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Méditerranée - Jean-Daniel Pollet, tel quel (II)

La Terre intérieure

D 10 juin 2010     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


J-D Pollet en 1967 sur le tournage de Robinson
Les Cahiers du cinéma n° 204, septembre 1968
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Pour parler du film Méditerranée, le numéro des Cahiers du cinéma de février 1967 ne donnait pas la parole à Jean-Daniel Pollet mais à quatre écrivains de Tel Quel. La même année 1967 c’est avec un autre écrivain de Tel Quel, Jean Thibaudeau, que Pollet réalise un nouveau film, Tu imagines Robinson. En septembre 1968, dans le numéro 204 des Cahiers du cinéma, les deux hommes reviennent sur ces deux films. Ils sont interviewés par Jacques Aumont, Jean-Louis Comolli, André S. Labarthe et Jean Narboni. C’est l’occasion pour J-D. Pollet de préciser comment a été réalisé Méditerranée, le rôle de Sollers, leur conception du montage, le rapport image/texte, etc... L’entretien est très long. Nous n’en avons gardé que les extraits plus précisément centrés sur Méditerranée et les préoccupations nouvelles rencontrées à l’occasion du tournage de Robinson (la question du personnage, par exemple). Cet entretien s’appelait La Terre intérieure, marquant par là le lien et le déplacement opérés avec le dossier des Cahiers de 1967 (La Mer intérieure).

*


Aller chercher la liberté très loin au fond de soi

Thibaudeau : [...] Si j’ai travaillé avec Jean-Daniel Pollet, ce n’est pas parce qu’il faut récupérer la culture bourgeoise à des fins progressistes — ce qui est sûr — et que toute occasion est bonne ; c’est parce que le cinéma que fait Jean-Daniel est en effet à mon avis un cinéma matérialiste, en opposition radicale avec le cinéma tel qu’il est le plus souvent. Jean-Daniel peut parfaitement bien réussir un film qui ne se compromette pas avec le cinéma commercial ; par exemple, à mon avis, « Méditerranée » est un film parfaitement réussi, et dont la valeur absolue d’opposition au système apparaîtra de plus en plus. [...]


Les Cahiers du cinéma n° 204, septembre 1968.
Chantal Goya et Claude Melki dans
L’amour c’est gai l’amour c’est triste
que tourne alors J-D. Pollet
Archives A.G.
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Jean-Daniel Pollet : [...] Il faut je crois essayer de puiser « la nouveauté » dans l’inconscient, qui fonctionne au fond toujours d’une manière assez libre par rapport à ce qui a été acquis, qui s’est accumulé en partie malgré soi. Il faut aller chercher la liberté très loin au fond de soi. Il arrive quelquefois qu’on s’approche de ce point où on a l’impression qu’on serait vraiment libre, et alors on s’étonne soi-même de ce qui arrive. Cela a été le cas pour « Méditerranée ». Et c’est seulement pendant que le film se fait que l’on découvre peu à peu disons les lois qui lui permettent de se faire, comme de lui-même, ne jouant soi-même disons que le rôle de médium. Mais on passe très vite à un niveau conscient quand on s’aperçoit que certaines de ces lois, peu à peu découvertes, permettent d’obtenir certains effets. Donc, une fois ces lois trouvées à partir de révélations de type inconscient, on ne progresse plus que par de nouvelles découvertes inconscientes, qui remettent en question ces premières lois. Ce que j’attends toujours — et c’est pourquoi j"aime travailler la nuit, dans un état de demi-veille — c’est cette libération par rapport aux états de veille conscients telle que les choses s’imbriquent d’une manière inattendue, se présentent d’elles-mêmes d’une certaine façon, pas par hasard, mais avec des censures tout à fait différentes, et probablement beaucoup moins grandes. En tout cas je suis de plus en plus conscient qu’il y a un certain nombre de choses mortes, en particulier au niveau du récit — et l’on en parle beaucoup — mais je crois qu’il y a très peu de gens qui s’en rendent compte vraiment, et encore que parmi ceux qui s’en rendent compte il y a très peu de gens qui essaient de le manifester dans ce qu’ils font. La cohérence des films, actuellement, même dans le cas où ils prennent des formes différentes, reste complètement liée à une chronologie habituelle, à une psychologie conventionnelle, à une dramaturgie romanesque éculée.

Cahiers : Ou à une chronologie arbitrairement rompue, avec déjà la somme énorme de clichés du modernisme cinématographique, la rhétorique du jeune cinéma devenue beaucoup plus contraignante que celle du vieux.

Pollet : Justement c’est le point précis sur lequel le travail est extrêmement difficile parce qu’on a l’impression d’être en terrain vierge, retenu tout de même par toutes les conventions qu’on sent peser sans arrêt, et au moment où on a l’impression de trouver des formes qui pourraient être celles d’aujourd’hui, on se demande toujours si on ne fait pas ce saut dans la convention dont vous parlez. Au moment où on découvre quelque chose qui semble être neuf, on ne sait pas si c’est vraiment neuf. « Méditerranée » a été vu par beaucoup comme une suite de plans collés un peu n’importe comment, un film qui aurait pu être tourné en 1930, au moment du surréalisme. Il y a aussi la manière dont les gens reçoivent la nouveauté. Moi-même je me suis souvent demandé si je ne m’étais pas trompé. Je croyais avoir fait quelque chose qui répondait vraiment à des nécessités actuelles puis je me suis dit qu’au fond, ça datait peut-être effectivement de trente ans, Maintenant, j’ai revu le film et je me suis rassuré, mais quand je l’ai achevé, il y a cinq ans. j’ai beaucoup douté qu’il soit vraiment, dans son fonctionnement même, un film qui ne pouvait être fait qu’à ce moment-là.

Cahiers : Ce que vous dites à propos de votre façon de travailler est très intéressant quand on pense à « Méditerranée » : on a l’impression que c’est un film oscillant entre veille et sommeil, un film sur une sorte d’engourdissement. Le fait que Sollers ait écrit sur ce film étant très intéressant aussi, puisque cet « éveil naissant », selon le mot de Barthes à propos de « Drame », est une expérience dont il parle dans son roman.

