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Claudel secret

Claudel, le poëte et la Bible

D 18 août 2013     A par Albert Gauvin - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



PAUL CLAUDEL

Vous avez déjà lu sur Pileface plusieurs dossiers consacrés à Paul Claudel : avec des textes de Sollers (cf. Claudel porc et père et Claudel, ce génial emmerdeur) ou de Jacques Henric (toujours sanglant mais toujours magnifique), voici Claudel par lui-même. « L’oeil écoute », disait-il. Regardez ce portrait et écoutez la voix de l’écrivain.

Émission « Les mémorables », La Sept, 1er janvier 1991, 55’24".

Pierre Dumayet propose un remontage de deux émissions produites par Roger Stéphane et réalisées par Jacques Demeure, respectivement diffusées le 7 mars 1963 et le 15 mars 1963 dans la collection « Portrait Souvenir » consacrées à Paul Claudel, construites elles-mêmes à l’aide de nombreuses archives d’origine variées.
Parmi elles, des extraits de ses pièces ou de répétitions théâtrales (L’Annonce faite à Marie, Tête d’or), avec les interventions de Claudel — et l’intégralité d’un court documentaire (26’) réalisé en 1950 par André Gillet et Jean Amrouche. L’écrivain parle de sa découverte de Rimbaud en 1886 (« les Illuminations d’abord, puis Une saison en enfer », précise-t-il) et de sa conversion à Notre-Dame, le 25 décembre de la même année. Il dit aussi son sentiment de l’exil en lisant Introit (les textes en voix off sont lus par Jean-Louis Barrault).

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Le Poëte et la Bible

En juin 1998, est publié à Paris, chez Gallimard, un ouvrage intitulé : Claudel, le poëte et la Bible.

« Comment ? Deux mille pages de commentaires bibliques ? Et de Claudel encore ? Passe pour le théâtre ! Mais deux mille pages religieuses du "gorille catholique" ! Et, comme le remarquait un naïf lecteur — claudélien pourtant —, un texte écrit dans une langue qu’il faudrait traduire en français pour qu’il puisse donner tout son poids spirituel et contribuer à l’élévation des masses ! Et s’il n’y avait, en fait, que treize cents pages dudit gorille, et si c’était, plutôt qu’un commentaire ou qu’une exégèse, une succession de poèmes à goûter avec délectation, une rêverie magique sur la destinée humaine ? Car c’est la Bible et ce n’est pas la Bible, ce sont les mots et les images de la Bible, et c’est le roman claudélien de la Création. Parfois, il est vrai, il faut traverser des étendues arides comme Moïse dans le désert. Mais c’est pour arriver, comme lui, à des sommets sublimes, à des explosions du langage ou, plus mystérieusement, comme dans ces solitudes de l’Arabie Pétrée, à des sources cachées au fond des grottes où le poète écoute des voix qui viennent de plus loin peut-être qu’il ne le pense. Qui dit poète dit priorité à l’écriture. C’est pourquoi les éditeurs se sont attachés, dans cette édition semi-critique, à donner un texte purgé de fautes, établi non sur l’édition précédente mais sur la copie manuscrite issue de la main de Claudel lui-même et proposant de nombreux textes inédits, entre autres Assumpta est Maria. On peut surprendre ainsi le créateur au travail. Cette édition est également chronologique, ce qui permet de suivre l’évolution de sa pensée ou de ses rêves. Les introductions et les notes éclairent les allusions et les sources d’un écrivain à la culture encyclopédique. Qui ne voudrait suivre un poète en quête d’un destin qu’il ne distingue pas de celui de l’humanité et qui répond, à la fin de sa vie — et en quel poème !, à la question posée par Tête d’Or : "Qui suis-je ?" » — Michel Malicet.

Un deuxième volume sort en 2004 [1].

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Colloque des 16 et 17 octobre 1998

Après la publication du premier volume du Poëte et la Bible, un colloque se tient à la BNF, les 16 et 17 octobre 1998. Les Actes du colloque sont édités par les Presses Universitaires de Franche-Comté.

Cet ouvrage collectif recueille les communications du colloque des 16 et 17 octobre 1998, organisé à l’occasion de la parution aux éditions Gallimard du premier tome du Poëte et la Bible. La qualité des communications va de pair avec la notoriété de leurs auteurs. Universitaires et spécialistes de l’exégèse biblique proposent des études approfondies, précises et systématiques de la pensée religieuse de Claudel confrontée aux Ecritures. Des intervenants tels que Jean-Pierre Angremy, le cardinal Lustiger, Henri Meschonnic et Philippe Sollers, sans jamais perdre de vue la lecture claudélienne de la Bible et son originalité, ouvrent des perspectives sur l’exégèse moderne, la poétique des textes sacrés et de leur lecture, avec des aperçus d’une actualité et d’une précision inédites. Tous les claudéliens, mais aussi les théoriciens de la poésie et de la traduction, les critiques qui étudient les rapports entre la Bible et quelque texte littéraire que ce soit, les théologiens trouveront intérêt, et profit à cette publication.

Claudel, le poète et la Bible sommaire pdf
Intervention du cardinal Jean-Marie Lustiger pdf
Actes du colloque.

A l’occasion de la publication du Poëte et la Bible, Sollers écrira Connaissance de Claudel (Le Monde du 18 décembre 98 [2]). Mais il était aussi présent en octobre au colloque de la BNF. Voici le compte-rendu du débat auquel il participa. On y trouve, de manière improvisée, les thèmes qu’il développera dans son article du Monde.

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Débat entre Philippe Sollers et Bernard Delvaille.

Modérateur : Michel Crépu

Michel Crépu — J’ai à peine besoin de vous présenter mes compagnons d’estrade :
— Bernard Delvaille à qui nous devons entre autre chose une merveilleuse Anthologie de la poésie française chez "Bouquin" Laffont où Claudel est largement représenté, notamment à travers Connaissance de l’Est et les Grandes Odes.
— Philippe Sollers, qui évoque souvent la figure de Claudel. Alors on n’a rien préparé, on a envie de discuter, d’improviser une conversation. Je ne sais pas, n’ayant pas participé à la matinée, il est possible que nous répétions des choses qui ont déjà été dites, je m’en excuse. Au fond, ma première question s’adresserait peut-être à Bernard Delvaille, très simple : d’où vient Claudel, poétiquement parlant ? On a le sentiment d’une sorte de volcan qui surgit au début du siècle sans demander de compte à personne ; on voit bien que les tentatives d’affiliation à un groupe catholique ne fonctionnent absolument pas dans son cas, c’est vraiment une sorte d’individualité énorme qui surgit de façon tout à fait spectaculaire. Peut-on éclairer un peu cela ? Alors, il y a évidemment la figure de Rimbaud, mais j’aimerais aussi que Philippe Sollers évoque cette plaque tournante qu’est le texte de Rimbaud et la manière dont Claudel a appréhendé ce texte de Rimbaud. Alors, commençons.


Claudel et la poésie [3]

Philippe Sollers — À vrai dire je crois que l’on n’a jamais très bien sûr d’où venait le verset claudélien. On peut le deviner, bien entendu : il ne vient certainement pas, et encore qu’en sait-on, de Whitman que Claudel avait pu lire dans sa jeunesse, étant donné que les premières traductions de Whitman par Jules Laforgue avaient déjà été publiées. Et que Claudel tout de même, autour de La Vogue, et de quelques revues de vers-libristes autour de Gustave Kahn et de quelques autres, pouvait parfaitement connaître ces traductions. Mais enfin il ne semble pas qu’il y ait un lien très étroit entre le verset de Whitman et le verset claudélien.
Il est beaucoup plus sûr que le verset claudélien vient des psaumes, vient de la Bible — je crois que c’est la source essentielle — et vient peut-être plus des Paroles d’un croyant de Lamennais qui sont des poèmes en prose pour ainsi dire, et qui sont écrits en versets ou du moins en paragraphes qui ne dépassent pas deux à trois lignes. Ce qui est intéressant de constater dans l’évolution poétique de Claudel, c’est que les poèmes du début. qui ne sont pas très nombreux et qui ont été repris au tome IV du Théâtre Complet au Mercure de France avant la guerre de 1914, Vers d’Exil, étaient des poèmes en alexandrins parfaitement réguliers, peut-être un peu assouplis par rapport à l’alexandrin d’un Leconte de Lisle, ou d’un François Coppée — enfin pas d’un François Coppée qui écrivait assez souplement aussi — plutôt d’un Leconte de Lisle ou d’un Heredia ; ce sont donc des poèmes tout à fait classiques et tout à fait dans la tradition prosodique française. Il en restera deux exemples très étranges qui subsisteront dans Corolla benignitatis anni Dei, ce sont les deux poèmes qui s’appellent le Sombre mai et Chanson d’automne, qui datent de 1889-1890 et qui sont des poèmes pratiquement en vers réguliers, peut-être un peu moins réguliers que les Vers d’Exil.

