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Les parfums de l’âme baudelairienne

D 8 février 2013     A par Albert Gauvin - Olivier-P. Thébault - C 3 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Auguste Renoir, Portrait de Gabrielle Renard ou Gabrielle à la rose, 1911. 55 cm x 47 cm. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Les parfums de l’âme baudelairienne

(extrait d’un livre sur Baudelaire, ici consacré à son art de vivre et penser les parfums [1])

« vous qui entrez sans le nez perdez toute espérance »
Philippe Sollers, Paradis

Baudelaire l’écrit dans ses petits poèmes en prose (dans Un hémisphère dans une chevelure), sa passion pour le parfum et la manière dont celui-ci se mêle au jeu des correspondances est singulière, voire unique en français par son amplitude rayonnante (et même, à ma connaissance, dans la poésie moderne en général) :

« Mon âme voyage sur le parfum comme l’âme des autres hommes sur la musique. »

La même idée reverdit à son tour dans l’un des poèmes des Fleurs des plus particulièrement attentifs à cette question, La chevelure :

« Comme d’autres esprits voguent sur la musique, / Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum. »

Qu’est-ce qui fait ainsi, au cœur des passions, le privilège poétique de l’odorat et du parfum qui lui correspondant le stimule ? Toute une enquête métaphysique s’avère ici nécessaire.
Selon la philosophie spéculative (dans La philosophie de l’Esprit), l’odorat entre dans une relation à « la corporéité réelle », mais « seulement en tant qu’elle se trouve prise dans sa dissolution, qu’elle s’engage en son procès » (comme pour le goût, complémentaire de l’odorat). Hegel :

« Assurément, les corps sont en partie détruits par des causes extérieures, contingentes ; mais, en dehors de cette ruine contingente, les corps vont à leur ruine par leur propre nature, se consument eux-mêmes, — toutefois de telle sorte que leur corruption a l’air de leur arriver du dehors. Ainsi, c’est par l’influence de l’air que naissent le processus faisant se volatiliser tous les corps de façon calme, imperceptible, l’exhalaison des formations végétales et animales. »

Cette affaire de parfum se montre donc bien d’un plus haut intérêt métaphysique qu’un simple coup d’œil hâtif ne pourrait le supposer. Pour être plus précis, je dirai qu’il en va ainsi de la question qui est peut-être la plus profondément métaphysique, celle du Temps — et avec elle, celles de la Vie et de la Mort, du Beau ou encore du Mal, avec la quintessence que le poète, comme du puissant fleuve boueux, fertile et tourmenté des concupiscences et des crimes, en extrait. Exhalaison : l’odeur passagère en s’ouvrant comme une fleur ouvre à la plus grande profondeur du Temps, car inhalée par le poète elle exhale en sa mémoire, conservées par l’intériorisation et la pensée, les étincelles magiques des moments bienheureux de la Volupté — à supposer agréables odeurs et souvenirs. Ce primat du parfum chez Baudelaire est à mettre en rapport avec son goût pour une certaine corruption ou la corruption entendue d’une certaine façon (« des parfums [...] riches, corrompus et triomphants »), pour le caractère intensément passager du temps (trouver « dans une seconde l’infini de la jouissance »), pour la Beauté naturelle que couronne, en la transfigurant, participant du beau artistique, la Beauté des femmes — à une époque où elles étaient encore loin d’être très généralement remplacées par leur simulacre publicitaire —, Beauté qui, comme l’odeur, se révèle éphémère, toujours mouvante, en route vers sa propre dissolution, ou sa propre renaissance (pour un paysage par exemple, toujours changeant, comme un visage féminin, je veux dire d’une femme réellement belle, pas de ces caricatures du beau cinématographique, « beautés de vignettes » où l’on sent toujours suinter les exhalaisons vides de la marchandise).
A la sobre formule philosophique des odeurs végétales et animales, ajoutons également, ou plutôt incluons et soulignons plus particulièrement, le profond parfum émané des corps féminins, cher au Poète, en particulier de la chevelure. Je cite ici Baudelaire dans une lettre à Madame Sabatier juste après que celle-ci se soit, pour la première fois, donnée tout entière à lui :

