Sur et autour de Sollers
vous etes ici : Accueil » NOTES » La chronique du confinement : Première sortie de crise par : PileFace.com
  • > NOTES

La chronique du confinement : Première sortie de crise

D 31 mars 2020     C 0 messages Version imprimable de cette Brève Version imprimable   

C’est ma première surprise sortie !

par François Tauriac
- 28 mars 2020


Ça y est, je suis sorti ! Enfin, j’ai pris l’air.

Fenêtre de tir idéale

Presque une semaine que je n’avais pas mis un pied dehors et surtout pas une main. Six jours que je n’avais pas touché la voiture. 144 longues heures que je partageais mon temps entre l’écriture et les lavages de mains. L’observation de la pousse des bourgeons et les prises de température. Et ce matin, j’ai osé. Il faut dire que pour un lancement, la fenêtre de tir était idéale. La météo était fraîche, mais radieuse. Et surtout, le réfrigérateur aussi clairsemé qu’un vieux hêtre décharné par les vents d’automne. Il fallait donc que je sorte. Alors, j’ai rempli une attestation dérogatoire V2, j’ai pris ma femme dans mes bras en la serrant fort et j’ai fait comme le général Lee quand il était encerclé par les troupes du général Grant à la bataille de Richmond, j’ai tenté une sortie. Sabre au clair. Enfin à mains nues. Euh… avec mes gants Mapa. Sauf que dehors il n’y avait point de soldats nordistes pour me tendre un piège. Pas plus d’Appomattox Court House village que de beurre en branche (de barate). De toute façon, en Normandie, tous les noms de villages commencent ou se terminent par ville. Ceci-ville, Machin-ville, Bénouville, Grandville. Quant aux avenues des bleds, elles ont toutes été baptisées du nom des héros de juin 44, de Gaulle, Leclerc, Montgomery. Sauf dans les lotissements modernes où les faits d’armes des libérateurs ont été remplacés par l’annuaire de l’Office National des Forêts. Rue des Pins, impasse des Tilleuls…

Bref, on m’avait pourtant dit que l’ennemi était proche. Mais qu’il resterait totalement invisible. BFM et le ministère de la Santé n’avaient pas tort. En tout cas le belligérant n’était pas sur les routes ce matin, incroyablement désertes et ensoleillées… Pas plus que dans les airs mixés tranquillement par les éoliennes. Elles sont comme la porte-parole du gouvernement ces grandes hélices, elles brassent du vent. J’ai même pu faire trente kilomètres sans croiser âme qui vive. Pas un tracteur, même pas un gendarme. Pour une fois, les représentants de l’ordre avaient troqué leurs radars laser contre des gants en latex pour mieux vérifier les ausweis. Mort aux vaches ? Il n’y avait pas non plus la moindre trace de bovins dans les champs. Aucun mouton, ni même de trotteurs au pré. Du jamais vu. C’était Tchernobyl le jour d’après « l’incident » du réacteur 4. Fukushima post-tsunami. Mais c’est en arrivant en ville que j’ai pris la mesure de la crise. L’étendue du confinement comme on dit dans les médias.

Regards inquiets à l’approche du Leclerc Drive

Pas un magasin d’ouvert. Pas un chat dans les rues. Les regards inquiets en chien de faïence des rares piétons. La marchande de tabac confinée derrière une vitre en plastique de fortune, comme un receveur de télégraphe de western. Mais sans grillage. Le patron de la station d’essence barricadé derrière des panneaux d’aggloméré avec meurtrière hygiaphone. Un officier de tir de Panzer avec sa MG 42. Je n’ai pas osé aller au supermarché. Il paraît qu’il y a sélection à l’entrée. Comme dans les boîtes de nuit quand j’étais petit. « Toi, tu ne rentres pas, t’as des baskets ! » Maintenant c’est plutôt « dehors, ou reviens avec un masque ». No shoes, no shirt, no serve. Comme on dit en Californie.

