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L’Éclaircie (V) : le regard des dieux grecs

D 12 février 2012     A par Albert Gauvin - C 4 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


« Les dieux sont ceux qui regardent vers l’intérieur,
dans l’éclaircie de ce qui vient en présence
 »
Heidegger

C’est par cette citation de Martin Heidegger que s’ouvre l’entretien que Philippe Sollers accorde à Jacques Henric dans le numéro de février d’art press pour la publication de son dernier roman L’Éclaircie. Le lecteur attentif, s’il est internaute, n’a pas manqué de voir que cette citation figure désormais en tête du site de Sollers. L’auditeur tout aussi attentif a, bien évidemment, remarqué que c’est la troisième citation sur laquelle Sollers a attiré notre attention lors de sa conférence du 23 janvier aux Bernardins — les deux autres citations étant d’Isidore Ducasse : « Dans la nouvelle science, chaque chose vient à son tour, telle est son excellence » ; et de Rimbaud : « Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m’ont précédé ; un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de l’amour » [1].

L’Éclaircie :

Vous n’allez tout de même pas me dire que Manet est une sorte de dieu grec ? Mais si, justement, à condition de savoir, ou plutôt d’éprouver, ce qu’est un « dieu grec ». Prenons le plus profond penseur qui s’est occupé de ces choses au 20e siècle :
« Un dieu grec n’est jamais un dieu qui commande, mais un dieu qui montre, qui indique. »
Et surtout :
« Les dieux sont ceux qui regardent vers l’intérieur, dans l’éclaircie de ce qui vient en présence. »
Voilà ce que pensait et voyait, sans arrêt, la main de Manet.
(Gallimard, p. 28)

Le dieu qui commande est le Dieu de la Bible, Dieu des armées, Dieu du monothéisme. Les dieux grecs ne commandent pas, ils montrent, ils indiquent, ils « regardent vers l’intérieur, dans l’éclaircie de ce qui vient en présence ». Heidegger insiste : il faut aussi le travail de la main, car « la main forme avec la parole le trait essentiel de l’homme » (Parménide, Gallimard, 2011, p. 132 [2]).

« Les dieux sont ceux qui regardent vers l’intérieur, dans l’éclaircie de ce qui vient en présence » : la citation de Heidegger provient d’un texte "bien connu", « Aletheia », lu dans un cours sur Héraclite, pendant les « temps obscurs » de l’été 1943 (et publié en français en 1958 dans Essais et Conférences), dans lequel le penseur interprète le fragment 16 d’Héraclite [3]. Je la donne dans son intégralité telle qu’elle est rappelée dans une simple note du Parménide, cours de 1942-1943 qui a été traduit en français, pour la première fois, en 2011 :

« La présence des dieux, toutefois, demeure autre que celle des hommes. En tant que δαίμωνες, θεάοντες, les dieux sont ceux qui regardent vers l’intérieur, dans l’éclaircie de ce qui vient en présence, qui concerne à leur manière les mortels et dont ils s’approchent, le laissant reposer devant dans son état de chose présente et le gardant sous leur attention. » [4]

La vulgate oppose volontiers, encore de nos jours, ces « présocratiques », Héraclite et Parménide, le penseur du « devenir » et le penseur de « l’être ». Ce n’est pas le cas de Heidegger qui, au même moment, en 1943, en pleine dévastation mondiale, médite conjointement sur les deux penseurs grecs dans la perspective de l’« Aletheia » et de « la déesse Aletheia », « la déesse Vérité » — et non, nous dit Heidegger, « la déesse de la Vérité » (la déesse n’est pas une messagère de la Vérité, mais la Vérité elle-même) [5].

Dans le Parménide de Heidegger — cours prononcé à l’Université de Fribourg-en-Brisgau durant le semestre d’hiver 1942-1943 —, la note et la citation figurent à la fin d’un long développement sur « le regard qui donne à voir le visage de l’être » et avant un autre développement sur « le caractère non démonique des δαίμωνες » et ce que Heidegger appelle « l’émergence décelante de l’être : l’éclaircie ».

Au risque d’ennuyer les lecteurs qui n’auraient pas vraiment lu L’Éclaircie ou qui n’auraient pas vu, victimes de quelque « maladie oculaire » [6], que l’un des personnages principaux s’appelle Lucie — «  lumière, éclaircie » — comme «  la sainte personnelle de Dante qu’elle aurait guéri d’une maladie oculaire » (lecteurs qui, dès lors, peuvent passer outre et aller directement à l’entretien d’art press), je crois utile de citer tout le passage du Parménide de Heidegger pour y faire entendre le grec (à travers l’allemand traduit en français) [7], son regard, son dieu (son démon), son caractère « in-quiétant » (en écartant de ce mot, comme le souligne Heidegger, « toute représentation de quelque chose de prodigieux, d’écrasant, passant toute mesure, ou encore d’étrange », mais en le concevant « comme le simple qui brille à travers ce qui est familier », « rayonnant à travers lui et autour de lui ») :


Le regard du dieu

Le regard (θεάω) qui donne à voir le visage de l’être.
L’aspect (le visage) de l’être (είδος).
Le dieu (δαίμων) grec qui, regardant, se présente dans le hors-retrait.
Ce qui perce du regard dans le familier : l’in-quiétant.
L’apparition de l’inquiétant dans le regard de l’homme
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« Regarder » se dit en grec θεάω. De façon remarquable — ou devrions-nous nous en émerveiller ? — seule est connue la forme moyenne θεάμου, que l’on traduit par « contempler » et « être spectateur » ; d’où le mot de θέατρον, le lieu du spectacle, le « théâtre ». θεάμου signifie toutefois, pensé de manière grecque : se ménager un regard [8], θεά, un regard au sens du visage [9] qu’offre et que présente quelque chose. θεάω, regarder, ne signifie par conséquent nullement voir au sens d’examiner et de considérer à travers une représentation, par quoi l’homme se tourne vers l’étant en tant qu’« objet » et le saisit. θεάω désigne bien plutôt le regard dans lequel celui qui regarde se montre lui-même, apparaît et « est là » (je souligne). θεάω est le mode fondamental sur lequel celui qui regarde s’offre et se présente (δαίω) lui-même dans le visage de son essence, c’est-à-dire émerge, en tant que non celé, hors du retrait. Le regard, même le regard humain, n’est pas, éprouvé de façon originaire, la saisie de quelque chose, mais l’exposition de celui qui voit, à partir de laquelle un regard qui saisit devient seulement possible. Si l’homme ne fait plus l’expérience du regard qu’à partir de lui-même, et conçoit le regard précisément à partir « de soi » en tant que Je et que sujet, le regard n’est plus alors qu’une activité « subjective » tournée vers des objets. Si l’homme, toutefois, ne fait pas l’expérience de son propre regard, de ce qu’est le regard humain, à travers la « réflexion » sur soi de celui qui se représente lui-même voyant, si bien plutôt, laissant venir à lui sans la moindre réflexivité ce qu’il rencontre, il fait l’expérience du regard à l’aune du regard que lui lance l’homme qui vient à sa rencontre, alors le regard de l’homme rencontré se révèle comme ce en quoi il attend lui-même la venue de l’autre, c’est-à-dire se découvre lui-même comme tel, et est. Le regard qui laisse venir à lui ce qu’il rencontre, le regard humain ainsi éprouvé dévoile l’homme rencontré lui-même dans le fond de son être.

Pour nous autres hommes modernes, et plus largement pour l’humanité postérieure au monde grec, tout est depuis longtemps à ce point renversé que nous comprenons le regard exclusivement comme une représentation humaine dirigée vers l’étant. Par là le regard n’est nullement pris en vue, mais seulement considéré comme une « activité » s’accomplissant elle-même, à savoir comme l’acte de la re-présentation. Re-présenter signifie ici : poser devant soi, mettre devant soi et maîtriser, s’emparer de quelque chose. Les Grecs font l’expérience du regard tout d’abord et proprement comme du mode sur lequel l’homme, avec les autres étants eux-mêmes, mais en tant qu’homme, émerge et vient en présence dans son être même . En termes modernes, et donc insuffisants, mais pour nous sans doute plus intelligibles, nous pouvons dire de manière plus concise : le regard, δέα, n’est pas l’acte de regarder en tant qu’activité ou acte du « sujet », mais le visage en tant qu’émergence de l’« objet » qui vient à notre rencontre. Regarder, c’est se montrer, épiphanie dans laquelle l’essence de l’homme rencontré se tient rassemblée, dans laquelle il « émerge » au double sens où son essence est rassemblée dans le regard, comme la somme de son existence, et où ce rassemblement et ce tout simple de son essence s’ouvrent dans le regard — mais s’y ouvrent pour laisser en même temps venir en présence dans le hors-retrait le cèlement et l’abîme de son être.

