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"Il y a dans le cas d’Arthur quelque chose qu’ils ne comprennent pas."

D 13 novembre 2012     A par Ludivine Sereni (Lu Di) - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Un livre : Rimbaud, Poésies, Une saison en enfer, Illuminations. Sur la première de couverture, un détail du portrait de Rimbaud par Ernest Pignon-Ernest. Bien. En quatrième de couverture, un court texte, ou plutôt un aperçu de la légende Arthur Rimbaud. Voici ce qu’il "dit" :
"Le 20 octobre 1854 naît à Charleville Jean-Nicolas-Arthur Rimbaud. Il n’a que dix-sept ans quand il écrit Le bateau ivre et deviendra "le chef de l’école décadente et symboliste". Après une liaison orageuse avec Verlaine, il part à Aden où il tente de faire fortune en vendant des armes. Amputé de la jambe droite, il meurt à Marseille en 1891. Il a trente-sept ans."

Ainsi, le cas "Arthur Rimbaud" semble être définitivement réglé...

Je me suis plus d’une fois demandé quelle serait la réaction d’Arthur à la lecture de ces quelques lignes. Je penche pour celle-ci : un léger petit sourire ironique, il ouvre le livre, son livre, au hasard, tombe sur Alchimie du verbe ; lit en silence : "J’inventai la couleur des voyelles ! — A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. — Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rhythmes instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. Je réservais la traduction.
Ce fut d’abord une étude. J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges."

"Chef de l’école décadente" se dit-il... Il sourit encore, repose le livre calmement, ferme ses grands et profonds yeux bleus. Il m’en souvient bien encore, se dit-il... Il m’en souvient bien encore... : " JE est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et Nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu’ils ignorent tout à fait."

Il est vrai qu’Arthur est singulier. A l’hôpital, infirmiers, médecins, Soeurs... tout le monde semble s’accorder sur ce point.
Il suffit de lire ou relire les dernières notes et lettres d’Isabelle Rimbaud, sa jeune et tendre sœur qui, en dépit des soins et de l’attention qu’elle lui prodigue, avec amour — n’en doutons pas ! —, ne saurait cependant expliquer la lumineuse singularité de cet être qu’est Arthur Rimbaud.

Rien à faire, Arthur est vraiment extra-ordinaire !

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Rimbaud à Harar, 1883
Photographie prise par lui-même

Oui, c’est exact, le 10 novembre 1891, Rimbaud meurt à Marseille, à l’hôpital de La Conception. A ses côtés, depuis septembre, sa dévouée sœur Isabelle.

Elle écrit, Isabelle, à sa mère — beaucoup —, et pour elle-même. Comme si elle sentait qu’un événement hors du commun était en train de se dévoiler sous ses yeux.

Remercions donc Isabelle Rimbaud pour ce si précieux témoignage. Sans elle, saurions-nous qu’Arthur n’a rien perdu, malgré son exil loin d’une France malade, de son grand style et que la poésie l’habite encore ? Saurions-nous que dans l’intimité même de la mort, l’éveil d’Arthur, si troublant, est une entrée dans ce merveilleux et nouveau royaume, où la parole existe en tant que parole ?

Notes d’Isabelle, Dimanche, 4 octobre 1891

Je suis entrée dans la chambre d’Arthur à 7 heures. Il dormait les yeux ouverts, la respiration courte, si maigre et si blême avec ses yeux engoncés et cerclés de noir. Il ne s’est pas éveillé tout de suite ; je le regardai dormir en me disant qu’il est impossible qu’il vive ainsi bien longtemps, il a l’air trop malade ! Au bout de cinq minutes il s’est éveillé en se plaignant, comme toujours, de n’avoir pas dormi de la nuit et d’avoir beaucoup souffert, et il souffre encore en se réveillant. Il m’a dit bonjour (comme tous les jours).
[ ]

Il se met alors à me raconter des choses invraisemblables qu’il s’imagine s’être passées à l’hôpital pendant la nuit ; c’est la seule réminiscence de délire qui lui reste, mais opiniâtre au point que, tous les matins et plusieurs fois pendant la journée, il raconte la même absurdité en se fâchant de ce que je n’y croie pas. Je l’écoute donc et cherche à le dissuader ; il accuse les infirmiers et même les sœurs de choses abominables qui ne peuvent exister ; je lui dis qu’il a sans doute rêvé, mais il ne veut en démordre et me traite de niaise et d’imbécile. Je me mets en devoir de faire son lit, mais depuis plus de huit jours il n’a pas voulu qu’on le descende : il souffre trop quand on le prend pour le mettre sur le fauteuil ou qu’on le remonte dans son lit [...]

