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« La pensée comptable ». Heidegger et la pensée juive face à l’incalculable

par Pascal David

D 7 février 2015     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Conférence tenue par Pascal David à la BNF, le 23 janvier 2015, dans le cadre du Colloque Heidegger et « les Juifs » [1]. Ce texte a été mis en ligne sur le site « Paroles des jours ». Je le reprend ici afin de lui donner toute la résonance nécessaire.

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« La pensée comptable ».
Heidegger et la pensée juive face à l’incalculable


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Je ne proposerai pas pour ma part un « enterrement » de Heidegger, fût-il de première classe, et pas davantage une profanation de sépulture [2]. Mon propos a pour principale ambition d’inviter à une lecture des Cahiers noirs de Heidegger en l’état actuel de leur publication, à savoir de trois volumes rédigés depuis le début des années trente du siècle dernier et parus en Allemagne en 2014. Il s’agit des tomes 94, 95 et 96 de l’Edition intégrale édités par Peter Trawny. Ces volumes ont défrayé la chronique dès avant leur parution et donné lieu, comme on sait, à une nouvelle campagne de dénigrement, mais sans qu’ils semblent avoir été véritablement lus, et encore moins visés en leur teneur proprement philosophique, en l’occurrence non pas idéologique mais bien phénoménologique : ayant à cœur de voir en ce qui est.

C’est pourquoi, tout en limitant notre angle d’attaque des dits Cahiers à quelques uns de leurs aperçus essentiels, nous les prendrons comme ils se donnent, in extenso, avec autant de profondeur de champ que faire se pourra du fait des limites imparties à notre propos. A la différence de ce qu’en a trop souvent fait leur réception française, tant elle semble à présent sûre et certaine d’avoir enfin trouvé « le bordereau compromettant ». Nous ne rétrécirons pas ces Cahiers noirs à la portion congrue de deux pages obtenues sur la base de ce qu’il faut bien appeler un montage de citations — au double sens de citations de Heidegger et citations à comparaitre du même auteur — comme si un tel montage pouvait suffire à accuser une réception digne de ce nom d’écrits considérables d’un grand penseur. Un montage de citations : le procédé est aussi déloyal que contraire aux exigences élémentaires de toute probité intellectuelle.

Nous prendrons donc en vue l’ensemble des trois volumes de l’Edition intégrale, dans le millier de pages et davantage qu’ils offrent à la pensée sans que leur teneur se laisse pour autant ainsi quantifier autrement que superficiellement — comme du pain sur la planche, et non pas simplement quelques miettes croustillantes, quelques passages litigieux en effet, mais arrachés à leur contexte pour les besoins de la seule polémique. Quelques bribes savamment distillées, répétons-le, dès avant leur parution. Avis aux partisans du moindre effort : qu’il suffise de déclarer « accablants » quelques propos que l’on aura bien pu glaner de Heidegger pour se dispenser d’avoir à le lire et à l’étudier plus avant ! « L’antisémitisme de Heidegger », l’antisémitisme allégué de Heidegger, dans la plus pure langue de bois, celle de l’idéologie, fonctionne ainsi très clairement comme bonne aubaine pour nous dispenser, sur le mode de l’interdiction, de tout questionnement. Assurément, ces quelques fragments posent problème, c’est le moins que l’on puisse dire. Mais encore faut-il s’armer d’une herméneutique suffisante pour en prendre la mesure, en ce qu’ils disent comme en qu’ils ne disent pas et qu’on a voulu leur faire dire bien hâtivement.

Là où trouve à se dire quelque chose de notre époque, tout se passe en effet comme si nous étions fermement invités à ne surtout pas y aller voir de plus près, en vertu de quelques manœuvres d’intimidation qui font elles aussi partie des traits de l’époque et de ce qu’il est convenu d’appeler le « climat intellectuel » d’un affairement culturel, Kulturbetrieb visant à la rentabilité.

Il n’aura échappé à aucun lecteur des Cahiers que ceux-ci s’interrogent sans relâche, obstinément, sur la place de plus en plus envahissante et omniprésente du compte, du calcul, de la comptabilité, de la computation dans notre monde et à notre époque, comme symptôme d’une pensée métaphysique aussi exacerbée qu’exténuée finissant par se rendre pieds et poings liés en sa servitude volontaire à ce qu’il arrive à Heidegger d’appeler das verzehrende Wesen des Rechnens, disons provisoirement : l’essence dévorante du calcul.

Notre société dite « de consommation » est d’abord une société de sommation, d’une sommation qui somme l’étant d’entrer dans un certain dispositif aujourd’hui planétaire, celui de ce qu’il est en somme. Elle somme aussi l’homme devenu sujet de ne se rapporter à l’étant qu’en visant, tout compte fait, ce qu’il est en somme — au total, selon une totalité à partir de laquelle seulement il est possible que se dessine quelque chose de tel qu’un régime totalitaire ; c’est aussi une société où l’étant ainsi sommé de se rendre à la raison calculante est par là même consommé par « l’essence dévorante du calcul ».

C’est dans ce contexte que s’amenuise à vue d’œil, comme une peau de chagrin, tout ce qui ne ressortit pas à cette sommation, consommation et comptabilité de l’étant — homme compris, qu’il soit tenu pour quantité négligeable et superflue, ou autre que négligeable mais quantité quand même, du « ramassage scolaire » à la « gestion des ressources humaines ».

