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La déclaration de guerre de Paolo Uccello

San Romano, une bataille en mouvements

D 27 mars 2020     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



La contre-attaque décisive de Micheletto Attendolo da Cotignola (1438 ?).
Le Louvre. Zoom : cliquez sur l’image.
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Philippe Sollers a choisi un détail précis et central du tableau de Paolo Uccello La contre-attaque décisive de Micheletto Attendolo da Cotignola — le condottière sur son cheval noir — pour la couverture de son roman Le Nouveau en édition folio. Ce tableau est l’un des trois tableaux que le peintre a consacré, au milieu du Quattrocento, à La bataille de San Romano qui opposa les Florentins aux Siennois en 1432. Pourquoi ce tableau, et pourquoi Uccello ? Parce que c’est la guerre.
« En vérité, Uccello fait peur. La Bataille de San-Romano suffit à expliquer pourquoi. Certes, elle a eu lieu en 1432, mais nous devinons qu’elle est éternelle » écrivait Sollers dans La déclaration de guerre de Paolo Uccello, un article publié dans Le Monde du 11 décembre 1992 [1], repris dans la Guerre du goût. Guerre éternelle elle aussi : relisez le chapitre « Goût » dans le dernier roman de Sollers, Désir (p. 80).

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La déclaration de guerre de Paolo Uccello

Artaud s’identifia à lui, Breton le voulut "surréaliste" : voilà un peintre qui ne parle pas de rédemption ou de contemplation, mais qui explose dans la prédation, le combat, la chasse, le crime rituel...

Revenons vite en Italie, où tout s’est passé et où tout s’explique. Voici Florence, et la naissance symbolique qui n’en finit pas de nous traverser. Voici surtout le peintre qu’on n’arrive pas à cadrer, qui échappe aux investigations les plus érudites. S’il y a une exception rebelle et énigmatique, c’est lui. Il inquiète, dérange, déborde ; il ne se livre pas, il est la cruauté puissante de la Perspective elle-même dans son questionnement ouvert et compact. Ce livre d’images nous le redonne magnifiquement à voir et tente de le situer dans son temps et son lieu complexes. Mais, une fois de plus, nous sentons que le sens profond de son oeuvre n’a pas été abordé.

Oui, Paolo Uccello, né en 1397 et mort en 1475, participe de la formidable émergence du Quattrocento toscan. Oui, il est là, en même temps qu’Alberti, Ghiberti, Brunelleschi, Donatello, Della Robbia et tant d’autres. Oui, on peut étudier sa rivalité avec le lumineux Piero della Francesca, dans le mouvement d’une civilisation, la nôtre, que le nom des Médicis fait encore rêver. Il est juste de l’approcher à travers cet invraisemblable surgissement d’églises, de palais, de coupoles, de cloîtres, de fresques, de marbres sculptés, de portes, de vitraux, d’horloges, de machineries et de calculs évoquant autant d’assassinats que d’extases. La vision se construit et se réfléchit, le monde s’ordonne, le proche et le lointain, les volumes et les couleurs, se calculent et se vivent comme jamais. Pourtant, au milieu de cette agitation logique, sensible et géniale, un silence sombre et massif se maintient : Uccello. On a immédiatement l’impression qu’il a pris sur lui tout le négatif de l’époque, qu’il refuse d’aboutir, d’embellir, d’idéaliser. Sa position ressemble à une déclaration de guerre. Les historiens d’art sont aussi nécessaires qu’inessentiels : ils ne rendent pas compte du choc. Or Uccello n’est rien d’autre qu’une obstination, en bloc, dans le choc. Il a eu ses raisons physiques, sans doute, pour ne pas sanctifier l’espace.

On ne sait presque rien de lui, sinon que, vieux, il s’enfonce de mieux en mieux dans des chefs-d’oeuvre. A cinquante-six ans, il épouse une jeune fille de dix-neuf ans, et a deux enfants, un garçon, une fille. L’anecdote la plus connue (rapportée par Vasari) veut que sa jeune femme, le soir, le priant de venir dormir, s’entendait le plus souvent répondre par son artiste immergé dans le dessin : "Oh, quelle douce chose que cette Perspective !" Il faut croire que la disposition, sur un plan, de la possibilité contrastée des plans, était une jouissance suffisante, un sommeil réparateur logique. Uccello ne veut pas du point de fuite unique, ce qui est déjà un blasphème par rapport au sens immédiat commun. Il nie l’objectif photographique ou cinématographique, c’est-à-dire l’oeil simplificateur qui est devenu notre Dieu, et c’est sans doute pourquoi il nous est si proche (comme s’il avait prévu la catastrophe plate et fade du spectacle généralisé).