« Adieu, chère bien aimée ; je vous en veux un peu d’être trop charmante. Songez donc que quand j’emporte le parfum de vos bras et de vos cheveux, j’emporte aussi le désir d’y revenir. Et alors, quelle insupportable obsession ! »

Nous allons voir maintenant, via un échantillon analytique d’exemples poétiques, comment ce thème irrigue toute la poésie des Fleurs, avec au centre toujours cette même inaltérable et richissime obsession — dont nous étudierons la raison — pour le parfum des femmes — mi pare sentir odor di femina, comme s’écrie Don Giovanni dans l’opéra mozartien du même nom !
Ecoutons le final de La chevelure qu’il serait bon de connaître par cœur :

« Longtemps ! toujours ! ma main dans ta crinière lourde [notez en passant l’habituelle et juste comparaison avec le félin] / Sèmera le rubis, la perle et le saphir, / Afin qu’à mon désir tu ne sois jamais sourde ! / N’es-tu pas l’oasis où je rêve, et la gourde / Où je hume à longs traits le vin du souvenir ? »

Je souligne l’expression clef qui, telle l’alpha et l’oméga de ce bref manifeste surréaliste de toute beauté, nous ramène inévitablement en son début :

« Ô toison, moutonnant jusque sur l’encolure ! / Ô boucles ! Ô parfum chargé de nonchaloir ! / Extase ! Pour peupler ce soir l’alcôve obscure / Des souvenirs dormant dans cette chevelure, / Je la veux agiter dans l’air comme un mouchoir ! »

Extase, le mot n’est pas rare chez Baudelaire, et il a tout de même une petite dizaine d’occurrences dans les Fleurs. Il s’y voit toujours lié à la Volupté et à l’usage concentré des correspondances, par exemple dans Les bijoux :

« Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur, / Ce monde rayonnant de métal et de pierre / Me ravit en extase, et j’aime à la fureur / Les choses où le son se mêle à la lumière » (je souligne).

La chevelure par Henri Matisse (illustration pour Les Fleurs du mal, 1947). Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Ici la chevelure se mue en prétexte à un défilé de termes successifs de comparaisons dont aucun n’en épuise la richesse et dont l’ensemble déroulé ne révèle que l’inépuisable, l’auteur souhaitant lui-même y revenir « Longtemps ! toujours ! » : toison qui moutonne, mouchoir qu’on agite, forêt aromatique (où vit « tout un monde lointain, absent, presque défunt »), houle qui enlève le poète (comparaison valant pour ses « fortes tresses »), mer d’ébène (avec « un éblouissant rêve / De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts », et « Un port retentissant où mon âme peut boire / À grands flots le parfum, le son et la couleur », soit la riche matière de l’art des correspondances), « noir océan où l’autre est enfermé », « Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues », crinière lourde, « oasis où je rêve », et enfin, « la gourde » où le poète hume « à longs traits », tant le désir est profond, « le vin du souvenir ».

Continuons :

« Sur ta chevelure profonde / Aux âcres parfums, / Mer odorante et vagabonde / Aux flots bleus et bruns, / Comme un navire qui s’éveille / Au vent du matin, / Mon âme rêveuse appareille / Pour un ciel lointain. » (Le serpent qui danse).
« Ses cheveux qui lui font un casque parfumé, / Et dont le souvenir pour l’amour me ravive. » (poème XXXII, sans titre).
« Le désert et la forêt / Embaument tes tresses rudes, » (LVIII, Chanson d’après-midi).

Pour le dire plus prosaïquement, la petite madeleine de Baudelaire, c’est la chevelure féminine ! N’a-t-il pas trouvé son paradis extatique — son rapport paradisiaque à la temporalité — dans les parfums suaves et nuancés de la chevelure de la femme, au cœur des gestes langoureux de la Volupté, loin des odeurs rances ou cadavéreuses et de l’horreur nauséabonde des usines, des commerces et des fabriques, déjà sataniques et insensés, de son temps, ainsi momentanément éloigné de cette société où « ça sent la Destruction » ?