D’où l’urgente nécessité, aujourd’hui, de faire droit à cette dimension que non seulement notre époque, sinon de manière paroxystique, mais bien tout le cours de la pensée occidentale tend à occulter depuis la constitution de la rationalité à l’âge classique [3] — à savoir l’incalculable. Ce qui ne se peut sauf à avoir préalablement pris la mesure de cette computatio, calcul, compte, décompte ou comptabilité dont le règne envahissant s’étend aujourd’hui à toute la planète, telle qu’elle vise à tout faire entrer en ligne de compte, y compris l’être humain réduit au mieux à une « variable d’ajustement ». Tout faire entrer en ligne de compte : l’accent porte autant sur tout que sur compte, le compte du « tout compte fait ». La tâche qui incombe dès lors à la pensée, entendue aussi et malgré tout comme pensée non plus seulement calculante mais méditante, en quête d’un sens, pourrait bien être dès lors : la préservation de l’incalculable, en nous et hors de nous. De l’incalculable entendu comme dimension constitutive de l’existence, à savoir de la manière spécifique qu’a l’être humain de déployer son être lorsqu’il lui arrive d’être à la hauteur de lui-même. S’il est vrai que le poète est, selon le mot de René Char, « la partie de l’homme réfractaire aux projets calculés » [4], cette préservation de l’incalculable pourrait bien, à son tour, avoir pour horizon cette habitation poétique de la terre nommée par Hölderlin, avec la poésie duquel la pensée de Heidegger a engagé un dialogue.

Cette différence entre pensée calculante et pensée méditante sera expressément thématisée comme telle par le texte de Heidegger intitulé Gelassenheit, traduit en français sous le titre « Sérénité », qui date de 1959 :

La pensée qui calcule ne s’arrête jamais, ne rentre pas en elle- même. Elle n’est pas une pensée méditante, une pensée à la poursuite du sens qui prévaut en tout ce qui est.
Il y a ainsi deux sortes de pensée, dont chacune est à la fois légitime et nécessaire : la pensée qui calcule et la pensée qui médite.
Or c’est seconde pensée que nous avons en vue lorsque nous disons que l’homme est en fuite devant la pensée. [5]

Heidegger ne dénonce pas la pensée calculante, qui a sa légitimité propre, pas plus du reste qu’il ne dénonce quoi que ce soit. La pensée qui calcule est bien une sorte de pensée, mais de telle sorte qu’elle revient au fond à fausser compagnie à la pensée en tant que fuite éperdue devant la pensée. C’est la raison occidentale devenue pur et simple calcul, ou computatio selon un régime strictement opératoire.

Cette computatio propre à ce que Heidegger appelle la pensée calculante, ou comptable, das rechnende Denken, avec laquelle tend à se confondre peu ou prou la pensée, une « pensée » devenue purement opératoire qui n’aurait plus à penser mais seulement à compter, une pensée qui nous délivrerait enfin du trouble de penser, c’est celle qui précisément donne son nom à nos ordinateurs, autrement appelés outre-Atlantique computers, ou computadores en Amérique latine, dans le droit fil de l’équivalence posée par Hobbes entre ratiocinatio et computatio ou encore, en anglais, entre reason et reckoning, terme bien sûr apparenté, au sein des langues germaniques, à rechnen employé en allemand par Heidegger. En français, les « ordinateurs » l’ont emporté sur les « computeurs » au cours des années cinquante du siècle dernier. De même, le castillan parlé en Espagne dit ordenador. En latin, ordinator se dit de Dieu dans les Confessions d’Augustin, qualifié de ordinator rerum omnium, le grand ordonnateur / ordinateur de toutes choses [6].

Nul ne saurait surestimer la portée historiale, jusqu’à nos jours, de cette qualification augustinienne de Dieu comme ordinator rerum omnium, c’est-à-dire du réel appréhendé en son omnitudo, en sa totalité, comme de ce qui précisément s’y trame, à savoir la possibilité pour nous autres de surfer sur le web, autrement dit : de se laisser glisser dans le ressac d’une vague déferlante, surf, sur une plaine liquide devenue web, toile ou réseau. Ordo a d’abord désigné en latin l’ordre des fils dans la trame. C’est par l’ordo associé à la mensura, ordo & mensura, soit l’ordre et la mesure, que Descartes va définir l’objet propre des mathématiques dans ses Regulæ ad directionem ingenii de 1628. Ordre des fils, trame, vaste métier à ourdir et tisser toutes choses, tissu, texte, texte numérisé. La création du monde n’est pas encore calcul, comme elle le deviendra avec Leibniz sur cette lancée, elle en reste au « traitement de texte ». La « complexité » du « monde actuel » tient à l’enchevêtrement , à l’entrelacs de tous les fils qui viennent s’y nouer & dénouer et y former circuit, réseau, le réseau du net et de l’Inter-net en ses rets sur le web, la toile, comme par exemple en anglais encore spinweb, la toile d’araignée. Prendre quelqu’un dans ses rets, c’est le faire tomber dans un piège.

De grand ordonnateur de toutes choses qu’il était aux yeux d’Augustin, Dieu est devenu avec Leibniz ce méga-ordinateur programmant le monde qu’il appelle « l’entendement divin ». L’ordinateur a donc des origines théologiques et métaphysiques. En des termes qui ne sont plus augustiniens, nous pouvons dire que l’ordinateur est ce qui permet de prendre en compte la totalité du réel, de le disposer de telle sorte que nous puissions en disposer, selon un certain positionnement ou dispositif qui lui est ainsi imposé et dont nous ne sommes que les préposés, et que Heidegger appelle précisément le Gestell. En d’autres termes : la manière dont le réel tel que nous l’avons aménagé sans ménagement vient nous prendre dans ses rets, la manière dont se referme, en boucle, le piège que nous nous sommes tendus à nous-mêmes.