J’ai peur, et lui aussi, qu’il ne se paralyse ainsi petit à petit, jusqu’au cœur et il faudra mourir ; sa jambe gauche est toujours froide et tremblante, avec beaucoup de douleurs. Son œil gauche aussi est à moitié fermé. Il a quelquefois des battements de cœur qui l’étouffent. Il me dit que lorsqu’il se réveille, il sent sa tête et son cœur qui brûlent, et toujours il a des points dans la poitrine et dans le dos, du côté gauche.

[ ]

Je dois m’ingénier toute la journée pour l’empêcher de commettre de nombreuses sottises. Son idée fixe est de quitter Marseille pour un climat plus chaud soit Alger, soit Aden, soit Obock. Ce qui le retient ici, c’est la crainte que je ne l’accompagne pas plus loin, car il ne peut plus se passer de moi.
Je pense et écris tout ceci pendant qu’il est plongé dans une sorte de léthargie, qui n’est plus du sommeil, mais plutôt de la faiblesse.
En se réveillant, il regarde par la fenêtre, le soleil qui brille toujours dans un ciel sans nuages, et se met à pleurer en disant que jamais plus il ne verra le soleil dehors. « J’irai sous la terre, me dit-il, et toi tu marcheras dans le soleil ! » Et c’est ainsi tout la journée un désespoir sans nom, une plainte sans cesse.

Si la morphine peut apaiser les cinglantes douleurs physiques d’Arthur ; comment atténuer la cruelle et désolante certitude : « J’irai sous la terre [...] » Lui, marcheur, fugueur, voyageur, s’élançant vif, « un pied près de son cœur »... Torture enfin de ce ciel sans nuages, je le connais bien ; tout comme cette clarté singulière du Sud, son soleil boule-de-feu-tremblante donnant aux couleurs des choses, des êtres une netteté et une précision inouïes, menant parfois jusqu’au chavirement... Je le sais, et comprends d’autant mieux combien les derniers jours d’Arthur à Marseille ont dû être un autre enfer.

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Isabelle Rimbaud
*

Isabelle Rimbaud à sa mère

[Marseille], mercredi 28 octobre 1891

Ma chère maman,

Dieu soit mille fois béni ! J’ai éprouvé dimanche le plus grand bonheur que je puisse avoir en ce monde. Ce n’est plus un pauvre malheureux réprouvé qui va mourir près de moi : c’est un juste, un saint, un martyr, un élu !
Pendant le courant de la semaine passée, les aumôniers étaient venus le voir deux fois ; il les avait bien reçu, mais avec tant de lassitude et de découragement qu’ils n’avaient osé lui parler de la mort. Samedi soir, toutes les religieuses firent ensemble des prières pour qu’il fasse une bonne mort. Dimanche matin, après la grand-messe, il semblait plus calme et en pleine connaissance l’un des aumôniers est revenu et lui a proposé de se confesser : et il a voulu ! Quand le prêtre est sorti, il m’a dit, en me regardant d’un air troublé, d’un air étrange : « Votre frère a la foi, mon enfant, que me disiez-vous donc ? Il a la foi, et je n’ai jamais vu de foi de cette qualité ! » Moi, je baisais la terre en pleurant et en riant. O Dieu ! quelle allégresse, même dans la mort, même par la mort ! Que peut me faire la mort, la vie, et tout l’univers et tout le bonheur du monde, maintenant que son âme est sauvée ! Seigneur, adoucissez son agonie, aidez-le à porter sa croix, ayez encore pitié de lui, ayez encore pitié, vous qui êtes si bon ! Oh oui, si bon. ─- Merci, mon Dieu, merci !
Quand je suis rentrée près de lui, il était très ému, mais ne pleurait pas ; il était sereinement triste, comme je ne l’ai jamais vu. Il me regardait dans les yeux comme il ne m’a jamais regardée. Il a voulu que je l’approche tout près, il m’a dit : « Tu es du même sang que moi : crois-tu, dis, crois-tu ? « J’ai répondu : « Je crois, d’autres bien plus savants que moi ont cru, croient ; et puis je suis sûre à présent, j’ai la preuve, cela est ! »
Et c’est vrai, j’ai la preuve aujourd’hui ! ─- Il m’a dit encore avec amertume : « Oui, ils disent qu’ils croient, ils font semblant d’être convertis, mais c’est pour qu’on lise ce qu’ils écrivent, c’est une spéculation ! » J’ai hésité, puis j’ai dit « Oh ! non, ils gagneraient davantage d’argent en blasphémant ! » Il me regardait toujours avec le ciel dans les yeux, moi aussi. Il a voulu m’embrasser puis : « Nous pouvons bien avoir la même âme, puisque nous sommes du même sang. Tu crois alors ? » Et j’ai répété : « Oui, je crois, il faut croire. » — Alors il m’a dit : « Il faut tout préparer dans la chambre, tout ranger, il va revenir avec les sacrements. Tu vas voir, on va apporter les cierges et les dentelles ; il faut mettre des linges blancs partout. Je suis donc bien malade ! » Il est anxieux, mais pas désespéré comme les autres jours, et je voyais très bien qu’il désirait ardemment les sacrements, la communion surtout.