Si un tel goût, à ce point affirmé en des vers mémorables, fait le propre du génie de Baudelaire, la Bible possède déjà deux ou trois chatoiements qui ne sont pas, à ce sujet, sans beauté, même si la précision poétique et physique n’y est pas pareillement impliquée.
En effet, sa chevelure odorante ne fait pas le moindre des attraits de la divine fiancée du Cantique des cantiques comme en rend justice cet impeccable verset : « ta tête, sur toi, comme le Carmel, et les boucles de ta chevelure comme la pourpre. Un roi est enchaîné par les ornements de ta tête. » (Cantique des Cantiques 7, 6 ; je souligne, qu’Elle puisse enchaîner un roi par les ornements de sa chevelure, toute cette munificence mêlée à la chevelure, c’est déjà, mais en soi seulement, ce qu’exprime Baudelaire).
Lorsqu’il en vient à parler de la belle Madeleine, le Nouveau Testament se montre imprégné de la vive mémoire des versets décrivant la beauté de la fiancée, non sans mêler le parfum et la chevelure :

« Marie donc, ayant pris une livre de parfum de nard pur de grand prix, oignit les pieds de Jésus et lui essuya les pieds avec ses cheveux ; et la maison fut remplie de l’odeur du parfum. » (Jean 12, 3).

A ce moment précis du récit évangélique, les parfums et la Volupté viennent signifier un comble du sacré — et de la dépense qui lui est liée, ce qu’un disciple célèbre, entendant celle-ci très prosaïquement, ne manqua pas de reprocher au divin maître non sans amertume. Chez Baudelaire également les fastes de la jouissance rayonnent avec plus d’ardeur là où le sacré afflue — en un sens nouveau. Nous le verrons de près avec le poème Causerie, centré sur le sacrifice dionysien du cœur, consumation paradisiaque offrant la synthèse — comme scellée par un coup de foudre — de la fabuleuse union poétique qu’est tout amour véridique.
Je pourrais encore explorer les vastes pans de la littérature midrashique, trouvant des détails de la même veine, mais toujours cette affaire ne se retrouve qu’à un état embryonnaire comparé à l’ampleur sans précédent et toute nouvelle qu’elle prend chez Baudelaire, comme si un non encore dit de l’histoire et de la religion — bien que souvent éprouvé, en lien notamment aux religions orientales, bénédictions odoriférantes de l’Inde ou de l’Arabie, etc. —, lié à la plus intime perception du sacré, trouvait chez lui, enfin, sa véritable formulation...

Parfum exotique par Henri Matisse (illustration pour Les Fleurs du mal, 1947). Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Mais j’aborde maintenant le parfum de la femme en général, à travers une petite flottille d’occurrences, puis, enfin, les parfums eux-mêmes.
Dans Parfum exotique :

« Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d’automne, / Je respire l’odeur de ton sein chaleureux, / Je vois se dérouler des rivages heureux / Qu’éblouissent les feux d’un soleil monotone ».

Ici, les senteurs, passagères comme les minutes des caresses langoureuses, se convertissent en la réminiscence de la Beauté immémoriale, celle dépeinte dans La vie antérieure. Nous retrouvons la poétique du Temps au cœur de l’odeur de la femme, cette « Circé tyrannique aux dangereux parfums ».
J’ouvre le trente-sixième poème des Fleurs, Le balcon, y découvrant tout de go comment les parfums féminins s’y distinguent, au centre même de la situation : « — Ô serments ! ô parfums ! ô baisers infinis ! » — le mouvement chemine ici vers le plus intérieur : extériorisation par la parole, inhalation nourrissant l’intériorité, unification de l’intériorisation et de l’extériorisation dans le baiser. C’est dans cette atmosphère où se respire le parfum d’une femme que l’on retrouve une nouvelle fois le temps lié à la révélation magnétique de l’immémorial :

« Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses ».

La respiration de l’odeur va ici jusqu’au sang :

« En me penchant vers toi, reine des adorées, / Je croyais respirer le parfum de ton sang. »

Autrement dit, l’odeur respirée du corps féminin n’est pas de l’ordre de sa surface ou son apparence, mais touche à sa substance même, son essence. Plus loin encore, il boit son souffle, ce que ponctue le duo de contradictoires complémentaires et bachiques :

« ô douceur ! ô poison ! » (Je souligne le contraste).