Si la ratiocinatio se ramène au fond à la computatio, comme l’établissent Hobbes puis Leibniz, si le terme même de ratio est d’abord, comme le rappelle Heidegger à la fin du Principe de raison, « un terme de la langue commerciale romaine », le rationaliste pur et dur n’est autre dès lors qu’un expert comptable qui s’ignore. Et c’est à ce compte-là, précisément, que la pensée pourrait se résorber en son contraire, ou se résorber en simple pesée. « Pesé, compté, divisé » — comme dans la fameuse prophétie de Daniel, dans la mystérieuse inscription annonçant au roi Nabuchodonosor, lors du festin de Balthasar, que sa fin est imminente (Dan. 5, 25-28). A ce compte-là : au prix d’une déroute de la pensée méditante, en quête de sens autre que purement comptable, comme au prix d’une oblitération, d’une occultation du nom par le nombre, là où la pensée de Heidegger et avant elle, chronologiquement parlant, la pensée juive, l’esprit du judaïsme visent à nous « désobnubiler » du calcul, ou encore, pour reprendre une autre expression percutante de Stéphane Zagdanski, en une formule bien frappée, à nous rappeler avec insistance que le nombre n’est que l’ombre du nom. Un homme « vaut » de nos jours ce qu’il « pèse ». A côté de quoi les paroles ailées du poète ne font pas le poids, qu’Homère comparait aux flocons de neige en hiver.

On l’aura compris : la question n’est pas de se demander dans quelle mesure l’ombre de l’antisémitisme planerait sur la pensée de Heidegger, lequel en récuse d’ailleurs expressément les tenants et aboutissants, mais bien de tenter de discerner, une fois établi que la relation entre la pensée de Heidegger et l’antisémitisme sous quelque forme que ce soit n’est pas ni ne saurait être de connivence mais bien de foncière incompatibilité, à quelle profondeur insoupçonnée se dessine, entre la pensée de Heidegger et l’esprit du judaïsme, ce qu’il faut bien appeler une convergence de vues en un mutuel éclairage eu égard à l’articulation du nom et du nombre. A condition toutefois de faire droit à ce que Heidegger appelle de manière récurrente dans ses « Cahiers noirs » : das Unberechenbare, l’incalculable. L’incalculable, à savoir non pas seulement le non-calculable, l’électron libre ou incontrôlable, l’impondérable, ce qui n’a pas encore été soumis au calcul ou lui échappe encore, mais bien : ce qui n’est pas susceptible d’entrer en ligne de compte, ce qui ne se laisse dicter sa loi ni sa loyauté par aucune sorte de calcul ni de comptabilité, ce qui demeure essentiellement réfractaire au calcul et non seulement lui échappe mais nous permet d’y échapper, voire de nous en délivrer.

Entre le nom et le nombre, la pensée juive a choisi, elle a même tranché sans hésitation possible. Le judaïsme est sanctification du Nom — qiddush haChem — non du nombre. Entre la pensée calculante ou purement comptable et la pensée méditante, en quête de sens, Heidegger nous invite à choisir, même si chacune de ces deux formes de pensée a et garde, aux yeux de Heidegger, sa légitimité propre, une certaine inquiétude ne venant sourdre qu’à partir du moment où celle-là vise à éclipser celle-ci, voire à la dévorer. Choisir, non au sens actuel de prendre de préférence telle ou telle « option », mais au sens ancien bien attesté en français de « distinguer par la vue, voir distinctement » – d’où choisir de l’œil : apercevoir. Un tel choix ne relève donc pas du libre-arbire d’un sujet mais rigoureusement de la phénoménologie, d’un apprentissage du regard en nous invitant à apercevoir en ce qui est, en ce qui se donne à voir en notre époque, un enjeu essentiel qui engage le rapport de l’être humain à l’étant et à lui-même. Afin de tenter d’apercevoir l’enjeu ou plutôt les enjeux de la distinction entre das rechnende Denken et das besinnende Denken, si présente dans les Cahiers noirs, mais présente aussi ailleurs, nous prendrons pour point de départ, de manière apparemment arbitraire dont seule la suite de notre analyse montrera éventuellement la nécessité ou le bien-fondé, la toute première phrase des Confessions d’Augustin :

Magnus es, domine, et laudabilis valde : magna virtus tua, et sapientæ tuæ non est numerus.

Ou dans la traduction française due à Pierre de Labriolle proposée par la collection Guillaume Budé, aux Belles-Lettres :

Tu es grand, Seigneur, et vraiment digne de louanges : grande est ta puissance et incalculable ta sagesse.

Un certain discours est tenu sur Dieu, qui s’adresse même directement à Dieu. Ce discours relève historiquement et doctrinalement de la théologie chrétienne, mais sans préjuger de la part et de la provenance dont celle-ci est redevable en l’occurrence à la pensée et à la théologie juives. Le premier prédicat attribué à Dieu est la grandeur –- magnitudo :

Magnus es, domine ... / « Tu es grand, Seigneur ... », et non par exemple la bonté. Dieu est d’abord dit grand – gadol dans la Bible hébraïque : « Dieu grand, fort, redoutable », paroles de Moïse dans Deutéronome X, 17, reprises dans la première bénédiction de la prière des Dix-huit bénédictions. De ces trois attributs, Jérémie laisse tomber « redoutable » (Jérémie XXXII, 18), et Daniel laisse tomber « fort » (Daniel IX, 4) [7]. Il ne reste plus que « grand ». Grand, magnus est donc le tout premier mot des Confessions d’Augustin [8]. Par là se trouvent sans doute lointainement préfigurées la grandeur anselmienne d’un Dieu tel que rien de plus grand (nihil majus) ne peut être conçu, d’un Dieu qui est donc à lui-même son propre superlatif absolu, comme l’infinité scotiste, puis cartésienne, puis hégélienne, telle qu’elle fournit son dernier mot à la Phénoménologie de l’Esprit.