[...]

La mort vient à grands pas. Je t’ai dit dans ma dernière lettre, ma chère maman, que son moignon était fort gonflé. Maintenant c’est un cancer énorme entre la hanche et le ventre, juste en haut de l’os : mais ce moignon qui était si sensible, si douloureux, ne le fait presque plus souffrir. Arthur n’a pas vu cette tumeur mortelle : il s’étonne que tout le monde vienne voir ce pauvre moignon auquel il ne sent presque plus rien ; et tous les médecins (il en est déjà bien venus dix depuis que j’ai signalé ce mal terrible) restent muets et terrifiés devant ce cancer étrange. Maintenant c’est sa propre tête et son bras gauche qui le font le plus souffrir. Mais il est le plus souvent plongé dans une léthargie qui est du sommeil apparent, pendant lequel il perçoit tous les bruits avec une netteté singulière. Puis la nuit, on lui fait une piqûre de morphine.
Eveillé, il achève sa vie dans une sorte de rêve continuel : il dit des choses bizarres très doucement, d’une voix qui m’enchanterait si elle ne me perçait pas le cœur. Ce qu’il dit, ce sont des rêves ─- pourtant ce n’est pas la même chose du tout que quand il avait la fièvre. On dirait, et je crois, qu’il le fait exprès.
Comme il murmurait ces choses-là, la sœur m’a dit tout bas : « Il a donc encore perdu connaissance ? » Mais il a entendu et est devenu tout rouge ; il n’a plus rien dit, mais, la sœur partie, il m’a dit : « On me croit fou, et toi, le crois-tu ? »Non, je ne le crois pas, c’est un être immatériel presque et sa pensée s’échappe malgré lui. Quelquefois il demande aux médecins si eux voient les choses extraordinaires qu’il aperçoit et il leur parle et leur raconte avec douceur, en termes que je ne saurais rendre, ses impressions ; les médecins le regardent dans les yeux, ces beaux yeux qui n’ont jamais été si beaux et plus intelligents, et se disent entre eux : « C’est singulier. »
Il y a dans le cas d’Arthur quelque chose qu’ils ne comprennent pas.
Les médecins, d’ailleurs, ne viennent presque plus, parce qu’il pleure souvent en leur parlant et cela les bouleverse.
Il reconnaît tout le monde. Moi, il m’appelle parfois Djami, mais je sais que c’est parce qu’il le veut, et que cela rentre dans son rêve voulu ainsi ; au reste, il mêle tout et... avec art. Nous sommes au Harar, nous partons toujours pour Aden, il faut chercher les chameaux, organiser la caravane ; il marche très facilement avec la nouvelle jambe articulée, nous faisons quelques tours de promenade sur de beaux mulets richement harnachés ; puis il faut travailler, tenir les écritures, faire des lettres. Vite, vite on nous attend, fermons les valises et partons. Pourquoi l’a-t-on laissé dormir ? Pourquoi ne l’aidé-je pas à s’habiller ? Que dira-t-ton si nous n’arrivons pas au jour dit ? On ne le croira pas sur parole, on n’aura plus confiance en lui ! Et il se met à pleurer en regrettant ma maladresse et ma négligence : car je suis toujours avec lui et c’est moi qui suis chargée de faire les préparatifs. »

Il s’agit à présent de se demander en quoi ces notes et lettre d’Isabelle, datant respectivement du 4 et 28 octobre 1891, permettent de faire un pas hors de la légende douloureuse et aveugle, restant absolument sourde à la parole d’Arthur Rimbaud, à sa puissance de déploiement, à cette pensée accrochant la pensée et tirant ?

