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Berthe Morisot au musée d’Orsay : une rétrospective rare

D 1er août 2019     A par Viktor Kirtov - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Grâce à de nombreux prêts, le musée d’Orsay propose une rétrospective exceptionnelle de Berthe Morisot, un des grands noms de l’impressionnisme.

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Introduction à l’exposition
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Introduction à l’exposition

Valérie Oddos
Rédaction Culture France Télévisions

Berthe Morisot (1841-1895) n’est pas une peintre dilettante, qui aurait exercé son talent de femme bourgeoise éduquée aux arts, dans l’ombre de Manet, Renoir et autres Monet, mais une véritable peintre professionnelle, une figure fondatrice de l’impressionnisme qui exerçait un art plein d’audace et de modernité : c’est ce que nous montre une exposition exceptionnelle au Musée d’Orsay, qui ne lui avait jamais consacré de rétrospective.

C’est un événement car parmi les quelque 75 oeuvres réunies au musée d’Orsay, la moitié (37) proviennent de collections privées, une douzaine seulement de musées français, les autres étant prêtés par des musées étrangers. En effet, les collections publiques françaises ont tardé à prendre Berthe Morisot au sérieux et possèdent très peu de ses œuvres, tandis que les collectionneurs et les musées Américains ont très vite acheté ses tableaux. L’exposition montre ainsi des toiles jamais vues en France depuis des décennies.


Berthe Morisot, "Le berceau", 1872, Paris, musée d’Orsay, acquis en 1930
(Photo © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Michel Urtado)
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Un avenir d’épouse et mère tout tracé

Berthe Morisot naît à Bourges en 1841 dans une famille bourgeoise (son père, alors, est préfet). Son avenir d’épouse et de mère à la maison est tout tracé. Mais sa mère, ouverte aux arts, fait apprendre la musique et la peinture à ses trois filles. Il ne s’agit pas de faire carrière mais les deux cadettes, Berthe et Edma, montrent un talent qui les mène d’un cours particulier chez un certain Geoffroy Alphonse Chocarne jusqu’au musée du Louvre où elles copient les classiques, à partir de 1858. C’est là qu’elles font la connaissance d’Henri Fantin-Latour, avant de rencontrer Corot.
Les deux filles Morisot exposent au Salon en 1964 (Berthe va y être presque tous les ans pendant dix ans). Elles rencontrent Edouard Manet qui les trouve "charmantes". C’est seulement dommage "qu’elles ne soient pas des hommes", dit-il.

Edma rentre dans le rang en 1869 : elle se marie avec un officier de marine et renonce à la peinture. Pourtant elle était douée, comme le montre un portrait de sa sœur de 1865, qui ouvre l’exposition. Berthe, elle, continue à peindre plus que jamais. Elle a perdu son modèle préféré, partie à Lorient avec son mari. Manet, fasciné par la beauté sombre de Berthe, fait son portrait douze fois, jusqu’à ce qu’elle se marie avec le frère du peintre, Eugène Manet, à l’âge de 33 ans. Il n’est pourtant pas question pour elle de s’arrêter. Elle continue même à signer ses toiles de son nom de jeune fille.


Berthe Morisot, "Autoportrait", 1885, Paris, Musée Marmottan-Claude Monet, fondation Denis et Annie Rouart, legs Annie Rouart, 1993 (© Musée Marmottan Monet, Paris / Bridgeman Images / Service Presse)
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"L’intention de m’émanciper"

"Je n’obtiendrai (mon indépendance) qu’à force de persévérance et en manifestant très ouvertement l’intention de m’émanciper", écrit-elle en 1871. Sur son unique autoportrait peint, daté de 1885, elle se montrera au travail, la palette à la main et l’air extrêmement volontaire.

L’année de son mariage, en 1874, Berthe Morisot a participé à la première exposition "impressionniste" : organisée par la Société anonyme des artistes peintres, sculpteurs et graveurs, en réaction contre le Salon officiel, l’exposition est nommée ainsi de façon péjorative par les critiques. Elle est la seule femme au côté de Claude Monet, Pierre-Auguste Renoir, Paul Cézanne ou Camille Pissarro, et participera à toutes les expositions du groupe : elle ne rate que celle de 1878 car elle vient d’accoucher.
En 1874, elle a présenté Le Berceau, tableau sur lequel on voit Edma qui regarde dormir sa fille dormir, le bras posé sur le lit du bébé. On y voit sa virtuosité à peindre les nuances de blanc et les transparences du voile qui le recouvre.