Si « grande » est la puissance de Dieu, incalculable est dite sa sagesse : sapientiæ tuæ non et numerus. Littéralement : de ta sagesse il n’y a pas de nombre. Elle est, à proprement parler, innombrable. La sagesse divine échappe à l’univers du nombre, à toute numération, à toute quantification. Dieu pas encore nommé comme tel mais comme Seigneur (Dominus / Adonaï), ou : ce (Celui) dont la sagesse échappe à tout calcul. Dieu : l’Incalculable. Avant que le nom de Dieu soit expressément prononcé, il apparaît que sa sagesse n’est pas affaire de nombre.

Cela même qui d’entrée de jeu caractérise Dieu en sa sagesse, à savoir qu’elle est « incalculable » ou mieux innombrable (non est numerus), qu’elle n’est pas affaire de nombre, il ne se peut que cela ne se reflète pas dans la créature élue entre toutes qu’est l’homme, en celui que la Genèse/Béréchit caractérise comme ayant été créé « à l’image et à la ressemblance » de son Créateur. En Béréchit I, 26, on lit en effet : be-tsalmenou ki-dmoutenou, ce qui donne : « à notre image, comme notre ressemblance », les deux termes-clefs (image et ressemblance) étant gouvernés par des prépositions différentes. Tselem en hébreu, imago en latin ou Bild en allemand, constitue ainsi le point de départ d’une riche tradition anthropologique, à laquelle ne manque d’ailleurs pas de se référer, mais sans remonter pour autant à l’hébreu, le § 10 d’Etre et temps lorsqu’il envisage les grandes réponses apportées par la pensée occidentale à la question « qu’est-ce que l’homme ? ». Toutefois, à y regarder de plus près, tselem dit plus ou du moins autre chose que « image ». C’est ainsi qu’un auteur contemporain peut écrire :

Tselem, que l’on traduit par image, c’est uninstantané photographique qui saisit un moment d’un être vivant en acte. En hébreu moderne, tsilum désigne justement la photographie. [...] Cet éclair lumineux, ce clignotement d’une infinie présence et d’une abondance totale, brille par intermittence dans l’homme, comme la promesse qui lui est faite d’une éternité, d’une proximité, de la fin de l’absence dont il souffre de par son existence même. [9]

Tselem dit moins par conséquent l’image en ce qu’elle a de fixe, de figé, voire de mortifère, encore moins une copie conforme, qu’une soudaine et fugitive lueur faisant resplendir le visage humain, une étincelle divine, un éclair puis la nuit, une fulguration, un flash, l’instant béni où Dieu a flashé sur l’homme, couronnement et chance de la Création, et l’impression qui en résulte.

L’incalculable n’affecte donc pas seulement la sagesse divine, Dieu en sa sagesse. De l’homme non plus non est numerus, de l’être humain non plus il ne saurait y avoir de nombre. L’être humain ainsi envisagé, c’est-à-dire aussi envisageable et dévisageable en ce que Lévinas appelle un « visage », est par essence innombrable, parce qu’indéchiffrable. Le dénombrement d’êtres humains, sous la forme par exemple du recensement d’une population, a cessé pour nous de constituer cette transgression qu’il représentait dans l’univers biblique dès lors qu’il n’était pas ordonné par Dieu. Ce passage (2 S 24, 10) est commenté de la manière suivante par un auteur contemporain :

David transforme ainsi son peuple en une foule de « sans visages », simples numéros, comptables comme des objets, instruments de sa puissance. Les Etats totalitaires ne font pas autrement. [...]. Or la parole n’est pas donnée à l’homme pour compter [10]

Où l’on voit que faire de l’être humain du nombrable repose sur une perversion du rapport à la parole, donnée à l’homme, dans l’univers biblique, pour appeler, « donner des noms » et non des nombres. Où l’on voit aussi que l’univers biblique permet d’éclairer certains ressorts, et non des moindres, des Etats totalitaires du XXème siècle. Il n’est pas jusqu’aux statistiques, d’abord nommées arithmétique politique (political arithmetic), qui ne puissent elles aussi être mises en question dès lors qu’elles portent sur de l’humain. Cette comptabilité inhérente aux régimes totalitaires, telle qu’elle consiste à « transformer des hommes en chiffres », a été récemment mise en évidence et interrogée par l’historien Timothy Snyder, approfondissant l’historique en historial :

Les régimes nazi et soviétique transformèrent des hommes en chiffres : certains que nous ne pouvons qu’estimer, d’autres que nous pouvons recalculer avec assez de précision. Il nous appartient à nous, chercheurs, d’essayer de les établir et de les mettre en perspective. Et à nous, humanistes, de retransformer ces chiffres en êtres humains. Si nous ne le faisons pas, Hitler et Staline auront façonné non seulement notre monde, mais aussi notre humanité. [11]

En d’autres termes : si la comptabilité est nécessaire au travail de l’historien, cette comptabilité devient à son tour macabre si elle ne s’avise pas du fait qu’à se contenter de chiffrer de victimes elle demeure dans le sillage de ce qui a rendu possible les meurtres de masses, si elle ne tente pas de « retransformer ces chiffres en êtres humains ».