(Regarder, θεάω, signifie : donner à voir le visage, à savoir le visage de l’être de l’étant que ceux qui regardent sont eux-mêmes. Un tel regard est ce qui distingue l’homme, et il ne peut se distinguer par là que parce que ce regard, qui montre l’être lui-même, n’est rien d’humain, mais appartient à l’essence de l’être lui-même en tant qu’apparaître dans le hors-retrait.)

C’est ainsi seulement si nous pensons déjà le décèlement comme trait fondamental de l’« essence » et de l’être chez les Grecs, autrement dit si nous pensons l’άλήθεια ou, à tout le moins, nous efforçons d’en faire l’expérience, que nous sommes en mesure de penser le θεάω, le regard, comme le mode fondamental sur lequel l’apparaître et l’essence se montrent et s’offrent dans le familier. C’est seulement si nous faisons l’expérience de ces rapports d’essence simples que nous comprenons ce qui autrement demeure incompréhensible, à savoir qu’à la fin du monde grec encore, chez Platon, l’être soit pensé à partir de la « vue » [10] et de l’« aspect » [11] à travers lesquels quelque chose se présente, du « visage » [12] qu’« offre » chaque fois une « chose » ou de manière générale un étant. Le « visage » qu’offre une chose, son « aspect », s’appelle είδος ou ίδέα. L’être — ίδέα — est dans tout étant ce qui se montre et ce qui à travers lui nous regarde ce sans quoi l’étant ne pourrait d’aucune manière être saisi en tant qu’étant par l’homme. Ce qui perce du regard dans tout ce qui est familier, l’in-quiétant en tant que ce qui se montre au préalable, est ce qui originairement regarde en un sens insigne : τό θεαον, c’est-à-dire τό θείον ; ce que l’on traduit, sans penser de manière grecque, mais « correctement », par « le divin ». Oί θεοί, ceux que l’on nomme les dieux, qui lancent le regard au c ?ur du familier et partout étendent le regard sur lui, sont oί δαίμονες, ceux qui indiquent et qui font signe [13].

Puisque le dieu en tant que dieu est celui qui regarde, et regarde en tant qu’il déploie son essence, θεάωη, il est le δαίων - δαίμων qui, regardant, se présente dans le hors-retrait. Celui qui se présente lui-même à travers le regard est le dieu, car le fondement de l’in-quiétant, l’être lui-même, a pour essence d’apparaître en se découvrant. Mais l’in-quiétant apparaît au sein du familier et en tant que celui-ci ; celui qui regarde apparaît sous le visage et l’« aspect » du familier, de l’étant. Celui dont le regard, au sein du familier, laisse venir à lui ce qu’il rencontre, est l’homme (Idem). Aussi le visage du dieu doit-il, au sein du familier, se rassembler dans la sphère essentielle de ce regard humain, et sa figure doit-elle s’y ériger. L’homme lui-même est l’étant dont le trait distinctif est d’être appelé par l’être lui-même de telle sorte que, alors que l’homme se montre, apparaît dans son regard et dans son visage l’inquiétant lui-même, c’est-à-dire le dieu [14].

Martin Heidegger, Parménide, Gallimard, p. 167-170.

*


Heidegger écrit un peu plus loin — cela nous ramène au coeur de « l’éclaircie » :

L’expérience initiale de la pensée

NOTE :
Das Sichlichten und die Lichtung. —
Cf. Sein und Zeit, § 28, GA, Bd. 2, p. 177 : le Dasein « est lui-même l’éclaircie », c’est-à-dire est le feu même, l’ouverture au sein de laquelle tout ce qui se montre vient à se montrer ;
cf. ibid., § 36, p. 226. Ce qui par là demeure, et ne pouvait que demeurer inaccessible dans Être et temps, est la question de l’éclaircie de l’être lui-même, c’est-à-dire la vérité de l’essence de l’être, l’Ereignis même, antérieur à l’être et au Dasein, comme le tenant même du rapport, le « rapport de tous les rapports » ;
cf. Unterwegs zur Sprache, GA, Bd. 12, p. 256 ; Le chemin vers la parole, trad. F. Fédier (in Acheminement vers la parole, tel gallimard, 1976, p. 256).

[...] Nous qui venons si tard, toutefois, ne pouvons faire l’expérience de l’essence des δαίμονες, en tant que ceux qui paraissent au coeur du familier, se présentent dans l’étant et, ainsi, font signe de l’étant vers l’être [15], qu’à la seule condition que nous parvenions à un rapport à l’άλήθεια — ou du moins à pressentir celle-ci — d’une manière qui nous donne à percevoir la façon dont le décèlement et l’émergence régissent de part en part l’essence de l’être dans son émergence initiale chez les Grecs. Dans la mesure où l’être se déploie depuis l’άλήθεια, lui appartient l’émergence qui se décèle. Nous nommons celle-ci le s’éclaircir et l’éclaircie (cf. Être et temps [note ci-contre]). Ce nom provient lui-même d’une expérience initiale de la pensée, dans la contrainte qu’elle éprouve lorsqu’elle s’efforce de penser et ainsi seulement de saisir l’άλήθεια dans sa « vérité » propre (je souligne). Ce nom différent que nous lui donnons, qui vient comme de lui-même à la parole, ne consiste nullement en une simple substitution de termes pour une chose qui, par ailleurs, demeurerait pensée de la même manière. Ce qui est éclairci se manifeste originairement dans la transparence du diaphane, c’est-à-dire comme le clair et le lumineux. C’est seulement en tant que l’άλήθεια déploie son essence qu’elle porte l’éclaircie au jour dans le hors-retrait. Parce que dans l’essence celée de l’άλήθεια advient [16] l’éclaircie, nous faisons l’expérience de l’émergence et de la venue en présence — c’est-à-dire de l’être — à la « lumière » du clair et du « lumineux ». Se déceler dans la lumière, c’est briller. Le soleil brille. Ce qui brille et paraît est ce qui se montre au regard qui envisage [17]. Ce qui apparaît au regard qui envisage est le visage [18] qui se manifeste à l’homme et s’adresse à lui, la vue [19]. Envisager [20], ce que l’homme accomplit relativement à la vue qui apparaît, est déjà la réponse à la vue originelle, qui seule élève à l’être le regard humain qui envisage. C’est ainsi en vertu du règne de 1’άλήθεια et de lui seul que le regard est le mode initial de l’émergence dans la lumière et de la venue au jour, c’est-à-dire de l’éclat du paraître dans le hors-retrait. Nous devons comprendre ici le regard de façon originaire et grecque, à l’aune du regard à travers lequel un homme qui vient à notre rencontre, se rassemblant dans cette émergence qui s’offre d’elle-même au jour, sans réserve et sans reste, expose son être et le laisse « émerger ». Ce regard qui rend seul possible toute venue en présence est par conséquent plus originaire que la présence des choses (je souligne), car le regard qui se décèle, conformément à l’essence pleine du décèlement, cèle et recèle en même temps en lui du non-celé. La chose en revanche, dépourvue de regard, n’apparaît qu’en tant qu’elle se tient dans le hors-retrait, sans rien avoir elle-même à déceler ni par conséquent à celer. [...]

Martin Heidegger, Parménide, Gallimard, p. 174-175.

Note du 20 juin 2012.

Dans la 26ème séance de son séminaire consacrée au « chemin d’Anaximandre » (9 juin 2012) et intitulée « Sous le regard de Calchas », Gérard Guest revient sur la signification du « voir » chez les Grecs. Il cite un long passage du texte de Heidegger La parole d’Anaximandre (Chemin qui ne mènent nulle part, Gallimard, p. 283-284). Il y est question du voyant.


