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L’avenir d’une illusion : lecture rétrospective

par Catherine Lazarus-Matet

D 29 juin 2017     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Où, relisant L’avenir d’une illusion, on découvre un Freud hérétique, aux accents parfois mélenchoniens, un Freud macronien pragmatique, un Freud antiphilosophe et antinationaliste, un Freud éducateur sceptique, un Freud anticlérical et garant de la moralité, un Freud croyant (au dieu Logos), bref un Freud lacanien.

L’avenir d’une illusion : lecture rétrospective

par Catherine Lazarus-Matet


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Freud hérétique

Freud est un hérétique. Il l’écrit, en 1927, dans L’avenir d’une illusion. C’est de naissance, pourrait-on dire : « quand on est placé, dès son jeune âge, au-dessus de la désapprobation de ses contemporains, en quoi cette désapprobation peut-elle importer, lorsqu’on est devenu un vieillard, et qu’on est certain d’être bientôt soustrait aux effets de la faveur ou de la défaveur des hommes ? » [1].

Alors pourquoi ne s’attaquerait-il pas à ce qui est considéré comme la plus haute valeur morale de l’humanité, la religion ? Pourquoi, en ces temps où le national-socialisme prospérait, ne s’inquièterait-il pas de l’avenir ? Il ne dit rien de tel, mais écrit au tout début de cet essai que les hommes « vivent le présent d’une façon pour ainsi dire ingénue, et sont incapables d’estimer ce qu’il apporte ; le présent doit acquérir du recul, c’est-à-dire être devenu le passé, avant de pouvoir offrir des points d’appui sur lesquels fonder un jugement relatif au futur » [2]. J’entends ici cette évocation de l’ingénuité, de la naïveté, comme un appel au réveil, tel qu’il a sonné quand l’élection d’une héritière de forces obscures nous est apparue comme « possible ».

Freud l’hérétique se donne ici pour tâche de « réconcilier les hommes avec la civilisation » [3], sans utopie, en visant à « remplacer les succès du refoulement par les résultats du travail rationnel de l’esprit » [4]. Il se montre ici sous divers accents dont certains très actuels : des accents mélenchoniens, des accents macroniens, des accents anti-nationalistes, des accents philosophiques et anti-philosophiques, des accents anticléricaux – pas simplement athées –, et des accents féministes. Lui qui a défini trois tâches impossibles – éduquer, gouverner, psychanalyser – se présente certes ici en psychanalyste, mais aussi en éducateur et en garant de ce que se doivent d’être les institutions politiques, proposant un traitement de l’impossible par la rationalité réaliste pour ouvrir une brèche face aux illusions qui guident les hommes et ainsi avoir une chance de les élever.

Un écrit de politique psychanalytique

L’avenir d’une illusion est un écrit politique qui part d’un constat : l’incapacité de la religion à régler les problèmes des sociétés humaines. La civilisation supposant des contraintes pour son maintien et sa moralité, les hommes, insatisfaits, privés de biens et restreints dans leurs pulsions, et par nature destructeurs, s’y opposent. Pour Freud un modèle de société peut être pensé qui ne prendrait pas appui sur l’illusion des dogmes religieux, dont il veut montrer dans cet ouvrage la base psychologique.

Freud est un hérétique qui prône une morale pour la civilisation, celle, pour le dire de façon caricaturale – mais il l’écrit –, de l’éducation sexuelle à l’école plutôt que celle du catéchisme : « Les deux points principaux des programmes pédagogiques actuels ne sont-ils pas de retarder le développement sexuel de l’enfant et de le soumettre de bonne heure à l’influence de la religion ? Quand alors l’enfant s’éveille à la pensée, les doctrines religieuses sont déjà devenues pour lui inattaquables. » [5]

Freud va ainsi s’interroger sur la prétendue valeur civilisatrice des doctrines religieuses, celles de la chrétienté occidentale et s’interroge sur leur force. Comment comprendre leur puissance quand ce n’est pas la raison qui la commande ? Comment en comprendre la longévité quand les hommes souffrent des sacrifices imposés par la civilisation – le labeur, la limitation des instincts, les conflits –, quand elle ne rend pas les hommes si heureux, ou seulement une fois morts ? Un développement serré en cherchera donc les fondements psychiques et Freud conclura par sa conception de la religion comme névrose obsessionnelle générale, de même structure que celle de l’enfant, fondée sur le dévouement au père suite à son meurtre, un père désormais idéalisé qui apporte consolation et protection devant l’Hilflosigkeit, la détresse d’origine de l’individu ou le désarroi comme la traduction de Bernard Lortholary en a fait le choix.