Les Cahiers noirs de Heidegger interrogent précisément cette « brutalité » ou encore « barbarie » qui consiste à transformer des êtres humains en chiffres, en tentant de la penser à partir de ses présupposés métaphysiques, lesquels se ramènent pour l’essentiel à la détermination de l’être humain par la pensée occidentale comme animal rationale. Si la ratio est à l’origine un terme du vocabulaire comptable, ce qui fait que la ratiocinatio est reconductible, selon Hobbes puis Leibniz, à la stricte computatio, l’ animal rationale est l’animal qui « compte » — au double sens transitif et intransitif du terme : celui qui importe, d’où l’humanisme, et celui qui fait ses comptes. « L’homme », dit Heidegger, « est l’être vivant qui compte [das rechnende Lebewesen]. Tout cela, à travers les variations les plus diverses, demeure un thème unique reconnaissable d’un bout à l’autre de la pensée occidentale. [12] » L’être vivant, autrement dit animé, soit l’animal, tel qu’il a été pensé jusqu’à présent, nous dit la Lettre sur l’humanisme, à partir de son animalitas, mais pas encore en direction de son humanitas.

La brutalité inhérente à l’animal doué de raison n’est pas à mettre au compte de l’animal rationale en tant que seulement animal mais tout autant sinon davantage encore en tant que rationale. « Brute » désigne en français ce qu’il y a de plus bas dans l’animal. Or la brutalité visée ici est telle que l’homme en vient à sombrer plus bas que les bêtes. Dans son traité de 1809 Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine et les sujets qui s’y rattachent, lu et relu, commenté à plusieurs reprises par Heidegger à partir de 1936, Schelling cite le mot profond et terrifiant de Franz Baader selon lequel « il serait à souhaiter que la corruption en l’homme n’allât qu’à le rabaisser au niveau des bêtes ; or il se trouve que l’homme ne peut que se situer au-dessus d’elles, ou alors en dessous en sombrant plus bas que les bêtes. [13] » D’où l’adage médiéval attribué à Grégoire le Grand : corruptio optimi pessima, il n’est pas de pire corruption que celle du meilleur. Pour autant qu’elle est le fait de l’homme, de ses agissements et exactions, la « brutalité » nommée par Heidegger est synonyme d’infra-animalité.

Ce « thème unique reconnaissable d’un bout à l’autre de la pensée occidentale » qu’est la détermination de l’homme comme animal comptable est donc loin de constituer un trait spécifique du judaïsme, qui ne peut être visé à ce titre que pour autant qu’il entre dans ce jeu en trahissant ainsi sa propre vocation. (Remarque en passant : de manière assez étrange, la presse française a entièrement passé sous silence le fait que les trois volumes parus des « Cahiers noirs » ont pour principale « cible », s’il est permis de s’exprimer ainsi, non pas le judaïsme, mais bien le christianisme entendu comme instrument de puissance.) Ce point aveugle, dans la réception française des « Cahiers noirs », à laquelle il est toutefois permis d’espérer que le présent colloque donnera une tout autre inflexion, est à souligner, comme l’a fait Friedrich-Wilhelm von Herrmann, assistant personnel et principal collaborateur de Heidegger pour tout ce qui concerne l’aspect philosophique de l’Edition intégrale des écrits de celui-ci. Le Professeur von Herrmann tient à recadrer, de la manière suivante, l’interprétation que son ancien élève Peter Trawny a cru bon de proposer des « Cahiers noirs » à partir de l’idée de « conspiration » juive mondiale qui précisément ne s’y trouve pas :

Les rubriques sous lesquelles Heidegger prend position de manière critique par rapport au « judaïsme international » peuvent se résumer sous les notions suivantes : l’absence d’ancrage, l’absence d’histoire, la pure et simple computation à propos de l’étant, le gigantesque, l’absence de monde, la rationalité vide se résumant à une pure comptabilité, le fait de ne pas pouvoir poser la question de l’être, la fabrication de l’étant, l’absence de tout lien, le déracinement de tout étant hors de l’être.
Quiconque a réellement lu et travaillé l’ensemble des traités consacrés à l’histoire-destinée de l’être — autrement dit les grands livres que Martin Heidegger consacre à l’histoire-destinée de l’être — voit aussitôt que les notions qui viennent d’être énumérées sont les concepts historiaux dans lesquels Heidegger rassemble et caractérise l’esprit du développement le plus extrême des Temps nouveaux, autrement dit : de notre présent. (...) Cela signifie que les notions répertoriées ne sont pas en elles-mêmes marquées par un quelconque antisémitisme, qu’elles ne sont donc pas référées à l’esprit juif, mais relèvent bien plutôt et avant tout de l’esprit qui gouverne l’époque présente. Si par conséquent Heidegger caractérise à l’aide de ces notions l’esprit du « judaïsme international », c’est qu’il intègre ce dernier au sein de l’esprit qui règne à l’époque des Temps nouveaux. [14]