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Arthur Rimbaud lors de sa première communion

D’une part, ces écrits soulignent un détail important, un constat implacable : Arthur a la foi. Plus important encore, l’aumônier précise qu’il n’a jamais vu une foi de cette qualité. Il semble d’autant plus surpris qu’Isabelle lui aura affirmé le contraire. Rimbaud réprouvé, Rimbaud pécheur, blasphémateur. Mais pour celui ou celle qui aura lu avec attention la poésie ─- savante ─- de Rimbaud, plus encore, Une saison en enfer et Illuminations, la connaissance rigoureuse des textes évangéliques est une évidence. A titre d’exemples citons seulement, le début des Illuminations « Après le Déluge », et la fin d’Une saison en enfer dans laquelle Rimbaud annonce l’heure nouvelle, celle du combat spirituel aussi brutal que la bataille d’hommes. Damné ? Maudit ?... Bien au contraire, dépossédé de l’enfer qu’il vient de traverser, Arthur aura le loisir de posséder la vérité dans une âme et un corps. Les maudits n’ont plus d’âme ; Rimbaud, lui, demeure intact.

Il propose : « Damnés, si je me vengeais ? »

Ici, se venger, vindicare, signifie se dégager, se délivrer. Se délivrer des humains suffrages faisant du temps un temps exclusivement linéaire, chronologique.
Arthur, lors de son voyage en tant que Voyant, a trouvé la clé du rouage de l’enfer : le malentendu quant au temps : « Puisque tout passe, tout mérite de passer ».
Marcelin Pleynet, dans Rimbaud en son temps, entend la poésie de Rimbaud comme une révolution faisant place à un temps nouveau, dépris de la représentation du temps comme passer.

Et justement, le temps biblique échappe à cette assignation du temps mesurable, calculable. N’est-ce pas en allant par-delà l’horizon représentatif que Rimbaud découvre ─- comme quelque chose que l’on aurait laissé en retrait, faute de pouvoir encore le penser ─- l’Eternité ? :

« Elle est retrouvée ! / ─ Quoi ? -─ l’Eternité. / C’est la mer mêlée / Au soleil. »
Une saison en enfer, Alchimie du verbe

L’Eternité ! cette entrée en présence, rejouant à chaque instant le monde — rappelons qu’Héraclite considère que le Temps (Aïôn) est un enfant jouant, poussant ses pions sur un damier ─- faisant signe telle une voix résonnant dans le silence, évoquant, Après le Déluge, la nouvelle alliance :

« Aussitôt que l‘idée du Déluge se fut rassise, Un lièvre s’arrêta dans les sainfoins et les clochettes mouvantes et dit sa prière à l’arc-en-ciel à travers la toile d’araignée. »
Illuminations, Après le Déluge

Le temps des Assassins suivra. Et le temps dévoyé, faussé... biologique « sera » lui-même Assassin, oubliant peu à peu puis totalement l’idée du Déluge, et par conséquent, la nouvelle alliance donnant au Temps sa véritable ampleur. Ici, la parole, la vraie, celle du poète, se verra délaissée au profit d’une bavarde et cafardeuse litanie.

Or, où le temps surgit, où il y a temps, il y a aussi parole. Ce surgissement, tel un scintillement de mille pierres précieuses, opère une extraction hors de la communauté du crime.
Ici, la parole, à partir d’elle-même, se déploie à travers un temps ductile, étirable à l’infini ─- pareil au temps biblique. La parole devient alors la matière d’excellence : celle de la perpétuelle mise en forme, composant la nouvelle harmonie :

« Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant [...] Cet avenir sera matérialiste, vous le voyez ; ─- Toujours pleins du Nombre et de l’Harmonie, ces poèmes seront faits pour rester. »
Lettre d’A. Rimbaud à Paul Demeny, Charleville, 15 mai 1871

Aussi, lorsque le poète parle et apparaît en ce monde ennuyé, il offre à notre vue dégagée de nouveaux et vastes horizons. Dès lors, la vue n’est plus la simple vue, elle est une synthèse, une sorte de condensation de tous les sens. La Parole retrouvée — et dans un même élan, le Temps — est parlante : elle ne cesse pas, vole selon et trace en creux le chemin d’une langue transmise par le poète.

D’autre part, dans la plénitude du grand songe, Rimbaud s’éveille et continue de vivre à travers un rêve continuel. Mais cet éveil, celui-là même se retrouvant dans Matinée d’Ivresse, est une méthode qui ne souffre pas, comme le veut la tradition Logique, la dichotomie rêve/réel - comme si nous savions en effet avec certitude ce qu’est le réel :

« [...] Petite veille d’ivresse, sainte ! quand ce ne serait que pour le masque dont tu nous as gratifié. Nous t’affirmons, méthode ! [...] »
Illuminations, Matinée d’Ivresse

Loin de Caliban, pleurant au matin sur son rêve :

"The clouds methought would open, and show riches / Ready to drop upon me, that when I waked / I cried to dream again."<

A. Rimbaud le prolonge volontairement. Sa sœur le dit elle-même : on dirait qu’il le fait exprès. Arthur ne dort pas, il est pleinement éveillé au point de pouvoir, malgré la morphine, reconnaître tous les acteurs somnambuliques de sa dernière scène (« Il reconnaît tout le monde »).