Pollet : Pour moi c’est une sorte de thérapeutique, appliquée au fait qu’en état de veille consciente, ce qu’on fait ressemble toujours plus ou moins à ce qu’on a appris — je parle pour moi — et qu’on retombe sur ce qui ressemble à ce qui se fait. En fait il serait très intéressant d’arriver vraiment a des liaisons d’idées et d’images analogues à celles des rêves, qui seraient tout à fait surprenantes par rapport à la logique habituelle d’un découpage, mais qui seraient en même temps quelque chose de complètement cohérent. C’est ce genre de nécessité que je recherche.

Cahiers : On serait tenté, superficiellement, de dire que Robinson c’est un peu un parent du Horla enfermé dans le décor de « Méditerranée ».

Pollet : C’est un peu différent, parce que le personnage du « Horla » m’était imposé par la nouvelle de Maupassant, qui pesait très lourd, et que je ne savais pas en fait comment adapter, C’est en somme plutôt sur la forme, dans « Le Horla », que j’ai essayé de casser la convention de la nouvelle, Le sujet du « Horla » ne m’intéressait pas en lui-même. La sorte de folie qui habite le personnage m’est tout à fait étrangère, elle est trop particulière, trop clinique...

*


comment filmer des personnages

Cahiers : Mais en tant que cinéaste, le problème similaire, dans « Robinson » était de filmer un personnage seul...


Les Cahiers du cinéma n° 204, septembre 1968.
Tobias Engel dans Robinson
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Pollet : Je ne sais pas encore comment faire un film proche de « Méditerranée » avec plusieurs personnages. C’est pourquoi, quand j’ai plusieurs personnages, mes films gardent un fond et une facture assez traditionnels. Un personnage seul, je peux l’assimiler assez facilement à l’univers des choses. Si j’en introduis deux, cela pose non pas deux fois plus de problèmes, mais disons quatre fois plus. Je ne me sens pas capable de le faire encore. Dès qu’il y a deux personnages, on entre dans le problème de « l’histoire », et comment casser cette « histoire », sans tuer les personnages, je ne sais pas encore. Il y a là cependant une nécessité impérieuse. Ce sera pour plus tard. Comment montrer plusieurs personnages en maintenant une nécessité formelle, d’apparence formelle, j’ai des idées là-dessus, mais difficilement exprimables, car elles ne forment pas un tout.

Cahiers : Quand on voit surgir ce personnage seul dans « Robinson », on se dit qu’on va tomber dans une thématique du tragique, de la solitude de l’homme, etc., toutes choses qui étaient complètement absentes de « Méditerranée », d’où l’ « Humanisme » avec un grand H était complètement chassé, et ce qui est brusquement intéressant ici, c’est que le film devient un film du langage : quelqu’un parle dans le vide. Le problème n’est plus du tout celui de la survivance, pas du tout celui de la faim ou de la chaleur, mais le problème de quelqu’un qui parle seul.

Thibaudeau : Oui, c’est un des côtes faibles du film. Effectivement Jean-Daniel s’est trouvé contraint à faire une dramaturgie qui est un peu celle de Beckett dans « En attendant Godot », où il y a une succession de numéros, un peu comme des numéros de Cirque, ces moments de calme plat, puis un nouveau numéro, etc.

Cahiers : Il y a très peu de numéros en fait. Seulement le moment où Robinson parle longuement de son passé.

Thibaudeau : Je ne parle pas seulement des scènes parlées. Il y a des scènes jouées, puis des moments neutres, exactement comme les silences dans Beckett. A mon avis c’est un côté faible parce que c’est un de ses aspects chrétiens en somme.

Pollet : Mais on peut aussi expliquer cela d’une autre manière. La raison profonde, c’est peut-être celle-là. Mais aussi, dans la tentative d’éviter un trop grand échec commercial, j’ai très consciemment essayé de préserver une apparence presque traditionnelle à ce film, en particulier en tournant quelques scènes spectaculaires. C’est le côté « commercial » du film. Il n’y a qu’à voir la réaction des gens, disons, les plus extérieurs au cinéma, ils écoutent les textes synchrones, et ils sont agacés par le texte off. Si j’avais fait tout le film avec le personnage muet et seulement le texte off, il est possible que j’aurais obtenu une plus grande qualité. Mais je risquais de perdre complètement contact avec le public. Le contact est établi par le texte synchrone.

Thibaudeau : Il y avait la solution du film complètement muet, sans texte off.

*


La liberté du spectateur

Cahiers : Est-ce qu’on n’est pas justement obligé de reposer complètement le problème du cinéma et de la parole au cinéma, dans la mesure où on filme un personnage seul, où on sait qu’il va être vu par une salle de cent ou cinq cents personnes ?

Pollet : Quand je pense à la salle, c’est d’une manière tout à fait abstraite. Non, le problème du spectateur, au fond, n’est pas différent qu’on filme un personnage seul ou non. Ce qui me préoccupe, c’est la liberté du spectateur. Ce qui vise à donner des points de vue dans un film, sur les personnages ou sur l’histoire (points de vue que le spectateur ne demande qu’à faire siens), me paraît de plus en plus intolérable. Devant un film comme « Méditerranée », les gens sont entièrement libres. Ils sont en général très gênés par la forme du film, mais ils sont libres, et en fait ils ont peur de cette liberté, parce qu’ils sont obligés de fonctionner eux-mêmes devant ce qui leur est proposé. Dans « Méditerranée », il était voulu, d’une manière très consciente, qu’aucun plan ne dure assez longtemps pour qu’on puisse se transporter dans le lieu montré. De plus, on passe d’un lieu à un autre sans qu’il y ait aucun lien apparent dans l’image. Le spectateur est obligé de se faire une idée sur ce qui se passe, tandis que dans le cas du cinéma qui projette une fiction, accompagnée d’un point de vue sur ce qui est montré, le spectateur est aliéné. Et s’il réagit contre, il prend un point de vue très pauvre qui est simplement d’être contre le film. Ce qui est intéressant dans « Méditerranée », c’est qu’à la limite les gens ne peuvent pas avoir un point de vue sur le film, si ce n’est sur la manière dont il est fait, de même que le seul que s’accorde le film lui-même, c’est la manière dont il est fait. En fait, le seul point de vue que devrait avoir le spectateur, c’est un point de vue sur lui-même regardant le film.

