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Tombeau de Heidegger

L’École du Mystère

D 25 février 2018     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Au moment où vient de se tenir à Paris un colloque savant sur Martin Heidegger [1], Sollers publie sur son site un portrait contrasté du penseur, extrait de son roman L’École du Mystère — avec, in fine, un ou deux discrets conseils de lecture dont la portée ne vous échappera pas.

Première publication le 27 janvier 2015.

Tombeau de Heidegger

Hannah Arendt, 1927. Martin Heidegger, 1920. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Martin Heidegger meurt le 26 mai 1976 à Fribourg. Le 28, il est enterré dans son lieu natal de Messkirch. Devant sa tombe ouverte, son fils Hermann lit des extraits de poèmes de Hölderlin choisis par son père [2]. Il est question de la Grèce antique, vaste salle de fêtes, dont la mer forme le sol, et les montagnes les tables. Le temple de Delphes sommeille. Les paroles qui atteignent leur but au loin scintillent peut-être quelque part, là où le grand destin résonne, mais il faudrait qu’un dieu apparaisse pour qu’une clarté renouvelle tout, le ciel, la terre, la mer. Cela dit, ne rêvons pas : le temps n’est pas venu, la puissance de dévastation fait rage, le divin n’atteint pas ceux qui n’en font pas partie, et pourtant, chacun suit son chemin, et parvient jusqu’où il peut aller.

Un témoin digne de foi a vu Heidegger mort :
« Qui a vu Heidegger étendu dans son cercueil sait quelle paix, quelle conscience en paix émanait de son visage. » On aime à le croire, et c’est une mauvaise nouvelle pour les calomniateurs affairés. Le mystère de la foi (mais laquelle ?) est là.

Le dossier politique de Heidegger a été étudié en long, en large, à l’envers, à l’endroit, à l’envers, puis, de nouveau, à l’envers, sans qu’on puisse vraiment expliquer comment Hitler, ce vulgaire possédé hystérique, cette folle tordue, a pu, ne fût-ce que dix secondes, séduire ce penseur avec ses gesticulations, ses appels au meurtre, et ses cris. Pourtant, c’est simple : ce penseur de premier ordre a été un petit catholique humilié, fils d’un tonnelier sacristain de sa paroisse. Cette mauvaise origine en pays protestant a pesé lourdement sur lui, sa carrière philosophique universitaire a toujours été marquée de ce point rouge, mal effacé par son mariage avec une luthérienne bon teint. Il est médiéval, ce garçon, humble, authentique, modeste, dissimulé, mais d’une prétention gigantesque. Comme il a du génie, il découvre que la vérité vient de beaucoup plus loin que ce qu’on a cru jusqu’à lui.
Il se faufile dans le grec, arrive à parler directement avec Parménide, Héraclite ou Anaximandre, radiographie Platon, connaît Aristote par cœur. Comme tous les Allemands, il est bouleversé et encore humilié par la Première Guerre mondiale. Un redressement est-il possible ? Peut-être, et voici un agité du bocal. L’Université va mal, on pourrait s’appuyer sur lui pour la réformer en profondeur. Il est vrai que ce futur criminel est profondément illettré, mais quoi, la situation est désespérante, la force pourrait y remédier. Le penseur est professeur (excellent), il croit à l’enseignement. Il prend ses responsabilités, devient Recteur pendant un an, et déchante vite. Ce n’est pas le renouveau, mais l’enfer.

À vrai dire, le penseur n’aime pas la splendeur catholique. L’Italie lui échappe, il la traverse les yeux fermés, sa femme est de mauvaise humeur. La Renaissance, le Baroque lui semblent des dépenses aristocratiques inutiles, ça ne pense pas, ça va dans tous les sens, l’explosion gratuite des corps le gêne. Il n’est pas allé à Bordeaux comme Hölderlin, Apollon et Dionysos ne lui parlent que par intermittence. Aphrodite ne l’attire pas. Il se sent solidaire d’un peuple imaginaire qui fonce vers sa destruction. Impossible de lui faire goûter Titien, il préfère un mauvais Van Gogh, et, tactique oblige, après la guerre, fait semblant d’aimer Cézanne, Braque, Char, Camus s’il le faut, mais sûrement pas Watteau, Fragonard, Manet, Picasso (Elfriede, devant ces rodomontades et ces fanfaronnades, fait la tronche). Il pense que « les femmes brunes sur le sol de soie » qu’évoque Hölderlin à Bordeaux sont de solides Allemandes blondes. Il se rend compte que Hitler travaille, au fond, pour Staline, donc, plus tard pour l’Amérique. Cela dit, il diagnostique comme personne le règne planétaire de la Technique et l’avènement de l’ersatz.