L’absence d’ancrage — ainsi proposons-nous de traduire dans ce contexte le terme allemand Bodenlosigkeit. Comme l’adjectif bodenlos à partir duquel il est formé, lui-même indiquant la privation (—los) de Boden, de « sol », ce terme ne doit pas être rabattu mécaniquement, même dans l’Allemagne des années 30, sur le slogan nazi Blut und Boden, « sang et sol ». Il convient en revanche de ne pas oublier que le terme Boden est entré avec Husserl dans le vocabulaire de la phénoménologie, où il signifie plus que « sol » : l’ancrage à partir duquel seulement est possible un questionnement philosophique. Cet ancrage n’est pas seulement un lopin de terre, un petit arpent du bon Dieu, un bout de terre ferme. Il peut être aussi un texte. Et ce texte peut être la Torah. En ce sens, il est peu de peuples sur terre à avoir, autant que le peuple juif, un ancrage aussi puissant et pérenne, malgré la Diaspora et peut-être aussi en partie à cause d’elle. C’est bien pourquoi le fait de faire entrer l’absence d’ancrage dans le catalogue des rubriques censées caractériser le « judaïsme international », même si ces rubriques « relèvent bien plutôt et avant tout de l’esprit qui gouverne l’époque présente », ne peut à son tour viser le « judaïsme » que dans sa trahison ou sa désertion plutôt qu’en sa vocation propre et élective.

De même pour tout ce qui touche à la comptabilité et au calcul. Ce trait propre à « l’esprit qui gouverne l’époque présente », et qui fait que face à nous l’Incalculable en vient de plus en plus à se voiler la face. Dans l’univers biblique, les Juifs ne sont pas des commerçants, occupation attribuée aux Cananéens, mais des agriculteurs [15]. L’existence « hors sol » n’est donc nullement un trait spécifique de l’existence juive, même indépendamment de l’éretz Israël et des kibboutzim.

Avoir un ancrage est justement ce qui permet de larguer les amarres. Mais aussi d’habiter. Penseur de l’habitation de la terre en son dialogue soutenu avec le poète Hölderlin, la pensée de Heidegger est si éloignée de tout « enracinement » végétal qu’elle va jusqu’à faire de la migration, Wanderung, le trait foncier, si l’on peut dire, de ce qu’habiter veut dire :

Si nous parvenons à penser le verbe « habiter » avec assez d’ampleur et de sens, il nomme pour nous la manière selon laquelle les hommes accomplissent sur terre et sous la voûte du ciel leur migration de la naissance jusqu’à la mort. Pareille migration peut revêtir bien des aspects et ne manque pas d’être riche en métamorphoses. Elle n’en constitue pas moins le trait foncier de l’habitation comme séjour humain entre terre et ciel, naissance et trépas, joie et douleur, œuvre et parole. [16]

L’habitation poétique de la terre doit s’entendre foncièrement comme migration, non comme attachement à la glèbe. En termes bibliques : la maison et le chameau. Mettons en regard de ce texte le propos d’un auteur contemporain relatif à l’esprit du judaïsme, en laissant au lecteur le soin d’en apprécier l’étrange et profonde consonance :

Il y a un balancement entre la « maison » et le « chameau ». La vie ne doit pas être entièrement et définitivement « maison », car on croulerait sous le poids du fixé et du définitif, de l’ordre et du rangement ; mais elle ne doit pas être non plus entièrement « chameau », car un voyage permanent transformerait le rêve en une prison en mouvement. La vie est à la fois la maison et le chemin ! [17] »

La pensée de Heidegger ne se laisse pas enfermer dans l’opposition entre nomadisme et sédentarité en laquelle on a trop souvent voulu l’enfermer, la maison ayant besoin du chameau comme le chameau devenu chemin de la maison. Nécessaire complémentarité entre la maison et le chameau, l’habitation et la migration, sédentarité et nomadisme. Articulation être la deuxième et la troisième lettres de l’alphabet hébreu, beit et guimel, respectivement maison et chameau. René Char : « Habite et n’habite pas ta maison. ».

La relation de Heidegger au judaïsme a pu être caractérisée comme l’étrange conjonction d’une indifférence et d’une proximité (insue) : « l’indifférence résolue dont il [= Heidegger] fait preuve à l’égard du judaïsme dont il est pourtant si proche », dans la formulation qu’en donnait Stéphane Zagdanski en 1995, qui ajoute que cette indifférence « est en tout cas la meilleure preuve d’une absence d’antisémitisme chez Heidegger. C’est probablement cela précisément qu’on ne lui pardonne toujours pas. [18] »

La résistance spirituelle opposée par Heidegger à la montée en puissance de l’esprit comptable, de la pensée calculante en son essence dévorante, s’exprime à de nombreuses reprises dans les « Cahiers noirs » comme souci de préserver l’incalculable. Toutefois, l’incalculable dont parle Heidegger n’est pas quelque chose, il n’est rien d’étant, mais affleurement de l’être [19]. La brutalitas, quant à elle, n’est pas seulement non plus le fait de l’être humain dévoyé par toute l’histoire de la métaphysique en animal rationale, elle est, nous dit Heidegger, « Brutalitas des Seins », « brutalité de l’être » comme seul répondant possible, reflet ou réverbération (Widerschein) de la manière parfaitement inhumaine qu’a l’être humain de déployer son être, elle a trait à l’animalitas de l’animal rationale –- « et par là aussi précisément à la rationalitas » [20]. La brutalitas n’est donc pas seulement, même si elle l’est aussi, le fait de l’homme. Si étrange que cela puisse paraître, c’est là pourtant ce que nous donnent à penser les « Cahiers noirs » —— le pain sur la planche évoqué en commençant. Les « Cahiers noirs », en l’état actuel de leur publication, disent la manière dont un penseur a tenté de faire face, avec pour seules ressources celles de la pensée en son « impuissance créatrice », à un visage fort peu avenant de l’être.

