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Témoignage-hommage à Claire Bretécher par Gabriella Bosco

D 1er mars 2020     A par Viktor Kirtov - Gabriella Bosco - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Gabriella Bosco, une Italienne francophone, déjà croisée plusieurs fois sur pileface dans le sillage de Philippe Sollers et Philippe Forest notamment, avait rencontré Claire Brétécher pour le supplément littéraire Tutttolibri du journal La Stampa et écrit le témoignage qui suit, sorti de ses archives pour pileface.
En prolongement de l’article-hommage que nous avons rendu à la dessinatrice, à l’occasion de sa disparition.

Claire Bretécher par Gabriella Bosco

Elle avait à l’époque une cinquantaine d’années, moi une vingtaine. Elle était très belle, moi très jeune. Depuis peu j’avais commencé à écrire des articles pour La Stampa, j’habitais Paris et celui qui s’était occupé jusque là de raconter l’Hexagone culturel aux lecteurs italiens était passé soudainement à un autre journal, laissant libre un poste de pigiste qui me fut offert de manière tout-à-fait inattendue. La Stampa avait (et a toujours) un supplement littéraire, Tuttolibri, qui était dirigé à l’époque par un écrivain-poète amoureux de la France, Nico Orengo, qui profita souvent, très souvent, de ma présence à Paris pour me charger d’aller voir, m’invitant chez eux, des gens qu’il aurait aimé rencontrer lui-même. Claire Bretécher a été l’une des premières à qui je me suis présentée, sinon carrément la première (avant il y avait eu peut-être Françoise Sagan et Nathalie Sarraute parmi les femmes, Julien Green et Eugène Ionesco parmi les hommes).

Elle habitait Montmartre et je me souviens que j’ai monté les marches pour arriver à sa porte deux par deux, c’était le printemps, il faisait doux et j’étais, oui, timide, mais en même temps très curieuse et l’idée de l’entretien avec la reine de la BD française me remplissait d’enthousiasme. Je la connaissais pour Agrippine dont un nouvel album devait paraître le septembre suivant. Nico Orengo m’avait demandé de lui poser des questions sur la société française telle qu’elle la dessinait, et qu’elle avait l’air de ne pas apprécier, et sur ses femmes, que lui, il trouvait moches. Sympa, et intelligentes, et libérées, mais moches. Nico m’avait dit : “Tu sais, depuis l’époque de ses débuts, les choses ont beaucoup changé. Depuis les années soixante les femmes ont fait des pas de géant. Mais les femmes de Claire Bretécher, qui sont fières de la liberté acquise, sont aussi victimes, toutes, de leur liberté. Et elles sont toutes grosses, parlent mal, elles sont sales et très seules”. J’aimais bien Nico Orengo, et les livres qu’il écrivait (j’aimais mieux ses poèmes en réalité, souvent des poèmes d’amour, pessimistes), mais là j’eus l’impression que c’était le macho très profondément enfoui derrière ses lunettes qui avait parlé. Et je voulus y voir plus clair, allant frapper chez Claire.

“Mes femmes ne sont pas moches” elle me dit en premier, vexée. “Chaque fois que je l’entends, j’enrage. Si elles se plaignent de leur aspect physique c’est la faute de la société qui nous voudrait toutes des princesses. Mais la vérité est qu’elles ont une beauté absolument dans la moyenne. Cela fait dire qu’elles sont moches parce que normalement dans les BD les femmes ressemblent toutes à Barbarella et à Valentina, ou alors à l’opposé sont des mégères. Prenez Astérix par exemple : il y a une Barbie, une seule, et toutes les autres, à partir de la femme du chef, sont horribles. C’est grotesque ! Il n’y a que les hommes pour dire que mes femmes sont moches !!”

“Et le féminisme ? Qu’en reste-t-il dans vos BD ?”, lui dis-je, moi qui, née dans le post-féminisme n’avais qu’une connaissance livresque du mouvement.