L’artiste va passer sa vie à peindre des figures. A l’intérieur ou à l’extérieur, dans les jardins et les parcs. Certes, elle représente l’univers bourgeois et féminin, le seul auquel il était convenable qu’elle accède. Elle peint les toilettes élégantes des jeunes femmes, excellant là encore à rendre toutes les nuances et la lumière du blanc des robes de bal. Elle représente aussi avec tendresse et respect le personnel de maison féminin qui travaille chez elle.

Le blanc, le gris, le rose, elle les décline encore dans de magnifiques scènes de toilette, où elle saisit de jeunes modèles au saut du lit ou devant leur miroir, à moitié dénudées, dans sa propre chambre.

Après sa sœur à ses débuts, sa fille unique Julie va être son modèle préféré. Thème féminin que le thème de l’enfance ? Peut-être, mais, Berthe Morisot, peintre professionnelle, peint aussi la paternité : l’exposition présente trois tableaux montrant Monsieur Manet s’occupant de sa fille au jardin, dans des scènes très touchantes qui inversent les rôles clairement assignés aux sexes à l’époque. Les angles de ces tableaux sont peu couverts de peinture, la touche se concentrant au centre et sur les figures.

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Berthe Morisot, "Jeune fille à la poupée", 1884, Paris, Paris, collection particulière (© Photo : Christian Baraja)
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Les formes semblent se dissoudre

A ce moment-là, dans les années 1880, la touche se fait plus allusive et l’artiste développe un style non fini. Quand Julie, accroupie, fait Les Pâtés de sable, on ne voit des mains floues, pas de pâtés, pas de sable. Tout est dans l’intensité de la posture de l’enfant. Le procédé est poussé à l’extrême dans le Portrait de Mlle Lambert, dit Isabelle au jardin : la végétation est à peine évoquée par un peu de vert autour de la figure, des fleurs par quelques traits jaunes et violets devant elle.
Les formes semble souvent se dissoudre, se fondre dans l’environnement, celle d’une enfant qui joue sur la plage de Nice dans le sable, celle des mains d’une Jeune femme cousant au jardin ou celles des jupes de deux Dames cueillant des fleurs.

Berthe Morisot dit vouloir fixer quelque chose de ce qui se passe, et sa touche, rapide, plus esquissée, gagne en dynamisme. Dans Jeune fille à la poupée, les pieds de l’enfant assise sur un fauteuil sont volontairement inachevés, donnant une impression de mouvement.


Berthe Morisot, "La Chasse aux papillons", 1874, Paris, musée d’Orsay, donation Etienne Moreau-Nélaton, 1906 (Photo © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt)
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La vibration de la musique

Dans les années 1880, elle imagine aussi des compositions sophistiquées où elle brouille la limite entre l’intérieur et l’extérieur, qui communiquent par des baies vitrées, des vérandas, des fenêtres, des seuils où sont posés ses modèles, éclairés par la lumière du dehors.

Jusqu’à mort, précoce (elle succombe à une grippe à l’âge de 54 ans), Berthe Morisot s’est renouvelée : on remarquer les accents renoiriens des dernières toiles ou la vibration de la musique qu’elle semble saisir quand elle peint sa fille au violon en 1893 et 1894.

Ne ratez pas cette occasion de découvrir ou redécouvrir une grande artiste dans toutes les facettes de son travail. :

Berthe Morisot (1841-1895)
Musée d’Orsay
Du 18 juin au 22 septembre 2019

Crédit : francetvinfo.fr/

A LIRE AUSSI :

Peinture : Berthe Morisot, une femme chez les impressionnistes, à découvrir au Musée d’Orsay

Interview : Marine Delterme, la première actrice à incarner Berthe Morisot

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Berthe Morisot d’égale à égaux
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Un autre éclairage, éclairant, celui de de Philippe Lançon de Libération (18 juillet 2019) que nous avons apprécié

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Le musée d’Orsay présente jusqu’en septembre l’œuvre de l’artiste, donnant à admirer l’influence majeure dans le courant impressionniste d’une femme libre et sûre de son talent.