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Dans un second temps, Gérard Guest évoque L’Éclaircie de Philippe Sollers et la citation de Heidegger mise en exergue et commentée par Sollers : « Les dieux sont ceux qui regardent vers l’intérieur, dans l’éclaircie de ce qui vient en présence ». C’est la dernière séquence de son séminaire.


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« En avant »

Vous pouvez peut-être maintenant vous approcher de Manet, cette «  sorte de dieu grec », et, en regardant le portrait de Berthe Morisot au bouquet de violettes (1872), comprendre :

ce que pensait et voyait, sans arrêt, la main de Manet.

et :

ce que Manet a découvert dans le noir — le regard du regard dans le regard , l’interdit qui dit oui, la beauté enrichie de néant. (L’Éclaircie, p. 25 et 28. Je souligne)

Manet, Berthe Morisot au bouquet de violettes, 1872.
« Berthe est la future belle-soeur de Manet,
« la très belle soeur » du peintre du désir incestueux. »
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

C’est en pensant à sa soeur, Anne, décédée d’un « cancer foudroyant », que le narrateur de L’Éclaircie regarde le portrait de Berthe Morisot [21]. Il note à propos de ce portrait :

On dirait qu’elle est en grand deuil, mais elle est éblouissante de fraîcheur et de gaieté fine. [...] La très belle soeur de Manet le voit, lui, ce peintre, elle le traverse. Les violettes sont leur secret commun, elle porte le deuil en avant des massacres de la Commune. Elle a tout l’avenir devant elle. Ni la Terreur ni la Mort ne règnent ici, et le 18e siècle devait passer par ce noir pour s’approfondir. Le noir, donc, comme lumière, dans une jolie veuve, une jolie soeur.

On pouvait déjà lire dans L’étoile des amants :

Le peintre français Edouard Manet était un grand amateur de violettes. On devrait se demander pourquoi. La vérité, en un sens, est violette.

et dans Fleurs :

Violette, amour caché, clandestinité, secret, ambiguïté sexuelle, unisexualité, etc. Impossible, avec la violette, de ne pas penser au bouquet introduit par Manet dans le corsage de sa belle-soeur Berthe Morisot, elle-même fleur noire et rose au regard vif de noirceur. Du même, le bouquet de violettes, près d’un éventail, petit roman érotique. [22]

La « déesse Vérité » a son bouquet de violettes.

Mais sans ce noir, sans ce deuil, pas de lumière, pas d’éclaircie, pas de vérité, pas de « en avant ». La peinture de Manet comme la poésie de Rimbaud, ce contemporain (qu’il aurait pu rencontrer, souligne Sollers), ne rythme plus l’action : elle est en avant [23].

Je pense à nouveau à Heidegger qui, commentant maintenant Hölderlin (toujours en 1943), note que « le deuil qu’un abime sépare de la simple tristesse, est la joie qui s’éclaire pour accueillir le plus-joyeux » et écrit :

Le Joyeux [...] Parce que sa nature est l’éclaircie, il "aime cela", "ouvrir" et "éclairer".
Lui, "le Joyeux", il ramène à la joie les endeuillés eux-mêmes, sans doute "d’une main lente". Il n’ôte pas le deuil, mais il le change, en laissant pressentir à ceux qui sont livrés au deuil que même le deuil ne peut provenir que de "joies anciennes" [24].
*


L’Éclaircie

L’entretien de Philippe Sollers du numéro d’art press de févier 2012 est présenté par Jacques Henric [25]. Henric y insiste sur la dimension matérialiste, physique, corporelle, de « l’expérience intérieure » de Sollers. J’ai déjà insisté sur cet aspect fondamental de sa pensée qui nous ramène à une autre tradition grecque (celle de Démocrite ou d’Épicure) [26].

Déjà, dans Une vie divine, roman de Philippe Sollers paru en 2006, le narrateur se demandait : « Où suis-je, qui suis-je ? ». Dans le roman suivant, les Voyageurs du temps, dès les premières lignes, un début de réponse était apporté à la seule question qui vaille, pour qui écrit : qu’est-ce qu’un sujet qui a été jeté dans l’espace et dans le temps ? « Merci au corps d’être là, en tout cas, silencieux, à l’oeuvre. » C’est donc le corps, « à l’oeuvre », qui décide de tout. De tout, à savoir, de la façon dont, quasi physiquement, ce corps va échapper au lieu et voyager dans le temps, en être le passager pour qui chaque instant de sa vie sera éternité. Ce matérialiste de fond qu’est, qu’en vérité a toujours été, Philippe Sollers (« Merci au corps... »), a raison de préciser que, paradoxalement, son expérience intérieure dont rendent compte les milliers de pages de cet unique grand livre qu’est le déploiement de son écriture de roman en roman, est en son fond une aventure métaphysique. Il en suggère l’énigmatique profondeur en citant cette phrase de l’Évangile selon Philippe : « Bienheureux celui qui est avant d’avoir été. Car celui qui est a été et sera. »
Dans l’Éclaircie, voici d’entrée des corps, sur une photo un bébé bouffi, sur une autre de très jeunes enfants, Anne et Philippe, un frère et une soeur, puis surgissent d’autres corps, une femme, Lucie, sans laquelle, sans cette « une » entre toutes, peu de chance serait offerte au voyageur du temps d’atteindre ce que seuls les dieux, selon Heidegger, connaissent : « l’éclaircie de ce qui vient en présence », puis d’autres femmes encore, Méry, Berthe, Victorine, Eva, venues de loin, de la vie et de tableaux de peintres, ces peintres en qui leurs contemporains n’ont pas su reconnaître « les dieux grecs » qu’ils étaient, Manet et Picasso. À suivre donc comment ce bébé joufflu pris en photo dans la lumière d’une clairière, prêt à partir pour un voyage dans le temps, va de rencontre en rencontre, continûment, via l’écriture, vivre une vie livrée aux miraculeux pouvoirs de l’éclaircie. Jacques Henric


Philippe Sollers, entretien avec J. Henric

Philippe Sollers, Ile de Ré, Photo Sophie Zhang. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Pour la première fois, j’introduis dans ce roman un personnage qui est la soeur du narrateur. Tout part d’une photographie : le narrateur a deux ans, la soeur a six ans de plus que lui, et sur la photographie, cette sorte de petit animal jeté dans l’existence se trouve sous un cèdre et depuis, dit-il, il est resté sous cet arbre dans une éclaircie qui le rend extatico-invisible. Le personnage de la soeur complice, Anne, est très présent dans la mesure où c’est à partir d’un deuil, sa mort rapide, que tout à coup la mémoire surgit à la verticale. Que s’est-il passé, en fait, à partir d’un acte quasiment incestueux dans ce rapport entre un frère et une soeur ? Quelqu’un m’a dit « Mais alors c’est comme dans l’Homme sans qualités de Musil, entre Agathe et Ulrich... » J’ai dit oui, si vous voulez, sauf qu’il n’y a pas le même coefficient d’intensité et de crudité chez Musil. Et puis, cherchez dans la littérature universelle où cela a pu être vécu et dit ainsi, malgré l’interdit ? Vous ne trouverez pas un livre qui commence abruptement de cette façon. Dans les Folies françaises, j’avais déjà abordé la chose, mais il s’agissait d’un père et d’une fille alors que, là, il s’agit d’un frère et d’une soeur, et une soeur plus âgée. La vie a parfois un côté magique. Cette soeur se réincarne soudain sous vos yeux dans un personnage qui lui ressemble, une jeune femme qui vient de Bordeaux, a beaucoup d’argent, et que le narrateur rencontre le soir de l’arrivée du manuscrit de Casanova à la Bibliothèque nationale de France. Elle s’appelle Lucie. J’étais là et je raconte la scène. Ce manuscrit arrive, qui, je le rappelle, a été falsifié et a fait beaucoup jaser. Il est couvert d’une belle écriture noire, fine, serrée. Le descendant de Brockhaus, l’Allemand qui possédait ce manuscrit, est présent, les cameramen et les photographes sont tous là au-dessus du manuscrit, je suis obligé de leur faire remarquer qu’ils sont en train de filmer un manuscrit écrit en français, ce qui n’a pas l’air de les intéresser outre mesure. On a d’un côté le manuscrit, et de l’autre il y a le chèque du mécène anonyme, sept millions et demi d’euros sur la table. Le ministre de la Culture, voyant que je suis là, saisi d’une hallucination charmante, dit : de même qu’il y a ici le petit-fils de Brockhaus, il y aussi le petit-fils du petit-fils de Casanova. Le soir, il y a un dîner, où je suis invité, c’est là que se présente à moi le double, en quelque sorte, de ma soeur Anne. Cette femme est évidemment plus jeune mais c’est quand même une étrange transfusion d’identité. Je lui dis qu’elle ressemble à ma soeur. — Ah bon, vous avez une soeur ? — Elle vient de mourir. Et là, le déclic. Je veux dire que vous avez à la fois la mort, c’est-à-dire un certain noir, et immédiatement l’accrochage de ce qu’on appelle habituellement le coup de foudre et que je préfère appeler le coup de nuit. Le coup de nuit va beaucoup plus loin que le coup de foudre. Le coup de foudre fait des étincelles mais il peut aussi se désagréger en laissant dans l’atmosphère de pénibles résidus. Le coup de nuit, en revanche, engage à quelque chose de beaucoup plus profond qui entraîne la mise en place d’un dispositif clandestin en plein Paris. Où peut-on trouver un exemple de ce coup de nuit pour tenter de le faire sentir à travers la vie elle-même ?