“Il ne faut pas généraliser”, me répondit-elle. “Le féminisme est passé par mes BD à un moment. Aujourd’hui il n’y a plus personne qui s’en occupe, ni moi. Ç’était en 1972, à peu près, quand j’ai commencé à travailler pour le Nouvel Observateur. C’était l’époque du gauchisme, on vivait plongés dans des comportements sociaux hystériques. C’était la folie intellectuelle. Je ne pouvais pas éviter d’en faire état dans mes BD. Et puis bien sûr moi aussi j’étais féministe. Mais j’ai toujours été anti-militante, parce que le fait d’être militant, dans n’importe quel domaine, comporte un manque absolu de sens de la mesure, fait ignorer les nuances. Pour moi, il est plus intéressant d’être hypocrites, de ne pas avoir un plan d’action défini, de jouer sur la contradiction. C’est pour ça que je fais des portraits et je ridiculise en même temps”.

On était assises l’une en face de l’autre, chacune dans son fauteuil, enfoncées. Elle avait changé de ton, ma première question l’avait gênée, mais très tôt elle avait compris que j’avais envie de l’entendre parler et elle devait avoir saisi que je l’admirais, que je voyais en elle la très belle femme qu’elle était, et elle en était devenue amicale, son regard s’était radouci, elle racontait. La question de l’hypocrisie, qui était mieux que le militantisme, m’avait un peu bouleversée, je n’étais pas sûre qu’elle l’eût dit sériuesement. J’avais eu peur un moment qu’elle ne veuille simplifier pour moi, en raison de mon jeune âge.

“Mais pourquoi rit-on ?”, lui demandai-je alors, lui citant Umberto Eco qui avait écrit, au sujet des BD de Claire Bretécher, que quand on les lisait on ressentait progressivement de la honte, parce que petit à petit on comprenait que c’était de nous qu’elle parlait. “Si cela est vrai, lui dis-je, comment expliquez-vous que, malgré tout, on rit ?”

“On rit parce qu’on s’amuse” me répondit-elle. Mes personnages sont des nigauds, un peu naïfs… Il ne faut pas leur donner trop de significations”.

“Une BD doit toujours faire rire ?” demandai-je encore.

“Pour que je l’apprécie, oui. Il y a aussi les BD réalistes, qui ne font pas rire. Moi, je ne les lis pas. Il y a beaucoup de BD américaines qui sont de ce genre là. Histoires d’hommes, d’aviateurs, de pilotes… Ou alors de filles pulpeuses. Je les déteste. Pour moi, la BD n’a de sens que si elle est humoristique et le dessin en est amusant”.

La dessinatrice des Frustrés habitait une petite villa montmartroise très élégante, toute blanche. Entrant, en bas de l’escalier qui conduisait au premier étage, j’avais vu une table ronde sur laquelle trônait un buste de TinTin.

Je voulus alors évoquer une Claire Bretécher enfant. “Vous lisiez des BD quand vous étiez gamine ?”

“Je ne faisais que ça”, me dit-elle. “Je lisais TinTin, c’est normal, et Spirou…, la BD franco-belge des années cinquante, Puis tout à coup je suis passée à des revues comme Pilote, où il y avait Astérix. Les BD américaines je ne les avais jamais lues, ce n’est qu’avec Feiffer que j’ai commencé”.

“Vous aimez Feiffer ? C’est vrai que la BD de satire sociale est née avec Schultz et Feiffer ?”

“Les Peanuts c’est des psycho-BD, il n’y a pas de satire. Chez Feiffer oui, et en effet c’est ça mon genre. Autrefois plus qu’aujourd’hui. A mes débuts, mises à part les toutes premières qui étaient des BD pour enfants, je me laissais parfois aller à un ton moralisateur vaguement désagréable. Mais c’était en raison du contexte, de l’époque. Aujourd’hui c’est différent. D’un point de vue social, la névrose des années soixante-dix a laissé la place au vide. Il n’y a plus aucune motivation, il n’y a plus rien. C’est pour ça que mes BD ont changé. Aujourd’hui elles parlent d’ados. Mais je ne peux pas dire si et combien ça va durer”.