Que peint une femme qui est une grande artiste dans une société qui ne veut pas que les femmes soient des artistes ? Rien n’indique mieux cette difficulté qu’une lettre écrite en 1858 par le peintre Joseph Benoît Guichard à la mère de Berthe et Edma Morisot, alors toutes jeunes, qu’il forme au dessin et à la peinture. Il s’est aperçu de leurs qualités, s’en effraie : « Mon enseignement ne va pas leur donner de petits talents polis ; elles vont devenir des peintres. Vous rendez-vous compte de ce que cela veut dire ? Dans votre milieu bourgeois, ce serait une révolution, je dirais presque une catastrophe. »
Observons de nouveau, à Orsay, dans huit sections réunissant de nombreuses œuvres venues de collections privées, la splendeur et le chic de cette catastrophe ; de nouveau, car il y a longtemps que Berthe Morisot est reconnue, par les amateurs du moins, pour ce qu’elle est : une figure centrale de l’impressionnisme (1). Ses portraits de femmes, d’enfants, ses marines et ses jardins, surtout dans les années 1870, la manière dont elle inscrit ses modèles dans le plein air, les intérieurs, la vie moderne, n’ont rien à envier aux œuvres des autres. Sa palette et ses présences ont leur charme propre, leur tristesse à l’ombre, leur flottement, leur silence. On prend le train à la gare Saint-Lazare et on se retrouve au paradis, un bel endroit où l’on rêve, mais où il ne fait pas forcément si bon vivre. Figure centrale, donc, mais toujours plus ou moins sous-exposée. Une phrase d’elle, écrite sur un mur couleur d’huître, rappelle ce qu’elle pouvait penser de sa place et le sens, prévisible et justifié, de cette exposition :

« Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu un homme traitant une femme d’égale à égal, et c’est tout ce que j’aurais demandé, car je sais que je les vaux. »

Pensait-elle à ses compagnons impressionnistes ? Renoir, qui a si bien peint la chair, les robes et les sourires des femmes, trouvait qu’une femme qui peint, c’est ridicule. Le 14 juillet 1891, elle écrit à Stéphane Mallarmé, son grand ami :

« Votre phrase : "Je travaille, et m’applique à vieillir" est absolument moi. Si vous parliez toujours à ma place ! - Je ne suis pas mécontente de moi et j’ai tort de le dire car cela me portera malheur. »

« En Angleterre (Eugène Manet à l’île de Wight) », 1875. Musée Marmottan. Bridgeman Art Library

Ruban noir

Son corps a souffert quand est née sa fille Julie ; elle est morte à 54 ans. Le parcours aurait pu ouvrir sur l’un des portraits que fit d’elle son aîné et beau-frère Edouard Manet : quand on lit un texte sur elle, c’est généralement l’un de ces portraits, il est vrai d’une rare profondeur de sens, qui l’illustre. Et puis, Berthe Morisot au bouquet de violettes, peint en 1872 par Manet, est comme le Balcon, où elle apparaît, dans ce musée. Sylvie Patry, la commissaire, a préféré commencer par un portrait d’elle moins célèbre, tout simple, peint par sa sœur Edma vers 1865. Berthe avait 24 ans. C’est donner un sens à ce qu’on va voir : autonomie et intimité.

A côté, aussitôt, un bijou d’Orsay, le Berceau, peint la même année que Berthe Morisot au bouquet de violettes. Une jeune femme, menton dans la main gauche, pose la main droite sur le berceau où dort un enfant. Les yeux de la femme, entrouverts, sont pensifs. Elle a un ruban noir autour du cou. C’est l’une des sœurs Morisot, chacune venant d’accoucher d’un second enfant. Elles servent régulièrement de modèles. Autour, tout n’est que voiles et rideaux clairs, plus ou moins transparents. Les rose et les gris, avec des touches d’un bleu pâle, donnent souvent le ton de l’artiste à 30 ans.