Deux peintres


Picasso, Les Amoureux, 1919. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Il se trouve que se présentent alors à moi deux peintres. Pas un hasard. Je comprends vite que ces deux-là ont vécu cette chose, et que si l’un s’est intéressé à l’autre, à savoir Picasso à Manet, c’est en toute logique. Quand vous prenez Berthe Morisot au bouquet de violettes, tableau extraordinaire de 1872, Berthe, très belle, a l’air en grand deuil de la Commune de Paris, événement qui a beaucoup frappé Manet. Que se passe-t-il dans ce tableau comme dans tous les autres tableaux de Manet ? Picasso se pose la question, et il est alors bien le seul. C’est ainsi qu’en 1919, dans un tableau extraordinaire, les Amoureux, il écrit en haut à droite Manet. Personne ne parle plus de Manet en 1919, il y a longtemps qu’il est complètement oublié au milieu du fouillis de la production des peintres déclarés « modernes ». Énorme erreur, car au lieu de fonder la modernité en peinture, Manet a tout simplement, et c’est là le scandale, ressuscité l’art le plus fondamental, c’est-à-dire celui qui passe par Vélasquez, Goya, Titien...

L’autre contresens d’interprétation consiste à ne pas voir comment il s’est approprié la substance féminine qui passe d’une façon éblouissante, vous l’avez d’ailleurs signalé vous-même dans votre Manet, à travers Victorine Meurent, Berthe Morisot, Méry Laurent. Qu’est-ce qu’un homme qui arrive à discerner une femme et à lui faire sentir qu’il la comprend mieux qu’elle ne se comprend elle-même ? Pour ça, il faut qu’il y en ait une en face, une Victorine Meurent, une Berthe Morisot... Avec celle-ci, l’inceste est à peine caché puisqu’il lui fait épouser son frère, elle va donc s’appeler Berthe Manet, et il y a aussi Méry Laurent, qui est là dans son atelier, qui y fait sa toilette. Qui est Manet ? Manet, dit Mallarmé, qui le visitait souvent, Manet est un « chèvre-pied ». Il le décrit ainsi, chèvre-pied, ce qui veut dire indubitablement satyre. La vie de Manet, dans les années 1860 à Paris, se passe en effet dans une drague intensive de celles qui deviendront ses modèles. Tout est organisé de façon très subtile. Dans son atelier, il y a des femmes, et après avoir peint, il rentre chez lui, dans un havre tout à fait confortable. Je rappelle qu’il a épousé son professeur de piano, hollandaise, qui lui joue son compositeur préféré : Haydn. Manet est un bourgeois aristocratique, anarchiste, qui a été très choqué par les massacres de la Commune, les fusillades dans les rues à bout portant, qu’il a peints, se souvenant de son tableau l’Exécution de Maximilien. Quel peintre ! Le seul qui s’en est approché de près autrefois, c’est Bataille. Le Manet de Bataille est un texte éblouissant. Il faut se demander comment il se fait qu’il y ait eu un écrivain, Bataille Georges, qui en 1955, après des années de dévastation, se soit intéressé simultanément à Manet et à Lascaux, ouvrant par là-même un espace et un temps considérables. Lascaux-Manet : y a-t-il une temporalité de l’art autre que celle qu’on nous raconte et qui va jusqu’à l’art contemporain, dont je ne dirai pas de mal dans les colonnes d’art press [rires] ! Ce qui m’intéresse, là, c’est le contresens énorme qui fait de Manet le précurseur de la « modernité », à travers les impressionnistes. Montrez-moi des femmes qui aient une intensité particulière chez Monet. Il n’y en a pas. Monet est un peintre magnifique, vous avez des figures qui se promènent dans de superbes paysages, mais il n’y en pas une qui soit présente en profondeur. Pareil avec Cézanne. Bon, vous avez Madame Cézanne, mais quel air pétrifié ! Matisse, même chose, lequel d’ailleurs n’aimait pas Manet, Picasso en témoigne en 1906. Ils sont ensemble et Matisse lui dit préférer Ingres. Picasso, très surpris, lui lance « Manet est un géant ! » Quelle énigme est contenue dans les tableaux de Manet qui renvoie à quelque chose de profondément enfoui, refusé, et qui provoque le scandale ? L’avant-garde d’alors, c’étaient les pompiers, c’était Cabanel. Les bourgeois et déjà les classes moyennes constituaient le public de l’époque, ils adoraient ce genre de kitsch. Manet arrive avec quelque chose d’absolument différent que Bataille appelle « l’indifférence suprême », celle qui n’est même pas consciente de faire scandale. Il y a une innocence de Manet D’où sa surprise en voyant les réactions hostiles autour de ses tableaux. Puis son écoeurement, au point qu’il ne pouvait plus lire les journaux. Il est mort usé, encore jeune. Donc, présence de quoi ? Eh bien, selon moi, de la chose incestueuse elle-même. Berthe Morisot est la soeur de Manet, que ce soit sa belle-soeur ne change rien au problème. Quant à Picasso, il faudra se demander pourquoi il se retourne toujours vers Manet quand il a des difficultés avec son oeuvre et dans sa vie, notamment avec le lourd animal communiste, qu’il a niqué avec désinvolture, ce qui doit être mis à son actif. Revenons à Manet et prenons le Déjeuner sur l’herbe. Qu’est-ce qui fait la force inouïe de ce tableau ? Voilà l’idée que j’avance, c’est tout simplement que ce qui se raconte dans ce tableau est très romanesque. Ces peintres, Manet, Picasso, écrivent des romans sous vos yeux. Il suffit de se demander et d’entendre, si on vit d’une certaine façon, ce qu’ils nous disent dans leur peinture. Ce n’est pas seulement une question de beauté, de poésie, au sens édulcoré de ces mots, c’est qu’ils sont au coeur même du réel, du et c’est formidablement romanesque.


De haut en bas : Eva Gouel, photo Picaaso, 1912.
Picasso, Les Amoureux, 1919.
Picasso à 7 ans, avec sa soeur Lola.
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

J’ai pris les femmes de Manet, prenons celles de Picasso. Vous avez Fernande au Bateau-Lavoir, puis on passe à Eva, personnage extraordinairement intéressant. Eva Gouel, qui va mourir en 1915, est la grande passion de Picasso, ses lettres le prouvent. Elle est malade, il va la voir à l’hôpital, il est dans le métro, il n’en peut plus, il arrive à peindre quand même, regardez l’Arlequin de 1915, c’est une sorte de triomphe sur la maladie et la mort, la mort d’un grand amour Les portraits d’Eva, c’est l’époque la plus audacieuse de Picasso. Il la prend en photo, les photos de Picasso sont très importantes, il la peint en violon cubiste, puis il écrit sur les tableaux « jolie Eva », « j’aime Eva ». Picasso, à la fin de sa vie, disait : voilà, ce fut pour moi le grand moment de la découverte. Après il a fait autre chose, surtout Guernica. Mais la transformation corporelle, physique, dans la représentation, si vous regardez le portrait d’Eva et comment il la représente, comme un violon, cela oblige déjà à insister sur un point qui a été peu perçu le rapport de Picasso (comme de Manet) à la musique.