La brutalité peut être vue, métaphysiquement, comme un certain type de comportement adopté par un sujet, un sujet individuel ou un sujet collectif comme l’est un régime. Elle peut être vue comme une manière inhumaine d’assumer l’humaine condition, détruisant l’humain en l’homme. Thomas d’Aquin distinguait les actions humaines des actions des hommes, pour autant que celles-ci cessent précisément d’être humaines dès lors qu’elles ne sont plus accomplies à la lumière naturelle de la raison. Ce que Thomas d’Aquin, toutefois, n’envisage pas en établissant cette précieuse distinction, c’est que la raison puisse se faire comptable, comme c’est d’ailleurs sa vocation, au point de devenir entièrement déraisonnable en s’apprêtant à dévorer toute pensée autre que calculante ou comptable.

Voir dans la malfaisance le seul fait de l’homme et de ses agissements, d’actions des hommes qui ne sont pas pour autant des actions proprement humaines, c’est encore la faire dépendre de l’homme et de lui seul en sa fabrique comme en son auto-fabrication, c’est la faire dépendre de ce que Heidegger appelle volontiers, au cours de années trente, la Machenschaft. Or la brutalité que Heidegger tente d’affronter n’est pas du seul ressort de l’homme. Elle est le fait de l’être lui-même. Elle est la seule issue laissée à l’être de se présenter comme vis-à-vis du miroir déformant de l’être humain dévoyé en animal rationale, dont le visage se fait alors grimace : un réel qui vient frapper l’homme de plein fouet.

Il y a bien un courroux de l’être, un Grimm des Seins ainsi nommé par Heidegger dans sa Lettre sur l’humanisme, du mot allemand Grimm par ailleurs apparenté étymologiquement à l’anglais grim, « sinistre », « effroyable », « sombre », au mot russe po-grom comme au castillan grima, qui signifie « dégoût », « horreur », « malaise », « chagrin » ; dar grima, c’est faire frémir, avoir de quoi faire frémir, ou en un registre beaucoup plus familier : « foutre la trouille ». De la racine indo-européenne *ghrem-.

Il y a une redoutable maliginité de l’être ou en l’être qui ne semble guère avoir retenu jusqu’à présent l’attention des lecteurs et interprètes français de Heidegger en dehors des travaux de Gérard Guest. L’homme est devenu à ce point un sujet à l’époque des Temps nouveaux — « époque », « d’un mot grec qui signifie s’arrêter », disait Bossuet, « des Temps nouveaux » pour traduire l’allemand die Neuzeit, afin de ne pas y introduire inconsidérément une modernité qui ne s’y trouve pas, celle-ci étant une question non de temps mais de manière, d’où la vacuité d’une expression telle que « post-modernité », comme si la modernité pouvait consister à venir après quoi que ce soit — l’homme est donc devenu à ce point un sujet à l’époque des Temps nouveaux, il est devenu depuis trois ou quatre siècles à ce point imbu de sa propre subjectivité dont il ne veut pas démordre ni à aucun prix se désassujettir qu’il nous est devenu presque impossible d’entendre quelque chose au propos d’une phénoménologie a-subjective telle qu’élaborée en 1927 par Etre et temps, dans la perspective qui est alors celle de l’ontologie fondamentale, et plus encore dans celle de l’histoire de l’être où l’oubli de l’être n’est pas pensé comme le fait de l’homme mais comme celui de l’être. Comment entendre quelque chose notamment à un phénomène qui ne viendrait pas de l’homme mais viendrait à lui, qui ne serait donc pas du faisable, en une époque nihiliste pour laquelle il n’y a rien qui ne se fasse, y compris l’homme lui-même ? D’où la remarque glissée comme en passant par Heidegger dans une lettre à Hannah Arendt : « Quels enfers l’homme doit-il encore traverser avant de comprendre qu’il ne se fait pas lui-même ? ». L’être humain n’est pas de l’ordre du formatable. Nous ignorons tout du cheminement qu’a pu avoir cette pensée dans l’esprit de sa destinataire. Mais on ne peut exclure qu’elle trouvera ultérieurement un écho dans l’Epilogue de son livre Eichmann à Jérusalem.

A la rationalité comptable une échappée demeure possible : celle de l’incalculable, das Unberechenbare. L’incalculable devient ainsi un visage de l’être en notre époque soumise à la frénésie du calcul, de la comptabilité de l’étant qui en est plutôt l’éclipse, visage indéchiffrable, mais peut-être envisageable. « La rivière souterraine de la poésie poursuit sa route en dépit des craintes de toutes sortes en l’horreur de ce monde », a pu écrire le poète René Char au poète argentin Raul Gustavo Aguirre [21]. Rédigés en de sombres temps où « l’horreur de ce monde » fut plus que jamais patente jusqu’à l’atroce, les « Cahiers noirs » seraient-ils à leur façon, de la philosophie, ou plutôt de la pensée de l’être qui en rétrocède en remontant à sa source, la « rivière souterraine » ?