Femme à sa toilette


Berthe Morisot, "Femme à sa toilette", env. 1875—1880.
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Un sommet est atteint avec Femme à sa toilette, peint entre 1875 et 1880. La femme est de dos, en train de se coiffer ; saisie dans l’action que la toile suspend. De nouveau, le ruban noir autour du cou. Le dos et les épaules sont nues ; la robe, entre gris et blanc. C’est le fond de la toile à droite qui, en attirant l’œil, la magnifie : de la peinture pure, mélange abstrait de gris, de bleus, de blancs, de violets. Ce qui habille le sujet n’est plus dans les choses vues, mais dans l’imperceptible essaim de sensations qui le fait flotter parmi elles.
Sur le mystère de la peinture de Berthe Morisot

Le catalogue de la première exposition après sa mort, en 1896, est préfacé par Stéphane Mallarmé. Il débute ainsi - et, comme les mots de l’écrivain rendent la peinture au mystère, on demande au lecteur un petit effort pour sentir ce qu’il y a de charge sensible et de mystère derrière chaque mot, dans chaque accélération du sens et chaque apparent trou de syntaxe :

« Tant de clairs tableaux irisés, ici, exacts, primesautiers, eux peuvent attendre avec le sourire futur, consentiront que comme titre au livret qui les classe, un Nom, avant de se résoudre en leur qualité, pour lui-même prononcé ou le charme extraordinaire avec lequel il fut porté, évoque une figure de race, dans la vie et de personnelle élégance extrêmes. »

Ici, une infinité de questions. De quoi l’œuvre de Morisot est-elle le Nom, dans un monde où, quand une femme de cette classe peint, on commence par se demander ce qui relève de sa nature et de sa culture féminines, pour en finir généralement par là ? Que cachent ces « clairs tableaux irisés », « exacts, primesautiers », dont la manière change, débutant du côté de chez Corot, poursuivant du côté de Manet, passant du côté de chez Renoir, pour finir non loin d’une baignoire de Bonnard ou d’une silhouette de Munch ? Mais poser la question comme ça, n’est-ce pas déjà retirer à Morisot une spécificité, une puissance artistique qui peuvent aussi bien conduire à se demander : quel courant d’air a-t-elle fait circuler parmi eux pendant vingt ans, à une période cruciale de l’histoire de la peinture ? Que lui doivent, à l’inverse, Manet et Renoir ? Que doivent ces gouaches, ces pastels, et particulièrement ces merveilleux portraits de femmes jaillissant d’un tableau au fond volontairement inachevé, comme fleurissant dans le vide de la toile, à la haute éducation de la lectrice de Stendhal et de La Rochefoucauld qui les peint ?

Peintre, femme et féministe avant l’heure

En quoi Morisot est-elle l’héritière du sensuel Fragonard et de la stoïque Marquise du Deffand ? Comment sa condition de femme oriente-t-elle ses sujets et ses styles successifs ? Comment donne-t-elle à voir la mélancolie ? S’agit-il d’une mélancolie exclusivement féminine ? Ou bien cette mélancolie, portée sur la toile par des femmes, des jeunes filles, est-elle un filtre que son regard pose sur toute vie ? Quels sujets peut-elle peindre, quels sujets ne peut-elle peindre ?


Berthe Morisot, "Intérieur", 1872
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Berthe Morisot, "Femme et enfant au balcon", 1872
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Berthe Morisot, " En Angleterre, (Eugène Manet, à l’île de Wight)", 1875
Huile sur toile, H. 38 ; L. 46 cm, Paris, musée Marmottan-Claude Monet. Fondation Denis et Annie Rouart, legs Annie Rouart, 1993. ©Musée Marmottan Monet, Paris / The Bridgeman Art Library
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Berthe Morisot, En Angleterre, (Eugène Manet, à l’île de Wight), 1875._ Huile sur toile, H. 38 ; L. 46 cm, Paris, musée Marmottan-Claude Monet. Fondation Denis et Annie Rouart, legs Annie Rouart, 1993. ©Musée Marmottan Monet, Paris / The Bridgeman Art Library

En regardant Intérieur, de nouveau peint en 1872, Femme et enfant au balcon (même année), ou En Angleterre (1875), on rêve d’une exposition qui confronterait ses œuvres à celles d’Edouard Manet, sans souci de compétition et sans prévention d’aucune sorte ; qui comparerait, sans préséance, les cadrages de l’une et l’autre ; qui mettrait en présence l’absence ironique des femmes de Manet et l’inquiétude presque sauvage, toujours retenue, des femmes de Morisot ; qui mettrait en miroir leurs sensualités.