Et puis tout d’un coup, et cela il faut le dater de 1886-1887, éclate ce qui n’est pas le verset. Le premier texte poétique de Claudel — enfin si on appelle Tête d’Or un texte poétique — les premiers textes poétiques de Claudel ne sont pas des versets. Ce sont des vers libres qui ne ressemblent pas non plus aux deux fameux poème des Illuminations, « Marine » et « Mouvement », ce sont plutôt — et c’est là l’influence majeure qui a marqué Claudel — c’est la respiration, c’est le souffle. On ne peut pas comprendre Claudel, à mon sens, et je crois qu’il faut l’entendre lire ses textes avec cette sorte de reniflement, n’est-ce-pas ? de respiration qui est reprise très souvent au cours de sa déclamation, et je crois qu’il faut le lire à voix haute. Mais le tout début de Tête d’Or, ce ne sont pas des versets, c’est une sorte de montée, d’approche, extrêmement angoissante et terrible, que donne le début du texte de Cébès : « Me voici, / Imbécile, ignorant, / Homme nouveau devant les choses inconnues, / Et je tourne la face vers l’Année et l’arche pluvieuse, j’ai plein mon cœur d’ennui ! [4]] ». Là, la mélodie commence à naître, mais le tout début est une sorte de chose abrupte, de montagne sur un précipice et ce n’est pas encore, ce n’est pas du tout le ver-et de Claudel. D’ailleurs le vrai verset de Claudel, je ne pense pas qu’on le trouve ni dans les Grandes Odes, qui seraient plutôt proches de la prosodie de Tête d’Or, ni dans, pour moi ce qui est le chef-d’œuvre de Claudel, c’est-à-dire La Cantate à trois voix, que je préfère appeler « Cette heure qui est entre le printemps et l’été » parce que je trouve ce terme réellement plus beau que La Cantate à trois voix, qui est aussi très beau, mais on trouvera le verset à partir des poèmes de la Corona, Les Feuilles de Saints, c’est-à-dire un vers allongé qui va parfois jusqu’à trois ou quatre lignes, mais qui est rimé. Le verset, entre guillemets, de Claudel d’avant 1910 n’est pas rimé. Les Grandes Odes ne sont pas rimées. Ensuite viendra ce verset régulier, avec des rimes — pas toujours très riches, parfois des assonances — mais qui sera l’essentiel de la prosodie de Claudel, sauf dans le théâtre. C’est-à-dire que la Corona, Les Feuilles de Saints, La Messe là-bas, Les Poèmes de guerre qui seront repris plus tard dans Poèmes et paroles dans la guerre de trente ans, tout cela est en verset régulier. Ce qui, il faut bien le dire, parfois — dans de grands poèmes comme Judith qui ouvre Les Aventures de Sophie ou comme dans Le Fleuve qui ouvre le recueil Pages de prose — ce qui parfois aboutît à une certaine monotonie ; on a l’impression que le grand élan, le grand souffle généreux et cosmique de Claudel des Grandes Odes, s’est tout de même un petit peu, pas anéanti, mais a disparu dans le moule du verset où pour trouver la rime on est bien obligé parfois de faire quelques..., ce qu’on ne peut pas appeler des chevilles étant donné que le modèle est tellement vaste et tellement personnel que cela ne fait pas des chevilles, il n’y a aucune règle préétablie ; mais je crois qu’il y a là une évolution dans la prosodie de Claudel qui est tout à fait nette jusqu’aux petits poèmes très courts de Visage radieux et aux petites chansons, non pas enfantines, mais pour les enfants, qui figurent dans les derniers poèmes de sa vie. C’est là, je crois, l’évolution poétique de Claudel. Mais le fond du verset c’est sans aucun doute les psaumes. Et Lamennais peut-être.

C’est compliqué de sortir Claudel de là où on le met, tantôt dans le sac des écrivains catholiques, comme si l’expression avait un sens, tantôt dans une sorte de représentation très artificielle de son rôle social apparent ; je pense qu’il y a un Claudel secret, qui ne correspond à aucune de ces visions, pour la bonne raison, très incarnée, très exceptionnelle, qu’il n’est pas du tout, mais alors pas du tout du XIXe siècle ; et que le XIXe siècle n’en continue pas moins de s’écouler en nous contrairement aux secousses que nous n’arrêtons pas de recevoir comme démenti de ce qu’il a proposé. Alors là il y a un problème très très sérieux, qui est en effet la question : d’où vient Claudel ? Bien sûr cela a très peu de chose à voir avec Bloy, avec Julien Green, avec Mauriac, avec tout ce que l’on pourrait dire ; on comprend très bien qu’il se forme comme cela des églises imaginaires en quelque sorte en littérature. Non, cela lui vient d’une rupture absolument radicale, qu’ensuite il a aménagée d’un certain nombre de façons. Je voudrais revenir une seconde sur cette rupture qui est la rupture avec tout ce qu’il a toujours du revers de la main dissipé, c’est-à-dire précisément rien d’apocalyptique non plus dans ce geste de rupture ; au contraire un immense geste de nouveau, de renouveau, d’affirmation, immense geste d’affirmation, qui lui vient d’où ? D’un livre, d’un petit texte que personne, à mon avis, n’a lu ou ne veut lire, évidemment qui est lu — j’exagère pour faire caricature — mais qui n’est pas lu et c’est Rimbaud.



Claudel et Rimbaud

Dans le mois de juillet 1886, Paul Claudel lit dans une revue qui s’appelle La Vogue, les Illuminations, il lit Une saison enfer. Ma thèse que je maintiendrai contre toutes les questions qui vont venir, c’est que personne n’a voulu lire et ne veut encore lire aujourd’hui Une saison enfer. Alors après cela bien sûr vous connaissez ce que l’on cite à propos de Claudel : c’est Notre-Dame, c’est le pilier, etc. et ensuite cela commence. Il n’y a pas seulement Rimbaud. « Rimbaud est un engendrement, dit-il, pour lui, séminal ». Mot très fort quand on pense que sa tombe est couverte de l’inscription : « Ici reposent les restes et la semence de Paul Claudel ». Vous entendez qu’ici reposerait quelque chose qui passe dans la semence de Paul Claudel parce que lui-même il dit que c’était passé par la semence de Rimbaud ; bien entendu la semence de Rimbaud ce sont des mots ; ce n’est pas du fluide corporel ; et pourtant c’est un véritable engendrement, une naissance mystique : par la lecture, par le choc. Et donc la question est très fondamentale parce que je crois que c’est ce qu’il y a de plus beau, de plus rigoureusement nouveau dans tout ce qu’aura écrit Claudel, ce sont ses proses : c’est-à-dire ce qu’il a dit lui-même à propos de Rimbaud disant que ni Verlaine ni Mallarmé qui regrettait ses poèmes, qui en ont fait une sorte de poète maudit, ne comprenaient rien à sa prose. Or cela c’est montrable, c’est prouvable. Qu’est-ce que c’est que cette prose, qu’il compare à celle de Pascal d’ailleurs, qui renouvelle entièrement, non seulement la langue mais la position du sujet dans cette langue ? C’est cela qui se passe avec Claudel ; du moins c’est lui qui l’entend le mieux. Les surréalistes ensuite l’entendront, mais d’une façon qui voudra construire un messianisme révolutionnaire à partir des grandes figures de Lautréamont et de Rimbaud. Claudel va rester sur cet engendrement par l’oreille, cette naissance que lui transmet Rimbaud dans Une saison en enfer.

