Trouvé chez Michel Serres, dont la pensée m’enchante, ce texte [1] tiré de son essai Statues :
Ajout section Sollers/Serres
Alors pour tirer du chaos les choses, le forgeron inventa le volcan, fit sa maison de l’Etna, jeta le feu sur la pente comme il fut rejeté du ciel. Cela se refroidit le long de la déclivité, prend des poses et des formes, des cames et des asymétries. Le tronqué ou l’oblique prend de la gîte. Il y a toujours un angle dans le droit ou un décalage du cercle. L’Etna a lui-même un cratère échancré, plus long vers le midi et alors abrupt vers le septentrion. Les cônes se posent sur d’autres cônes, comme Pélion sur Ossa [2], tourbillons visqueux solidifiés.
Les ronds ne se rattrapent mais s’ouvrent en spirales. Oui, je me suis trompé avec mon cercle. La grande forme des choses du monde est la turbulence. Tâches dans le ciel spiralées, comme les trombes qui soulèvent la mer passive ou couchent les épis dans un champ de blé, au passage de certains orages ; les branches des arbres montent en escalier à vis autour du tronc majeur, la coquille des animaux mous s’enroule autour d’un ombilic dans un sens droit ou gauche. L’universalité de la forme spirale doit se répéter dan le très petit [3] : s’il existe des particules, elles doivent s’agiter en panache, s’il existe des atomes de vie groupés que les hommes et les femmes échangent à la reproduction, ils doivent se visser en hélice. Au commencement, le feu, au commencement l’écart. Le monde n’est pas ambidextre ; pour exister il faut qu’il gauchisse un peu. L’économie bouclée sur elle-même s’effondrerait dans la mort ou le néant, la fournaise refroidie. Il y faut un peu de dépense, un trou pour le gaspillage, un guichet pour l’acquisition. Sur l’inclinaison de l’Etna en trombe, la chaleur coule de l’amont, le froid aspire de l’aval. Ma route s’élève en lacet, voici la descente des choses, leur naissance, leur mort, c’est à dire leur forme.
- Séance de tir, au début des Voyageurs du Temps
- Crédit illustration : benoit.monneret@gmail.com
Tout va selon le cyclone, la circonférence restant ce que l’être a déjà perdu. Le feu se tord en flammes tressées, la terre, les cristaux montrent des dissymétries, l’air tournoie, l’eau tourbillonne. Tout chemin s’écarte d’un angle de sa ligne droite et le cercle ne se rejoint pas. Je suis gaucher, un trouble du chaos. L’inquiétude qui ne me quitte pas rejoint l’ordre des météores. Il faut tomber, perdre son équilibre pour être et venir à l’être, et se rattraper indéfiniment jusqu’à la chute terminale en fond de combe. L’Amour hésite vers la Haine, la Haine a des ratés où elle laisse place à l’Amour. Dans le champ de force décalé tout fuse en panache de cette faille oblique. Le volcan, pied du monde, tourbillonnait de roche et de fumée vers le ciel noir. « Alors naquit des êtres dont les pieds se vissaient en hélice... »
[...]
Depuis quand sommes-nous entrés dans l’ère de la Haine ? Depuis quand ne se fabriquant plus ni monstres ni dieux ? Il aurait tout donné pour un vivant nouveau.
Il se tenait sur un replat nu, ventilé, après trois chutes successives. La pente reprenant plus loin après ce bref repos. Comme réveillé d’un songe, il battit les sandales et secoua son manteau. Voici l’attaque du dernier versant, la dernière rampe du cône. La nuit d’un coup redevenait très noire[...] Le gel, profond, emprisonnant de cristaux de glace le discours fabuleux de l’Etna. Quelle saison d’hiver, quelle altitude froide m’empêche de parler ? Il allait vers le jour par le froid. Le vent fraîchissait avec la hauteur. Les rafales violentes claquaient avec fracas dans les couloirs des hautes roches, tourbillonnaient au fond des culs-de-sac, entrecoupées d’hésitations et de silences. Et, de nouveau, il se croyait en haute mer.
Pas de vraie philosophie sans descente aux enfers. Alors de la faille brusquement ouverte sortent les choses. La physique dirait-on commence : le sujet a disparu, l’objet advient, brut, puis travaillé. La passion mortelle du savant révèle la naissance des objets du savoir. Il existe une anthropologie des sciences. Elle les accompagne, silencieuse, inouïe. Elle constitue leur légende.