Petits chapeaux


Berthe Morisot, Hiver (femme au manchon), 1880. Dallas Muséum of Art
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Prenons la femme en brun d’Hiver (1880). Les mains dans un manchon noir, vêtue et coiffée de brun, elle est légèrement penchée en avant et nous fixe, de ses iris noirs, avec une violence, une force directe que tout son chic retient. Elle appartient, dans la vie réelle, au monde de Manet ; mais ce n’est pas une créature de Manet. Elle n’a pas son type d’insolence, de mise à distance. Elle n’a pas sa libre neutralité. Ce n’est pas un homme qui lui donne le scandale de la liberté ; c’est une femme qui vit le scandale du manque de liberté qu’elle doit, jour après jour, combler ; et cependant, comme toutes les femmes de Morisot, quelles que soient les colères et les frustrations dissimulées, celle-ci ne renonce pas à la beauté - au contraire. Dans un carnet de 1885, l’artiste écrit :

« Il me semble que Rubens est peut-être le seul peintre ayant rendu complètement la beauté ; le regard humide, les ombres des cils, la peau transparente, les cheveux soyeux, la grâce de l’attitude… »

<b<Stéphane Mallarmé, qui a été son ami et qui l’a rapprochée de Claude Monet, lui écrit le 27 juin 1891 : « Vous, les pommiers posent-ils ? Et les petites filles avec des flûtes dessous… » Cet éden reconstitué, né des belles propriétés, on le voit aussi. Atmosphère, atmosphère… Gide l’appelait, non sans condescendance, le « liquide Berthe Morisot ». Oui, mais un liquide qui circule et pénètre d’une façon particulière. Par exemple, dans une autre Vue d’Angleterre de 1875.


Berthe Morisot, "Vue d’Angleterre (enfants dans l’herbe en Angleterre)", 1875
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Deux enfants, un garçon et une fille, au milieu d’une prairie d’un vert translucide, avec leurs petits chapeaux sur la tête. Au fond, les toits gris et les cheminées roses d’un village. Les enfants ont de petits yeux noirs. Des poupées, posées là, recueillies par le peintre. Morisot est alors en voyage de noces avec son mari Eugène. Elle peint souvent, avec difficulté, en plein air. A Londres, elle admire les tableaux de Turner, Gainsborough, Hogarth. Quelques mois plus tôt, <b<Rimbaud était encore dans l’île, après avoir vendu, écrit-il plus tôt à Verlaine, « tes pantalons, noir et gris, un paletot et un gilet, le sac et la boîte à chapeau ».

(1) La dernière exposition, en France, au musée Marmottan, date de 2012.

Philippe Lançon
Berthe Morisot Musée d’Orsay, Paris, jusqu’au 22 septembre.

Crédit : Libération

Nota : libre sous-titage de pileface, pour partie, mises exergue et ajout d’illustrations (V.K.)

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Conférence inaugurale de l’exposition "Berthe Morisot (1841-1895)"
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Par Sylvie Patry, commissaire de l’exposition, avec une riche iconographie en illustration de l’exposé.

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Manet et Berthe Morisot
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Avec Dominique Bona et Philippe Sollers

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Berthe inspira à Manet douze tableaux et qui comptent parmi ses chefs d’œuvre dont le fameux Berthe Morisot au bouquet de violettes. et Le Balcon.

Dominique Bona, dans sa biographie de Berthe Morisot, en tire un portrait textuel inspiré (voir ci-dessous), ainsi que Philippe Sollers dans son roman « L’Eclaircie ». Ce roman est un hymne à Manet et, bien sûr, on y croise Berthe Morisot.

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Berthe Morisot au bouquet de violettes

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Edouard Manet, "Berthe Morisot au bouquet de violettes", 1872,
huile sur toile, 55 x 38 cm (H × L), Musée d’Orsay, Paris
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Dominique Bona :

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L’énigme du bouquet de violettes

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• C’est une femme en noir : le chapeau, dont les rubans s’enroulent autour de son long col de cygne, et la robe à peine échancrée sur sa peau mate ont l’éclat lustré des ailes du corbeau. Le noir a coloré les yeux, sans pour autant effacer leur reflet d’or : le regard qu’ils portent sur la vie est mordoré et chaud, étranger à tout cet attirail funèbre que la femme arbore avec élégance et désinvolture. Un linge blanc transparaît sous le corsage, laissant un triangle de peau nue. Tandis que les cheveux châtains, en désordre, pleins de mèches rebelles, s’échappent du chapeau, la bouche aux lèvres charnues ébauche une petite moue, mi-câline, mi-boudeuse. Le teint doré, comme le fond des yeux, évoque le soleil, l’Espagne, on ne sait quel passé à Tolède ou à Cordoue. Sur sa poitrine, au lieu d’un bijou, elle porte un bouquet de violettes.