Cahiers : Est-ce que le texte dans « Robinson », n’est pas justement un point de vue sur le film, et presque imposé — celui peut-être qu’aurait pu avoir un spectateur à la sortie du film ?


Les Cahiers du cinéma n° 204, septembre 1968.
Le temple de Bassae dans Méditerranée
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Thibaudeau : Je disais au début que c’est un texte qui regarde le film, et qui est en contradiction avec l’image. Je n’impose pas l’autorité de l’image. Ce n’est pas ici une solution pure comme dans « Méditerranée », mais le spectateur est tout de même dans une distance où il est libre. Ce n’est pas un commentaire qui vient assommer le spectateur en plus de l’image. C’est un commentaire qui vient de derrière la tête.

Pollet : Le fait même qu’il fonctionne à plusieurs personnes grammaticales est la preuve qu’il ne se situe pas d’un point de vue unique.

Cahiers : On a l’impression en voyant « Méditerranée » que le film se fait pendant le temps où on le voit, alors que pour « Robinson » le film semble déjà fait et la critique se faire pendant qu’on voit le film. Le texte de Sollers va dans le sens du film : on a affaire à la fois au texte et à l’image, c’est le même bloc, tandis que dans « Robinson », il y a tout le temps un décalage entre le commentaire et le film, qui crée entre eux un rapport obligé, qui fait que, quand on reçoit le film, on ne peut pas le refaire complètement.

Pollet : Je crois que c’est parce que le film ne ressemble pas du tout dans sa construction à « Méditerranée », qu’il est beaucoup plus simple. On est avec le personnage dans chaque séquence, tandis que dans « Méditerranée » on n’est avec rien, on n’est ni avec les pyramides, ni avec le rameur, ni avec la danseuse. Pour un long métrage qui doit sortir normalement dans les salles, j’ai été obligé de tenir compte de ce qu’est un spectacle traditionnel. Les gens doivent pouvoir s’intéresser au personnage, se mettre à sa place. Je ne voulais pas abstraire au niveau de « Méditerranée », parce que cela signifiait une condamnation sans appel pour moi de refaire des films allant dans cette voie. Pour en revenir à la comparaison « Robinson » — « Méditerranée », on peut dire que le mécanisme répétitif de « Méditerranée » arrive dans certains cas à ce que certains plans ne soient plus qu’un signe derrière lequel il y a une quantité d’images virtuelles — toutes celles qu’on a déjà vues — qu’on ne voit pas mais qui sont là. Chaque plan devient multiple. Alors que dans « Robinson » ce n’est pas ça du tout. Aucune image ne cache une autre image derrière elle.

Cahiers : Le texte de Sollers était en quelque sorte un double de l’image, parallèle à celle-ci, celui de Thibaudeau semble lui, être perpendiculaire à l’image, lutter contre elle.

Thibaudeau : Je crois quand même que le texte de Sollers est aussi un texte qui regarde le film. Ce que vous dites vient peut-être de ce que vous connaissez déjà bien « Méditerranée » et que vous y avez mieux intégré le texte. Les plans de « Robinson » permettent — relativement — au spectateur de se projeter dans l’image et de vivre dans un temps imaginaire. Je crois que la vertu du texte devrait être de contredire le temps imaginaire du texte par le temps réel de la projection. Il y a aussi, dans mon texte, un défaut qui ajoute peut-être à ce phénomène, et qui vient de mon inexpérience. J’ai surtout travaillé sur la table de montage, avec la copie noir et blanc, et les emplacements que je trouvais bons pour placer du texte ont changé plusieurs fois de valeur, ensuite, du fait des bruits puis de la couleur, qui chargent chaque plan d’une sorte de présence que je n’avais pas su prévoir. Il est vrai que la syntaxe de mon texte est telle qu’on peut le défaire et le refaire de la même façon qu’on peut travailler au montage des plans, mais cette qualité n’a pas beaucoup servi, le texte n’ayant pu être ré-enregistré avec une respiration qui nous aurait donné toute liberté pour une remise en place énergique... Mais de toute façon le texte, à cause de sa conscience critique, suppose un point fixe, qui ouvre des angles — variables — sur l’écran, et qui propose ainsi comme significatif le temps réel de la projection pour un film qui fait appel à l’imaginaire. Alors que dans « Méditerranée », où les plans ne permettent pas qu’on s’y installe, le rapport images/texte est en effet constant, puisque le temps de projection réel coïncide avec l’imaginaire.

Pollet : On revient toujours à ce problème de durée des plans, parce que dès qu’un plan dure, on pourrait dire trop longtemps, le spectateur vit la fiction qui lui est montrée ; dans le paysage qu’il voit, et sa liberté se dissout dans le spectacle. En fait, ce qui est devant la caméra ne devrait pas être « représenté ». Sinon, ce que les gens voient c’est ce qui était devant la caméra, une action ou un lieu dans lesquels ils se projettent. Si on montre la même action, ou le même lieu, beaucoup moins longtemps, de façon qu’on ne puisse pas s’y intégrer, ils deviennent un signe et non pas une action, ou un lieu. On peut alors utiliser le plan d’une manière beaucoup plus libre. Dans le cas de « Méditerranée », c’est l’utilisation par relations d’analogie, de causalité, ou bien même des liens beaucoup plus formels qui établissent une durée, une action et un lieu complètement imaginaires. Je me suis souvenu de l’expérience très connue de Koulechov : le même plan précédé d’un plan différent n’est plus le même plan. Et puis, une certaine durée, variable, un certain nombre d’images séparent ces plans répétés, qui n’ont d’ailleurs jamais exactement la même longueur. A chacun de leur retour, ils sont donc à la fois les mêmes et différents, ce qui empêche de s’en saisir, les multiplie, leur donne cette ambiguïté.

