa vie, et sans autre responsabilité que le hasard. » Marat : « Sa logique violente et atroce aboutissait toujours au meurtre. Tous ses principes demandaient du sang. Sa société ne pouvait se fonder que sur des cadavres et sur les ruines de tout ce qui existait. Il poursuivait son idéal à travers le carnage, et pour lui le seul crime était de s’arrêter devant le crime. »


David, Mort de Marat.
Musée des Beaux Arts de Reims. Photo A.G., 16 août 2019.
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Marat a encore ses partisans, qui se recueillent devant le tableau de David le représentant assassiné par Charlotte Corday dans sa baignoire. Charlotte Corday, Manon Roland, Olympe de Gouges, voilà les femmes du parti girondin qui devraient rentrer au Panthéon sans attendre. Mais d’où viennent ces Girondins qui vont tous être guillotinés pendant la Terreur ? Voici leur chef, Vergniaud : « La facilité, cette grâce du génie, assouplissait tout en lui, talent, caractère, attitude. Une certaine nonchalance annonçait qu’il s’oubliait aisément lui-même, sûr de se retrouver avec toute sa force au moment où il aurait besoin de se recueillir. » Cet avocat de Bordeaux est un des grands orateurs de la Convention (ses discours viennent d’être publiés par les Éditions Mollat, à Bordeaux). Contrairement à l’énigmatique Robespierre, il ne lit pas ses textes, il improvise librement. On connaît son mot sublime : « Plutôt la mort que le crime. »

Sa dernière parole, avant d’être arrêté et condamné, alors que les cris tentent de couvrir sa voix, est la suivante, non moins sublime : « Ceux qui ne veulent pas m’entendre craignent la raison. » À travers lui, vous entendez Montaigne, La Boétie, Montesquieu, Condorcet, bref les Lumières. « Vergniaud, écrit Lamartine, était républicain par éloquence plus que par conviction. » La Montagne écrasant la Gironde, voilà le tableau, que peut résumer le mot de Manon Roland (qu’adorait Stendhal) montant à l’échafaud : « Ô liberté, que de crimes on commet en ton nom ! » Comme Vergniaud, elle a refusé de s’empoisonner pour mourir en révolutionnaire face au peuple. Après le massacre des Girondins, elle déclare froidement aux juges qui viennent de la condamner à mort : « Je vous remercie de m’avoir trouvée digne de partager le sort des grands hommes que vous avez assassinés. » Et voici Charlotte Corday montant au supplice : « Le ciel s’était éclairci. La pluie, qui collait ses vêtements sur ses membres, dessinait, sous la laine humide, les gracieux contours de son corps, comme ceux d’une femme sortant du bain. » Le bourreau brandit sa tête coupée et la gifle. Elle rougit.

15 juillet 1793. Lettre de Charlotte Corday au Comité de sûreté générale (Cécile Guilbert)

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Quand, le 15 juillet 1793, Le Républicain français rendait compte... de la mort de Marat

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Avant leur exécution, les Girondins, en prison, organisent un dernier banquet. On a conservé les prix du fossoyeur : « Pour vingt et un députés de la Gironde : les bières, 147 livres ; frais d’inhumation, 63 livres ; total 210. » Le plus étonnant, c’est qu’ils vont tous chanter La Marseillaise jusqu’au dernier. Vingt têtes coupées devant lui, le dernier guillotiné peut être salué comme ayant un système nerveux peu ordinaire. Ils ne chantent pas « l’étendard sanglant de la tyrannie » mais le « couteau sanglant ». Le tyran visé est, bien entendu, Robespierre, dont la fête de l’Être suprême (mise en scène par David) n’empêche pas la grande Terreur qui, partout, fait ruisseler le sang.

« Leur marche et leur agonie, écrit Lamartine, ne furent qu’un chant. » Ils avaient été révulsés par les massacres de Septembre et le culte de la « déesse Raison » (une actrice en voiles transparents sur l’autel de Notre-Dame - première manifestation Femen - les aurait laissés froids), de même que l’Être suprême. Lamartine conclut ainsi : « À peine leurs têtes eurent-elles roulé aux pieds du peuple, qu’un caractère morne, sanguinaire, sinistre, se répandit, au lieu de l’éclat de leur parti, sur la Convention et sur la France. Jeunesse, beauté, illusions, génie, éloquence antique, tout sembla disparaître avec eux de la patrie. La Révolution avait perdu son printemps. »

Philippe Sollers, Le Nouvel Observateur (février 2014),
puis L’Infini n°127, été 2014. Complots, Gallimard, 2016, p. 21-24.