Parfums et baisers infinis se trouvent tous deux liés à une respiration qui se boit (voir encore le poème Le Léthé, où les baisers sont comparés à ce puissant fleuve d’oubli), comme un poison, un vin ou du sang, bref comme l’ivresse la plus profonde et contradictoire où l’on retrouve autant de thèmes baudelairiens : le vampire, le vin, l’ivresse de l’assassinat par le poison, ou celui-ci comme métaphore de la jouissance, etc.
Dans Un fantôme, la seconde partie de ce long poème, intitulée Le parfum, m’interpelle. Deux analogies puissantes concourent à sa charpente très pensée : entre le pouvoir de réminiscence d’odeurs simples (de l’encens dans une église, d’un sachet de musc) et celui du « corps adoré » d’une femme où cueillir la fleur exquise du souvenir ; entre le corps féminin et celui d’un félin. Je retrouve la métaphorique chevelure, magnifiée, au centre de cette ode miniature à l’odorat sensible et sensuel :

« De ses cheveux élastiques et lourds, / Vivant sachet, encensoir de l’alcôve, / Une senteur montait, sauvage et fauve ».

Dans le poème XLII, destiné à Madame Sabatier, sans titre, je lis :

« Sa chair spirituelle a le parfum des Anges ».

Du félin lorsqu’il se souvient de Jeanne Duval, à l’Ange lorsqu’il songe à Madame Sabatier, ange et bête, en opposés tranchants, se mêlent pour qualifier la richesse du parfum du corps féminin.

Voyons maintenant ce qu’il en est pour les parfums en général.

Dans le poème XXXIV, Le chat, je relève :

« Un air subtil, un dangereux parfum / Nagent autour de son corps brun. »

Les propos sont de même teneur que pour l’odeur de l’aimée, toujours l’analogie entre le félin et la femme.
Mais voici surtout Le flacon, où le parfum est nommé « une âme » (qui jaillit toute vive de celui-là) ou « le souvenir enivrant », étant ainsi spiritualisé et même « anthropologisé ».
Chacun pourra par lui-même relire ces poèmes et méditer, avec ses propres souvenirs et sensations, c’est-à-dire d’une façon toute concrète et vivante, la puissante métaphysique des parfums découverte, et par là dévoilée dans toute sa rayonnante universalité, par Baudelaire, si grand poète des parfums sans doute d’abord parce qu’il est le grand métaphysicien du Temps et qu’en la sensation de ceux-là, si éphémères, volatiles, l’air de rien, c’est d’abord la jouissance-connaissance du Temps qui se joue et rejoue passionnément pour le vivant qui parle.

Le Parfum par Henri Matisse (illustration pour Les Fleurs du mal, 1947). Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Si, parmi les poètes modernes, les parfums (ou plus particulièrement ceux de la chevelure) ne semblent pas revêtir l’importance qu’ils trouvent à merveille chez le singulier Baudelaire, parmi les peuples antiques où brille l’expérience du sacré, en revanche, cette primauté accordée aux parfums coule de source. Par exemple, chez les Grecs la coutume voulait que lors des hécatombes (voir par exemple L’Iliade et L’Odyssée qui en regorgent littéralement), les os et la peau des animaux sacrifiés soient brûlés pour les dieux, la croyance voulant alors que ceux-ci respirent les bonnes odeurs montant vers l’Olympe et s’en nourrissent. Cela expliquerait au passage, et pour partie, la célèbre sentence d’Héraclite telle qu’Aristote nous l’a transmise [2] :

« Si toutes choses devenaient fumée (kapnos, vapeur, fumée, celle des sacrifices notamment), on les connaîtrait (racine gignôskein) par le nez »

autrement dit par leur odeur une fois consumées. Le même Héraclite aurait dit également, posant ainsi l’analogie entre la variété des parfums et celle du divin :

« Le dieu est jour et nuit, hiver et été, guerre et paix, surabondance et famine ; mais il prend des formes variées, tout de même que le feu, quand il est mélangé d’aromates, est nommé suivant le parfum de chacun d’eux. »