Cahiers : Le fait de mettre un tel plan lui donne effectivement un sens qu’il n’aurait pas si on le mettait ailleurs, mais en même temps, il semble qu’il y ait dans « Méditerranée » un souci de laisser le plan disponible, comme une sorte d’îlot.

Pollet : C’est vrai, et ce qui est intéressant c’est qu’à ce moment-là le plan devient de plus en plus indéfinissable. Il faut dire aussi que j’étais préoccupé, ayant fait le tour complet de la Méditerranée pour faire le film, et me trouvant dans l’obligation de faire un film court, de trouver le moyen de rassembler une quantité de lieux et de choses séparées dans l’espace, et aussi dans le temps, il fallait confronter des choses qui ont eu leur signification première à des milliers d’années d’intervalle mais qui aujourd’hui existent d’une autre façon en même temps. Le moyen le plus simple était évidemment la juxtaposition rapide de ces lieux et de ces choses, mais avec interdiction de rapproche. Le film devient ainsi une sorte de creuset où s’opère la fusion d’éléments a priori très disparates. Je crois qu’il faut encore rappeler que la nécessité première était de me situer par rapport aux choses montrées sans avoir de point de vue, ou de jugement de valeur. C’est assez difficile, mais on retrouve une sorte de virginité. On rejoint là ce qu’on appelle le « nouveau roman ». faussement accusé de stérilité puisqu’il ne s’agit je crois que d’un stade intermédiaire, ou telle sorte de virginité trouvée, des voies nouvelles pour l’écriture se révèlent d’elles-mêmes. On voit en effet depuis des années cette obsession, qui n’est probablement plus exactement la même aujourd’hui, de simplement se mettre en face d’un objet et de le décrire, et de le quitter dès qu’on risque de lui donner une « signification ».

Cahiers : De le montrer d’ailleurs d’un point de vue non réaliste, puisque par exemple on montre le paquet de cigarettes y compris la face qui n’est pas vue, le dessous. Il y a un point de la description qui est uniquement définissable comme tel, qui n’est pas un point localisable dans l’espace.

Pollet : Je reviens à la chose qui me parait la plus difficile à résoudre, qui est l’introduction de personnages dans ce genre de fiction ; on a tous conscience de vivre une « histoire », pendant cinquante ou soixante-dix ans de vie, on a toujours l’impression, même si on ne sait pas pourquoi ni comment, que l’on est conduit avec une logique absolument terrifiante : quand on fait un film qui essaie d’échapper à cette logique, il est assez facile de le faire avec des objets, des choses, qui se laissent manipuler sans résistance, mais comment introduire des personnages qui eux ne peuvent échapper à un certain déterminisme qui est le contraire de l’univers d’un film du type « Méditerranée ». C’est le problème à résoudre aujourd’hui.


Les Cahiers du cinéma n° 204, septembre 1968.
Tobias Engel dans Robinson
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Cahiers : Le problème, c’est que dans « Robinson », on a un personnage qui n’est pas ancré dans l’espace de la façon habituelle, pour la bonne raison qu’on n’a pas des itinéraires précis, mais ce qui reste d’un personnage.

Pollet : Il n’en reste vraiment qu’un tout petit résidu.

Thibaudeau : Il n’y a pas d’itinéraire significatif, en effet.

Cahiers : Or, un personnage se définit d’abord comme un itinéraire, et tout ce qui s’ensuit, ameublement, etc.

Pollet : C’est pourquoi, une manière que je vois aujourd’hui d’utiliser des personnages, c’est peut-être de faire des films à des fins politiques. Dès qu’on a envie de faire bouger des personnages, il faut que ça aie une signification, et toute véritable signification n’est-elle pas historique, politique ? Raconter une histoire, ça peut encore avoir un intérêt au niveau de...

Thibaudeau : De l’agit-prop.

Pollet Si tu veux mais si le film n’a plus le but de convaincre les gens de quelque chose, on entre alors dans une fiction comme celle de « Méditerranée », qui est peut-être révolutionnaire par sa forme, si on veut, mais pas par son « message ».

Thibaudeau : Non pas par son message, mais par sa déstructuration de l’idéologie habituelle. Je ne suis pas metteur en scène, mais je crois qu’il est possible d’utiliser plusieurs personnages comme des signes ; il y en a un dans « Méditerranée ». Il pourrait y en avoir plusieurs.

Pollet : Oui, mais ce que je veux dire, c’est que si j’ai l’idée de faire un film sur la faim, par exemple, la seule façon qu’il puisse avoir quelque utilité est de lui donner la forme la plus traditionnelle, parce qu’il s’agit de toucher le plus grand nombre. On rejoint là le cinéma actuel de Rossellini, qui dit : « ça ne m’intéresse plus de raconter une histoire pour 50 000 ou 500000 personnes, alors que la télévision peut en atteindre 50000000, si on arrive à faire passer un film dans toutes les télévisions du monde ».

Thibaudeau : Je me demande quand même si Pollet n’est pas en contradiction avec lui-même. Il me semble que Rossellini est un des théoriciens du plan-séquence ; or c’est précisément ce qui va contre la théorie du montage, telle qu’elle a été formulée par Eisenstein et le cinéma soviétique. Je crois que lui, il retombe dans le cinéma idéaliste ; il y a des exemples de cinéma de montage. Significatif politiquement et matérialiste dans sa forme.

