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Martin Heidegger, Pensées directrices. Sur la genèse de la métaphysique, de la science et de la technique modernes

D 20 mai 2019     C 0 messages Version imprimable de cette Brève Version imprimable   

Parution : 2 mai 2019.

Heidegger a consacré de nombreux développements, réflexions, notes, projets, ébauches à des questions sur lesquelles sa pensée a marqué la philosophie du XXe siècle : l’essence de la technique moderne, son rapport à la métaphysique de la puissance et au programme d’objectivation de l’être par la science. On y découvre Heidegger au travail, documentant certains processus techniques concrets en s’appuyant sur des écrits d’ingénieurs, élaborant la différence entre science et méditation au fil d’une relecture de Descartes, interrogeant le rapport de l’humanité au processus technique. Inscrits pour la plupart dans la période critique des années trente – le volume regroupe vingt-quatre textes inédits en français publiés entre 1935 et 1945 –, ces écrits font signe vers les essais les plus fameux d’après guerre, La Question de la technique ou Science et Méditation.

La pensée de Martin Heidegger (1889-1976), dont l’oeuvre publiée traverse le XXe siècle, a profondément marqué la philosophie des dernières décennies tout en étant régulièrement l’objet de vifs débats en raison de l’engagement, un temps, du philosophe en faveur du parti national-socialiste.

Traduit de l’allemand sous la responsabilité de Dominique Pradelle.

*

Avant-propos

« [...] il s’oriente dans cette région lointaine comme s’il en était originaire. »