Freud, considérant la religion comme dangereuse pour l’humanité par son interdiction de penser par soi-même, de grandir, lui préfère le savoir, la connaissance, la force des institutions pour permettre une communauté de vie civilisatrice. Il cheminera vers la nécessité de la raison psychanalytique, plus à même de régler l’angoisse foncière de l’être humain. Clotilde Leguil, dans sa préface à la traduction évoquée, résume ainsi l’apport de Freud : « L’originalité de la thèse de Freud en 1927 est de définir la religion non pas à partir d’un renoncement aux désirs, d’une aspiration au sacrifice de soi ou d’un idéal ascétique mais au contraire à partir de l’accomplissement d’un désir (…). Un dogme religieux est une représentation qui nous procure une satisfaction, laquelle explique le lien d’amour que l’on entretient avec elle. » [6] Freud le dit ainsi : les représentations religieuses « qui se donnent pour des dogmes, ne sont pas des précipités d’expériences ni des résultats d’une pensée, ce sont des illusions, des accomplissements des désirs les plus anciens, les plus forts, les plus urgents de l’humanité ; le secret de leur force est la force de ces désirs. » [7]

Quand Freud prend parti

Pour Freud, une croyance est une illusion quand l’accomplissement du désir prend le pas sur la réalité. Il la rapproche de l’idée délirante, coupée de la réalité. Que le Messie apporte un âge d’or sera une illusion pour certains, une idée délirante pour d’autres [8]. La face ancienne et violente de cette croyance est celle du « credo quia absurdum » des Pères de l’Église, apportant comme solution à l’impossible à démontrer la croyance, coupée de la raison.

Sa face plus moderne, plus subtile, mais proche de la précédente, est celle de la philosophie du « comme si » de Hans Vaihingen [9] : faisons comme si c’était vrai, croyons à une fiction. En ce point Freud antiphilosophe se lève, lui que nous voyons par ailleurs, comme le souligne Cl. Leguil, suivre Marx dans sa conception de la religion et approuver Kant sur l’accès de l’individu à la majorité par son propre entendement. Cette exigence est « telle que seul un philosophe peut la faire valoir. L’homme qui n’est pas influencé dans sa pensée par les artifices de la philosophie ne l’acceptera jamais. » [10] C’est un Freud antinationaliste qui illustre ainsi ce qu’est une illusion : « On peut qualifier d’illusion l’assertion de certains nationalistes, assertion d’après laquelle les races indo-germaniques seraient les seules races humaines susceptibles de culture » [11]. Ailleurs, il évoque, avec son interlocuteur contradicteur, qu’il n’y a guère de risque pris avec la publication de ce livre. Cela peut surprendre face à l’audace inouïe qui consiste à s’attaquer au fondement de la société de son temps. Il évoque tout au plus une interdiction de le diffuser et de le traduire. Il ajoute : « Bien entendu, écrit-il, cela arrivera justement dans les pays qui ne doutent pas du niveau élevé de leur culture » [12]. Si le racisme ne peut s’afficher aujourd’hui comme avant et a glissé vers le refus de la culture de l’autre, de l’étranger, comme Marine Le Pen en a abreuvé ses partisans, les propos freudiens trouvent ici un écho très actuel.

Quant aux accents mélenchoniens de Freud, limités, critiques envers le communisme russe et la révolution, ils se lisent dans le constat manifeste de l’injustice sociale, devant le statut des opprimés. Réginald Blanchet évoquait récemment dans Lacan Quotidien [13] ce passage que nous avons nous-même relevé devant les propos de Freud sur la pulsion de destruction [14] : « tant qu’une civilisation n’a pas dépassé le stade où la satisfaction d’un certain nombre de membres a pour condition l’oppression des autres, qui sont peut-être la majorité, et c’est la cas de toutes les civilisations actuelles, il est compréhensible que ces opprimés développent une hostilité intense envers la civilisation qu’ils rendent possible par leur travail, mais dont les biens ne leur échoient que pour une petite part ». Freud ajoute que les mieux lotis qui induisent ces insatisfactions prouvent ainsi également leur hostilité, latente [15]. Mais chez Freud pas de binaire peuple/élite, pas de populisme, mais un binaire majorité (opprimée)/minorité (favorisée).

Il y a un paradoxe, qui fait impasse et que Freud énonce ainsi : « La civilisation doit (…) lutter contre l’individu », constat étonnant car ce sont les individus qui mettent en place cette civilisation. « Il est curieux que les hommes, qui savent si mal vivre dans l’isolement, se sentent cependant lourdement opprimés par les sacrifices que la civilisation attend d’eux pour leur rendre possible la vie en commun ».

C’est un Freud macronien pragmatique, un peu, qui propose une sortie possible de l’impasse. Si l’homme est foncièrement mû par ses pulsions destructrices, « seule l’influence d’individus modèles qu’elles (les masses) reconnaissent comme leurs chefs peut les inciter aux travaux et aux privations qu’implique le maintien de la civilisation. Tout est bien si ces chefs sont des personnes douées d’une vue supérieure sur les nécessités de la vie et sont parvenus à dominer leurs propres désirs pulsionnels ». Et, ajoute-t-il, pour contrer le régime des passions humaines, « de nouvelles générations, éduquées avec gentillesse et dans le respect de la pensée, ayant connu précocement les bienfaits de la civilisation, auront aussi un autre rapport avec elle, la ressentiront comme étant leur bien propre et seront prêtes à lui faire, en termes de travail et de satisfaction des pulsions, les sacrifices nécessaires à sa conservation. Elles se passeront de contrainte et se distingueront peu de leurs chefs. » [16] Il ajoute aussi que ce n’est pas fait et pose qu’une société sans malaise sera impossible.