Cahiers : Il faut quand même se demander si, tout en sachant qu’il est entièrement fait sur un espace-temps récupérateur, on ne pourrait pas utiliser les qualités privatives du plan-séquence donc de la durée, de façon à pouvoir faire un cinéma non bourgeois en faisant autre chose qu’un cinéma de montage, Il y a des cinéastes comme Dreyer par exemple, chez qui l’utilisation du long plan et de ses qualités frustrantes est extrêmement moderne et révolutionnaire. On peut aussi penser que la notion de plan-séquence n’est plus tellement liée à la longueur du plan, mais plutôt à son autonomie.

Thibaudeau : J’entends par « cinéma de montage » un cinéma où le spectateur soit compromis dans le montage du film ; c’est-à-dire un cinéma qui se donne pour du cinéma, qui montre ce qu’il dit et qui dit ce qu’il montre. Je ne suis pas contre le plan long, bien entendu.

Cahiers : Finalement, s’il y a des plans montés, assez courts, où le cinéma se désigne comme tel, sans tricher sur le produit — tricherie : marque caractéristique de l’idéologie bourgeoise —, un type intermédiaire, avec des plans plus longs, cinéma tendant à être un regard jeté sur les choses, une transparence, est-ce que, plus loin, en jouant à fond sur ces qualités de durée et de tenue de l’espace, on n’arrive pas, d’une autre façon, il faire que le cinéma se désigne lui-même ? Il y a des auteurs, de Godard à Garrel en passant par Dreyer, chez qui le cinéma se désigne par l’excès de la durée. Ou comme dans « Portrait of Jason » de Shirley Clarke.

Pollet : Je crois que ce « plan-séquence- très-long » est utilisable dans le sens où vous en parlez dans la mesure où on y introduit des éléments tellement contradictoires qu’on retrouve un montage dans le plan.

Cahiers : Par exemple, ce qui se passe dans le fameux plan-séquence de « La Soif du mal ». Mais, à l’intérieur même de cette utilisation du très long plan, on pourrait encore distinguer entre ceux qui font l’équivalent d’un montage, comme Welles, et ceux qui au contraire tiennent un espace et un temps, et, sans monter dans le plan, font un cinéma qui finalement se marque lui-même comme tel.

[...]

Pollet : Ce qui m’intéressait beaucoup, et que je n’ai jamais fait, c’est voir comment à l’intérieur d’un très très long plan-séquence on pourrait bousculer autant le spectateur que j’ai pu le faire dans la séquence la plus montée de « Méditerranée ». Quand je dis bousculer, je veux dire déranger suffisamment le spectateur pour l’empêcher d’être passif. [...]

*

« le suspense généralisé de la sensation »

Pollet : On a vraiment l’impression, dans le cas de Robbe-Grillet, que c’est ce qui sort d’un shaker qu’on agile ; ce n’est pas malhabile, mais c’est dangereux dans la mesure où les gens croient que c’est ça le « cinéma moderne ». Beaucoup de gens ont cru que « Méditerranée » avait été fait comme ça, un peu au hasard, alors que le montage du film m’a demandé six mois. Je l’ai monté entièrement une première fois, puis entièrement démonté, parce que je me suis rendu compte que les analogies que je cherchais entre les plans étaient trop simples, ou d’une logique contraignante. Une sculpture associée à une autre sculpture, etc., ou bien des associations reposant sur des contrastes, toutes choses qui ont déjà été faites et qui n’étaient pas « libératoires ». Le film dans cette première version était presque ridicule, bien que j’eusse déjà essayé d’obéir aux mêmes principes sur lesquels j’ai fait la version définitive, Et lorsque Noël Burch dit qu’on peut prendre n’importe quelle séquence et la placer ailleurs, il se trompe, j’ai vraiment tout essayé, et à chaque fois que je déplaçais une séquence, le film ne fonctionnait plus. Il y a une espèce de suspense latent dans le film qui se maintient sans qu’on puisse définir exactement pourquoi, mais en même temps, si on déplace un élément, ce suspense est détruit.

Thibaudeau : C’est ça qui est intéressant, c’est que ce que Jean-Daniel appelle le suspense, et qu’on pourrait appeler le sens du récit, n’a pas besoin d’une histoire, ni de personnage.


Les Cahiers du cinéma n° 204, septembre 1968. Méditerranée. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Cahiers : C’est un peu un point rêvé du cinéma qu’un film où il y aurait un suspense, une tension dramatique intense qui serait indépendante de toute fiction anecdotique et réaliste.

Pollet : C’est ce que Sollers appelle « le suspense généralisé de la sensation » ; il avait dit aussi que le problème le plus évident du cinéma, c’est « comment et pourquoi passer d’une chose à une autre ». Dès qu’on se pose ce problème, on tombe dans une angoisse épouvantable ; quelle que soit la fiction dans laquelle on est, que ce soit la plus naturaliste, la plus abstraite, la plus onirique, on se demande toujours, « on va changer d’angle, et pourquoi va-t-on se mettre là, et pourquoi pas changer de sujet, et pourquoi couper là ». « Méditerranée » a trouvé une unité parce que, après l’avoir monté et démonté pendant des mois, dans une salle de montage sans fenêtres où je ne voyais personne, où je dormais, le film un jour s’est remonté de lui-même, pour ainsi dire, en quelques heures. C’était un jour de Pâques, d’ailleurs — Pâques 1963 ; j’avais vraiment dissocié tous les plans, je les avais remis sur le chutier, il ne restait qu’une série qui était le modèle, et j’ai aligné le film sur cette série, et après il suffisait de déplacer les séquences, de les raccourcir ; et après Sollers est venu.

Cahiers : Nous rejoignons ce qui était dit tout à l’heure : il vient un moment où vos décisions sont refusées par le film, où il s’impose.

Thibaudeau : Le travail consiste à trouver et faire fonctionner les censures pertinentes au désir qu’on met en ?uvre.

Cahiers : En ce qui concerne le premier choix, on a l’impression que vous disposiez d’un matériel immense.