Sa profondeur à lui reste multiple, irréconciliable, farouchement contradictoire, explosant à chaque instant dans la prédation, le combat, la chasse, le crime rituel, la fatalité. Epopée et roman, il s’agit d’un art stratégique qui ne s’éteint jamais dans le Bien, encore moins dans la poésie, mais s’accroche à la nuit tendue rouge et noire, remuante, hérissée, du Mal se mangeant lui-même. En maintenant la vision binoculaire (comme s’il fallait éviter une sorte de devenir borgne ou aveugle de la représentation), il obtient une "vision oblique et non plus perpendiculaire, variant selon les mouvements de l’oeil, les mouvements de l’observateur, selon ses ajustements automatiques ou volontaires". Une telle "complexité physiologique" est, en réalité, une agression continue contre la dictature de l’Idée, elle-même oblitération du sujet capté en miroir, mensonge de toute peinture voulant se débarrasser de la peinture. Chaque image devient morte et pieuse, et ce n’est pas la piété, on s’en doute, qui anime ce calme furieux. D’où la bizarrerie flagrante de ses panneaux, "miniatures colossales" dressées comme des rêves apocalyptiques. Qui, mieux que lui a compris de l’intérieur ce que pouvait être le Déluge ? La lutte entre saint Georges et le Dragon ? Ou si l’on préfère, en termes modernes, la dislocation de tous les repères fermes, la terreur de la castration ? Voyez ce blanc-vert des corps déjà noyés, cette tempête coincée entre arche et cercueil, cet arbrisseau fouetté par le vent, ces damnés sublimes plaqués contre l’étranglement des surfaces. Voyez ce vagin-grotte, ce cavalier trouant le ciel gris, cette femme minuscule devant sa piteuse caverne de carton-pâte, cette lance à cheval directement dans l’orbite de la Bête ailée s’achevant dans un crachat de sang.


Saint Georges et le Dragon (1470).
National Gallery, Londres . Zoom : cliquez sur l’image.
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Ah, il ne nous parle pas de rédemption, de contemplation ou de vie éthérée, Uccello ! Nul hasard dans le fait qu’au début du siècle André Breton le croie "surréaliste" et introduise dans Nadja (1928) une reproduction d’un détail du Miracle de l’hostie profanée — carte postale qu’Aragon lui envoie alors d’Italie ("La voix surréaliste, celle qui continue à prêcher à la veille de la mort et au-dessus des orages") [2].

Pas de hasard non plus dans le fait qu’Antonin Artaud s’identifie carrément à lui dans un de ses textes les plus étranges, Paul les Oiseaux, comme si Uccello était le meilleur acteur d’une nouvelle exploration charnelle de la vie mentale ("Etre au niveau des objets et des choses, avoir en soi leur forme globale et leur définition du même coup"). Uccello en avance sur la crise de notre siècle, et la dépassant de toutes parts à la verticale ? Voilà une évidence inattendue, loin du dictionnaire bien-pensant, définissant sa subversion comme un pur jeu intellectuel. En vérité, Uccello fait peur. La Bataille de San-Romano suffit à expliquer pourquoi. Certes, elle a eu lieu en 1432, mais nous devinons qu’elle est éternelle. Les piques, les étendards, les heaumes, les armures, les chevaux (ô les chevaux d’Uccello, cabrés, pressés, renversés, ruant, harnachés, pensant !) ; les riches bérets gonflés, cerclés, damassés à damier (serpents de volupté et de meurtre) ; les arbalètes et les chasses latérales, avec soldats isolés et lapins sauteurs, pendant qu’on se massacre au premier plan ; tout cela — brides, foule, argentures, dorures — exprime, jusque dans le visage du mélancolique tueur à l’épée, une indifférence radicale au fond de destruction du Temps. Cette profanation de l’hostie, devenue sanglante, a-t-elle, d’autre part, eu lieu ? A-t-on réellement pendu une femme sacrilège et brûlé une famille juive (enfants compris) ? C’est, hélas, probable. On ne sait si Uccello veut commémorer l’événement ou plutôt accuser l’Église de célébrer de bien curieuses messes noires. Le tout dans un rouge cinabre si violent qu’il fait sentir la masse énervée du coeur. Et enfin, la Chasse d’Oxford : là, c’est l’apothéose des lignes, des fuites, des récits simultanés fuyants. On entend les cris, les appels, les aboiements ; on touche le torrent bleu coulant sur la droite ; on entre par tous les côtés à la fois : on est dans l’affolement des cerfs et des chiens, dans la vénerie cachée qu’est la vie humaine. La forêt vert sombre est interminable. La battue n’aura pas de fin. Et vous, vous avez pour toujours ces bâtons, ces épieux, ces lances, ces grands compas terribles plantés en plein dans les yeux. Que voulez-vous, c’est l’Histoire.