Je vais être un peu malicieux avec l’admirable édition de M. Malicet dans Le Poëte et la Bible, c’est un travail absolument merveilleux, et parce que c’est quand même gros, j’ai été tout de suite au nom de Rimbaud, et Rimbaud en effet est là tout le temps ; comme il est là tout le temps dans la vie de Claudel comme une sorte de saint, saint bizarre et le plus convaincant en tout cas de toute l’imagerie catholique, épuisée, sulpicienne du XIXe siècle, dont Rimbaud est parti. Dans Le Poëte et la Bible, Rimbaud apparaît comme si c’était quelqu’un qui écrivait immédiatement au même niveau que la Bible. C’est très très juste : c’est une grande perception. Claudel avait un corps que j’allais dire glorieux, un corps de perception extraordinaire. En quoi il se distingue justement, tant mieux pour lui, de toutes ces souffrances, de toutes ces mélancolies, de tous ces désespoirs, de toutes ces visions noires, de tristesses, de dolorisme. Il a un petit embarras quand même très sensible avec les questions sexuelles, tout le monde le sait. Au fond, la question Gide, qui a tellement mobilisé, c’est très simple : c’est qu’au fond Claudel aura été amoureux de Gide. Gide était beau, mais peu doué pour la métaphysique et peu doué pour la poésie, et sans oreille, Gide n’était pas un lecteur de Rimbaud, donc à quoi bon vouloir démontrer à Gide qu’il faudrait qu’il fasse de la métaphysique, ce n’était pas la peine. Il s’est obstiné et là je crois que c’est un peu son défaut : en revanche, donc, il était embarrassé par son corps, mais un corps admirable, par ailleurs, de perception — la vue, la peinture — comme personne, n’est-ce pas : c’est dans la grande tradition de la vision à travers la peinture, à travers la musique, à travers les vitraux, à travers l’architecture, enfin à travers la sculpture, à travers surtout cette curiosité fabuleuse qui l’éloigne complètement du XIXe siècle hexagonal et moisi, qui vient de son amour de la Chine — quinze ans en Chine — quelle vie d’aventures extraordinaires, et cette compréhension immédiate du langage en tant qu’il sort d’une autre écriture, d’une autre interrogation sur le temps et sur l’espace.


Une remarque malicieuse

Alors ma remarque malicieuse, c’est : Claudel cite cette formule magnifique de Rimbaud :

« Elle est retrouvée ! / Quoi ? L’Éternité ! / C’est la mer mêlée / Au soleil ! » [5]

Il y a deux versions de cette formule : la première, qu’on trouve dans les poésies de Rimbaud, c’est :

« Elle est retrouvée. / Quoi ? — L’Éternité. / C’est la mer allée / Avec le soleil. »

Mais la seconde version qu’on trouve corrigée par Rimbaud lui-même dans Une saison en enfer est bien celle-là :

« Elle est retrouvée. / Quoi ? L’Éternité. / C’est la mer / Mêlée au soleil. »

Ce n’est pas la même chose dans le sens. C’est plus court, c’est plus ramassé. Alors dans la note du Poëte et la Bible il y a : « Sans doute Claudel cite de mémoire, mais à quoi bon massacrer ces vers de Rimbaud ? » et on cite la première version. Alors cela m’a beaucoup amusé parce que j’ai beaucoup travaillé sur Rimbaud, sur Une saison en enfer, pour me demander pourquoi aucun travail universitaire n’avait jamais été fait sur la façon dont Rimbaud se cite lui-même ; cela aurait dû attirer l’attention. Certainement il avait une excellente mémoire de ce qu’il avait écrit, parce que c’est lui qui l’avait écrit. Le commentateur de la Pléiade dit : « Il doit citer de mémoire, il se trompe ». Comment est-ce qu’un poète pourrait, se citant de mémoire, se tromper sur ce qu’il a dit ? Donc Rimbaud.


Claudel et Mallarmé

Il y a évidemment un problème aussi important sur le plan de la rupture avec le XIXe siècle, c’est Mallarmé. Claudel a toujours dit ce que Mallarmé avait été pour lui, leur correspondance est très affectueuse et il y a une lettre magnifique de Mallarmé à Claudel lorsqu’il est à Shanghai où il lui transmet quelque chose comme une bénédiction particulière. Voilà ce professeur Mallarmé très isolé, Lautréamont est mort, Rimbaud est parti, Baudelaire est mort aussi ; il y a Mallarmé tout seul, dans ce Paris frivole où quand même il transmet quelque chose de l’expérience du langage fondamental, à quoi Claudel est très sensible ; c’est-à-dire Mallarmé ça a été le type qui tout à coup nous a dit :

« Vous devez vous placer dans n’importe quelle réalité, n’importe quel spectacle, n’importe quelle situation et vous poser simplement cette question : "Qu’est-ce que ça veut dire ?" »

Bien entendu, je n’ai pas le temps de lire des passages sur le vers français, sur la typographie, sur le blanc, c’est une autre façon de faire avec le langage. Mais une autre façon de faire avec le langage, eh bien, Claudel prend ses distances avec Mallarmé. Il dit : « C’est la catastrophe (?). Bon, tout cela finit dans une sorte d’impasse. Il y a la Bible, on va se... ». Mais sans Rimbaud et sans Mallarmé, la Bible n’arriverait pas avec ce regard nouveau, cette prodigieuse impression de nouveauté. Certainement pas. Et puis, on en parlait tout à l’heure avec Angelier, le texte de Rimbaud est extrêmement important. On lirait la Bible comme cela, comme on faisait semblant de la lire, dans un latin déjà totalement épuisé, en effet. Donc voilà. Et ce Claudel-là, je crois qu’il est utile d’en reparler, si vous voulez bien. Il y a le Claudel politique aussi sur lequel j’aurais beaucoup de choses à dire.


Encore Rimbaud

Michel Crépu — Il y a une chose qu’on pourrait ajouter peut-être, c’est que quand Claudel meurt en février 1955, il est en train de lire le petit livre d’Henri Mondor sur Rimbaud. Rimbaud l’accompagne vraiment.

Ph. Sollers — C’est constant, il y a cette formule du « séminal » qui... quand même, c’est un écrivain, il sait ce qu’il dit. Il ne l’a pas dit par hasard. Il est le seul, regardez comme c’est curieux cette histoire : il a attendu 1912 pour parler de Rimbaud. Rimbaud, Une saison en enfer, Les Illuminations, personne ne s’en occupe. C’est Claudel le premier qui en parle. Ce sont les surréalistes, après la Première Guerre mondiale, qui en parlent, et voilà en quoi la Première Guerre mondiale est en effet non pas une apocalypse du tout, mais un prodigieux matin pour quelque chose de très secret. Même chose probablement pour la Deuxième Guerre mondiale et ses exterminations massives, mais c’est aussi probablement quelque chose de très secret. Alors il faudrait le commentaire de Claudel sur l’Encyclique du pape d’hier, Fides et ratio, par exemple, qu’on mette cela tout de suite sur le tapis si on veut comparer Claudel à son Église, c’est-à-dire l’Église catholique. En quoi la liberté et la vérité sont-elles inséparables sinon elles périssent toutes les deux ensemble. Non, la fin d’Une saison en enfer, c’est cette phrase fameuse : « II me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps » (avril-août 1873). Voyez qu’on est en retard par rapport à cette date. Il souligne, Rimbaud, il souligne : « Posséder la vérité dans une âme et un corps » ; pas « dans une âme et dans un corps » mais « dans une âme et un corps ». C’est de la très grande théologie implicite. Par la poésie, sinon, il n’y a pas grand chose.

Intervention — Je ne sais pas si mon sentiment est exact, mais les pièces de Claudel m’ont toujours fait penser à la tragédie grecque. Je me demande s’il n’a pas été influencé...