Pollet : Non, le film dure 42 minutes et j’avais 6 heures de rushes ; je pensais faire un long métrage, et je n’y suis pas arrivé. Au départ, sans savoir du tout ce que serait le film, j’étais décidé à ne filmer qu’une chose par plan ; c’est-à-dire, à la limite, jamais le ciel et la terre en même temps, si je montrais une statue, Il n’y avait que la statue dans le plan, etc, Ce qui fait que je me suis trouvé avec des éléments qui pouvaient s’associer entre eux très facilement. Il me fallait justement garder la pureté de chaque élément pour pouvoir ensuite en jouer, Pour travailler avec des plans d’une plus grande complexité. Il aurait fallu complètement écrire le film à l’avance, pour savoir comment passer de tel plan complexe, et malgré sa complexité, à un autre. J’avais donc décidé à l’avance que chaque élément serait pur, et que l’ensemble pourrait donc être monté dans l’ordre que nécessiterait le montage, pas dans l’ordre que nécessiteraient les plans en eux-mêmes. Tous les plans qui ont été éliminés, ce sont ceux qui n’ont pas obéi à cette loi, des plans que je croyais plus simples, et qui finalement étaient trop compliqués. C’est en cela qu’on peut comparer « Méditerranée » à un texte parce qu’on peut considérer que chaque plan y est comme un mot ou un signe.

Thibaudeau : Oui, le film revient à un enchaînement rythmé d’idéogrammes, on peut se référer aux textes chinois, tandis que le plan-séquence se réfère à la syntaxe occidentale.

*


La musique de film

Cahiers : Il y a donc une unité par plan. L’expérience de Koulechov serait vaine s’il y avait deux Mosjoukine dans le plan, ou plutôt s’il y avait plusieurs éléments dans les plans qui sont juxtaposés à celui de Mosjoukine, la valence ne peut jouer que s’il y a un élément unique, Cela dit, le seul reproche qu’on puisse faire au film c’est l’emploi de la musique...

Pollet : Nous sommes d’accord, bien qu’elle me paraisse très réussie pour certaines séquences. D’ailleurs Sollers aussi était contre la musique [1]. Ce qui est cependant intéressant je crois, c’est le parti pris de faire une musique extrêmement nourrie au point de vue de l’orchestration, dans un film où le contenu de chaque plan est très limité, pour donner à ce film le caractère d’un énorme spectacle comme dans un film en 70 mm, et le parti de faire une musique jouée par une trentaine de musiciens était je crois un bon parti, qui allait dans ce sens-là. Evidemment, Il y a un certain laisser-aller, qui aboutit à ce qu’on arrive presque à entendre de la « musique de film », c’est-à-dire une musique ou des thèmes reconnaissables se répètent et « sentimentalisent » le film.

Thibaudeau : Mais il était difficile de mettre une musique très articulée, étant donné que l’image et le texte déjà étaient très articulés.

Pollet : Ce qu’il y a de plus réussi dans « Méditerranée » sur le plan musical, c’est tout ce qui n’est pas « mélodique » ; lorsqu’il y a simplement une « tenue » musicale par exemple, ça densifie l’image, et c’est un élément sonore qui va dans le sens du film.

Cahiers : Il y a des moments ou l’on a un véritable leitmotiv au sens wagnérien, mais malheureusement sans la durée qui le rompe ou le diversifie.

Pollet : Il y a une explication tout à fait pratique à ça, c’est que, si on peut travailler très longtemps un montage, parce qu’on est tout seul dans une salle, et que ça ne coûte pas très cher, par contre, pour une musique de film, on parle avec un musicien, qui connaît le problème bien mieux que vous, qui écrit sa musique, des notes sur un bout de papier, qui ne vous disent rien, et puis on enregistre un jour donne, sans qu’on puisse recommencer faute de moyens. ce qui fait qu’on se retrouve avec une musique à laquelle on ne peut pas faire subir le traitement qu’on a fait subir aux images ; c’est une musique donnée, elle est réussie ou ratée, mais si on veut la recommencer même en partie, il faut faire revenir tous les musiciens, Duhamel, qui a fait la musique de « Méditerranée » était aussi malheureux que moi d’avoir a subir cette contrainte. Un film comme celui-là demanderait il être repris un grand nombre de fois ; mais on ne trouve pas de producteur pour s’engager dans ce genre d’aventure ; « Méditerranée » est un film que j’ai financé moi-même, avec des apports divers de particuliers qui y croyaient un peu, mais j’ai mis quatre ans pour le payer. Il n’a jamais eu de vraie sortie, jamais rapporté un centime, sauf aujourd’hui ou il vient d’avoir une « prime à la qualité », cinq ans après : j’ai fait quatre films industriels pour payer « Méditerranée ». C’est une chose que je n’ai plus le courage de faire. Il faudrait, pour pouvoir faire ce genre de films, qu’il y ait un institut qui vous paie un salaire pendant le temps nécessaire, qui vous fournisse la pellicule et quelques moyens de tournage. Par exemple, j’ai toujours eu envie de réaliser l’équivalent de certains « journaux intimes », c’est-à-dire de tourner tous les jours, pendant par exemple un an, en 16 mm, et en montant le film à mesure, Sans essayer de retrouver la chronologie du journal intime, mais en montant les éléments tournés au jour le jour, allant il la fois vers une fiction et un documentaire, et de les faire fonctionner entre eux,

Thibaudeau : Ce n’est plus du journal intime, c’est du texte ininterrompu. Sur lequel on peut travailler indéfiniment aussi. [...]

Cahiers : Pour en revenir à ce problème qui nous préoccupe beaucoup, de la musique, pour « Méditerranée », ce qui est gênant c’est que les images donnent l’impression d’un discours qui continue, s’amplifie, sans que pour autant les éléments perdent leur côté autonome, alors que la musique joue le rôle de liant, liant dont le film non seulement pouvait, mais devait se passer. Puisque c’était sa fonction même que de faire un discours continu à partir d’éléments complètement autonomes.