• Il y a de la fierté dans ce visage de femme qui ne sourit pas, dans ce port de tête altier, dans ce regard calme et sûr. Une fierté que le bouquet de violettes pourrait démentir, mais il sied à son air à la fois sincère et farouche. Sans panache ni arrogance, sans pose ni mièvrerie, cette femme a une manière particulière d’être soi, en toute simplicité. Comme la violette en somme, sans faste mais sans chichis. Le costume, la robe et les rubans, le chapeau, la coquetterie, tout cela importe peu. Ce qui retient, c’est la forte personnalité du modèle. Et, dans tout ce noir si noir, un rayonnement. Une lumière.

• Le regard surtout fascine, à la fois doux et sévère. On n’en finirait pas de tenter d’analyser les nuances qu’il exprime. Il est en lui-même une énigme et ressemble à un gouffre. Ce qu’il laisse deviner, ou au moins entrevoir, c’est un tempérament. Il y a du feu dans ces pupilles, mais un feu maîtrisé, un feu qui brûle en dedans et communique au-dehors, malgré une grande réserve, beaucoup d’ardeur, beaucoup d’intensité.

• Ce tableau d’Edouard Manet - Berthe Morisot au bouquet de violettes (1872) - est un mystère. Mystère d’une femme. Mystère d’une vie. Mystère d’une histoire secrète entre un homme et une femme, sur la nature de laquelle on s’interroge toujours.

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Les cheveux de Berthe

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• Les toilettes négligées de Berthe, qui n’accorde aucune attention à son apparence lorsqu’elle est occupée à peindre, et ses coiffures défaites ont le don exaspérer Eugène. Il aime que son épouse fasse preuve d’élégance et qu’à tout moment elle soit lisse et impeccable, tirée à quatre épingles. « Je suis partie avec mon sac et mon carton, décidée à faire une aquarelle sur le pied, raconte Berthe à Edma, mais arrivée là-bas, un vent atroce, mon chapeau enlevé, mes cheveux dans les yeux : Eugène, de mauvaise humeur, comme toujours lorsque j’ai les cheveux en désordre. » Son mari veille à ce qu’elle ne plonge pas dans la bohème. Comme si avoir une femme artiste était bien suffisant, il tient - comme sa mère jadis - à ce qu’elle garde son allure bourgeoise et respecte les conventions.
[...]
• Ce sont les cheveux qu’Edouard Manet a peints sur toutes les toiles qui représentent Berthe Morisot : des cheveux décoiffés d’amante au sortir d’une bataille au lit, des cheveux d’artiste après son combat avec les pinceaux et les couleurs. Des cheveux en liberté. Glissant par-dessus sa belle oreille en coquille, échappés du chapeau, emmêlés aux rubans en désordre, Manet leur a donné un érotisme fou.

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Philippe Sollers :

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Berthe Morisot au bouquet de violettes : Le regard du regard dans le regard

« Je pense à toi [1] en voyant le portrait de Berthe Morisot au bouquet de violettes, la future belle-soeur de Manet, que ce dernier a peint en 1872. On dirait qu’elle est en grand deuil, mais elle est éblouissante de fraîcheur et de gaieté fine. Ce noir éclatant te convient. Ce que Manet a découvert dans le noir ? Le regard du regard dans le regard, l’interdit qui dit oui, la beauté enrichie de néant. Des philosophes ont écrit sur Manet, mais, comme c’est curieux, ils ne semblent pas avoir vu ses femmes. La très belle soeur de Manet le voit, lui, ce peintre, elle le traverse. Les violettes sont leur secret commun, elle porte le deuil en avant des massacres de la Commune. Elle a tout l’avenir devant elle. Ni la Terreur ni la Mort ne règnent ici, et le 18e siècle français devait passer par ce noir pour s’approfondir. Le noir, donc, comme lumière, dans une jolie veuve, une jolie soeur. »