Statues
Quatrième de couverture
Michel Serres
Statues
Flammarion, 1993
Poche, 346 pages
Pas de philosophie ni d’oeuvre sans descente aux enfers, sans face à face avec la mort. Il faut bien un jour ouvrir la porte d’ombre, s’avancer vers les premiers degrés, chercher une lumière pour se reconnaître dans des ténèbres si anciennes que la chair humiliée en a déjà l’habitude. Là, elle expérimente le dur, l’extérieur, l’objectif. Jaillissent hors de la tombe, boîte noire fondatrice, les pierres, brutes, les statues, debout, les objets ouvrés, notre temps et notre vie, ressuscités.
Sur l’auteur
De la Gascogne à l’université américaine de Standford
D’origine gasconne, né en 1930, les mots roulent dans sa bouche comme des cailloux, précieux, scintillants, liés à la terre primordiale, comme à la mer où ils deviennent galets : il entre à l’École navale en 1949. Mais les mots reviennent à la surface, il les polira à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm (1952), où il obtient l’agrégation de philosophie en 1955. De 1956 à 1958, il sert dans la Marine française, et participe à la réouverture du canal de Suez. En 1968, il obtient un doctorat en lettres.
Il fréquente Michel Foucault lorsque tous deux enseignent à Clermont-Ferrand. Ils échangent alors régulièrement sur des thèmes qui prendront corps dans le livre Les mots et les choses. Il participe brièvement à l’expérience de Vincennes après 1968, puis part enseigner aux États-Unis, avec l’appui de René Girard.
À partir de 1969, il est professeur d’histoire des sciences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ainsi qu’à l’Université Stanford depuis 1984 et a été élu à l’Académie française en 1990,
Crédit Wikipedia
Un technophile optimiste
« Sans, pour autant, adhérer à la culture d’outre-Atlantique, Michel Serres porte un jugement résolument optimiste sur le développement des nouvelles technologies. Historien des sciences et visionnaire, il se distingue de nombre de ses collègues plus conservateurs en inscrivant les bouleversements actuels de la société dans la continuité de l’évolution de l’homme. »
Crédit : Michel Alberganti (Le Monde)
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Bref échange entre Michel Serres et Vladimir Jankelevitch extrait des archives INA (L’invité du dimanche - 07/03/1971) . Michel Serres pose une question à Vladimir JANKELEVITCH sur sa philosophie. Ce dernier lui répond
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Les nouvelles technologies : révolution culturelle et cognitive
Conférence du 11 décembre 2007, à l’occasion des 40 ans de l’INRIA [4]
Les nouvelles technologies et Michel Serres nous condamnent à devenir plus intelligents...
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Sollers/Serres
Etrangement, Philippe Sollers ignore Michel Serres. Aucune référence dans sa Guerre du Goût, pas plus dans Eloge de l’Infini.
La revue Médias, dans son numéro 11 de 2006, leur a néanmoins consacré un grand entretien. Deux interviews séparées sur le thème de l’évolution des médias que la revue résume ainsi :
En fait, il n’y a de rapprochement que dans la juxtaposition des deux textes. Les interviewers n’ont pas posé à chacun les mêmes questions, mais donné à chacun libre cours pour développer son propre univers : deux galaxies trop éloignées pour communiquer entre elles. Encore que l’amour des mots, du langage, le goût commun d’aller aux sources premières, le goût du merveilleux, du mystère caché dans les mots, pourraient les rapprocher. Non, trop éloignés malgré une certaine proximité, aux limites de leur univers respectifs et la physique l’enseigne, deux pôles de même signe se repoussent.
Ma préférence va ici, au philosophe, au gourmand des mots qui les fait émerger de leur gangue, leur donne vie, à l’historien des sciences qui dans ses textes, témoigne d’une familiarité étonnante et d’une mise en perspective de ses avancées les plus pointues, en physique notamment. Le tout couplé à une grande culture classique gréco-latine en même temps que pratiquant d’une bi-culture moderne franco-anglaise, un pied en France, un pied à Standford aux Etats Unis, ce qui aide à garder l’oeil ouvert, allumé - caractéristique de son regard - et à ouvrir son champ de vision sur le monde, ...les mondes.
Le texte de la revue Médias (pdf)
ou L’écrit est insubmersible
.
Aussi sur la spirale
Sur le nombre d’or et la spirale (pdf)
La spirale : une certaine idée de l’infini
[1] titrage article : pileface
[2] fait partie de ces dictons venus de la culture grecque, familière à Michel Serres, où entasser l’une sur l’autre les montagnes de Pélion et d’Ossa l’une sur l’autre pour atteindre l’Olympe, comme les géants de la mythologie, était devenu pour le commun des mortels, synonyme d’entreprendre un travail surhumain à l’issue vaine. Employé ici dans son sens mythologique premier. (Evoqué aussi, dans Hamlet, scène 19)
[3] cf. l’hélice de l’ADN, note pileface
[4] Institut National de Recherche en Informatique et Automatique, l’organisme officiel français de recherche sur les technologies de l’information