Ce qui prouve assez l’importance de la connaissance par le nez chez les Grecs, connaissance ici simple et empirique en même temps que profonde et universelle, et la valeur accordée aux saintes odeurs des sacrifices dont les volutes évanescentes, diverses et changeantes rappellent à l’homme sa finitude tout autant que, montant vers les dieux, elles relient au feu de la divinité (« le feu qui ne se couche pas », dont parle le même Héraclite), élément impérissable par contraste avec la fumée volatile. De même, si j’ouvre une Bible, l’encens, la cinnamome, le nard, l’aloès, le safran, la cannelle, les mandragores, les figuiers et les vignes en fleurs, etc., ou l’odeur des agneaux sacrifiés à Pessah (la Pâques juive), ne manqueront pas de venir chatouiller mes narines flattées, troublées et reconnaissantes. De même encore, si j’étudie les civilisations de l’Inde, de la Perse, de la Chine, etc., partout les parfums favorables flottent dans l’air et signalent la sainteté. Le paradis d’Eden n’est-il pas censé être un « paradis de parfums suaves », comme le chante le récit de la Dormition de Marie ? La Géhenne, au contraire — comme « la conscience maudite de l’Eternel » dans Les Chants de Maldoror —, un lieu atrocement pestilentiel ?
Mais, si la littérature des peuples anciens fourmille d’indications, parmi les modernes, sur ce plan de l’attention aux parfums, c’est chez Baudelaire que refleurit vraiment le champ du sacré, et à sa suite chez quelques autres écrivains, comme Proust par exemple. Tous les fleuves d’effluves odoriférantes qui ont caressé la narine des dieux, dans l’Olympe ou les cieux bibliques, à travers tant de milliers de rites effectués, s’avivent, s’écoulent et confluent à nouveau, conservés dans le souvenir... La chose, tant elle s’avère rare, doit être plus que soulignée, l’expérimentation poétique, dans une langue « de l’âme pour l’âme », de la vérité des parfums et de l’odorat n’avait comme telle jamais été entreprise par personne : Baudelaire ici trouve du nouveau.
Il prouve, pour paraphraser et actualiser Aristote, qu’il n’y a rien dans la raison la plus élaborée — ici la raison poétique ayant pour pilier les correspondances et le sens de l’analogie universelle — qui — pour le poète possédant à loisir la dite raison, pas pour le premier venu bien sûr — ne se trouve dans les sens, et même dans un seul sens où tout le corps pneumatique et physique vient se lover et se concentrer : l’odorat. Réciproquement et tout uniment, il n’y a rien qui soit dans cet odorat singulièrement puissant et pensant du Poète qui ne soit dans sa raison poétique, laquelle comprend le monde entier puisqu’elle l’a conçu. Comme Sade a pu le dire du goût [3] en affirmant qu’une dragée [4] valait tout l’univers, le poète expérimente que la respiration pensée et verbalisée de la chevelure de son aimée vaut tout le monde démultiplié de sa pensée et de sa vie, que tout s’y retrouve, ramassé et subjugué. La raison et les sens se conseillent, se suppléent.

Le Serpent qui danse par Henri Matisse (illustration pour Les Fleurs du mal, 1947). Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Amenons ce point vers sa conclusion en citant Isaïe 3, 24, à propos de l’heure de jugement sévère de la fille de Sion dont la riche beauté apprêtée se voit ainsi flétrir d’un seul coup pour cause d’inversion eschatologique à la fin des temps :

« Et il arrivera qu’au lieu de parfum il y aura pourriture ; et au lieu de ceinture, une corde ; et au lieu de cheveux artistement tressés, une tête chauve ; et au lieu d’une robe d’apparat, un sarrau de toile à sac ; flétrissure, au lieu de beauté. — »