LIRE AUSSI : Les Grands Orateurs de la Révolution.

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Les chapitres ayant pour titre « RÉVOLUTION » ne sont pas rares dans les romans de Sollers. Ainsi y en a-t-il un dans Beauté. Citons aussi pour mémoire les deux chapitres qui portent ce titre dans Désir, roman contemporain de l’émission de LCP (2020). « On se croirait ces jours-ci. »

RÉVOLUTION

Il est presque impossible de faire entendre, surtout aux Français, que la Révolution française, partout imitée, jamais égalée, a été un grand drame religieux. On n’aura jamais vu un tel acharnement à dégommer la religion précédente pour se mettre à sa place au point clé. La Raison ? Vous voulez rire. Ce culte, avec une prostituée, en voiles transparents, sur l’autel de Notre­ Dame de Paris, n’a eu qu’un temps chez les « enragés » de Hébert et de son Père Duchesne. Robespierre a vu tout de suite l’écueil. De la Raison, il est passé à l’Être Suprême. Manœuvre risquée qui, malgré la Grande Terreur, va lui coûter la vie.

La question centrale est évidemment celle de la mort. À l’époque, on l’administre à haute dose, mais de quoi s’agit-il ? Pour les uns, la mort est un sommeil éternel, et ils font graver ça sur l’entrée des cimetières. C’est une plaisanterie d’un goût douteux, aussi écœurante que l’inscription « Le travail rend libre », placée à l’entrée des camps d’extermination nazis.

Les partisans du sommeil éternel ne dorment jamais, Fouché à Lyon, Carrier à Nantes, Tallien à Bordeaux. Le Comité de Salut Public a encore ses admirateurs, et même ses dévots, les cadavres ne leur font pas peur. Le sang gicle, mais le réveil sera rude.

Robespierre, en effet, n’est pas d’accord avec cet athéisme mortifère qui risque de désespérer les populations, et de les pousser à réintroduire l’ancien Dieu, avec ses promesses d’un au-delà factice. Il décide donc, contre le sommeil éternel, de décréter que la mort est « le commencement de l’immortalité ». Il fait changer les inscriptions dans ce sens, mais, du même coup, avec sa Fête de l’Être Suprême (organisée avec le servile peintre David), se met à ressembler à un pape de l’ancienne faribole (les papes ayant eu soin de maintenir l’Enfer — « Vous qui entrez perdez toute espérance » — avant un transit hypothétique vers le Purgatoire et le Paradis) .

Le nouveau tyran, c’est clair, veut confisquer l’immortalité à son profit. Le Syndicat du sommeil éternel s’organise, Fouché en tête (grand policier, celui-là, qui servira tous les régimes suivants, avant de finir tranquillement ses jours à Trieste, en 1820, avec le titre de duc d’Otrante). Robespierre est guillotiné, le sommeil éternel a gagné, et c’est, au fond, la religion cachée de la République, comme du monde entier. [...] (Beauté, Gallimard, 2017, p. 130-131)

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RÉVOLUTION

Voici une confidence du Philosophe, dans une de ses lettres :
« Je me suis senti de tout temps un si grand penchant pour la voie intime et secrète que la voie extérieure ne m’a pas autrement séduit, même dans ma plus grande jeunesse. Mon œuvre tourne tout entier du côté de l’interne. »

On comprend qu’il n’a pas traîné longtemps dans les cérémonies communautaires. Il écrit ainsi à quelqu’un qui le presse de venir en Suisse pour un rituel maçonnique : « Il n ’y a pas d’autre mystère pour arriver à cette sainte initiation que de nous enfoncer de plus en plus dans les profondeurs de notre être, et de ne pas lâcher prise tant que nous ne sommes pas parvenus à en sentir la vivante et vivifiante racine . »

Le plus étonnant dans l’expérience du Philosophe est qu’il se sent partout en état de paix perpétuelle, comme s’il bénéficiait d’une bénédiction supérieure. Il traverse des convulsions historiques énormes, entouré d’un calme providentiel. Une certaine Madame de B. qu’il appelle « Ma B. » aurait, sur ce point, bien des choses à nous dire. On a cherché en vain leur correspondance, probablement brûlée à l’époque. Dans ses vies ultérieures, le Philosophe conservera ses lettres d’amour, et les fera même publier, pour accroître, dira-t-il, sa « part d’inconnu ».

