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Relecture KAFKA : La Métamorphose. Par Alain Fleischer.

Revoir nos classiques avec artpress

D 29 avril 2020     A par Viktor Kirtov - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Le confinement encourage la redécouverte d’ouvrages que contiennent nos bibliothèques, dont de grands classiques. Dans cette nouvelle série, des auteurs racontent une relecture, à commencer par Alain Fleischer et la Métamorphose de Kafka. Ce texte sera publié cet automne dans la revue les Écrits (Montréal), en hommage au professeur et écrivain Pierre Ouellet.

C’était pendant l’épidémie meurtrière du coronavirus, en mars 2020. Nous étions confinés comme tout le monde et nous restions cloîtrés dans notre petit appartement parisien de Ménilmontant. D’habitude, par nos fenêtres du deuxième étage, nous aimions observer la vive animation sur le boulevard et sur le terreplein autour de la station de métro, là où se croise une population mélangée en provenance des quatre coins du monde, de toutes les cultures et de toutes les religions, ce qui est le privilège des très grandes métropoles : Chinois, Cambodgiens, Vietnamiens, Indiens, Pakistanais, Sri Lankais, Turcs, Kurdes, Syriens, Algériens, Tunisiens, Marocains, Juifs orthodoxes, Maliens, Sénégalais, avec parmi eux quelques Auvergnats, Bretons, Provençaux et les derniers parigots survivants de l’époque d’Édith Piaf et de Maurice Chevalier…
Depuis quelques jours, tout est étrangement désert, on ne voit pas le moindre passant, et il ne manque que l’apparition de hordes de rats pour évoquer la fin d’un monde sous domination de l’Homme. Déjà les corbeaux, grands maîtres du ciel, reprennent leur territoire aux pigeons, petits fantassins des trottoirs. Notre logement est envahi par les livres, hélas sans le classement qui permettrait de les trouver facilement pour les consulter, comme dans toute bibliothèque qui se respecte. La réclusion imposée nous surprend et nous paralyse en plein désordre. Le moment semble propice pour repenser l’existence, le mode de vie. La profusion des livres, offerts sans distinction de genre, invite à recommencer, à réinventer l’aventure, l’expérience de la lecture.

Dans cet étrange temps de vacance où le cours normal des choses est suspendu, le désir me vient en effet de tout recommencer, de repartir à zéro, de me retrouver au seuil de l’adolescence face au premier livre, non pas un conte de Perrault, d’Andersen ou de Grimm, ni une histoire de pirates à la Stevenson, qu’avait dû me raconter mon père ou ma mère avant que j’apprenne à lire, mais le premier livre dont la lecture avait marqué mon entrée dans l’âge adulte.
Le hasard me fait tomber sur le volume que je cherchais sans le savoir. Il m’apparaît, comme la première fois, dans l’édition où je l’avais découvert, parmi la bibliothèque de mon père : la Métamorphose de Kafka, septième réimpression datée de 1946 de l’édition originale française, publiée huit ans plus tôt, en 1938, dans la traduction d’Alexandre Vialatte. C’était chez Gallimard dans la « Collection blanche », sans doute avant que ne soit créée la collection « Du monde entier », réservée à la littérature étrangère. Franz Kafka m’était donc apparu ainsi dans une famille de livres où j’avais par la suite découvert tant d’auteurs français qui ont compté pour moi, à commencer par Albert Camus avec le texte bref de l’Étranger, puis l’Arrêt de mort de Maurice Blanchot, la Nausée de Jean-Paul Sartre…

C’est une journée d’ambiance pesante, avec un ciel gris et bas, et un silence venu d’un autre temps. Je suis content de la trouvaille providentielle du livre par lequel quelque chose avait commencé, et je me souviens précisément le lieu et les circonstances de la première lecture : c’était dans le lit de ma petite chambre de lycéen sous les toits. La découverte du vieux volume vient servir mon désir que, contre la fin du monde, tout puisse recommencer. J’ouvre le livre dont la couverture s’est décollée. Je me souviens évidemment du thème général et de l’inoubliable Grégoire Samsa. Mais je constate bientôt que je ne sais plus comment l’histoire se termine. Je me demande même naïvement si Grégoire retrouvera sa forme humaine et, sinon, quelle sera la fin de sa mésaventure. Dès la première page tournée, le papier sec et jauni du vieux volume, qui a connu bien des vicissitudes depuis que je l’avais définitivement soutiré à la bibliothèque de mon père, pour le traîner dans tous les épisodes ultérieurs de ma vie, commence à tomber en miettes. Au fil des pages, tandis que le sort du pauvre Grégoire prend une tournure de plus en plus tragique, le livre se désagrège, le papier tombe en petits morceaux sur ma chemise et mon pantalon comme les flocons d’un hiver tardif, qui aurait attendu ce jour et ce moment, alors que le printemps a commencé, ou comme les confettis défraîchis d’une fête ancienne.

Je commence à craindre que le livre ne se réduise totalement en poussière avant que j’aie fini ma lecture, et je cherche à quelle page la Métamorphose se termine avant que ne commence la nouvelle suivante : le Verdict. C’est à la page 118. Il faut donc que le livre tienne jusqu’à ce que j’arrive à cette page 118 et j’accélère ma lecture pour que la fin ne m’échappe pas. Comme je l’ai constaté par la suite tout au long de ma découverte de l’œuvre de Kafka, ce qui advient dans chaque histoire non seulement est imprévisible, mais échappe à la fois à toute logique improbable et à tout contrepied qu’on chercherait à imaginer, déjouant cette supposée logique, pour gagner la partie contre l’auteur. Si j’étais moins attaché à une justice que j’espère toujours victorieuse du malheur (espoir candide d’un happy end), je me serais douté et, à vrai dire, je me serais souvenu que Grégoire est condamné à crever comme une bête dans sa puanteur. Mais, même si j’étais moins naïf, ou si ma mémoire était plus précise, Kafka me prendrait à nouveau au dépourvu, comme on dit, car les circonstances et les conditions de la mort de Grégoire sont inscrites dans un univers dont on ne peut jamais prévoir les lois, imaginées pour faire immanquablement du lecteur leur victime, toujours perdant face à l’auteur. Je suis sûr que même l’ordinateur Deep Blue, vainqueur de Garry Kasparov, ne gagnerait pas contre Kafka… C’est que Kafka ne calcule pas, son invention est de rendre le calcul impossible. L’accélération de ma lecture et de la vitesse à laquelle je tourne les pages finit par me souiller d’une multitude de petits déchets de papier jauni, flocons d’une vieille neige sale, mais j’arrive au bout, juste à temps pour assister à la fin terrible du destin de Grégoire Samsa.
Il ne me reste plus pour conclure cette expérience du recommencement, de la relecture, qu’à secouer mes vêtements et à faire le ménage de tout cela, en ramassant d’un coup de balai les restes épars du livre miraculeusement retrouvé, comme la vieille femme de peine repousse d’un coup de balai, dans la chambre de Grégoire, les restes maigres et desséchés de ce qui a été un être humain prisonnier dans le corps d’une vermine.

J’ouvre distraitement la radio, sans doute pour retrouver le temps présent. Et c’est alors qu’on annonce que l’épidémie s’aggrave, que le pire est encore à venir. Sans relation avec cette nouvelle, je sais que j’ai relu la Métamorphose de Franz Kafka pour la dernière fois. Dernière chance de relire, de repenser la vie.

Alain Fleischer

VOIR AUSSI Cycle Kafka (II). La Métamorphose » - Interview Yannick Hannel

Couv. : Alain Fleischer, Relecture, 2020, Ph. Alain Fleischer.

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