Pollet : Je ne crois plus du tout à la musique de film. Dans « Robinson » il n’y en a pas, sauf un violoncelle à la fin, qui d’ailleurs est une chose très douteuse, qu’en tout cas je ne referais pas. Je ne crois qu’au son. Ce qu’on peut obtenir par la musique, je crois qu’on peut toujours l’obtenir par le son. Mais c’est un problème très complexe. Pour « Robinson », et après d’autres films d’ailleurs, j’ai travaillé avec Jean Baronnet, qui est un des rares ingénieurs du son français à connaître ce problème.

Cahiers : Pourtant, dans un film comme « La Religieuse » [2], la musique est intéressante, justement par le parti pris de l’employer dans ses rapports avec le son brut.

Pollet : Dans ce cas, oui. La musique et les bruits doivent, je crois, s’employer il peu près de la même façon, dans le même but.

Cahiers : Toute une tendance du cinéma moderne porte ses efforts sur ce « jeu » du son brut et de la musique, raffinant de plus en plus sur la zone de transition, afin de déjouer nos repères, nos conforts. Le rôle de liant assumé par la musique dans « Méditerranée » va contre cette attention que la non-signifiance des plans réclame de nous à chaque instant et que les visions ultérieures du film réclament de nouveau.

Pollet : Oui, c’était sans doute la crainte que le film ne fonctionne pas sans cela qui m’a poussé à le baigner dans un mouvement musical lyrique qui permette au spectateur d’y adhérer affectivement.

Cahiers : Comment voyez-vous aujourd’hui vos premiers courts métrages ?

Pollet : Rien de ce que j’ai fait avant n’appelait ce que j’ai fait dans « Méditerranée ». Les films auxquels vous faites allusion, mises à part quelques séquences de « La ligne de mire », imitaient plus ou moins des films que j’avais vus. C’est pourquoi sans doute il y a longtemps que j’ai presque cessé d’aller au cinéma. C’est seulement en faisant « Méditerranée » que je me suis rendu compte qu’on pouvait s’appuyer sur un certain nombre de principes pour faire un autre cinéma. Je devinais qu’il était peut-être possible d’échapper à cette imitation du cinéma tel qu’on pouvait le voir, mais je ne savais pas du tout comment m’y prendre. C’est avec « Méditerranée » que j’ai commencé vaguement à voir. Mais je n’en sais pas beaucoup plus. [...]

Propos recueillis au magnétophone le 31 juillet 1968
par Jacques Aumont, Jean-Louis Comolli, André S. Labarthe et Jean Narboni.

*

Voir en ligne : Tout le dossier Méditerranée-Pollet de pileface



Objet parmi d’autres


Les Cahiers du cinéma n° 204, septembre 1968. Méditerranée. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Deux des longs métrages de Jean- Daniel Pollet, « Méditerranée » et « Tu imagines Robinson », entreprennent de réaliser ce que naguère l’esthéticien nommait « cinéma pur ». Curieusement, cette notion de « pureté », fruit (peu tentant, bien que non défendu) de la morale chrétienne, désigne, s’agissant de cinéma ou de littérature, la seule matérialité du film ou du texte, Qu’est-ce que l’objet précisément nommé « film » ? Non pas la fiction qu’il véhicule et ordonne, ni la représentation qu’il donne du monde, ni le portrait de ses personnages, ni même celui de son auteur ; une certaine durée de sons et d’images diversement combinés. Mais la fiction enfermée doublement dans la durée du film (le temps de sa projection) et dans l’espace filmique (le cadre, l’écran) a comme caractéristique obligée de sa nature de fiction de toujours déborder ce précis cadre spatio-temporel (durée de la projection sur l’écran), de toujours s’évader du lieu et temps cinématographique ou pourtant théoriquement et matériellement elle se trouve assignée â résidence.

Volatile, en expansion continue, la fiction d’un film n’est jamais réductible totalement aux limites physiques de ce film, C’est dire que le « cinéma pur », tel que le film n’exprimerait que sa matérialité, telle que la durée de ce qui est montré coinciderait exactement avec le temps nécessaire pour le montrer, n’est concevable que dans une perspective très restrictive, en refusant â la fois toute fiction et tout montage (dans la mesure ou, même absente de chaque plan, la fiction se réintroduit obligatoirement dans leur rapport), bref, toute écriture de cette coïncidence il y a quelques exemples, cas-limites. On a pu voir un film montrant le visage d’un dormeur et durant autant de secondes que le dormeur dormait. Le seul intérêt d’un tel cinéma chronométrique, enregistrement mécanique d’une certaine durée, est d’obliger le spectateur à subir le film dans sa durée réelle, c’est-a-dire à se guérir — par une thérapeutique de choc en l’occurrence — d’une certaine habitude du cinéma (prise au cinéma), et donc d’une certaine conception du cinéma (plus ou moins clairement consciente, et produite par un complet conditionnement à la consommation courante du Cinéma) selon lesquelles (habitude et conception) la durée réelle du film est abolie par une durée fictive (celle de la fiction), se jouant de toute contingence à l’espace-temps, telle qu’au terme de la projection le spectateur « a l’impression » d’avoir « vécu » plus intensément, d’avoir été affranchi momentanément de toute sujétion au temps et à l’’espace, c’est-a-dire à sa propre vie et au monde. Pour que le cinéma soit évasion, il suffit en effet que le temps et l’espace « libres » de la fiction se substituent à la durée et au lieu de la projection du film, Cette « liberté » dont la fiction fait preuve illusion de liberté, d’autant plus contestable qu’elle est agrément de fictions qui, dans l’ordinaire de la consommation des films, n’ont rien d’innocent, ni de « libre », sont tout au contraire strictement au service de l’idéologie.