Philippe Sollers, Le Monde du 11.12.92.

POUR EN SAVOIR PLUS, LIRE : LA BATAILLE DE SAN ROMANO (dossier du 22 octobre 2007)

San Romano, une bataille en mouvements

Un documentaire de Victor Macé de Lépinay réalisé par Anne Fleury.

La Fabrique de l’Histoire par Emmanuel Laurentin, 25 avril 2017.

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Que nous raconte la Bataille de San Romano, de Paolo Uccello, chef d’œuvre du musée du Louvre ?
D’abord une bataille bien sûr, méconnue, qui opposa en 1432 les Florentins aux Siennois. Mouvements de troupes et de leur condottiere.
Une époque et un lieu ensuite, le quattrocento à Florence, berceau de la Renaissance d’où sortirent Fra Angelico, Donatello, Brunelleschi, Masaccio… et Paolo Uccello donc. Mouvements artistiques et picturaux.
Une réception louvoyante au fil des siècles, également. De Vasari à André Chastel en passant par les surréalistes, on hésita longtemps sur la manière dont il fallait caractériser Uccello et apprécier son œuvre. Mouvements critiques.
Enfin, l’inventivité et le génie d’un peintre obsédé de perspective mais aussi de mouvement, qui joue avec les règles pour insuffler à son œuvre une dynamique d’abord insoupçonnée. Mouvement d’une image sous notre regard.
Suivons ces mouvements !

avec :
- Nadeije Laneyrie-Dagen, historienne de l’art, professeur à l’ENS
- Natacha Pernac, historienne de l’art, directrice des études à l’Ecole du Louvre
- James Bloedé, peintre, auteur de « Paolo Uccello et la représentation du mouvement, regards sur la bataille de San Romano »
- Jean Boutier, historien, directeur d’études à l’EHESS
- Neville Rowley, historien de l’art, conservateur à la Gemäldegalerie et au Bode Museum (Berlin)

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Le déluge universel et le retrait des eaux


Le déluge universel et le retrait des eaux (1447-1448).
Cloître dit « Chiostro Verde » du couvent dominicain Santa Maria Novella à Florence. Zoom : cliquez sur l’image.
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LIRE : Jean Louis Schefer, Paolo Uccello, le Déluge .

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L’extrait en pdf


Uccello, détail du tableau "Cinq maîtres de la Renaissance florentine"
(Giotto, Paolo Uccello, Donatello, Antonio Manetti et Filippo Brunelleschi). .

Tempera sur bois (entre 1490 et 1550). Le Louvre. Zoom : cliquez sur l’image.
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Paolo Uccello (1397 - 1475)

L’Art est la matière par Jean de Loisy, 11 février 2018.

Invités : Jean Louis Schefer et Pierre Léon

Lecture des textes : Claude Aufaure

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Textes (extraits) : Vasari, "Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes" (1950) - Marcel Schwob, "Paollo Uccello, peintre" dans "Les vies imaginaires" (1896) - James Bloedé, "Paolo Uccello et la représentation du mouvement, Regards sur la bataille de San Romano" (1996) - Philippe Soupault, "Paolo Uccello" dans "Ecrits sur les peintures" (1928) - Georges Pedelko, "Paolo Uccello, peintre lunaire" (1935), article paru dans le n° 7 de la revue "Le Minotaure" (1935) - Jean-Louis Schefer, "Le Déluge, La Peste, Paolo Uccello" (1976).

Il a été question de : Traité d’Alberti - Pierro de la Francesca - Frédéric de Montefel - Mazzoccio - Sprezzatura - Alhazen - "Le Déluge" et "La Bataille de San Romano" de Paolo Uccello - Santa Maria Novella - Poussin - "L’Hostie profanée. Histoire d’une fiction théologique" de Jean Louis Schefer.

Les clés du regard : Uccello

par Jacques-Édouard Berger

Florence et la renaissance, Ucccello biographie, premières fresques, les grands tableaux, prédelles et portraits.

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PAOLO UCCELLO, OEUVRES.

Portfolio

  • Le déluge (1454-57)
  • La chasse nocturne (1460)

[1A l’occasion de la parution de l’essai de Franco et Stefano Borsi, Paolo Uccello, Hazan, 1992.

[2Le Miracle de l’hostie profanée est une prédelle qui comporte six panneaux. Lire : Jean-Louis Schefer, L’Hostie profanée, Histoire d’une fiction théologique. Extraits ici pdf .

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