Mais Rimbaud, s’étant reconnu poète, a travaillé à se rendre Voyant :

« Je veux être poète, et je travaille à me rendre Voyant : vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. »
Lettre d’Arthur Rimbaud à Georges Izambard, Charleville, 13 mai 1871

Ce que les autres prennent pour une folie, un délire, est en réalité un long et raisonné dérèglement de tous les sens. De tous les sens, y compris, comme le précise Marcelin Pleynet, du bon sens. Il paraît donc logique que si Arthur se met à dire tout haut les choses extraordinaires qu’il voit, ces visions restent à l’état de divagations pour ceux qui représentent la comédie du bon sens : les sœurs, les médecins, les infirmiers... Peut-on ajouter Isabelle à cette liste non exhaustive ? Je ne pense pas. Isabelle sait que son frère n’est pas fou, elle ne peut expliquer la « singularité » d’Arthur, mais du moins, elle la reconnaît avec intelligence : « Il y a dans le cas d’Arthur quelque chose qu’ils ne comprennent pas. ». Pour ce « ils », Arthur Rimbaud devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit...

Isabelle, entre dans le jeu d’Arthur, non par pitié, ou même par compassion, mais par admiration : « Moi, il m’appelle parfois Djami, mais je sais que c’est parce qu’il le veut, et que cela rentre dans son rêve voulu ainsi ; au reste, il mêle tout et... avec art. » Isabelle laisse venir à elle la féerie, et découvre enfin le Poète, la maîtrise stupéfiante de son art... lui, étrange Arthur, ayant cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun.

Le temps linéaire veut que la mort soit néant et que le néant soit mort afin que le calvaire de l’existence se finisse une bonne fois pour toutes... Mais si d’une voix surgit un corps cela signifie que :

« Où a été parlé, parler ne cesse pas. Où a été parlé, parler reste à l’abri. Où a été parlé, la parole rassemble la manière dont elle continue à se déployer à partir d’elle - le perpétuel de son déploiement : son être. »
Heidegger, Acheminement vers la parole.

Arthur Rimbaud n’a jamais perdu l’intelligence de ses visions. Et si ce temps appelle encore d’autres horribles travailleurs à monter à bord du navire voguant à la découverte de l’inconnu, une voix, d’ores et déjà en partance, dira probablement ceci :

« Je suis complétement paralysé : donc je désire me trouver de bonne heure à bord. Dites-moi à quelle heure je dois être transporté à bord... »
Lettre d’Arthur Rimbaud au directeur des messageries maritimes, Marseille le 9 novembre 1891.

Qu’il vienne, qu’il vienne le temps du Départ dans l’affection et le bruit neufs !

Ludivine Sereni , le 10 novembre 2012


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2 Messages

  • Ludivine Sereni | 17 novembre 2012 - 22:15 1

    Pierre Michon est certainement l’un des écrivains ayant le mieux "capté" l’esprit rimbaldien...

    Cela dit, je suis encore sous le choc de la lecture de Rimbaud en son temps ; je trouve - mais ce n’est qu’un avis personnel -, que Pleynet parvient au coeur même de la puissance poétique du texte, dans sa science du mouvement ...

    A l’instar de Rimbaud, inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui l’ont précédé, Pleynet semble trouver la clef d’une méthode où, continuellement, le dire du poète se fait pensée.

    Ce qui est certain, c’est que Rimbaud, sa poésie, - et après tout ils ne font qu’Un -, émerveille toujours.

    Je relis avidement Illuminations depuis quelques jours, et à chacune de mes lectures, je vois danser sous mes yeux le prodige !

    Merci pour la découverte de cette archive-vidéo. Pierre Michon a parfaitement raison de dire qu’Arthur Rimbaud s’échappe du modèle social dominant.

    Mais c’est peut-être en ça que séjourne le grand mystère Rimbaud : l’échappée !


  • anonyme | 16 novembre 2012 - 20:17 2

    Pierre MICHON a très bien "compris" Arthur Rimbaud en écrivant "Rimbaud, le fils".

    C’est l’un des meilleurs textes "poétiques" pour nous parler de lui en lui parlant...

    Dominique Gontier