L’énorme quantité étant devenue qualité, l’ersatz (mot allemand) pullule. Un écrivain existe s’il a vendu 100 000 exemplaires (ou plus), sinon, c’est un marginal paresseux, un rêveur, un assisté, une créature de musée. Être, désormais, c’est être remplaçable, a justement pronostiqué le penseur, et les remplaçants, dans le Spectacle mondial, affluent de toute part, en peinture, en musique, en littérature. Entre deux matches de foot, regardés avec passion à la télévision, chez son voisin (le penseur avait une vive admiration anticipatrice pour l’équipe d’Allemagne), le penseur pouvait encore suivre du doigt une partition de Bach. De toute façon, il pensait, la plume à la main, du matin au soir, et même pendant son sommeil. Cela donne une œuvre considérable, en cours de traduction difficile.

Essayez de vous acclimater, en français, à « aître », « estre », « avenance », « allégie », et autres forgeries sourdes, et vous irez vite boire un verre de Voltaire. Tout se passe comme si les traducteurs n’avaient plus de corps pour penser. Le penseur essentiel devient une machine détraquée et obscure, la proie de descendants déprimés des tranchées de 1914 et de 1940, on dirait une ligne Maginot installée en pleine Forêt-Noire. Une telle contorsion révèle un désir de recouvrement et d’échec.

Et pourtant, vous avez l’impression de le comprendre facilement, le penseur, il vous encourage à toute heure. Vous trouvez, malgré lui, que le français est plus physiquement « grec » que l’allemand, et que Nietzsche avait raison sur ce point. Le « miracle français », dictature d’une minorité aristocratique (et puni comme tel), est supérieur au « miracle grec », mais ce point ne peut pas être saisi par le penseur, à cause de ses préjugés de classe. Tout ce qui est d’origine modeste déteste les miracles à commencer, depuis longtemps, par les Français eux-mêmes. J’aime que Voltaire ait écrit, à la fin d’une de ses lettres : « On a voulu m’enterrer, mais j’ai esquivé. Bonsoir. »

Vous aimez les penseurs, vous n’avez pas besoin de parler grec, latin, hébreu, allemand ou chinois. Vous êtes de l’avis de Spinoza pour qui tout ce qui est beau est difficile autant que rare, difficile pour lui, mais facile pour vous. Le vrai éclate dans la splendeur du beau. Si c’est laid, c’est faux. Vous admirez le courage de Spinoza dans son temps obscur, mais vous ne partagez pas la devise de son sceau « Caute », prudence. Vous n’avez plus besoin aujourd’hui, quand tout va à la dérive, d’être cauteleux*. Au contraire, tout vous sourit, de l’audace, encore de l’audace. En revanche, vous approuvez la proposition suivante : « La fausseté consiste en une privation de connaissance qu’enveloppent des idées inadéquates, autrement dit mutilées et confuses. »

Vous percevez l’infini partout. Vous savez que « Dieu s’aime lui-même d’un amour intellectuel infini », et que « la Joie (Laetitia) est le passage de l’homme d’une moindre perfection à une perfection plus grande ». Joie, Tristesse, Amour, Haine, Connaissance, vous avez l’horloge enchantée qu’il faut [3]. La joie agit, la tristesse pâtit. Vous trouvez que Casanova, lecteur de Spinoza, a eu raison d’écrire à l’une de ses maîtresses : « Sois gaie, la tristesse me tue. »
Vous ratifiez la formule suivante, victoire sur vos tendances libidineuses : « La béatitude n’est pas la récompense de la vertu, mais la vertu même. » Vous sentez et vous éprouvez que vous êtes éternel, et c’est comme si vous aviez écrit :
« Quand l’Esprit se contemple lui-même, ainsi que sa puissance d’agir, il est joyeux, et d’autant plus qu’il s’imagine plus distinctement lui-même ainsi que sa puissance d’agir. »
Notez le mot distinctement.

Philippe Sollers, L’École du Mystère, p. 61 – 66
© Gallimard 2015

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Elfride et Martin Heidegger, 1917

* Voici la définition de l’Encyclopédie anarchiste de Sébastien Faure (1934) [4] :
CAUTELEUX adj. Qui use de ruse, de finesse, pour arriver à ses fins. Se dit d’un individu sournois et plat, dénué de franchise et ne prenant que des chemins détournés pour atteindre le but qu’il se propose. Un homme cauteleux n’hésite pas à tromper ses semblables, si son intérêt l’exige. « Des mains cauteleuses ont su la diriger vers un autre but. » (Mirabeau.) — A.G.