A tenter d’échapper à cet « état normal » du cinéma s’applique, dans « Méditerranée » et « Tu imagines Robinson », Pollet. Les deux films jouent cartes sur table. Un petit nombre de cartes, dont les figures sont simples, les combinaisons réduites (au départ des deux films, pourtant, un réseau serré de mythes exemplaires). Rien que des images et des sons : dans « Méditerranée », séries d’images, « distribuées et redistribuées de la même façon et différemment », privées de toute référence, porteuses d’aucune fiction, sinon celles jamais formulées, ni fixées, mais multiples, variantes, que le seul jeu combinatoire fait naître de la succession ou de la répétition des plans. Nul autre discours donc, que celui que le film se déroulant entretient sur lui-même, le « commentaire » de Philippe Sollers n’ayant d’autre fonction que de participer de cette parole autonome du film, se refusant, comme le film se refuse, à recourir à tout référent, n’étant lui-même qu’une pièce mêlée aux autres, ni plus ni moins signifiante que les autres, du jeu formel qu’est le film. Par là, « Méditerranée » est un film qu’on peut dire sans « auteur » : les cartes sont données au départ, mais c’est le jeu qui joue, à travers les joueurs. Chaque spectateur de « Méditerranée », pourtant mis dans l’impossibilité de fuir dans la fiction (puisque aucune fiction ne se présente déjà constituée) el de se libérer de la durée réelle du film, est ce joueur, auteur de ce film sans auteur.

D’une certaine façon « Méditerranée » esquivait une difficulté : il est plus aisé de réduire la fiction aux simples régies d’un jeu quand aucun "personnage » n’intervient. Avec un personnage, la fiction trouve à s’ancrer ; une durée seconde, celle de la vie du personnage, intervient, même si cette « vie » se prête mal aux constructions psychologiques et n’est qu’une certaine quantité de gestes et de paroles fixée sur une même quantité d’images et de sons ; les références surgissent, infléchissent la lecture textuelle du film. Mais « le » personnage de « Tu imagines Robinson » est doté d’un statut particulier, qui permet précisément de le désinsérer de toute anecdote : à la fois le Robinson mythique et son contraire (puisque sans Vendredi), un homme qui dit peut-être qu’il est en train de se rêver seul sur une île, et qui peut-être en effet se rêve, se parlant à la troisième personne. Il est précisément le produit du film. De sa propre fiction, il ne reste que des bribes, des références qui certes le situent psychologiquement et socialement (un intellectuel parisien), mais, d’être dites par lui-même, court-circuitées en tant qu’information, deviennent signes de délire, fantasmes verbaux au même titre que les autres fantasmes du personnage, visuels ou sonores. Pièce du jeu au même titre que les autres pièces, le personnage de David-Robinson l’est encore en ceci que son image n’est pas privilégiée par rapport aux images de ses fantasmes. Tellement que ses « apparitions » elles-mêmes appartiennent, plus qu’à lui-même, à la caméra. David-Robinson se demande s’il ne rêve pas qu’il est seul sur une île, et ne va pas s’éveiller ailleurs : n’est-ce pas plutôt qu’il est rêvé par son rêve, par le lieu el le temps de ce rêve : le film ? Le commentaire de Jean Thibaudeau, là aussi, accrédite cette idée que c’est le film qui fabrique fiction et personnage, qui se raconte lui-même : ce commentaire s’adresse au personnage directement, lui dit « tu », alors que le personnage emploie pour parler de lui le « il ». Cette fuite, ce renvoi de la seconde à la troisième personne indique que le « je » qui parle et rêve, ici, est le film lui-même. Le film qui s’adresse à lui-même ne peut s’ancrer que dans une sorte d’absolu de la fiction c’est la fable qui se parle elle-même. Le film n’est plus donné comme « regard sur le monde », parole de l’un — auteur, personnage — aux autres — spectateurs —, évocation imagée d’espaces et de temps en fait situés « ailleurs ». Ce film, dès lors que manifestement il se désigne lui-même comme ce qui en lui parle, et parle seul, ne peut plus passer pour le simple véhicule d’un discours qui le déborderait, venu, quelque part à l’origine, du cinéaste, et parvenant, dans un « plus tard » illusoire, au spectateur. II est à lui-même son lieu et son temps, c’est-à-dlre son sens. Objet parmi les autres, alors peut-être effectivement la manifestation, la forme d’une certaine liberté.

Jean-Louis COMOLLI.

*


Présentation et diaporama des archives de Tu imagines Robinson

Boris Pollet à la cinémathèque le 29/03/18


[1Sollers le rappelle dans l’entretien qui figure dans le DVD.

De son côté Jacques Duhamel déclarait dans une interview réalisée à la Cinémathèque française le 23 janvier 2007 par Benoit Basirico et Frédéric Camus :

« Pensez-vous que le texte de Philippe Sollers sur Méditerranée, un texte qui n’était pas prévu au départ, apporte quelque chose à votre musique ?

Pollet me racontait tous ses projets, notamment cette idée d’un film qui serait sur les origines de notre civilisation, sur le monde, sur ce qu’il y a de mortifère dans ce monde de beauté. Il est parti un jour sur une Jeep avec Volker Schlöndorff, qui était son assistant, et ils sont passés par l’Italie, la Turquie, la Syrie et le Liban, L’Egypte, la Tunisie, par l’Espagne, tourner des images, et tout ça sans aucune idée a priori de montage.
Ce qui m’a émerveillé dans les films de Jean-Daniel, c’est l’acuité de son regard, la marque des grands cinéastes, cette démarche très personnelle qui n’a jamais été vraiment reconnue comme elle aurait dû l’être.
Donc, pour répondre à votre question, je suis toujours enchanté quand je rencontre Douchet, parce qu’il me dit que la version qu’il préfère est celle sans le texte de Sollers. C’était l’ambition de Pollet : faire un film avec les images, les sons, et la musique, rien de plus. Mais, d’une certaine façon, Jean-Daniel a eu besoin d’une caution intellectuelle, et c’est ce qui nous a un peu séparé après Méditerranée. »

Crédit : cinezik.org

La Cinémathèque reçoit des partitions d’Antoine Duhamel (2007) Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

[2La Religieuse de Jacques Rivette.

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