Un Freud éducateur sceptique apparaît alors. Si la religion est la névrose obsessionnelle de l’humanité, s’en dégager suppose que « notre attitude devrait prendre pour modèle le comportement d’un éducateur intelligent, qui ne s’oppose pas à une transformation imminente, mais cherche à la favoriser et à canaliser la violence de son irruption » [17]. Mais à la suite des considérations précédentes sur ces « chefs supérieurs, intransigeants et altruistes nécessaires pour agir en éducateurs des générations futures » [18], devant ce « plan grandiose et capital pour l’avenir », il note que « les limites de l’éducabilité humaine restreignent aussi l’efficacité d’un tel changement de la civilisation », et qu’« un certain pourcentage de l’humanité restera toujours asocial » [19]. Ce serait déjà beau de réduire à une minorité la majorité hostile [20], grâce à « une éducation en vue de la réalité » [21].

Notons aussi un Freud féministe pour qui, si l’on considère à son époque que les femmes ont une moindre intelligence, – ce qui est discutable, précise-t-il ! – , c’est qu’elles « continuent à souffrir de l’interdiction rude et précoce de porter leur esprit sur les problèmes qui les auraient le plus intéressées : ceux de la vie sexuelle ». En conséquence elles sont souvent le vecteur de la transmission de la religion [22].

Dans ce fil, se présente un Freud anticlérical et garant de la moralité, qui a fait du pasteur Pfister [23] son contradicteur imaginaire, et considère que « de tout temps, l’immoralité a trouvé dans la religion autant de soutien que la moralité » [24], le rachat du péché étant inclus dans la bénédiction divine, et les prêtres se faisant « à demi complices » des écarts de conduite fautifs. La religion apparaît là radicalement comme force contre-civilisatrice, comme « pompe à jouissance » pour son propre compte.

Enfin, un Freud croyant est bien sûr présent croyant dans les progrès de la science pour écarter les hommes des doctrines sans preuve sur la conception de l’univers, une Weltanschauung, et croyant en la psychanalyse, un Freud lacanien qui conclura sa démonstration sur le vœu de prévalence rationnelle du dieu Logos pour l’avenir de l’humanité. Le Logos pour traiter la détresse dans un monde sans Dieu. Le projet de Freud pour l’analyse aurait-il un air d’illusion ? Oui, pour s’être fondé sur son désir le plus profond. Oui, quand l’illusion n’est pas une erreur et qu’elle a de l’avenir.

Ce texte, sollicité auprès de l’auteure par Jacques-Alain Miller pour la séquence « Le Point de capiton » de son séminaire, a été discuté le 24 juin 2017.

Lacan Quotidien n° 729 – Mardi 27 juin 2017

LIRE AUSSI : Le pessimisme de Freud


[1Freud S., L’avenir d’une illusion, trad. M. Bonaparte revue par Freud, PUF, 1971, p. 52.

[2Ibid., p. 8.

[3Freud S., L’avenir d’une illusion, trad. B. Lortholary, préfacée par C. Leguil, Points, 2011, p. 100.

[4Ibid., p. 99.

[5Freud S., L’avenir d’une illusion, trad. M. Bonaparte, op. cit., p. 67.

[6Leguil C., « Préface », L’avenir d’une illusion, trad. B. Lortholary, op. cit., p. 27.

[7Ibid., p. 78.

[8Ibid., p. 80.

[9Vaihingen H., Die Philosophie des Als Ob, Reuther & Reichard, Berlin 1911, 7. und 8. Auflage, Meiner, Leipzig 1922. Éd. française : La philosophie du comme si, Revue Philosophia Scientiae, Archives H. Poincaré, 2008.

[10Freud S., L’avenir d’une illusion, trad. B. Lortholary, op. cit., p.75-76.

[11Freud S., L’avenir d’une illusion, trad. M. Bonaparte, op. cit., p. 44.

[12Ibid., p. 52.

[13Blanchet R., « Le parti freudien aujourd’hui », Lacan Quotidien, n° 645 , 29 mars 2017

[14Freud S., L’avenir d’une illusion, trad. B. Lortholary, op. cit., p.49-50.

[15Ibid., p. 48-49.

[16Ibid., p. 43.

[17Freud S., L’avenir d’une illusion, trad. B. Lortholary, op. cit., p. 98.

[18Ibid.

[19Ibid., p. 43-44.

[20Ibid., p. 44.

[21Freud S., L’avenir d’une illusion, trad. M. Bonaparte, op. cit., p.70.

[22Ibid., p. 68.

[23Freud S., Correspondance avec le pasteur Pfister, 1909-1939, Gallimard,1991.

[24Ibid., p. 54.

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