***

LIRE :
Heidegger en Grèce et Venise en passant
La mutation du divin
Sollers ou l’ "accomplissement" des écritures
La question est celle de l’infini
Spinoza, Éthique, III, Troisième Partie : "De l’origine et de la nature des affects", proposition 53
Sur les problèmes posés par la traduction de certains termes de Heidegger : Etienne Pinat, Martin Heidegger : Apports à la philosophie, notamment la traduction de Lichtung — l’éclaircie, la clairière — par « allégie ». Je cite Pinat :

Le verbe lichten est habituellement traduit par « éclaircir » et die Lichtung par « l’éclaircie » ou bien « la clairière », traduction tout à fait claire. François Fédier choisit de rompre avec cette traduction traditionnelle pour proposer le verbe « allégir » qui donne « l’allégissement », ou « l’allégie », donc un mot que le lecteur français ne connait sans doute pas, et François Fédier avoue lui-même qu’il s’agit de sa part d’une trouvaille récente qu’il doit à Robert Marteau, qui emploie « allégissement » à propos du travail de Cézanne en 1997 dans Le Message de Paul Cézanne. La note de traduction de la page 37 indique que l’intention est de faire ressortir la nuance de légèreté qui appartient à la Lichtung, où se laisse entendre l’adjectif leicht, et pas seulement la lumière. François Fédier précise : « Ce n’est pas sans longs atermoiements qu’a été prise la décision d’abandonner la traduction jusqu’ici proposée de ce terme : éclaircie » (p. 37). A ces atermoiements, nous nous permettons d’ajouter les nôtres. Tout d’abord, que la Lichtung doive être entendue à partir de la lumière comme une éclaircie, cela est explicitement dit dans Sein und Zeit quand il évoque la lumen naturale, et Heidegger précise dans l’apostille qui correspond à son exemplaire de travail : « être-ouvert -– clairière –- lumière –- luire ». Il est vrai que Heidegger indique qu’il faut entendre l’adjectif leicht dans Lichtung, il le dit dans la conférence de 1964 « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée » : « Le substantif Lichtung renvoie au verbe lichten. L’adjectif licht est le même mot que leicht (léger). Etwas lichten signifie : rendre quelque chose plus léger (…) » [5]. Mais qu’Heidegger insiste ici sur cette nuance de légèreté ne signifie nullement que la dimension de lumière soit révoquée par lui comme nulle et non avenue. Or, elle est purement et simplement laissée de côté par cette traduction par « allégie ». De plus, c’est seulement dans une conférence de 1964 que Heidegger insiste ainsi sur le léger de la Lichtung, mais précisément il ne le fait nulle part dans les Beiträge, de sorte que cette traduction plaque sur un texte de 1936-1938 une auto-interprétation très tardive de Heidegger, donc plaque une interprétation bien précise au lieu de donner une traduction qui soit la plus neutre possible et laissant la liberté à qui le veut d’entendre le léger, connotation qu’on pourrait simplement indiquer une fois en note. Enfin, il est peu probable que le recours à un mot inconnu du lecteur français lui permette d’entendre quelque chose à Heidegger. On peut d’ailleurs remarquer que si François Fédier a découvert l’allégissement en 1997, il a pourtant parfaitement compris le sens de la Lichtung depuis des dizaines d’années en réussissant à se passer de ce mot. Pourquoi le lecteur français ne pourrait-il pas en faire autant ?

Faut-il rappeler que L’Éclaircie est aussi le titre d’un roman de Sollers ? Que je me suis risqué à citer longuement le Parménide de Heidegger dans L’Éclaircie (V) : le regard des dieux grecs ? Qu’une phrase comme « Les dieux sont ceux qui regardent vers l’intérieur, dans l’éclaircie de ce qui vient en présence » serait, en français, d’une lourdeur obscure et incompréhensible, si elle devenait « Les dieux sont ceux qui regardent vers l’intérieur, dans l’allégissement de ce qui vient en présence » ?

Die Lichtung, l’éclaircie, la clairière

Picasso, Le déjeuner sur l’herbe.
Zoom : cliquer sur l’image.
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.
***

Lire aussi : Béatrice Commengé, Le tombeau de Heidegger (2009)
Le « tombeau à Heidegger », de Philippe Sollers, ou la « Geist-pipo » négationniste. (la ritournelle antiheideggerienne)


[2Ce sont des extraits de Pain et vin. Cf. ma note ici A.G.

[3« l’horloge enchantée » : c’est aussi le titre du roman de Julia Kristeva, L’Horloge enchantée, attendu le 4 février.

[4En pdf : Encyclopédie anarchiste.

[5Questions III et IV, tel, Paris, Gallimard, 1966 et 1976, p. 295.

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