Ce jeu des contraires me rappelle Une charogne — quel cadavre exquis ! —, excepté qu’ici la beauté et l’horreur restent d’absolus opposés, la beauté n’étant pas lue et affirmée jusque dans la description poétique et scientifique de l’horreur, chose que seule le caractère « satanique » de la poésie moderne, selon les besoins de notre esprit, creuse et formule esthétiquement, se distinguant en cela radicalement de la poésie antique. Isaïe nous en instruit, le parfum concentre métaphoriquement la Beauté et la Vie, par opposition à la pourriture (l’odeur de « la » mort) qui symbolise tout le contraire. Cette double analogie est évidence pour la poésie depuis d’innombrables lustres, mais il importe d’en déceler le sens.
L’odeur dit, métaphysiquement parlant, le rapport des êtres à la Vie ou à la Mort, comme à la Beauté — et avec elle au Bien, mais un Bien qui a autant à voir avec la morale sociale qu’il y a de rapport entre la sainteté lumineuse du Bouddha et les modernes entreprises enténébrées d’incarcération industrielle dans un soi-disant bonheur public — ou au Mal, et ce du fait que la dite odeur soit si intimement liée à la décomposition des corps, comme nous l’avons relevé d’entrée de jeu. Ainsi, la décomposition ou corruption peut aller dans deux sens contraires, ou plutôt le partage entre les odeurs associées à la Vie et à la Beauté, et celles liées à leurs opposés, se répercute sur la double entente de la décomposition : infini procès de la Vie et variations incessantes des nuances de la Beauté naturelle (Vie et Beauté naturelle se décomposent et recomposent sans cesse, ce que célèbre par excellence le dionysiaque quand sonne l’heure très verte, fleurie et lumineuse du Printemps proliférant, ou celle, bariolée, chaleureuse et en clair-obscur, de l’admirable Automne où tant de tonalités résonnent et qui est tout sauf monotone), ou cadavérique décomposition dont jouit le ver de la tombe, avec pestilence associée, plus généralement « vie de ce qui est mort se mouvant en soi-même ». Deux rapports au temps diamétralement opposés qui, l’air de rien, nous plongent aux racines de la métaphysique : question de mort, question de vie.
Chacun peut le constater tous les jours. Nos contemporains consomment toujours plus massivement des ersatz de parfums, et autres marchandises cosmétiques, que la publicité sait leur vendre et qui font rentrer encore davantage l’emprise cybernétique dans les mœurs. Mais cette volonté quasi maniaque de s’enrober d’artificialités cosmétiques qu’aura usinées la chimie industrielle ne place pas nécessairement du côté de la Vie... car nous sommes là très loin de cet art des cosmétiques qu’appréciait Baudelaire — et qui se développa beaucoup avec le siècles des Lumières, qui fut aussi celui des parfums et de leur art —, tant, comme l’art culinaire, il pouvait être proche de la vie quotidienne pour l’embellir et la bonifier (comme on le dit de l’œuvre du temps sur un bon vin, mais seulement sur un bon vin). Aujourd’hui, ces deux arts, cosmétique et culinaire, comme la Vie qu’ils étaient censés embellir, semblent être tombés subrepticement dans une fosse à purin, même si cette dégradation catastrophique s’est poursuivie assez lentement, avant de s’accélérer brutalement avec l’avènement du Spectacle planétaire. Dans la présente société — où ce ne sont plus les saintes odeurs des sacrifices que reçoivent les narines heureuses d’Elohim et de Zeus dans les célestes hauteurs, mais une prolifération de pestilences et de gaz à effet de serre, signes d’une autre époque ! —, les voici devenues légions les odeurs artificiellement fabriquées (dans le cas des parfums industriels) ! Le prétexte à la multiplication de ces ersatz se dédouble : d’une part, enfouir les odeurs naturelles du corps — qui ne sont certes pas toutes agréables — les artificialisant ainsi davantage ; d’autre part, recouvrir les diverses pollutions olfactives d’un univers de plus en plus aliéné, donc irrespirable — et littéralement qu’on ne peut plus sentir. Une guerre permanente des odeurs a lieu, mais chimie contre chimie, car les odeurs naturelles n’ont pas part à l’horrible combat — dont les zones urbaines ou d’agriculture intensive sont les champs de bataille —, étant rapidement détruites par les diverses pollutions.
Stéphane Zagdanski, dans Les joies de mon corps, à l’intérieur d’un très beau texte intitulé Odeur de sainteté, insiste sur cette falsification des sens par un certain fonctionnement social :

« Les Chinois, moins optimistes, parlent carrément de perversion des sens par leur usage civilisé. “ Peinture, musique, parfums, cuisine, prédilections du cœur corrompent [mais j’ajoute — pas S.Z. — qu’ils peuvent aussi les parfaire] la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le jugement ” énonce Marcel Granet. Ces cinq perversions vous font perdre votre sing, soit “ l’essence qui vous est propre ”, autant dire, votre parfait parfum, ce qui donne le la à vos autres sensations. »