Ph. Sollers — J’ai eu un défaut dans mon exposé, j’aurais dû commencer par dire qu’en effet c’était un très grand lecteur du grec et du latin, ce qui le rend très supérieur à tous les écrivains du XIXe et du XXe siècles... Du grec surtout, des Tragiques bien sûr, vous avez tout à fait raison.
Mais c’est peut-être parce que Rimbaud a retrouvé ce rythme-là, fondamental en français, que l’engendrement de Claudel se fait entre les deux. Vous avez raison : c’est la grande tragédie grecque et Rimbaud ; mais en français, c’est Rimbaud. Et Pascal.


Claudel et Gide

Intervention féminine — Je me suis occupée de Rimbaud pendant un certain nombre d’années, j’ai lu Une saison en enfer, et je serais curieuse de savoir sur quelles bases M. Sollers affirme que Claudel a été amoureux de Gide. Moi je verrais plutôt le contraire : je crois que c’est Gide — qui était une grande coquette — qui a coqueté Claudel, en lui faisant croire qu’il allait se convertir. Mais Claudel, qui était un homme très simple dans ces questions, s’est laissé prendre au jeu.

Ph. Sollers — La coquette était Gide, c’est bien ce que je veux dire. On peut être amoureux d’une coquette, Madame. C’est une histoire d’amour indubitablement ; cela m’intéresse beaucoup, parce qu’on raconte à mon avis des âneries sur la question Rimbaud-Verlaine. Vous comprenez, tout cela est lié.

Intervention féminine suite — Je ne sais pas de quelles âneries vous voulez parler. Mais...

Ph. Sollers — Eh bien c’est toujours interprété à l’envers, si j’ose dire.

Intervention féminine suite Ce ne sont pas les mêmes âneries que celles qui ont pu exister entre Claudel et Gide, entre Gide et Claudel peut-être oui, mais pas entre Claudel et Gide. L’autre question que je voudrais vous poser...

Ph. Sollers — Quand vous voulez, je m’excuse, mais quand vous voulez absolument intervenir dans la vie privée de quelqu’un pour lui dire qu’il faut changer ses mœurs, cela veut dire que vous vous y intéressez trop.

Intervention féminine suite Oui, mais on peut s’intéresser sans être amoureux. Rires. Il y a beaucoup de personnages.

Ph. Sollers — Enfin, c’est un épisode qui se termine, qui n’a plus grand sens pour nous aujourd’hui, mais qui a fait couler énormément d’encre. Vous savez que les histoires de divorce supposé entre la chair et l’esprit du début du XXe siècle, il y a de quoi... cela vient du XIXe siècle aussi, il y a de quoi rire un peu quand même.

Intervention féminine suite Une autre question que je voudrais vous poser : Où, d’après vous, est-ce que Claudel compare Rimbaud à Pascal, parce que...

Ph. Sollers — Il l’a dit, je n’ai pas la citation sous les yeux, il l’a dit nommément. Il l’a écrit : « La première fois depuis Pascal que la langue d’oïl... ».


Toujours Rimbaud

Intervention féminine suite Il trouve que Pascal est un grand poète. Et il dit également, il cite très souvent la prose de Rimbaud. Mais est-ce qu’il compare vraiment directement Rimbaud à Pascal ? Je ne me souviens pas.

Ph. Sollers — Oui, Madame. Je vous retrouverai la citation. Absolument. Ce qui m’a paru d’une oreille très très aiguë, parce que Pascal c’est un événement dans la langue française, comme Rimbaud. Le reste du temps, les choses traînent.
Pour ce qui est de la "non-lecture" d’Une saison enfer, sur ce plan-là. il y a une petite anecdote que je voudrais vous faire très rapidement, il y a, dans Une saison enfer, un passage fameux qui s’appelle « Vierge folle ». Eh bien, on tire de ce passage — quand je parlais d’âneries par exemple — que Rimbaud aurait dit qu’il fallait changer la vie : vous avez cela chez Breton, dans des Socialistes.
(inaudible). Donc, c’est Rimbaud qui aurait été prophète, qui aurait dit cela. Or si vous lisez ce texte qui est une intervention de Rimbaud dans la psychologie d’une vierge folle qui serait amoureuse de son époux infernal, c’est la vierge folle qui dit : « Il a peut-être des secrets pour changer la vie... ». Non ?

Intervention Exactement.

Ph. Sollers — Voilà.

Intervention Tout à fait d’accord avec vous.

Ph. Sollers — Donc c’est toujours interprété à contresens.

Intervention Comme le reste d’ailleurs.

Intervention féminine suite Oui. Et surtout que l’époux infernal est présenté comme un faux jeton par ta vierge folle. Alors il n’y a pas lieu d’en faire un propos dans un sens social.

Ph. Sollers — « Je ne me voyais pas embarqué dans une noce avec Jésus-Christ pour beau-père ».

Nouvelle intervention Il y a aussi une question sur le roman ; Claudel et le roman. Claudel, pas de roman. Rapport à Proust, grosse révolution.


Claudel diplomate (1)

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Paul Claudel ambassadeur de France à Washington. Couverture de Time Magazine du 21 mars 1927.

Ph. Sollers — J’ai été frappé, j’ai relu son Journal attentivement, deux volumes dans la Pléiade, c’est un chef-d’œuvre ; c’est peut-être là qu’on trouve les choses les plus merveilleuses, d’une perspicacité.. — passé le premier petit moment maréchaliste, très rapide, cela devient très vite « l’immonde Pétain », contre le cardinal Baudrillart, « l’infâme Baudrillart », etc, etc. —, d’une profondeur considérable, notamment — pas seulement sur Hitler, « immonde semence », Hitler, « cette immonde semence de Luther ». Il a en effet une appréciation sur le côté bifide, de la figure Hitler-Staline qui est tout à fait... il nous a fallu longtemps avant de le penser. Lui, c’est pratiquement tout de suite. Il y a très peu de témoignages de ce genre dans la littérature française y compris dès 1935 sur le fait que Hitler représente la formation en Europe d’une sorte d’islamisme — tiens, comme c’est curieux — qui devrait faire une guerre de conquête. Il y a des choses d’une très grande importance sur son conflit avec l’Action Française ou du moins la détestation dont il a toujours été l’objet depuis le début. C’est pourquoi il faut le tirer de... il faut vraiment l’aimer un peu, pour voir comment il est : très seul, peut-être ambassadeur, mais très seul, très en rupture.

Intervention Il y a un texte qui est connu, mais auquel on se réfère assez peu, qui est dans Contacts et circonstances, et qui s’appelle « le Régime du bouchon », qui a valu à Claudel d’être censuré, parce qu’il parlait d’un Führer, d’un Duce, d’un Vojd [6], disant qu’ils manifestaient tous trois des signes non douteux d’excitation paranoïaque. Alors un colonel, c’était en avril 1940 — le texte a été écrit en 1938 —, un colonel qui s’appelait Massignac, je crois, chargé de la censure, a fait savoir à l’imprimeur que l’illustre auteur devrait tout de même modifier un petit peu deux passages de son texte, car on ne peut pas dans les temps présents (avril 1940) assimiler Hitler, Mussolini et Staline. Ce qui fait que dans l’édition originale de Contacts et circonstances, il y a trois blancs, trois coupures qui ont été faites uniquement pour cette raison-là. Il est vrai qu’en avril 1940, le pacte germano-soviétique existait. Parmi les corrections, on a laissé « un Führer, [un blanc], un Vojd ». C’est le mot Duce qui a disparu. C’est assez curieux comme...

Ph. Sollers — Pour faire passer un petit frisson, il y a une note de 1949 qui est « Mao est le Washington de la Chine » [7]. Ou alors, c’est vers 1950 : « Je n’ai de salut pour moi que par les Américains et les Juifs ». C’est assez clair : en tout cas une haine française constante que je n’ai pas besoin de vous préciser. Voilà.