La présence systématique d’instruments de musique dans ses tableaux, ou sur les photos quand il se photographie lui-même, est significative. « « Les murs s’ouvrent devant moi, maintenant je comprends la photo, je peux mourir », dit-il. Il faut dire qu’il prenait beaucoup de haschisch à l’époque, ce qui est aussi une façon d’exister, que n’a décidément pas connue Georges Braque, ni bien d’autres, qui n’ont pas connu non plus la drague des jeunes modèles sur les boulevards, comme la pratiquait Manet, lesquels modèles ne s’en sont jamais plaints. Ces gens avaient une liberté de vie et de pensée étonnantes, notamment dans la façon très singulière d’organiser leur existence dans la clandestinité. Pablo Picasso a trente ans quand il rencontre Eva, l’âge qu’a Manet quand il peint le Déjeuner. On a envie de dire qu’ils reviennent ! Qu’ils se manifestent !


L’Église communiste contre lui

Je signale, en passant, qu’il y a dans l’Éclaircie une critique historique et sociale qui consiste à montrer comment les Français ont été atteints par une perte de conscience de soi, et pourquoi c’est un Espagnol qui s’en est rendu compte. Qu’est-ce qui a pu l’intriguer à ce point ? Et qu’est-ce qui a pu lui communiquer cette lucidité-là ? Je crois, et ça n’a jamais été évoqué nulle part (j’en reviens au coeur de mon livre), qu’il s’agit de sa relation avec ses deux soeurs. L’une s’appelle Lola. Il existe une photographie prise par Picasso à Barcelone, photo éblouissante, où on la voit, en robe blanche, faisant du charme à son frère, c’est comme s’ils s’apprêtaient à aller ensemble au bordel, elle a la même pose qu’une des Demoiselles d’Avignon. La deuxième, qui s’appelle Conchita, est morte à huit ans. Il y a des petits dessins de Picasso qui la représentent sur son lit de mort, de même qu’il avait dessiné Eva morte. La mort... Mais comment surmonter la mort, par quelle expérience intérieure ? Il aurait promis de renoncer à la peinture si elle vivait. Une transaction avec Dieu, en quelque sorte. « Dieu » avec des guillemets, parce qu’il faut quand même prendre les choses au corps à corps, et savoir de quoi il retourne dans ces questions de désir fondamental. Il s’agit ici, bien entendu, des dieux grecs, déesses comprises. Après Eva, vous avez une rencontre nouvelle, Olga, un mariage qui va évoluer de façon désastreuse. Avec Olga, Picasso entre dans la société, c’est l’époque des Ballets russes, au début tout ça est très beau, très heureux, il a un fils, Paulo, dont il peint un portrait magnifique, sauf que les ennuis considérables ne vont pas tarder. Ensuite, et Picasso pourrait être arrêté ces temps-ci, il drague à la sortie des Galeries Lafayette une jeune fille de dix-sept ans, Marie-Thérèse Regardez ce qu’il en fait dans ses peintures.

Et puis vous avez quelqu’un de première grandeur, Dora Maar, qui vient de chez Georges Bataille, laquelle a eu l’heureuse idée de photographier les diverses étapes de la création de Guernica. Ça se termine mal aussi. Il était dangereux de fréquenter Picasso, il a encore très mauvaise réputation, les féministes des pays anglo-saxons ont raison de porter sur lui un jugement très sévère. Les féministes ne sont d’ailleurs pas les seules, puisqu’il y a un écrivain français, Michel Houellebecq, qui poursuit Picasso, comme je le montre dans mon livre, d’une haine farouche, comme s’il était éprouvant pour lui que Picasso ait existé, ce qu’à mon avis tout le monde pense plus ou moins, mais lui a le courage de le dire, affirmant préférer Mondrian, Kandinsky, les abstraits, même Chagall, et vous serez très ennuyé si je vous dis de me présenter une femme de la part de ces artistes-là. Mais où sont-elles toutes passées ? Où, depuis Titien, Watteau, Fragonard... ? Picasso, lui, vous dit elles sont là, sous mes pinceaux, ce Manet, quel type, il a tout compris, l’intelligence éclate dans chacun de ses coups de pinceau. Bien sûr, ces femmes, il faut les déformer un peu, mais en les déformant j’indique qu’à travers la transformation plastique, il y a cette visée musicale : « j’aime Eva ». C’est cette visée qui restitue quelque chose de très violemment senti par ces deux peintres, Manet et Picasso, une façon de s’approprier une fleur au noir. Le noir profond d’un regard dans le regard. Le noir de la mort, et j’en reviens à Méry Laurent. Elle adorait Manet, et, fait étrange, après la mort du peintre, elle allait à chaque anniversaire de sa mort porter une brassée de lilas blancs sur sa tombe, ce qu’aucun de ses nombreux amants, soit dit en passant, n’a fait pour elle. Elle, elle l’a fait pour Manet et ça, ce geste, je trouve ça bouleversant. Autrement dit, que vous soyez chèvre-pied ou, comme dans le cas de Picasso, Minotaure, vous obtenez une réponse. Cette réponse n’a pas besoin de se dire en clair. Elle est la réponse de la différence sexuelle elle-même, ce qui n’est pas rien. Puis une nouvelle période pour Picasso, celle de Françoise Gilot, mauvaise peintre, qui a flirté avec Matisse, elle préférait Matisse pour embêter Picasso, elle est partie un jour, alors qu’elle croyait Picasso fini, avec un jeune peintre communiste, approuvée en cela par Aragon et Elsa Triolet. Picasso a eu toute l’église communiste contre lui. Il en est arrivé à se mettre torse nu lors d’un congrès du Parti russe parce qu’il n’en pouvait plus. C’est le moment où Radek et d’autres connards étaient en train de cracher sur Joyce. Ces choses-là ne sont hélas pas assez connues. On vous parle souvent, à juste titre, de Hitler, mais il y a l’immense continent de servilité et d’obscurantisme du stalinisme. Est-on même assuré que des débilités artistiques, comme le réalisme socialiste, ne reviendront pas à la mode ? Picasso est fini, bien. Et puis tout à coup il ressuscite. Par exemple en 1968. Je raconte l’épisode des merveilleuses planches de la Fornarina présentées à la galerie Leiris, à Paris, mises sous clef parce qu’on avait peur d’une descente de police. C’était donc, d’une certaine façon, une exposition maoïste, non ?


Picasso, Raphaël et la Fornarina

Le 18 décembre 1968, une galerie parisienne expose 21 gravures du Minotaure, exécutées entre mars et octobre. Thème général : Raphaël et la Fornarina, séquences érotiques directes. Les gravures sont présentées dans une salle privée et fermée à clé, par crainte des représailles policières. Vous vous frottez les yeux, vous avez bien lu. La police, pourtant, n’est pas intervenue contre cette exposition maoïste. Un an plus tard, à Avignon, Picasso fait scandale aux yeux de la critique anglo-saxonne, « gribouillages incohérents exécutés par un vieillard frénétique dans l’antichambre de la mort ». Avez-vous déjà vu un Américain ou une Américaine admirant Le Viol de Lucrèce du vieux frénétique Titien peignant avec ses mains à Venise ? Moi non. (L’Éclaircie, p. 160.)

Extraits de la série Raphaël et la Fornarina, septembre 1968.
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Picasso à cette époque se déchaîne, parce que voilà qu’arrive Jacqueline. Elle lui plaît. Vous savez pourquoi ? Parce qu’elle lui parle espagnol, ce qui est très important pour lui. Je rappelle que Picasso a écrit en espagnol des textes un peu fous, sans ponctuation [27]. Jacqueline va se suicider après sa mort à lui. Impossible de passer sous silence que Picasso a commis deux suicides, celui de Jacqueline et celui de Marie-Thérèse Walter. À côté du chaotique et magnifique Picasso, vous avez cet esprit français invraisemblable : Édouard Manet.