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Le Balcon

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Edouard Manet, "Le Balcon", 1868-1869
huile sur toile 170 x 124 cm (H x L), Musée d’Orsay
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« Elle pose au premier plan du Balcon dans une robe de mousseline blanche, où elle disparaît tout entière : la peinture souligne son visage, et ces yeux noirs [2], qui, contrairement à ceux des autres personnages du tableau, regardent avec la plus franche fixité en direction du peintre. Ce sont des yeux d’amour »
Dominique Bona

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Philippe Sollers :

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Berthe Morisot, comme Anne et Lucie, aurait pu être espagnole. Manet, paraît-il, aimait en elle une liberté fantasque et passionnée qu’il admirait chez Goya. On le dit, mais pas assez : pas de Manet sans l’Espagne. La très belle Berthe lui a beaucoup prêté son corps, mais elle reste ambiguë sur sa peinture, et constate, non sans un plaisir à peine dissimulé, ses échecs : « Ce pauvre Manet est triste. Son exposition, comme toujours, est peu goûtée du public mais c’est pour lui un étonnement toujours nouveau. Cependant, il m’a dit que je lui portais bonheur, et qu’il avait eu une demande d’achat pour Le Balcon. Je le voudrais pour lui, mais j’ai grand peur que ses espérances ne soient encore une fois déçues. » […] Pauvre Manet ! Non seulement il ne plaît pas au public, mais il s’en étonne. C’est un naïf. Il ne comprend pas que le public n’a rien à faire de sa peinture élitiste. Heureusement, je suis là, moi, je lui porte bonheur, mais pas suffisamment, puisque entre nous, à part ma présence, ce « Balcon » est bizarre, figé, compliqué. Il faudrait faire une peinture plus accessible, légère, qui plaise aux femmes, surtout. On me le dit souvent : « Berthe, dans ce tableau à moitié raté, vous avez l’air triste. » Mais non, c’est Manet qui est triste. Pauvre Manet ! « Les grandes bourgeoises intelligentes (il y en a encore quelques-unes) savent qu’elles pourraient en savoir beaucoup plus. Mme D. connaît bien son monde, mais voilà : elle s’ennuie. Contrairement aux filles des classes moyennes, très sûres d’elles et barbantes, leur regard curieux est intense, aussi révélateur que celui de Berthe Morisot dans Le Balcon de Manet. C’est très volontairement que le peintre de l’Olympia a situé sa future belle-sœur à côté de deux personnages d’époque insignifiants. Elle est ainsi projetée dans l’avenir, elle troue la toile, elle sent qu’elle est en retard, comme tous les acteurs inconscients présents. Coup de foudre noir antisocial, le plus rare. « Je ne vois que des gens qui n’ont rien à m’apprendre », dit-elle.

Philippe Sollers,
L’Eclaircie

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Extrait de la critique de « L’Éclaircie » par Patrick Grainville (Le Figaro du 02/02/2012)

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Dominé par la figure de Berthe Morisot, « L’Eclaircie », le roman de Philippe Sollers parle de peinture et d’amour.

Sollers adore le noir. L’Éclaircie célèbre la lumière du noir de Manet. Le portrait de Berthe Morisot au bouquet de violettes irradie le livre. Berthe tout habillée de noir mais solaire. « Noir vivant », le contraire du noir romantique et lugubre. Mais un noir profond, percutant, un noir de victoire. C’est d’autant plus paradoxal que la couleur de deuil du vêtement a peut-être été choisie en mémoire des massacres de la Commune. En parallèle de la belle-sœur de Manet, Sollers évoque Anne, sa sœur qui vient de mourir. Elle ressemble à Berthe Morisot. Un roman donc sur la peinture et l’amour : Manet mais aussi Picasso…

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[1A Anne, la soeur du narrateur et de l’auteur (Annie).

[2en réalité vert foncé, note pileface

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1 Messages

  • Albert Gauvin | 21 août 2019 - 19:45 1

    La chronique de Yannick Haenel, Charlie Hebdo, 21 août 2019.


    Charlie Hebdo, 21 août 2019.
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    Berthe Morisot, Autoportrait, 1885.
    Pastel, avec moignon/agraphe
    sur papier vergé gris avec fibres bleues, 48x38 cm.
    The Art Institute of Chicago, Helen Regenstein Collection.
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