L’Indifférent

Est-ce qu’on peut lire un peu de prose ? — Bien sûr. Le 18 décembre 1939, nous sommes en guerre, et vous allez voir à quel point Claudel n’est pas dans l’apocalypse. C’est simplement un texte dont j’ai été obligé de me servir quand j’ai voulu écrire sur la peinture, il est très célèbre, mais il faut le faire résonner, je crois : c’est L’Indifférent de Watteau [8]


Watteau, L’Indifférent, 1717.
Le Louvre. Photo A.G., 25 janvier 2017 ; Zoom : cliquez l’image.
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Non, non, ce n’est pas qu’il soit indifférent, ce messager de nacre, cet avant-courrier de l’Aurore, disons plutôt qu’il balance l’essor et la marche, et ce n’est pas que déjà il danse, mais l’un de ses bras étendu et l’autre avec ampleur déployant l’aile lyrique, il suspend un équilibre dont le poids, plus qu’à demi conjuré, ne forme que le moindre élément. Il est en position de départ et d’entrée, il écoute, il attend le moment juste, il le cherche dans nos yeux, de la pointe frémissante de ses doigts, à l’extrémité de ce bras étendu il compte, et l’autre bras volatil avec l’ample cape se prépare à seconder le jarret. Moitié faon et moitié oiseau, moitié sensibilité et moitié discours, moitié aplomb et moitié déjà la détente ! sylphe, prestige, et la plume vertigineuse qui se prépare au paragraphe ! L’archet a déjà commencé cette longue tenue sur la corde, et toute la raison d’être du personnage est dans l’élan mesuré qu’il se prépare à prendre, effacé, anéanti dans son propre tourbillon. Ainsi le poète ambigu, inventeur de sa propre prosodie, dont on ne sait s’il vole ou s’il marche, son pied, ou cette aile quand il le veut déployée, à aucun élément étranger, que ce soit la terre, ou l’air, ou le feu, ou cette eau pour y nager que l’on appelle éther ! Paris, le 18 décembre 1939 [9].

L’espoir même. Il va y avoir en effet un des plus grands massacres de toute l’histoire de l’humanité. Voilà.


« Lectures »

Bernard Delvaille — Peut-être pour faire un peu — non pas contrepoids — je voudrais lire un très court poème de Claudel qui montre justement ce que Philippe Sollers disait tout à l’heure sur la sorte d’ouverture au monde, d’ouverture à la planète, la Chine, on ne le dira jamais assez, mais le Japon, mais les États-Unis, mais le Brésil, cette terre vierge, pratiquement vierge en 1917-1918. Il y a un poème très court qui à mon avis, car il faut aussi resituer Claudel dans la poésie de son temps et voir que, quand Claudel écrit La Cantate à trois voix [10], avec le « Cantique de la Pologne » notamment, Cendrars écrit en même temps Les Pâques à New York et La Prose du Transsibérien, Apollinaire écrit les premiers poèmes d’Alcools, Jules Romains écrit aussi ; le manifeste futuriste de Marinetti (1910) [11] ; et Claudel, même s’il est éloigné de la France, participe tout de même, et peut-être surplombe par son génie, toute cette effervescence poétique. Voici un poème très court et très peu connu et je regrette de ne pas l’avoir mis dans l’Anthologie d’ailleurs ; il est dans La Messe là-bas, il s’intitule « Lectures » [12]. Il est en versets, et d’ailleurs assonancés, disons :

Était-ce à Notre-Dame jadis à la sombre messe de sept heures,
Quand Geneviève bénit sa ville dans le brouillard, qui s’éveille au cri jaune des remorqueurs ?
Était-ce dans cette rue sale de Boston ? Était-ce en Chine,
Où le prêtre a sur la tête encore ce boisseau qu’inventa le dernier des Ming ?
Était-ce à Prague dans l’éclat de rire doré d’une de ces belles églises rococo,
Pleines d’anges qui s’y sont posés partout comme une volée d’oiseaux ?
À Francfort que la neige obstrue ? À Hambourg où la pluie claque aux vitres ?
Ou je ne sais quelle chapelle entre deux trains engloutie parmi de petits magasins sinistres ?
Dans la fumée comme du goudron qui brûle, dans le matin limpide comme de l’or
Un livre est là sur l’autel qui contient tous les secrets de la vie et de la mort.
Silence ! pour tout savoir, pour tout nous expliquer il suffit
D’ouvrir à la place marquée d’avance les feuilles et de mettre assez près la bougie.
Je regarde le visage de l’acolyte qui dans le reflet des cierges paraît rouge,
Je suis les yeux du prêtre qui descendent et ces lèvres lumineuses qui bougent.

Ph. Sollers — C’est très beau parce qu’il y a tous les lieux où il a été. On trouve ce genre de remémoration concentrée dans Apollinaire. C’est très frappant. Il y a peut-être là aussi une autre influence sur Claudel, mais je n’en suis pas sûr, c’est l’influence des « Séquentiaires » : de Notker, d’Adam de Saint-Victor, c’est-à-dire des poètes que Remy de Gourmont (je ne pense pas que Gourmont ait été une lecture de Claudel) avait fait découvrir dans le latin mystique ; c’est-à-dire la séquence, qui est cette sorte de vers un peu allongé que Cendrars d’ailleurs reprendra, puisque son deuxième livre connu s’appelle Séquences. Il y a peut-être là aussi une influence de la poésie latine médiévale sur Claudel.

Bernard Delvaille — Il y a quelque chose, je crois, qui les distingue, cela dépend des goûts, moi je trouve cela très beau ; mais c’est vrai qu’il a un sens liturgique très aigu. Ce que l’on retrouve très rarement chez les écrivains ; avec ce sens-là, on est partout chez soi. « Du moment qu’il y aurait une messe », ça suffit.

Intervention « Du moment qu’un livre est ouvert », ce qui est aussi révélateur.



Rimbaud, « un mystique à l’état sauvage » ?

Autre intervention Puis-je vous demander, M. Sollers, une petite exégèse de la fameuse formule de Claudel pour caractériser Rimbaud : « Un mystique à l’état sauvage » [13]. On la cite souvent, elle est pour le moins ambiguë. J’aimerais bien connaître votre sentiment de connaisseur.

Ph. Sollers — Je crois que c’est une formule, moi je ne l’emploierais pas. Je crois que c’est une formule intéressée d’une certaine façon, qui fait partie d’un fantasme de Claudel, à savoir qu’il y aurait eu « un mystique à l’état sauvage », et enfin il arrive pour civiliser la question. Je crois qu’il a voulu, en réalité, secrètement, Claudel, fonder une religion.
La moindre résistance à ses yeux — ce qui est très très important — pour fonder cette religion à l’époque, nous sommes vers 1886, c’est l’Église catholique. Tout le reste y est hostile. Je vous rappelle que Rimbaud est parti en 1893 [14] sans prendre la peine ni de s’expliquer ni de s’excuser. La force sociale, mais même spirituelle, la moins hostile à cette fondation secrète, (c’est une imagination à moi mais je vous livre ma réponse), c’est l’Église catholique. En réalité il a eu entre les mains quelque chose qui a la puissance d’un nouvel évangile. Dans un sens tout à fait autre, où le langage change complètement de dimension. Alors il a dit : « Mystique à l’état sauvage », c’est un peu comme si je suis...

Intervention Mon père ne se serait pas procuré la mystique à l’état civilisé mais probablement la mystique à l’état évangélisé.

Ph. Sollers — Si vous voulez. Mais enfin... Plus d’oreille pour entendre que quelque chose de nouveau, complètement, avait été écrit. Pas de pilier de Notre-Dame sans Rimbaud.

François Angelier — Je suis d’accord avec Monsieur ; effectivement que pour Claudel, Rimbaud a été « un mystique à l’état sauvage » et Claudel n’a voulu qu’une seule chose durant sa vie, c’est d’être « un mystique à l’état civil ». Je pense que les choses sont claires sur ce point ; et qu’effectivement la révélation rimbaldienne pour lui se complète de la révélation ecclésiale et fraternelle du pilier de Notre-Dame.

Ph. Sollers — Ou alors c’est là qu’on voit cacher une chose impossible.