Mais j’avais prévu le coup. J’avais fait ma commande sur internet. Alors je suis allé la récupérer au Leclerc drive. Le système le plus moderne que la Terre ait jamais porté pour faire ses courses. L’anti marché de campagne. Plus inhumain tu meurs. Aussi guilleret qu’une cabine de péage de banlieue un décembre de grésil. Corbeille-sud nous voilà. J’ai respecté les marquages au sol. Bien sagement. Comme le premier jour du service militaire à la caserne, quand on faisait la queue pour « percevoir » son paquetage. J’avais même pris une heure de rendez-vous précise pour la livraison. Fallait pas rater l’appel. Quand j’ai scanné ma carte de fidélité sur la borne en béton – carte d’alimentation – la machine a balancé mon blase et tout mon « track record ». Ma date de naissance, mon adresse. La totale.

Puis, un employé du lieu s’est pointé vers moi, masqué, avec un caddy rempli ras-la-gueule. J’ai marché vers lui. Mais à cinq mètres, il a tourné soudainement autour de moi. Comme ces boxeurs, tout en jeux de jambes, qui cherchent une ouverture dans les poings de leur adversaire, au début des matches de championnat du monde. Il n’a jamais baissé sa garde. Il a même fini par faire rouler le chariot vers moi. Le contraire d’un kidnapping. J’avais payé ma rançon et j’étais prêt pour l’enlèvement.

La vie. La vraie.

Ensuite le type a marmonné un truc que je n’ai pas compris tout de suite. J’aurais dû prendre Fantômas en deuxième langue. Ou faire soigner mes acouphènes. Pas facile non plus d’articuler avec un masque. J’ai quand même fini par comprendre qu’il manquait des produits à ma commande. Et qu’ils seraient reportés sur ma carte de fidélité. Ça peut pas faire de mal d’avoir du crédit de nos jours. Pas grave. J’ai mis les sacs dans mon coffre fissa et j’ai démarré sans demander mon reste.

Pas pratique de passer les vitesses avec des gants de cuisine. En rentrant, il n’y avait pas plus de monde qu’à l’aller. La campagne était encore plus riante. Déserte et magnifique. J’aurais même pu m’y promener. Mais pas question de lézarder en mission ravitaillement. En arrivant à la maison, ma femme était pour le moins méfiante. Il faut aussi la comprendre, je revenais de zone contaminée. J’ai sorti les courses de la voiture et j’ai nettoyé les emballages soigneusement un par un à l’eau savonneuse. Il n’est donc pas exclu que la prochaine salade de riz ait un léger goût de Petit Marseillais. 20 minutes de boulot au bas-mot. Me suis lavé les mains et le visage ensuite. Et puis, je suis retourné travailler à mon ouvrage. Fin de l’alerte.

Cauchemars

Cette nuit j’ai rêvé que je mangeais de l’araignée de bœuf. Cette viande délicieuse qui nécessite une préparation de dix minutes des mains expertes de mon ami boucher, Meilleur Ouvrier de France. J’avais fait aussi un mixed grill avec de la hampe maturée, de l’onglet et du paleron dénervé. Miam. Il faisait beau. J’avais même organisé un barbecue avec mes voisins. Les sympas, pas les autres. François l’agriculteur et Alain, un ancien de la PHP à la retraite. Ça s’est vite transformé en cauchemar, parce que dans mon rêve, on allumait le barbec avec du PQ.

Je pense que le confinement commence à m’atteindre.

Je ne sais pas si je vais supporter bien longtemps de manger des pizzas et des linguines Di Cecco sans aide psychologique. Il n’y a plus que des pâtes de luxe dans les magasins. Maintenant que le tout-venant a été piraté par les effondristes. Stocké par les collaspsologues.Oh je suis bien conscient qu’il y a des situations bien pires que la mienne. Il m’a fallu du temps, mais je crois que j’ai enfin compris que le monde ne serait plus jamais comme avant. Ce que j’ai vu hier dans une bourgade de sous-préfecture ne prédit rien de bon pour l’avenir des rapports humains. Même après la fin de cette crise. Chaque minute qui passe, je réalise désormais petit à petit l’étendue du désastre. Et je ressemble de plus en plus à la barbe d’Édouard Philippe, je blanchis jour après jour.

oOo