Il n’a en tout cas aucune illusion sur les effets d’une publication :
« Vers la fin de i802, j’ai publié Le Ministère de l’Homme-Esprit. Quoique cet ouvrage soit plus clair que les autres, il est trop loin des idées humaines pour que j’aie compté sur son succès. J’ai senti souvent, en l’écrivant, que je faisais là comme si j’allais jouer sur mon violon des valses et des contredanses dans le cimetière de Montmartre, où j’aurais beau faire aller mon archet, les cadavres qui sont là n’entendraient aucun de mes sons, et ne danseraient pas. »

Le Philosophe Inconnu jouait donc du violon, masque révélateur. Si un film lui était consacré (peu de chances), la séquence violon-cimetière aurait peut-être aujourd’hui un grand succès. Une valse endiablée sur les tombes, promotion du bouquin. En 1802, le grand succès inattendu en librairie est Le Génie du christianisme de Chateaubriand. Après le cimetière de Montmartre, on pourrait voir le Philosophe jouer du violon au Père­ Lachaise ou au cimetière du Montparnasse, avant de le retrouver sous la coupole du Panthéon, seul à entendre danser les squelettes de Voltaire et de Rousseau dans leurs cercueils.

En revanche , il a pressenti et prophétisé comme personne la Révolution :
« Nous approchons d’un moment où le moule du temps doit être brisé pour tout l’univers, en attendant que le temps soit brisé lui-même, et c’est par la France que cette brisure commencera. »

Il insiste :
« Je crois voir dans notre étonnante révolution un dessein marqué de la Providence de nous faire recouvrer à nous, et successivement à d’autres peuples, le véritable usage de nos facultés. »

Plus étonnant :
« Quand on la contemple, cette révolution, dans son ensemble et dans la rapidité de son mouvement, on est tenté de la comparer à une sorte de féerie et à une opération magique. »

On voit par là que le Philosophe ne croit pas au Diable, puisqu’il va jusqu’à parler de « l’étoile surprenante qui veille sur notre révolution ». Contrairement à ce que pensent tous les dévots à travers les âges, la révolution est éternelle et brise le temps.

Ce n’est d’ailleurs qu’un début, et on peut comprendre la suite « en interne » :

« Les révolutions que tout présage devoir se faire dans l’esprit de l’homme, seront bien plus surprenantes encore, et auront bien d’autres suites que nos révolutions politiques. »

On se croirait ces jours-ci. Le Philosophe Inconnu reste intensément révolutionnaire. (Désir, Gallimard, 2020, p. 42-45)

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RÉVOLUTION

Les révolutionnaires français ont vécu en parlant sans cesse, pour mourir très vite. Le type qui monte à la tribune de la Convention ne sait pas, une fois redescendu dans le tumulte, s’il va garder sa tête ou passer à la guillotine. Robespierre, le 9 thermidor, a été bousculé et n’a pas pu prononcer un mot. Saint-Just est resté étonnamment muet, mais il savait que tout était perdu, et que la corruption gagnait la partie, comme d’habitude. 1789-1794 : cinq années vertigineuses et grandioses, qui brillent encore dans certains cœurs, ayant appris, depuis, à dissimuler leur passion.

Personne ne semble savoir que le Philosophe a écrit un certain nombre d’articles, sous pseudonymes, dans Le Vieux Cordelier, le journal de Camille Desmoulins, raccourci en même temps que Danton et des hébertistes. Sa femme, Lucile, a courageusement protesté contre l’exécution de son mari, et sa tête est donc tombée d’office. Perdre la vie en même temps que le dingo terroriste du Père Duchesne a dû être une humiliation suprême pour le très bon journaliste qu’était Desmoulins. Ces grappes de condamnés sont saisissantes, et le Philosophe a surtout souffert du supplice de son amie, la belle et spirituelle Manon Roland. Lors de son procès truqué, loin de se défendre, elle réclame hautement la mort « comme tous les grands hommes que vous avez assassinés ». C’était la Madone des Girondins, elle était dans leur charrette, et le Philosophe, au passage, malgré les cris de haine des femmes de la populace, l’a saluée de la main. Manon avait ce qu’il faut pour s’empoisonner, mais elle a choisi de témoigner et de regarder la mort en face. C’était une femme de désir.