Toutefois, Zagdanski le répète plus d’une fois, l’odorat entre tous les sens est le moins aisément falsifiable, celui qui permet de discriminer, de trancher, de juger. «  “ Oui, ici-bas a une odeur de cuisine ”, dit Mallarmé. C’est comme si seul l’odorat échappait à la propagande, comme si le nez seul disposait d’une polarité indéniable. » Comment ne pas être d’accord ? Toutefois, en ajoutant (et c’est capital) : mais seulement pour celui dont l’odorat s’est déjà éduqué. On peut fort malheureusement imaginer un monde où l’éducation de ce sens radar, l’odorat, n’aurait plus cours comme traditionnellement (au contact des émanations odoriférantes du Printemps, véritable boussole en cette matière), un monde d’ersatz chimiques d’où la Nature, sauf rares lieux où on la maintiendrait de force emprisonnée et à distance, pour ainsi dire cloîtrée « sous verre », serait, dans sa grande plénitude florale et orchestrale, marginalisée, voire bannie. C’est déjà le cas dans un certain nombre d’endroits où s’expérimentent les progrès de l’aliénation, comme les quartiers d’affaires (La Défense par exemple), ou les nouvelles mégapoles cybernétiques (comme Dubaï). En effet, « monseigneur Progrès » et « très puissante dame Industrie », « ces despotiques ennemis de toutes poésie », comme dit Baudelaire, veillent nuit et jour à moudre le grain mortifère d’une pareille infamie, afin que dès l’enfance l’humanoïde n’ait plus à faire qu’avec les propagandes du Spectacle, des fleurs de synthèse souvent sans odeur, des parfums bon marché falsifiés correspondant à tel ou tel modèle de spectateur masculin ou féminin, des déodorants et des désodorisants industriels, bref un univers atrocement atrophié où même l’odorat ne puisse plus réellement s’éduquer. Comme l’énonce l’article Ablution du dixième fascicule de L’Encyclopédie des nuisances :

« Et l’on ne se contente plus de prôner l’usage de déodorants, véritable gomme à effacer la puanteur salariée (l’employé ne transpire plus dans l’effort, mais il sue l’angoisse ; ce n’est plus la poussière de l’atelier qui vient se coller à sa peau, mais celle qui circule partout avec la pollution) ; on invite en outre maintenant les consommateurs à un audacieux dépassement, négation parfumée de la négation de la puanteur, qui à coup d’exhalaisons de synthèse tire le bouquet final de cette déchéance de l’odorat, et nous rappelle qu’au début de ce siècle la médecine pouvait remarquer, prenant pour exemple les vidangeurs, que "la finesse de l’olfaction se perd par l’habitude de vivre au milieu d’odeurs très fortes." »

Les Fleurs du mal par Henri Matisse, 1947) [5]. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

J’ajoute, pour avoir eu une fois à subir, comme bien des gens, dans les toilettes d’un restaurant « moderne », l’agression de tel pulvérisateur automatique de parfum chimique à en perdre toute finesse olfactive pour le quart d’heure suivant, que même en subissant peu de temps l’odeur très forte de l’horreur chimico-olfactive, l’odorat s’en trouve déjà perturbé et amoindri. Concernant la fabrication industrielle des parfums (qui n’exigent généralement plus d’en passer par de vrais nez, mais se contentent de chimistes du faux), je puise encore dans le même texte :

« On est bien loin de l’art des anciens parfumeurs, qui savaient mêler l’organique du parfum et celui du corporel pour exalter réciproquement l’essence et l’existence. »

En effet, aujourd’hui cette subtile différence est réduite au tout chimique !