François Angelier — À moins que le pilier soit là pour dissimuler quelque chose. Cela, c’est un autre usage du pilier de Notre-Dame.

Ph. Sollers — Je crois que l’on ferait bien d’y réfléchir.

François Angelier — Effectivement c’est possible. Simplement je voudrais raire la nuance pour Claudel entre le saint et le prophète : j’ai l’impression que pour Claudel le saint c’est celui qui mérite tout, mais qui ne reçoit rien : et lui, à mon avis, se considérait comme un saint au sens où il a voué sa vie au destin de l’Église et il dit souvent : « À Vêpres je vais à l’Église et il se passe moins de choses que l’écoulement d’un grain de sable ». Donc, il mérite tout, il ne reçoit rien. Par contre pour lui, le prophète, c’est celui qui ne mérite rien, mais qui reçoit tout.

Ph. Sollers — C’est très exactement cela. Donc Rimbaud est un prophète.

François Angelier — Rimbaud ne serait-il pas un prophète puisqu’il n’a rien mérité, il n’a rien fait pour être un méritant, mais il a tout reçu ?

Ph. Sollers — Vous avez tout à fait raison.

François Angelier — Voilà, c’est tout ce que je voulais dire.

Intervention — Rimbaud le voyant. Un livre chez Plon dans la collection "À la recherche d’Absolu" qui s’appelait Rimbaud, un mystique contrarié. Le titre est parfait ; et le livre on ne le trouve plus parce que la collection n’a pas eu un succès immense.

Ph. Sollers — Il faut se méfier de ces mots, dans la mesure où ils éloignent de la lecture. Parce que « un mystique à l’état sauvage » peut aussi n’avoir rien écrit. Un "mystique contrarié" peut aussi ne pas écrire. Il faut regarder les textes je crois, il faut les lire. Comme je vous dis que j’ai l’impression qu’Une saison enfer n’a pas encore été lue. Alors vous voyez, nous sommes loin d’être sortis de l’auberge.

Intervention féminine Moi, je verrais plutôt le bon sauvage dans un autre contexte, que Claudel lui-même nous donne, Claudel nous parle d’une évangélisation qui aurait duré le long de sa vie. Je crois que c’est cela le fond de toile sur lequel se détache le mot « sauvage ». Rimbaud a eu les mêmes intuitions que lui, mais Rimbaud n’a pas vécu cette évangélisation qui lui aurait permis de situer ses intuitions. Pour moi c’est cela le sens.

Ph. Sollers — Vous avez donc l’impression que Rimbaud, au fond, a échoué ?

Même intervenante Ce n’est pas du tout ce que j’ai dit.

Ph. Sollers — Ah bon. parce que c’est souvent ce que l’on dit aussi.

Même intervenante Non. D’abord sa vie d’écrivain et sa vie tout court a été trop courte pour qu’il ait le temps...

Ph. Sollers — À moins qu’elle soit extrêmement longue, puisque nous sommes toujours devant ce texte sans savoir le lire.

Même intervenante Ce qu’il y a, c’est que Rimbaud n’avait pas envie de vérifier.

Ph. Sollers — La Bible aussi a une vie très très longue, les gens sont vivants autrement que l’un croit. Saint Jean est très vivant.

Même intervenante Mais Claudel, lui, voulait vérifier.

Ph. Sollers — Le Christ a une vie très très longue.

Même intervenante ... Et voulait fonder ses intuitions. C’est là la différence à mon avis.

Ph. Sollers — C’est un problème social, excusez-moi, je crois. Uniquement.

Même intervenante Ah non cela n’a rien à voir avec un problème social. C’est un problème religieux.

Ph. Sollers — Alors c’est un problème de considérer la religion aussi comme une force. Ce qu’un mystique n’est pas obligé de faire.

Même intervenante On ne peut pas limiter la religion à un problème social.

Ph. Sollers — Hélas, elle ne l’est que trop souvent. Comme je n’ai pas besoin de vous en donner des exemples.


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Alain Cuny dans Tête d’or, 1968.

Le théâtre de Claudel

Intervention J’aimerais poser une question à M. Sollers au sujet du théâtre de Claudel, comme étant ce théâtre qui permet de faire découvrir au public dans ce début du XXe siècle un poète, et c’est Cocteau qui disait : "On n’en sortira pas, si le théâtre ne produit pas un poète pour la scène", et Claudel été ce poète. Alors, on pourrait dire que Claudel, donc, fait connaître le mysticisme de Rimbaud à travers son théâtre et nous atteint aujourd’hui à travers le théâtre : et c’est un événement, je crois, exceptionnel, d’avoir un dramaturge qui est toujours d’aujourd’hui, et qui nous transmet cette charge poétique comme aucun autre sur nos scènes.

Ph. Sollers — Je sais, c’est un des auteurs de théâtre que les acteurs d’ailleurs adorent jouer. Un des seuls qui a beaucoup de succès d’ailleurs, comme Brecht d’une certaine façon. Mais je vous le dis franchement, ce n’est pas ce qui m’intéresse le plus chez Claudel. Je crois que ça fait partie évidemment de son œuvre de façon très importante, mais c’est le Claudel exotérique — si vous voulez —, ce qui prouve que c’est nécessaire, je n’ai pas dit qu’il ne fa1lait pas d’exotérisme, mais il y a des choses, il me semble, plus importantes à dire de lui. Mais, bon, chacun ses goûts. Je ne sais pas ce que Delvaille pense du théâtre ?

B. Delvaille — Moi, je suis tout à fait de l’avis de Philippe Sollers. Il faut bien dire, mais d’abord de toute façon, je n’aime pas beaucoup, je suis désolé, je n’aime pas beaucoup le théâtre. Je préfère lire Racine à voix haute tout seul que de le voir joué, et Claudel aussi. Mais il faut bien dire tout Je même que si je lis L’Otage, Le Pain dur, Le Père humilié, je n’éprouve pas un plaisir extrême. Mais il faut aussi que j’ajoute que si je lis, ce que j’appelle les deux quatuors, c’est-à-dire les chants du Partage de Midi, qui ne sont pas des pièces de théâtre, qui sont des sortes d’oratorios profanes, de quatuors à cordes, là tout de même je suis pris par le texte : le cantique d’Ysé, le dernier acte avec le cimetière de Chine derrière, c’est absolument éblouissant. Il y a des pièces de Claudel que j’aime moins et puis surtout, tout de même, après Le Soulier de Satin, il faut dire que Jeanne d’Arc, La Sagesse ou La Parabole du festin etc., c’est quand même un petit peu mineur. Mais de toute façon, je n’aime pas beaucoup la représentation théâtrale ; je ne suis pas très bon juge.

Ph. Sollers — Je crois que le théâtre de Claudel est ce qui vieillira le plus vite de Claudel et j’ai fait une expérience : j’ai relu le Partage de Midi il n’y a pas si longtemps, parce que je voulais voir ce que Gide faisait à la même époque, c’est-à-dire Les Caves du Vatican. Le génie de Claudel, sa supériorité, est éblouissante ; Les Caves du Vatican est un livre très ennuyeux qui a beaucoup, beaucoup vieilli, cela a moisi, avec des noms impossibles. Et le Partage de Midi évidemment à l’air d’une détonation dans un ciel bleu ; il y a une chose qui vieillit, c’est les imparfaits du subjonctif, c’est le passé simple, c’est une certaine éloquence poussée, mais on sent que c’est quelqu’un qui veut passer, qui veut du théâtre, aussi cela fait partie de sa stratégie. II y a une emphase, une éloquence, je crois que c’est quelque chose qui va être daté assez vite, oui, mais qui se rejouera, pourquoi pas ? Mais je n’ai pas cette impression quand je lis Shakespeare. En revanche, la prose de Claudel, la nouveauté sur la peinture, sur des détails intérieurs, Connaissance de l’Est, Art poétique, tout cela, c’est inouï.