“Vous lisez toujours des BD d’autres auteurs ?”

“S’il y en avait, des bonnes ! C’est le marasme. Heureusement, il y a Linus. Je regrette de connaître très mal l’italien, mais je peux dire qu’il n’y a que Linus qui vaille, c’est une revue qui rend compte de ce qu’il y a, du mieux. C’est formidable. Les Allemands ont des dessinateurs qui sont bien, mais ils ne font que des BD politiques. Ici en France, à part Jano que j’adore, et Pétillon qui dessine pour VSD et pour Le Point, je ne vois personne d’autre. Des américains, je trouve assez amusant Bill Watterson, celui de Calvin et Hobbes”.

A côté de nous, près de la fenêtre, il y avait la table de travail de Claire Bretécher, dessus il y avait des dessins entamés, des feuilles en grand nombre, des crayons de couleur, des feutres, des pinceaux.

J’ai eu envie de lui demander comment elle s’y prenait, le rapport qu’elle établissait entre dessins et textes.

“Ils naissent en même temps, absolument, à chaque dessin son texte. D’ailleurs, je serais incapable d’écrire sans l’appui du dessin. Je peux faire le contraire, dessiner sans écrire, en effet je peins aussi. Mais dans la BD le texte et le dessin ont la même importance, sont complémentaires. Je ne pense pas, comme on l’a dit, que le dessin soit la parodie du discours”.

“Et tirez-vous inspiration de l’actualité, pour vos hostoires ?”

“Non. Sur la Guerre du Golfe par exemple je n’ai fait aucun dessin. Nous étions submergés pas ceux des autres. Et de toute manière, tout ce qui a à voir avec le quotidien, j’ai tendance à l’éliminer, quand je travaille. La rude épreuve du quotidien, je la fuis dès que je peux”.

Claire Bretécher a fait un parcours assez inhabituel, elle est passée des grands éditeurs, de Denoël, avec qui elle a publié pendant plus de dix ans, à l’édition à son compte. Depuis 1975 elle fait tout toute seule. Elle est contente et elle ne reviendrait jamais en arrière.

“Je gagne beaucoup plus et j’ai beaucoup moins de pépins. Si j’ai décidé d’être éditrice de moi-même, c’est parce que j’en avais assez du paternalisme très XIXe d’une certaine édition”.

“Aujourd’hui le marché de la BD en France vous le voyez comment ?”

“Tout le monde se plaint. Moi je dis que c’est stable. De toute manière ça l’est pour mes albums. Je tire toujours dans les 100.000 exemplaires, l’année suivante je fais la deuxième édition. C’est ainsi depuis le premier album. Les Frustrés n°1 a vendu 30.000 exemplaires d’un seul coup. C’est sûr, ce que je voudrais c’est un album qui décolle à 300.000. Peut-être le prochain, qui sait…”

Je suis restée chez elle toute l’après-midi, on a bu du thé, on a mangé des biscuits. A un moment, j’allais partir, je lui disais quand et comment paraîtrait le papier que j’allais écrire, et elle a pris de sa table de travail un dessin qui n’étais pas terminé. Elle y a mis deux, trois touches, une petite église au loin et y a écrit dessus “Pour Gabriella”. C’était Sainte Thérèse d’Avila qui lévitait, elle en avait fait un album dix ans auparavant, La vie passionnée de Sainte Thérèse d’Avila, qu’elle m’a donné aussi. Je suis encore à me demander s’il y avait un rapport entre moi et Thérèse, et pour quelle raison ce dessin là, cet album là. Je ne le saurai pas. Ce dessin je le garde avec soin, j’en suis jalouse, même. Mais je le donne à voir très volontiers.

Gabriella Bosco


Dans l’actualité de Gabriella Bosco

Co-organisatrice du Colloque littéraire franco-italien Chambéry-Turin 26 et 27 mars 2020 ;
(sauf si les mesures sanitaires face au corona virus viennent perturber ce programme)

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