Mais résumons l’enjeu.
Ces ersatz chimiques, dont la prolifération accompagnant l’accélération de l’emprise thanatocratique s’exerçant sur la Vie s’avère somme toute récente, nous éloignent donc doublement de toute véridique et esthétique sensibilité : en nous les faisant confondre avec les véritables senteurs de la Beauté naturelle et de la Vie ; en minimisant la présence de la pollution, si bien que nous ne sentons même plus le besoin de nous révolter contre l’état de fait de sa présence pourtant constamment abjecte. Bref, avec de pareils moyens, nous ne sentons plus vraiment, ni ce qui devrait nous ravir en extase pour lui-même (lorsque Baudelaire parle de « forêt aromatique » à propos de la chevelure de son aimée, celle-ci ne s’est point enduite de shampoings chimiques et la comparaison entre la profondeur de cette chevelure et celle d’une forêt n’en est que plus juste, de même quand il énonce de son haleine qu’elle fait la musique, il n’y a point eu la moindre adjonction, le poète n’embrasse pas une marque de cosmétiques mais sa femme), ni ce qui devrait vraiment nous faire horreur. Par conséquent, nous ne faisons généralement plus que végéter dans un monde d’insensibilité croissante, à mesure que nous sommes exposés à des marchandises qui ruinent toujours plus l’acuité de nos sens par leur pauvre magie frelatée. Notre faux rapport aux parfums — généralement aux cinq sens et à leur objet — est donc hautement métaphysique, mais ici d’une métaphysique complètement inversée, déniée, refoulée, décomposée, celle de la domination présente, sur fond d’anesthésie (c’est le cas de le dire) des sens, de fausses ivresses artificiellement stimulées, c’est-à-dire simulées, de soumission à l’espace de la gestion cybernétique, d’acceptation de la laideur (pendant de l’ignorance) en guise de principe esthétique (jusqu’à la numérisation et recombinaison des voix déshumanisées par ordinateur, dernier cri du « reniement achevé de l’homme », en attendant le suivant), et, enfin, de l’oblitération globale de la mémoire, comme de toute pensée réellement articulée. Au contraire, si votre âme est vivifiée par la profonde intuition existentielle et que vous êtes désireux de retrouver toujours les trésors de la haute métaphysique des siècles, vous pouvez introduire dans le langage, qui vous constitue et vous meut, « la sensibilité, l’intelligence, la volonté, la raison, l’imagination, la mémoire » (Ducasse).

Alors se déploie l’unité de la raison et des sens, qui a pour assise le sens des correspondances et de l’analogie poétique. Vos cinq sens aimantés par le seul désir de connaître — par la déesse du doux désir — communiquent intensément, se multiplient, se chevauchent, s’enlacent et se ramifient, respirent autrement. Il peut même se trouver que leur ivresse devienne, durant un merveilleux laps de temps épiphanique, la jouissance débordante de la reconnaissance.

Olivier-Pierre Thébault

Saint-Denis de Jouhet, février 2012.

Le feu aux poudres par Fragonard, avant 1778.
Huile sur toile, 37 x 47.5 cm. Musée du Louvre, Paris Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.


[1Choix des dessins de Matisse : Albert Gauvin.

[2Non sans l’avoir probablement déformée et restreinte au seul domaine physique (qui n’existait pas comme domaine séparé pour Héraclite).

[3N’oublions pas d’ouïr également le sens même de son nom (sade) : sapide, qui a bon goût.

[4La dragée — mot lui-même délicieux, issu du grec tragêmata, « friandises » — a dû revêtir une importance symbolique singulière par le passé, signifiant la plénitude du goût. Par exemple, elle sert déjà (15ème siècle) dans l’une des six tapisseries dites de La Dame à la licorne : sans doute pour manifester l’exercice plaisant et raffiné de ce sens subtil. Mais il est vrai aussi que les dragées dont parle Sade ont peu à voir avec celles que l’on sert, chrétiennement, aux mariages et baptêmes !

[5D’autres reproductions de Matisse sur broadgallery.

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3 Messages

  • THEBAULT OLIVIER-PIERRE | 19 avril 2016 - 09:15 1

    Cher M Bessonnet,

    Je découvre votre commentaire, et je me ferai un plaisir de vous envoyer un exemplaire de mon livre si vous me communiquiez votre adresse postale. Et bien entendu, vous pouvez le citez comme bon vous semblera.
    Bien cordialement

    Olivier-Pierre


  • A.G. | 15 avril 2016 - 14:17 2

    A J. L. Bessonnet,
    Vous pouvez citer, copier, mentionner Pileface.com...
    Cet article est un extrait du livre d’Olivier-Pierre Thébault présenté ici.


  • J.L Bessonnet | 13 avril 2016 - 10:10 3

    Bonjour,

    Je souhaiterais citer cet article dans le cadre de mon mémoire de recherche, m’y autorisez-vous ? Si oui, comment voudriez-vous que je présente la référence bibliographique de ce site ?

    Enfin, au tout début de l’article est mentionné "un livre sur Baudelaire, ici consacré à son art de vivre et penser les parfums", pourriez-vous me fournir le titre de ce livre ?

    Merci de votre réponse,

    Cordialement,

    J. L. Bessonnet