Bernard Delvaille — D’ailleurs on a l’impression que Claudel un moment dit adieu au théâtre. En 1900, il rassemble en quatre volumes son œuvre théâtrale : Tête d’Or, La Ville, L’Échange, Le Repos du septième jour, La Jeune fille Violaine deuxième version, je crois, et puis la traduction de l’Agamemnon d’Eschyle. Son théâtre est rassemblé en quatre volumes au Mercure de France, comme si c’était clos. La seule pièce qui va suivre c’est le Partage de Midi en 1906, et après il faut attendre 1910-1911.

Ph. Sollers — Il est très joué maintenant ; aujourd’hui c’est ce que les gens préfèrent et ce n’est pas sûr que ce soit bon signe. Oui, je crois qu’il veut sortir de sa solitude.... Je ne sous-estime pas Le Soulier de Satin, j’ai dit après Le Soulier de Satin.

François Angelier — Oui, parmi les pièces claudéliennes les plus jouées, il y a effectivement L’Échange, L’Annonce faite à Marie [15], Tête d’Or, peut-être moins parce qu’il faut un souffle wagnérien pour pouvoir chanter... et il n’y en a pas beaucoup. Parmi les pièces de Claudel qu’on peut considérer comme un petit peu difficiles d’accès parce qu’elles évoquent un monde totalement oublié, c’est la fameuse trilogie : L’Otage, Le Pain dur et Le Père humilié, qui fait allusion à des... C’est beaucoup joué, mais c’est quand même un univers qui nous parle moins directement que celui de L’Échange ou du Partage de Midi.

Ph. Sollers — C’est plutôt ennuyeux.

François Angelier — Oui, mais justement. Philippe Sollers, je voudrais avoir votre point de vue parce qu’il se trouve que cette trilogie, peut-être au décor daté, à la rhétorique parfois un peu pesante, c’est celle que préférait Lacan, Je voulais savoir si Jacques Lacan, qui a écrit une grande analyse de la trilogie claudélienne, vous en avait parlé.., Qu’est-ce que vous pensez de la lecture lacanienne de la trilogie de Claudel ?

Ph. Sollers — Ma réponse va être indirecte : vous prenez les écrits de Lacan, le nom de Rimbaud ne figure pas à l’index. Rires. C’est une réponse.
Ce qu’il a à dire est trop nouveau, il est porteur d’une arche sainte où il y a les écrits fondamentaux, c’est Mallarmé, Rimbaud : personne n’en veut. Alors l’Église catholique est la force spirituelle qui lui était la moins hostile, ce qui nous paraît extravagant.


Claudel diplomate (2)

C’est d’ailleurs ce qui explique aussi son dérapage politique en 1940 ; il a tellement haï la IIIe République, la république des professeurs, etc., au-delà de laquelle il a développé, comme il le dit avec sa modestie habitude, son immense phénomène que, bon... Donc c’est cela, je crois, historiquement, nous sommes devant ce problème, voilà.

Intervention — En 1940, après la défaite, mon père avait repris son journal Temps présent, à Lyon, qui était encore en zone libre, sous le titre Temps nouveau, que Claudel lisait. Il a écrit à mon père qu’il était très très intéressé par ce journal et il dit : « Je ne connais pas ce M. De Gaulle mais je suis de son parti ». ça date de 1940 et je suis témoin. Alors il ne faut pas dire qu’il avait des idées politiques qui n’étaient pas justes.

Ph. Sollers — Quelques mois, quelques mois d’hésitation.

Intervention — Non, non, non.

Ph. Sollers — Si, si, si. Il s’en est expliqué ; il s’est excusé sur deux choses, Claudel : son aveuglement au moment de l’affaire Dreyfus, et un moment d’hésitation et d’aveuglement au moment de 1940. Il l’a dit lui-même ; il n’y a pas de raison d’être plus claudélien que Claudel.

Intervention — ... que le drame qu’il a inventé, parce qu’il a inventé une formule de drame qui n’existe pas avant ni après lui, était pour évangéliser d’abord ses facultés à lui et, indirectement, les facultés des publics potentiels. Alors ce n’est pas étonnant que son théâtre vieillisse, je suis tout à fait d’accord avec vous, parce qu’en fait il était moins libre que dans sa prose et que, voulant évangéliser ses facultés, il fallait qu’il tienne compte des deux bouts, qui sont les deux bouts extrêmes : Rimbaud d’un côté et l’illumination de Notre-Dame de l’autre [16]. En fait c’est le même mystère, c’est l’envers et l’endroit, et il est beaucoup plus libre dans ses proses et dans bien des poèmes que dans son théâtre.

Ph. Sollers — Peut-être que ça tient à l’idée même de conversion.

Intervention féminine — Moi je vous trouve très sévère sur le théâtre. Je suis assez incompétente sur l’œuvre de Claudel, sauf un tout petit peu sur le théâtre justement, mais je crois que je connais assez bien l’œuvre de Philippe Sollers ; donc je trouve que votre point de vue est sans doute biaisé parce que vous faites partie des écrivains pour qui l’idée de la représentation de la parole de l’écrivain est insupportable. Je ne trouve pas que le théâtre de Claudel vieillisse, je pense qu’il peut très bien être incarné aujourd’hui par des acteurs qui sauront l’incarner, et c’est plus de votre propre détestation de la représentation de la parole des écrivains que vous parlez à travers ça.

Ph. Sollers — Peut-être un peu. Mais je ne suis pas sûr. Je crois que c’est quand même ce qui, de lui, vieillira beaucoup. Alors que... Interventions diverses. On rejoint l’Apocalypse...
Si j’avais le temps, il y a une note de Claudel qui m’apparaît tout d’un coup ; j’aime bien ce qui est complètement inattendu chez lui et dont on ne se doute pas : il y a l’éloge de Proust de façon formidable, tout le monde vous dira que Claudel détestait Proust ; il y a tout d’un coup un éloge extraordinaire d’une peinture de Picasso qui retrouve un peu... Ce qui m’intéresse, c’est la sensation fine de Claudel. Vous avez vu ce texte sur L’Indifférent de Watteau, c’est une merveille de composition, de délicatesse ; d’habitude, c’est la cathédrale ; le théâtre est toujours un peu, quand même, une grosse machine. J’ai voulu, parce qu’il me semble qu’on ne le fait pas souvent, insister sur un Claudel papillon, un Claudel de la délicatesse extrême.

Intervention — On peut lire ce texte sur la (?) dans L’Oeil écoute.

Ph. Sollers — Dans L’Oeil écoute, il y a tout le texte sur la peinture hollandaise, sur Rembrandt [17]. Enfin, vous avez chefs-d’oeuvre sur chefs-d’oeuvre. C’est ce qu’on a fait de plus beau chez Baudelaire. [...] Et puis, comme personne n’en parle, à mon avis, suffisamment, tous les textes sur la Chine [18]...

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Sur les toits de Fou-Tchéou. Janvier 1905.
« Comme j’ai aimé la Chine ! Il y a ainsi des pays, que l’on accepte,
que l’on épouse, que l’on adopte d’un seul coup comme une femme,
comme s’ils avaient été faits pour nous, et nous pour eux ! »
Paul Claudel, Nouvelles Littéraires, 1936.
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Intervention — Connaissance de l’Est.

Ph. Sollers — C’est-à-dire avec une pénétration, avec une connaissance même, de la philosophie chinoise... J’ai vu que le pape, dans sa dernière encyclique, faisait appel du côté de l’Inde, mais rien sur la Chine : ça m’a paru peu claudélien.

Intervention — Dans un autre domaine, il y a Claudel diplomate qui est le meilleur, si je peux dire.

Ph. Sollers — Absolument.

Intervenant — Il a écrit sur la Chine, par exemple, il a écrit deux pages où, si l’on peut dire, tout sur la Chine, il l’a dit. Sur le Brésil, il y a une page où l’essentiel est dit dans une prose parfaite. Il a prévu la crise de 1929. L’extraordinaire Adieu au Danemark, l’âme danoise, le paysage danois sont compris comme jamais personne n’a compris le Danemark [19].

Ph. Sollers — Tout lui donne raison maintenant.

Intervenant précédent — Dans tous les domaines.