Le Spectacle, ouvert par la Révolution, est vite devenu mondial, puis planétaire. Il se pense lui-même, et peut se passer de spectateurs. De temps en temps, il se montre dans toute sa puissance. C’est ainsi que Paris est redevenue récemment sa capitale. On a vu un jeune président de la République sortir des fondations du Louvre, prendre possession de Versailles, obliger les gouvernements mondiaux à se réunir pour un grand bazar sous l’Arc de triomphe, et à écouter, confus et abrutis, l’interminable Boléro de Ravel. C’est à qui avait l’air le plus con dans cette affaire, avec, en toile de fond, les entassements de cadavres de la Première Guerre mondiale. C’était parfait, au millimètre près.

Le Boléro, dans sa répétition obsédante, est mieux que le trompeur Hymne à la joie qui avait précédemment servi à un président, une rose à la main, pour faire une entrée fracassante au Panthéon. On n’arrête pas la Révolution : elle est repartie, à la Bonaparte, du fond des catacombes de Philippe Auguste. Quarante siècles l’accompagnent, depuis les pyramides d’Égypte jusqu’à l’obélisque de la Concorde. Le Boléro, voilà sa mesure, d’où la stupéfaction des clowns de Moscou et de Washington.

Le devenir-clown des hommes d’État mériterait une étude à part. Les marionnettes révolutionnaires, que le Philosophe a pu observer à la Convention, étaient possédées, elles n’étaient pas ridicules. La mort triomphait dans leurs voix étranges, ils parlaient en jouant leurs vies. Rien de plus pénible, par la suite, que les guignols totalitaires, la sarabande des notaires, les orateurs appliqués ou pompeux. La Révolution les ronge, les désaccorde, les désagrège, les absorbe. Tout le monde n ’est pas capable d’incarner le néant. De temps en temps, le nouvel élu fait illusion un an ou deux, mais, rapidement, il dérape, ennuie, s’énerve, s’effondre. Il ne lui reste plus qu’à répéter que le choix est entre lui et le chaos. Encore une vague de spectacle, avant que surgisse un désordre ou un scandale nouveau.

La Régie révolutionnaire est implacable. Elle prescrit, une fois pour toutes, à travers le marquis de Sade, l’impossible lui-même : qu’une mère fasse lire à sa fille La Philosophie dans le boudoir. On connaît ces vicieux français, ils transformeraient vite la planète entière. (Désir, Gallimard, 2020, p. 96-99)

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Robespierre. L’homme qui nous divise le plus

Dans l’émission diffusée par LCP, il est beaucoup question du livre de Marcel Gauchet, Robespierre. L’homme qui nous divise le plus. Précisions.

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FEUILLETER LE LIVRE.

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VOIR AUSSI : Robespierre 2018 et Les droits de l’homme, une révolution sans fin ? (avec Marcel Gauchet).

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Manet, La barricade, 1871.
© National Gallery of Art, Washintgon.

[1Emmanuel Macron, le 22 mars : « La foule qui manifeste n’a pas de légitimité face au peuple qui s’exprime à travers ses élus. » Pourquoi donc avoir empêché les élus de voter en utilisant un 49.3 qui a mis le feu aux poudres ?

[4Présenté par Émile Malet.
L’actualité dévoile chaque jour un monde qui s’agite, se déchire, s’attire, se confronte... Loin de l’enchevêtrement de ces images en continu, Émile Malet invite à regarder l’actualité autrement... avec le concours d’esprits éclectiques, sans ornières idéologiques pour mieux appréhender ces idées qui gouvernent le monde.

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1 Messages

  • jean petit | 29 mars 2023 - 04:27 1

    Très bel article. Tellement actuel. Merci à Albert Gauvin. Cela me fait penser à la grande confusion qui règne sur ce sujet et sur plein d’autres. Par exemple, la page Wikipedia sur Philippe Sollers est très mal faite et comporte grand nombre d’inexactitudes et de contresens. Je voulais rectifier, mais j’ignore comment. Car malheureusement Wikipédia est la première source d’info pour la plupart. Ce serait bien si Albert Gauvin, que je considère comme le meilleur spécialiste de Sollers sur le Net, pouvait éventuellement y faire quelque chose, rectifier, et même renvoyer vers ses excellents articles de Pileface.