Manet par Carjat Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Regardez la photo de lui par Carjat et vous voyez quel très bel homme c’était. il n’avait pas beaucoup d’efforts à faire pour amener des modèles dans son atelier, d’autant qu’il les faisait rire. Et voilà encore une femme : Suzon, dans le tableau sublime peint à la fin de sa vie, Un bar aux Folies-Bergère, que j’ai déjà évoqué dans les Folies françaises [28]. Tableau où se manifeste le souvenir très fort du Gilles de Watteau [29] : l’évidence impénétrable, tout le monde va mourir, mais qu’est-ce que Suzon pense ? Essayez de le savoir. Essayez de savoir ce que Victorine pense, ce que Berthe pense quand Manet les peint... Elles n’ont pas besoin de penser. Elles pensent leur corps qui les pense. C’est comme Madame Cézanne qui avait rendez-vous avec sa modiste au moment de l’agonie de son mari qui, disait-elle, ne savait pas achever un tableau. Que pense-t-elle, Madame Cézanne ? Rien. Manet, c’est une façon de faire avec la vie, avec les corps, le temps, et cela sur fond d’une grande lucidité sexuelle. Aucun romantisme dans tout ça, aucun barbouillage, aucune cochonnerie, c’est là. Et le scandale est là. Le vrai roman de la vie est là. D’où ces gens qui à son époque se rassemblaient devant ses toiles pour cracher, ricaner, insulter. D’une certaine manière, on aimerait que ce soit ainsi aujourd’hui, or les visiteurs de la récente exposition au musée d’Orsay, j’y étais, ne voient rien, ne réagissent à rien. L’anesthésie au musée est pire que tout. Je les ai vus ne pas voir. Alors qu’eux, les peintres, Manet, Picasso, voient les corps qui peuvent voir. Et voir quoi ? Eh bien, voir ce que, eux, ces peintres, dévoilent dans ce que ces corps ignorent d’eux-mêmes. La seule preuve de l’existence de ces aventuriers, vous les avez si vous savez écouter leurs tableaux, si vous suivez et comprenez le roman qu’ils racontent. Et ce qui se dit dans ce roman est beaucoup plus intéressant que ce qui se trafique dans les romans qui s’accroupissent aux étalages, comme dit Isidore Ducasse. Il serait temps de penser, que Lautréamont, Rimbaud et Manet étaient strictement contemporains. On n’est certes pas obligé de mourir à vingt-quatre ans, pendant le siège de Paris où Manet mange du rat comme tout le monde et se bat sur les hauteurs, ni obligé de se séparer de l’Hexagone et d’aller là-bas, en Afrique, pour en plus se faire couper la jambe. Les deux jambes coupées de Rimbaud et Manet en disent long sur le drame français.


Critique sociale

Vous allez me dire : et Van Gogh, quand même ? C’est normal que vous me le disiez, parce que vous allez me dire Antonin Artaud, allusion aux deux volumes qui viennent de paraître de ses derniers textes écrits au jour le jour [30], sublimes ces textes, et en même temps ils posent à leur façon la question de savoir quelle catastrophe a bien pu arriver aux Français, à leur langue et aux corps habitant cette langue. C’est la raison pour laquelle il faut faire très attention aujourd’hui aux virus nationalistes, populistes, dont ces corps et cette langue sont atteints. Artaud écrit un texte sublime sur Van Gogh [31], mais vous ne le voyez sûrement pas se préoccuper de Manet. Pas plus que les surréalistes ne s’y intéressent. En 1969, Aragon écrit un de ses meilleurs livres, mais c’est sur Matisse, et pour embêter Picasso. Matisse est un peintre extraordinaire, mais Matisse n’a pas le regard qu’ont Manet et Picasso sur les femmes. Madame Matisse a un très joli chapeau, mais on est dans le décoratif, ça ne raconte pas quelque chose d’intense [32].

Qu’est-ce que l’art et la pensée dans la période de dévastation où nous sommes ? Il devrait s’agir de bien la décrire, au-delà même de ce qu’a pu en imaginer Debord avec son spectaculaire intégré. C’est pourquoi, j’y insiste, mon roman est aussi un livre de critique sociale. Ce qui signifie que lorsqu’il se passe quelque chose entre deux individus, un homme et une femme, c’est la chose la plus antisociale qui puisse exister, cela doit commander une activité absolument clandestine. La société ne le supporte pas, elle représente le diable qui mettra toute son énergie en oeuvre pour interrompre cette forme de vraie révolution. Si, pour dire la vérité, vous vous contentez de décrire la désagrégation, alors il y a lieu, en effet, d’éliminer Manet et Picasso. Et au fond, n’est-ce pas ce que tout le monde veut ? Pas de bonheur dans la guerre, pas de mouvement, pas de liberté ! Nous sommes en plein tunnel régressif mondial, d’où ma proposition d’éclaircie. Pour plus tard, sans doute. Mais qui attendait Manet ? Personne. Et Picasso ? Personne. Et qui pouvait s’attendre à un coup de nuit genre Lucie, cette archéologue collectionneuse qui achète mes manuscrits pour les offrir anonymement à l’université de Shanghai ? Pas moi, en tout cas.

Propos recueillis par Jacques Henric, art press 386, février 2012.

***


A la mort de Raphaël, en 1520, on trouva dans son atelier un tableau, peint vers 1519, qu’il gardait précieusement pour lui-même et avait dissimulé aux regards par deux volets de bois [33].
En écrivant sur La Fornarina de Raphaël, « cette Olympia du dedans », Sollers, en 1983, évoquait déjà Manet et Picasso et ce qu’ils savaient.

La Fornarina (Raphaël)

Raphaël, La Fornarina, 1518.
Galerie nationale d’art antique (Palais Barberini), Rome.
Photo A.G., 18 juin 2015. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Voici une des stars des siècles. L’habitante invisible des chambres et des loges du Vatican, celle qui est à la fois derrière l’Ecole d’Athènes, les scènes de la Genèse, la Dispute du Saint-Sacrement : Margharita Luti, la belle Siennoise, la femme au voile et à la perle, la donna velata, la fille du boulanger, la Fornarina, la maîtresse de l’archange Raphaël venu d’Urbino. Vous lisez le bracelet-ruban bleu au bras gauche ? RAPHAEL URBINAS ? Elle est devenue reine de Rome. Du temps de Jules II et de Léon X, quand Léonard de Vinci et Michel-Ange, de l’autre côté, faisaient trembler ciel et terre. Nous sommes en 1518 ou 1519. Le 6 avril 1520, un vendredi saint, Raphaël va mourir à trente-sept ans.
On raconte qu’il la surprit, celle-là, en train de se baigner les pieds dans le Tibre, et qu’il en tomba aussitôt follement amoureux. Pensez donc, si vous le pouvez, qu’elle trempe ses, chevilles dans la rivière du Temps.
Pour transformer un peu les stéréotypes et rendre les rêveries plus inquiétantes, je propose qu’on remplace dans l’imaginaire public, pendant cent ans, la Joconde par la Fornarina. Le tableau n’est pas entièrement de Raphaël ? Giulio Romano y a mis la main ? Encore mieux. Son nom nous oblige à voir en elle le reflet du feu, la transformation de la pâte en pain, une sorte de machine eucharistique secrète. Regardez comme elle est sombre et claire, comme elle vient de l’humidité vénéneuse (les cheveux, les feuillages) ; voyez comme son regard innocent oblique signifie la science empoisonnée du serpent. Un, deux, trois, quatre. La tête, les épaules et la gorge, le ventre, le reste. Fourneau à quatre étages. En haut, suspendu comme une goutte, conséquence de cette huître sublime, le joyau, troisième ?il de la cornée-nacre. La semence exposée de Raphaël lui-même. « Une élégance, dit Delacroix, dont le modèle n’est nulle part. »
Comment dites-vous ? L’auteur de tant de madones n’était donc pas innocent ? Il savait la même chose que Goya, Manet ou Picasso ? Bien sûr. Faut-il vous souligner ce que disent les doigts ? Le nombril ? Le voile transparent sur le bassin, envers du visage ? La calme perversité de cette Olympia du dedans ?
Une femme coiffée du python d’or. Son oreille à l’écoute de l’ombre végétative. La perle de jouissance entre l’audition et la vue. Prunelles et boutons des seins. Voilette indécente sur le lieu de reproduction. Geste désignant la nourriture lactée comme la cavité nocturne au creux du rouge. La joue et les lèvres, échos du brasier. L’air retenu, ironique. Proportions fatales. Connaître un peintre, ce peintre, c’était donc très bien. Elle est ici pour témoigner en personne du fameux hommage de Vasari : « Quand Raphaël ferma les yeux, la peinture devint aveugle. » Raphaël, on le sait, veut dire en hébreu : Dieu guérit.