Pascal David

« Paroles des jours »

*

Pascal David : Heidegger et le judaïsme. Le nom et le nombre

Cerf - 15 janvier 2015 - Collection : Essais

Secrète convergence ou énigmatique connivence par-delà l’ombre ou le reproche d’antisémitisme ? Loin des polémiques et des controverses récurrentes à chaque découverte de quelque nouveau "flagrant délit" ou tenu pour tel, il reste à interroger la relation ambiguë parce que profonde entre la pensée de Heidegger et l’esprit du judaïsme, d’un Heidegger irréductible à ses circonstances biographiques et d’un judaïsme irréductible à l’ancien Testament du christianisme. C’est à la lumière de la distinction essentielle entre le nom et le nombre que Pascal David mène cette investigation cruciale, en mettant en évidence l’occultation croissante du nom par le nombre dans le cours de la pensée occidentale et à laquelle ne peut dès lors qu’échapper l’incalculable. Il s’agit donc d’interroger et de mettre en question la constitution de la rationalité occidentale comme computatio ou calcul visant à tout faire entrer en ligne de compte — autrement dit les ressorts de notre époque et de notre monde. Cet essai inattendu, dérangeant, fort de bout en bout, fait droit au pouvoir d’interpellation de la pensée de Heidegger lorsqu’elle se demande et nous demande en quoi le vacarme des machines et la soufflerie des ordinateurs couvrent aujourd’hui la voix de Dieu.

LIRE : Entretien avec Pascal David pdf (Fabien Ribery, 15 mai 2015)

*

[2Allusion au propos de Babette Babich qui précédait ma conférence, le 23 janvier 2015, dans le Petit Auditorium de la Bibliothèque Nationale de France (BNF), et qui se proposait d’ « enterrer Heidegger ».

[3Notamment avec Descartes, Hobbes et Leibniz, comme nous avons tenté de le monter dans notre ouvrage Essai sur Heidegger et le judaïsme. Le Nom et le nombre, Cerf, 2015, Deuxième Partie : « De la raison au calcul : Descartes, Hobbes, Leibniz », pp. 147-224.

[4R. Char, Bandeau de « Fureur et mystère », Œuvres complètes, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1983, p. 653. Paris.

[5M. Heidegger, Sérénité », trad. A. Préau, in : Questions III, Paris, Gallimard, 1966, p. 166.
Lire sur Pileface, La puissance cachée de la technique contemporaine.

[6Augustin, Confessions, livre X, 35, 57. Le lecteur est également invité à se reporter à l’article « Ordinateur », dû à Hadrien France-Lanord, du Dictionnaire Martin Heidegger, ss. la dir. de Ph. Arjakovsky, Fr. Fédier, H. France-Lanord, Paris, Cerf, 2013.

[7Cf. E. Lévinas, L’Au-delà du verset, Paris, éd. De Minuit, 1982, p. 118, note 11.

[8C’est à dessein que nous parlons ici de manière laïque des Confessions d’Augustin, et non, selon l’usage consacré en France, des « Confessions de saint Augustin », et cela au moins pour deux raisons : 1) l’auteur des Confessions (en 398) n’était pas encore canonisé lorsqu’il rédigea son ouvrage, et c’est par une sorte d’illusion rétrospective et anachronique que l’on projette sur l’auteur des Confessions un statut qui alors n’était pas encore le sien : il n’y a pas de saint du nom d’Augustin qui aurait écrit un ouvrage intitulé Confessions vers la fin du IVème siècle, et 2) il faut aller jusqu’à présupposer que l’auteur des Confessions, Augustin, est sans dieu, donc a-thée, au moment où il rédige son ouvrage, car comment pourrait-il être en quête de Dieu si d’emblée il L’avait trouvé ?

[9S. Trigano, Le monothéisme est un humanisme, Paris, Odile Jacob, 2000, p. 50. Nous reprenons, dans le paragraphe qui suit, le début du commentaire que nous avons consacré à cette citation dans notre ouvrage mentionné ici même supra note 3 p. 170 et sv.

[10M.-A. Ouaknin, Les Dix Commandements, Paris, éd. Du Seuil, 1999, p. 138-9 (nous soulignons), dont la thèse est que les Dix Commandements sont moins des paroles de la loi que des lois de la parole.

[11T. Snyder, Terres de sang. L’Europe entre Hitler et Staline, trad.. P.-E. Dauzat, Paris, Gallimard, 2012, p. 614.

[12M. Heidegger, Le Principe de raison, trad. A. Préau, Paris, Gallimard, 1962, p. 269 (traduction modifiée).

[13Schelling, Schellings Werke, éd. Schröter, VII, 373 .

[14F. W. von Herrmann, Die Stellung von Martin Heideggers ‘Notizbüchern’ oder ‘Schwarzen Wachstuchheften’ in seinem Geamtwerk, inédit, p. 4 du tapuscrit, dans la traduction française encore inédite due à F. Fédier : « La place des ‘Carnets de notes’ de Martin Heidegger (alias ‘Cahiers noirs’) au sein de l’édition intégrale ».

[15A. Steinsaltz, J Eisenberg, Introduction à la prière juive, Paris, Albin Michel, 1999, 20112, p. 150-1.

[16M. Heidegger, « Hebel – der Hausfreund », Ed. intégrale tome 13, p. 138-9 ; en italique, le passage malencontreusement omis par la traduction française : « Hebel – l’ami de la maison », in : Questions III, trad.. J. Hervier, Paris, Gallimard, 1975, p. 53-4.

[17M.-A. Ouaknin, L’Alphabet expliqué aux enfants, Paris, Seuil, 2012, p. 108.

[18S. Zagdanski, « Eloge du détachement. Dialogue avec Bernard Sichère autour De l’antisémitisme », repris dans : Fini de rire, Paris, Pauvert/Fayard, 2003, p. 270 n. 3.

[19M. Heidegger, Edition intégrale, tome 95, p. 62.

[20M. Heidegger, Edition intégrale tome 95, pp. 394-5.

[21R. Char/ R. G. Aguirre, Correspondance 1952-1983, édition établie par Marie-Claude Char, Paris, Gallimard, 2014, p. 65.

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