Ph. Sollers — Ah peut-être pas...

Intervenant — Et sur le Japon, bien sûr. Il y a passé quatre ans et ce qu’il a écrit sur le Japon c’est ce qu’il y a de plus juste. Tous les pays où il est passé, il y a la phrase importante, la phrase essentielle.

Ph. Sollers — En somme, il n’a pas eu à se tromper sur l’Union Soviétique : eh bien, rien que ça, vous savez, et pour le XXe siècle, cela fait beaucoup de raisons.

Intervention — Mais il n’a pas cherché à la connaître. En 1930 pourtant, c’était très à la mode. Il avait la chance d’être souvent à l’étranger, ce qui le mettait à l’abri de toutes les déviances parisiennes.

Ph. Sollers — Et puis avec son Église catholique portative et les Écritures sacrées...

Intervention suite — Il était à l’abri de l’Hexagonalisme, c’est une grande chance.

Ph. Sollers — Eh bien, il s’est débrouillé, c’est peut-être son ami Gide qui l’a... « Gide bolchevik. Un cadavre qui se met du rouge » [20]. Vous voyez bien qu’il était amoureux... Rires. Je dis cela pour plaisanter un peu quand même. Il y a l’humour de Claudel dont on peut aussi parler.

Question féminine — Vous avez évoqué très rapidement Claudel se considérant comme un immense phénomène. Est-ce que vous, qui êtes lecteur du Journal comme vous l’avez dit au début, est-ce que vous n’avez pas été aussi sensible à ce que l’on pourrait appeler la « modestie » de Claudel dans le Journal ? Il a une position très très modeste.

Ph. Sollers — Même très humble ; comme tous les grands mégalomanes sérieux !

Intervenante — C’est comme cela que vous l’entendez ?

Ph. Sollers — Avec Dieu vous savez... Dieu, c’est déjà pas mal, alors il faut être humble si on veut tenir la distance. Vous avez raison.

Michel Crépu — Merci à Bernard Delvaille et à Philippe Sollers.

*

[1« Avec ce deuxième volume s’achève la publication des commentaires bibliques de Claudel, cette longue méditation commencée dans les années trente, qui ne prend fin qu’avec sa vie, lorsqu’il s’interrompt au milieu d’une phrase de son nouveau commentaire d’Isaïe, peut-être le jour même de sa mort, le 23 février 1955. On retrouve dans ces études, toutes parues après la guerre, les même thèmes que dans les précédentes : le roman ou le drame ou l’épopée de la Création, celui du combat de la Femme, Vierge, Marie, Sagesse, contre Satan, le Fils rebelle, combat qui doit se terminer par le triomphe de Dieu, génial metteur en scène, dans l’Apocalypse. Une grande nouveauté cependant : ce combat extraterrestre est repris par l’aventure humaine, qui n’est autre que l’Histoire sainte, et, plus profondément, dans le coeur de chaque homme qui a le devoir de faire naître en lui un nouveau Christ. Les textes du premier volume, parus avant la guerre, ont été lus par un vaste public et demeurent relativement connus. Ceux que nous republions aujourd’hui ont pâti des difficultés de la vie quotidienne dans un pays occupé à panser ses plaies, et, plus encore peut-être, de l’évolution des mentalités. Claudel en a souffert, qui disait : "L’Evangile d’Isaïe. Pourquoi est-ce que j’ai écrit tout cela, que Dieu m’a commandé, tout cela que personne ne lit, à quoi personne ne s’intéresse, encore moins les chrétiens et les prêtres que les autres ? Tu autem, Domine !" Ce sont donc des oeuvres pratiquement inconnues, même des claudéliens, que nous avons voulu tirer de l’oubli pour y faire découvrir un nouveau " paquet de mer poétique ", comme disait Thibaudet parlant de Tête d’or. Plus peut-être que les thèmes que nous venons d’énumérer, plus que l’émouvante introduction des souvenirs personnels, on admirera dans nombre de ces pages l’écriture éblouissante d’un écrivain libéré de toute convention, qui joint à une facture parfois toute mallarméenne (la description de la grande rosace de Notre-Dame) l’enthousiasme lyrique du croyant en possession, désormais définitive, du sens. » Michel Malicet.

[2Repris dans Eloge de l’infini.

[3Intertitres Pileface.

[4Théâtre, tome I, Pléiade, 1967, p. 31.

[5Le Poëte et la Bible, p. 1145. Voir la note p. 1742.

[6Claudel, Oeuvres complètes, tome XVI. p.115.

[7Journal, Pléiade, tome II, p. 755 (décembre 1950).

[8Oeuvres en prose, Pléiade p. 241.

[9Claudel, L’oeil écoute (1946).

[11Filippo Tommaso Marinetti (1876-1944), écrivain italien, initiateur du futurisme, dont il lance le premier manifeste dans le Figaro le 20 février 1909, puis le second en 1912, et qu’il illustre dans ses drames satiriques et ses récits (Mafarka le Futuriste. 1909).

[12Oeuvre poétique, Pléiade, p. 498-499.

[13Cf. P. Claudel, Préface aux Oeuvres de Rimbaud.

[14Sic. Il s’agit d’une faute de frappe. On peut lire soit 1873 : Rimbaud cesse d’écrire et se tait ; ou 1891 : année de sa mort.

[16Pour mémoire :

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Médaille de Paul Claudel
Trésor de Notre-Dame de Paris. © NDP

« Tel était le malheureux enfant qui, le 25 décembre 1886, se rendit à Notre-Dame de Paris pour y suivre les offices de Noël. Je commençais alors à écrire et il me semblait que dans les cérémonies catholiques, considérées avec un dilettantisme supérieur, je trouverais un excitant approprié et la matière de quelques exercices décadents. C’est dans ces dispositions que, coudoyé et bousculé par la foule, j’assistai, avec un plaisir médiocre, à la grand-messe. Puis, n’ayant rien de mieux à faire, je revins aux vêpres. Les enfants de la maîtrise en robe blanche et les élèves du Petit Séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet qui les assistaient, étaient en train de chanter ce que je sus plus tard être le Magnificat. J’étais moi-même debout dans la foule, près du second pilier à l’entrée du chœur à droite du côté de la sacristie. Et c’est alors que se produisit l’événement qui domine toute ma vie. En un instant mon cœur fut touché et JE CRUS. Je crus, d’une telle force d’adhésion, d’un tel soulèvement de tout mon être, d’une conviction si puissante, d’une telle certitude ne laissant place à aucune espèce de doute, que, depuis, tous les livres, tous les raisonnements, tous les hasards d’une vie agitée, n’ont pu ébranler ma foi, ni, à vrai dire, la toucher. J’avais eu tout à coup le sentiment déchirant de l’innocence, de l’éternelle enfance de Dieu, une révélation ineffable. »
Paul Claudel, Ma conversion, Gallimard.

crédit : Notre-Dame de Paris.

[19Discours d’adieu au Danemark, 28 février 1921

[20Journal, Pléiade, tome II, p. 14 (décembre 1934).

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2 Messages

  • V. Kirtov | 15 octobre 2015 - 11:25 1

    Une réponse pour Maria Tovar :
    Judith de Paul Claudel a été publié dans Mesures N° 1 du 15 janvier 1935 disponible ICI...
    mais cher : 30 €.
    A défaut, dans le document pdf joint, vous trouverez :
    - L’échange de correspondance Claudel-Paulhan à propos de Judith
    - Une analyse détaillée du poème par Catherine Mayaux (Actes du colloque des 8-9-10 mars 2001, Université de Toulouse-le-Mirail.)
    Lien : Paul Claudel, Judith.


  • Maria Tovar | 14 octobre 2015 - 17:39 2

    Bonjour, je suis mexicaine, pour ma thèse j’ai besoin d’avoir le poème de Judith qu’a écrit Claudel, mais à Mexico c’est difficile. Pourriez-vous m’indiquer comment est-ce que je puis l’obtenir ? J’ai déjà essaée à la BNF et ils ne l’ont pas non plus. Merci Beaucoup.