Le Nouvel Observateur, 28 novembre 1983 (titre : La maîtresse de l’Archange)
Théorie des exceptions, folio, 1986.

Raphaël, La Fornarina, 1518 (détail). « Voilette indécente sur le lieu de reproduction. »
Galerie nationale d’art antique (Palais Barberini), Rome. Photo A.G., 18 juin 2015. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Dieu guérit ? Cela mérite qu’on s’y arrête. L’Archange Raphaël (un des sept anges de la religion juive) apparaît dans l’Ancien Testament au livre de Tobie. Le père de Tobie, Tobit, est devenu aveugle pour avoir reçu de la fiente d’oiseau dans les yeux. Que fait Raphaël ? Il le délivre de sa cécité avec le coeur, le foie et la bile d’un poisson. Raphaël ouvre les yeux. Picasso, ce dieu grec, reprenant le geste renaissant de Raphaël, fait de même... au nez et à la barbe du pape qui, lui, n’en croit pas ses yeux.

Dans son fauteuil le pape se sent cocu (série 347, 5-09-68). Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

*

Voir aussi :

L’Éclaircie (I)
L’Eclaircie (II) : L’hymne à Manet & Extraits
L’Eclaircie (III) : Analyse lexicographique
L’Eclaircie (IV) : Aux Bernardins
L’Eclaircie (VI) : Invraisemblable Góngora
Picasso et Matisse dans L’Éclaircie.

*

[1La conférence du 23 janvier 2012.

Rappelons la provenance de la citation de Rimbaud :

Vies

I

O les énormes avenues du pays saint, les terrasses du temple ! Qu’a-t-on fait du brahmane qui m’expliqua les Proverbes ? D’alors, de là-bas, je vois encore même les vieilles ! Je me souviens des heures d’argent et de soleil vers les fleuves, la main de la compagne sur mon épaule, et de nos caresses debout dans les plaines poivrées. — Un envol de pigeons écarlates tonne autour de ma pensée — Exilé ici, j ai eu une scène où jouer les chefs-d’oeuvre dramatiques de toutes les littératures. Je vous indiquerais les richesses inouïes. J’observe l’histoire des trésors que vous trouvâtes. Je vois la suite ! Ma sagesse est aussi dédaignée que le chaos. Qu’est mon néant, auprès de la stupeur qui vous attend ?

II

Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m’ont précédé ; un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de l’amour. À présent, gentilhomme d’une campagne aigre au ciel sobre, j’essaye de m’émouvoir au souvenir de l’enfance mendiante, de l’apprentissage ou de l’arrivée en sabots, des polémiques, des cinq ou six veuvages, et quelques noces où ma forte tête m’empêcha de monter au diapason des camarades. Je ne regrette pas ma vieille part de gaîté divine : l’air sobre de cette aigre campagne alimente fort activement mon atroce scepticisme. Mais comme ce scepticisme ne peut désormais être mis en oeuvre, et que d’ailleurs je suis dévoué à un trouble nouveau, — j’attends de devenir un très méchant fou.

III

Dans un grenier où je fus enfermé à douze ans j’ai connu le monde, j’ai illustré la comédie humaine. Dans un cellier j’ai appris l’histoire. À quelque fête de nuit dans une cité du Nord, j’ai rencontré toutes les femmes des anciens peintres. Dans un vieux passage à Paris on m’a enseigné les sciences classiques. Dans une magnifique demeure cernée par l’Orient entier j’ai accompli mon immense oeuvre et passé mon illustre retraite. J’ai brassé mon sang. Mon devoir m’est remis. Il ne faut même plus songer à cela. Je suis réellement d’outre-tombe, et pas de commissions.

[2Voir aussi p. 138 et suivantes. Et, sur pileface, La main et la pensée.

[3Fragment que Diels Kranz traduit « Comment quelqu’un peut-il se cacher devant ce qui ne sombre jamais ».

[4Cf. Heidegger, Parménide, Gallimard, 2011, p. 170.

« Aletheia », Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7, p. 284 ; Essais et Conférences, Gallimard, trad. A. Préau, pp. 335 sq.

Dans mon vieil exemplaire (édition de 1958), la traduction d’André Préau est légèrement différente (Gallimard, p. 335-336) :

« La présence des dieux, toutefois, reste différente de celle des hommes. En tant que δαίμωνες, θεάοντες, les dieux sont ceux qui regardent vers l’intérieur, dans l’éclaircie où sont les choses présentes, dont les mortels à leur manière s’approchent, les laissant étendues-devant dans leur état de choses présentes et le gardant sous leur attention. »

[5Décidément intempestif, Heidegger médite alors aussi sur la parole d’Anaximandre, méditation que reprend, seul, Gérard Guest dans son dernier séminaire (4 février 2012). Cf. La 24ème séance du Séminaire de Gérard Guest : LA PAROLE D’ANAXIMANDRE.
Heidegger ira même jusqu’à écrire, en 1946, dans La parole d’Anaximandre :

Nous autres, les tardifs, nous devons bien, il est vrai, d’abord penser, en une remémoration, la parole d’Anaximandre, avant de pouvoir méditer la pensée de Parménide et d’Héraclite. Ainsi le non-sens selon lequel la philosophie du premier serait une doctrine de l’être, et celle du second une doctrine de du devenir, tombe dans le vide. (Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, p. 301.)

[6Maladie oculaire qui n’est pas d’abord physiologique (elle peut l’être et je sais ce que c’est) et qui peut aussi empêcher de regarder un film — L’Éclaircie de Sollers, G.K. Galabov et Sophie Zhang — malgré les nécessaires recommandations préalables : l’oeil doit écouter et l’oreille voir. D’où l’irritation.

[7« faire entendre le grec à travers l’allemand traduit en français » : une démarche qu’il vaut mieux éviter aujourd’hui dans le domaine économico-politique.

[8Blick.

[9Anblick.

[10« Anblick ».

[11« Aussehen ».

[12« Gesicht ».

[13Winkenden.

[14Ici se situe la note mentionnée plus haut.

[15Das Seiende ins Sein Weisenden.

[16Sich ereignet.

[17Das Erblicken. « Voir quelque chose, et saisir proprement du regard ce qu’on voit, sont deux choses différentes. Saisir du regard (er-blicken) veut dire ici : pénétrer du regard ce qui, de la chose vue, nous regarde (anblickt, tourne vers nous son regard) proprement, c’est-à-dire comme ce qu’elle a de plus propre. Nous voyons beaucoup et nous saisissons peu du regard » ; cf. Der Satz vom Grund, GA, Bd. 10, p. 68 ; trad. A. Préau, p. 121.

[18Der Anblick.

[19Der Blick.

[20Das Er-blicken : saisir du regard.

[21Rappelons ici que le narrateur est et n’est pas Sollers. Aux « ânes à listes » pressés, aux adeptes de la psychologie de concierge et de l’« autofiction », je recommande d’écouter attentivement l’entretien entre Sollers et Laurence Garcia entre chien et loup (partie I, 23’50). Sollers y révèle que Anne, la soeur dont il est question dans L’Éclaircie, n’est pas décédée, mais bien vivante : «  J’ai deux soeurs dont l’une est morte (il s’agit de la soeur aînée, Clotilde. A.G.) ... ça m’a fait un choc. Celle dont je parle est encore vivante. Je la rend encore plus vivante... C’est-à-dire c’est la peur qu’elle meure... ». Cette révélation donne, on en conviendra, un sens encore plus brûlant à la déclaration d’amour qui lui est faite dans le roman.

[23Cf. Rimbaud : « En Grèce,... vers et lyres rythment l’Action.
La poésie ne rythmera plus l’action ; elle sera en avant ! » Lettre du 15 mai 1871. Lire aussi : Martin Heidegger, Le Dit de la poésie d’Arthur Rimbaud.

[24Heidegger, Retour, 6 juin 1943, in Approche de Hölderlin, Gallimard. Traduction Michel Deguy (publié dans Tel Quel n° 6, Été 1961).

[25Sur le rituel de ces "entretiens", je renvoie au passage de mon article Le temps chinois et le temps français, intitulé Méthode méditation.

[26Cf. Sur le matérialisme et mes commentaires des 15 mars et du 11 avril 2009. Il faut, toutefois, rappeler ce que disait Sollers, en 1978, dans son entretien avec les peintres Louis Cane et Marc Devade — « Pourquoi je suis si peu religieux » — :

Comme vous savez, le matérialisme, en son fond, sert à certains à imaginer qu’il n’y a pas de trou dans l’univers. Par exemple Lucrèce. Prenons le Prologue du De natura rerum, tout ça est offert à Vénus. Vous savez que ça ne va pas plus loin quand même parce qu’en effet, toute la théorie matérialiste qui m’intéresse fort est pour ainsi dire construite sur le fait qu’il ne faudrait pas qu’il y ait un trou dans Vénus, parce qu’à ce moment-là, tout fout le camp. Les atomes, le vide lui-même, on ne les retrouverait plus quelque part. Il y aurait comme qui dirait un endroit où il n’y a plus rien. Même pas un « trou noir », qui n’est pas un trou, mais sa forme révulsive. Je ne suis pas pour laisser subsister un fantasme de cosmicité, de faux trou. MA POSITION EST GNOSTIQUE, si vous voulez. Elle n’est pas cosmologique. Cf. Pourquoi je suis si peu religieux.

Et aussi Femmes :

J’ai deux tentations simultanées : le judaïsme, création grandiose, sans lequel la question Père ne serait même pas formulable... Le matérialisme intégral, celui de Démocrite, mais où ne peuvent se retrouver que les esprits les plus maîtrisés... Sinon, pataugeage d’organes, visions douteuses, névrose, psychose, sécheresse, sacralisation en morceaux... Maternalisme très vite... Matière n’est pas Mater, mais c’est très proche, on y retombe vite à l’automatique...

Un certain « matérialisme », aujourd’hui, peut, autant que l’indécrottable idéalisme, empêcher l’éclaircie. Exemple : Onfray et sa tentative de liquidation de ce qui s’est écrit et pensé dans le champ artistique depuis cinquante ans autour de Tel Quel et de L’Infini.

[30Sollers fait allusion aux Cahiers d’Ivry (février 1947-mars 1948) d’Antonin Artaud (Gallimard), édités par Evelyne Grossman. Cf. Du jour au lendemain du 14-02-12 et Artaud sans fin (Quinzaine littéraire du 15 janvier 2012).

[33Ce qui n’est pas sans rappeler Lacan dissimulant L’Origine du monde de Courbet derrière un tableau de Masson.

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4 Messages

  • A.G. | 20 juin 2012 - 23:31 1

    Dans la 26ème séance de son séminaire consacrée au « chemin d’Anaximandre » (9 juin 2012) et intitulée « Sous le regard de Calchas » (cf. ma note du 17 juin), Gérard Guest revient sur la signification du « voir » chez les Grecs. Il cite un long passage du texte de Heidegger La parole d’Anaximandre (Chemin qui ne mènent nulle part, Gallimard, p. 283-284). Il y est question du voyant.

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    (durée : 9’21")

    Dans un second temps, Gérard Guest évoque L’Éclaircie de Philippe Sollers et la citation de Heidegger mise en exergue et commentée par Sollers (voir plus bas l’entretien avec Alain Veinstein du 1er mars 2012) : « Les dieux sont ceux qui regardent vers l’intérieur, dans l’éclaircie de ce qui vient en présence ». C’est la dernière séquence de son séminaire.

    <embed flashvars="image=http://www.pilefacebis.com/sollers/IMG/jpg/preview_guest26 15.jpg&file=http://www.pilefacebis.com/media/video/guest26 15.flv" allowfullscreen="true" allowscripaccess="always" id="player1" name="player1" src="http://www.pilefacebis.com/jwplayer/player.swf" width="400" height="300" />
    (durée : 9’07")


  • A.G. | 2 mars 2012 - 16:33 2

    Dans un entretien avec Alain Veinstein du 1er mars 2012, Sollers revient sur la citation de Heidegger (« Les dieux sont ceux qui regardent vers l’intérieur,
    dans l’éclaircie de ce qui vient en présence
     » ), la différence entre le Dieu de la Bible (« Dieu des armées ») et les dieux grecs, « la déesse Vérité » et le Poème de Parménide. Écoutez cet extrait (3’47) :


    Pour démarrer l’écoute, cliquez sur la flèche verte

    L’entretien dans son intégralité
    _ Lire aussi : Sacré Parménide ! et La Porte de l’Enfer d’Auguste Rodin.


  • A.G. | 16 février 2012 - 11:44 3

    Un lecteur m’écrit pour me demander à quels livres d’Artaud, Sollers fait allusion à la fin de l’entretien avec Henric. Il s’agit des deux derniers volumes des Cahiers d’Ivry (février 1947 mars 1948), édités chez Gallimard par Valérie Grossman qui en parlait le 14 février avec Alain Veinstein sur France Culture. Vous trouverez un article intéressant dans La Quinzaine littéraire du 15 janvier 2012.

    Extrait :

    L’on s’étonne dans les _ quotidiens _ et il y a cent mille quotidiens _ qui ne molvent que des _ balivernes _ et qui donnent [chaque] jour _ à la conscience _ humaine _ sa prolifique platée _ de sottises, de cancans, _ de fausses nouvelles, _ on s’étonne que la vie _ aille aussi mal _ et qu’est-ce que c’est que la vie _ qu’est-ce que c’est que le mal _ dans la vie _ qu’est-ce que c’est que le _ mal de vivre, _ le mal de vivre dans la vie, _ et comment vivez-vous _ tous dans votre vie _ et qu’est-ce que vous y faites dans la vie _ et à quoi vous sert-elle la vie _ à quoi vous sert-il de vivre, _ et pourquoi vit-on ? »

    Je vous le demande.


  • Michaël Nooij | 15 février 2012 - 21:43 4

    Dans les commentaires sur L’Eclaircie de Ph. S.
    il manque un focus sur éclair...

    L’éclair,
    l’homme foudroyé
    élu par Zeus, Jupiter, Indra, Brahma etc.,
    consacré,
    vaincu par l’intuition,
    par le pouvoir fertilisant.

    "Le terme hébreu est indifféremment traduit par éclair
    ou par lumière dans le récit de la création.
    L’éclair est comparé à l’émission de sperme ;
    il symbolise l’acte viril de Dieu dans la création.
    La mythologie des aborigènes australiens est plus explicite encore
    en affirmant que l’éclair est un pénis grandissant.
    Sur le point spirituel, l’éclair produit une lumière intérieure,
    une énergie équilibrante.
    Dans l’ancien Pérou, le soleil fécondant.
    Dans la tradition védique :

    Tu es l’éclair - détache de moi mon mal.
    De l’ordre sacré, je vais à la vérité.

    Le brahman est celui qui éclaire les éclairs, ainsi dans l’ordre divin. Mais cette vérité ne peut être connue, comprise, saisie dans une intuition globale que par celui qui a chassé le mal, qui a ses assises dans le monde infini, inviolable du ciel."

    (toutes les citations d’après le Dictionnaire des Symboles, coll. Bouquins)

    Soleil fertilisant, sperme divin, pénis s’allongeant, monde infini entrent souplement dans l’univers sollersien.

    Comme quoi...