La Bruyère, Les Caractères

L’ensemble de textes intitulé Pensées directrices sur la genèse de la métaphysique, de la science des Temps modernes et de la technique moderne a paru en 2009 comme tome 76 de l’Édition intégrale (Gesamtausgabe, noté en abrégé GA suivi du numéro de tome) des œuvres de Martin Heidegger publiées aux Éditions Klostermann à Francfort-sur-le-Main, et appartient à sa troisième section, qui rassemble les traités non publiés, les conférences et les pensées éparses. L’éditeur allemand, Claudius Strube, signale que les vingt-quatre manuscrits qui le composent proviennent des années 1935 à 1955, la majeure partie datant de la fin des années trente, et un unique feuillet, de 1958. Cet ensemble disparate a été réuni et découpé en trois sections consacrées à la genèse de la métaphysique, de la science et de la technique modernes. Quand il n’émane pas de la plume de Heidegger, le titre de chaque texte lui a été attribué par l’éditeur ; nous avons traduit en fin de volume les très brèves notices de ce dernier, qui indiquent la composition du manuscrit ou du texte dactylographié, et justifient les choix opérés (titre et division du texte).
La perspective générale de ces textes tient dans cette formule du cours Die Frage nach dem Ding : « c’est de la même racine, celle du mathématique au sens large, que sont issues la science de la nature, la mathématique et la métaphysique des Temps modernes » [1]. Aussi ces textes doivent-ils être lus en se référant au texte des Beitriige zur Philosophie (Vom Ereignis) [2], où a lieu une mutation du style du philosopher heideggérien et où s’amorce le tournant qui conduit de Heidegger 1 à Heidegger 2 [3] : la question de l’être ne peut plus être désormais déployée au seul fil conducteur des existentiaux constitutifs du Dasein, mais l’entente du sens de l’être s’inscrit dans une histoire dont l’homme n’est guère maître et à laquelle il peut seulement s’efforcer de correspondre. La première démarche requise par l’acte de philosopher est donc d’effectuer un saut : celui qui mène « jusque dans le domaine de l’histoire de l’être » [4], qui est aussi l’histoire des interprétations du sens de l’être de l’étant par l’homme. Loin que la provenance de telles interprétations soit anthropologique, elles sont destinées par l’Être à l’homme, de sorte qu’à chaque sens époqual de l’être correspond une figure historiale de l’homme (Menschenwesen) ; et elles possèdent une structure et un enchaînement propres que Heidegger s’attache à penser. L’histoire est ainsi celle du déploiement d’essence de l’Être à travers le mauvais destin qu’est l’histoire de la métaphysique, histoire de l’oubli croissant de l’être et de l’abandon de l’homme par l’être.
Lus dans cette perspective historiale, les fragments sur la genèse de la métaphysique sont centrés sur la mutation subie par le concept de phusis. Si, chez les penseurs présocratiques, celle-ci est un concept qui concentre la compréhension de l’être de l’étant, avec Aristote a lieu une mutation qui lui fait perdre sa force : elle devient un secteur particulier de l’étant opposé à celui des produits techniques, et pensée à partir du paradigme de tels produits, qui sont les corrélats d’une position. Commence alors le règne de la Machenschaft, interprétation de l’être de l’étant sous le signe du faire.
La même optique régit les développements sur la genèse de la science moderne : elle appartient à un domaine de pensée époqual qui se distingue des domaines grec, romain et médiéval. Heidegger tente d’en penser non simplement l’essence, mais le déploiement d’essence (Wesen pris au sens verbal). Les sciences modernes correspondent au déploiement d’essence du sens d’être de l’étant comme Gegenstand (ob-jet constant de l’acte de représenter) à l’époque moderne de la métaphysique. Le type de pensée et de rigueur des sciences modernes se distingue donc de celui des sciences grecques, et trouve son expression métaphysique dans les Regulae de Descartes : délimitation d’un secteur d’objets, primat de la méthode, objectivation par saisie de constantes nomologiques, substitution de l’expérimentation à l’expérience, et idéal d’exactitude.
Cette même perspective régit les fragments sur la technique moderne : bien qu’ayant sa provenance métaphysique dans la conception grecque de la technè, elle appartient à un espace hétérogène d’expérience et de pensée, où règne un nouveau déploiement d’essence époqual du sens de l’être. Le chemin à suivre conduit des phénomènes techniques observables (machines motorisées, machine à vapeur...) vers le Wesen de la technique, à savoir son déploiement d’essence destiné à l’homme par l’Être. S’il s’agit de penser le Wesen de la technique et non de décrire des dispositifs techniques, on est cependant loin de l’image d’Épinal d’un Heidegger indifférent aux phénomènes concrets : car c’est « la technique moderne des machines motorisées qui est l’élément inquiétant qui nous pousse à nous demander ce qu’est "la" technique » [5] ; Heidegger a lu un bon nombre d’ouvrages (notamment sur la machine à vapeur) et part des phénomènes observables, afin de conduire vers une autre Dimension : celle de l’histoire de l’Être et de l’Ereignis. Se pose en outre la question de savoir si la technique doit encore être appelée moderne et relève encore de l’époque du Gegenstand (objet constant de la représentation), ou si s’opère en elle une mutation historiale conduisant à une nouvelle époque, où l’étant est à présent entendu comme Bestand (fonds mis à disposition pour une concaténation aveugle d’exploitation, de production et de consommation). Et la méthode de la méditation est de penser wesenhaft, en termes de déploiement d’essence, pour cerner ce qui, dans la mutation historiale en cours, échappe à l’efficience humaine : la technique n’est pas un ensemble de moyens aux mains de l’homme et subordonnés à ses fins, mais un déploiement d’essence anonyme qui requiert l’homme en vue de son décèlement la pensée de Heidegger s’oppose ainsi à tout anthropologisme.
Cette traduction est l’œuvre d’un groupe de traducteurs : Jean-François Courtine a traduit les p. 3-85 et 383-394, Dominique Pradelle, les p. 87- 189, Marc de Launay, les p. 191- 281, et Françoise Dastur, les p. 285-379. J’ai revu et harmonisé l’ensemble et j’assume l’entière responsabilité des choix effectués et des défauts qui restent, tout en remerciant Jean-François Courtine et Françoise Dastur pour leur aide inestimable.
Les notes de bas de page qui ne figurent pas entre crochets sont des marginalia de la plume de Heidegger ; celles de l’éditeur allemand Claudius Strube figurent entre crochets droits [ et ] ; les nôtres, entre crochets anguleux < et >. La pagination de l’édition allemande est indiquée dans le corps du texte, en caractères gras et entre crochets droits. Les textes de Heidegger que nous citons sont retraduits par nous.
Conformément aux directives expresses de l’éditeur Klostermann, on ne trouvera ici que des notes réduites au minimum, et aucune présentation synthétique du contenu ni des enjeux philosophiques des textes — mais seulement, en fin de volume, les descriptions formelles de l’éditeur allemand C. Strube. Nos « Remarques sur la traduction de certains termes », destinées à guider la compréhension et à éclairer nos choix terminologiques, sont publiées séparément dans Philosophie n° 140 (2018), p. 73-92 [6], sous le titre « Remarques sur la traduction de certains termes heideggériens (en marge du tome 76 de la Gesamtausgabe) » ; nous invitons les lecteurs à s’y reporter.

Dominique Pradelle

FEUILLETER LE LIVRE

Editeur : Seuil


[1Heidegger, Die Frage nach dem Ding, § 18f, GA 41, éd. P. Jaeger, Francfort-sur-le- Main , Klostermann, 1984, p. 98 (trad. fr. O. Reboul et].Taminiaux, Qu’est-ce qu’une chose ?, Paris, Gallimard, 1971, p. 108).]. L’optique est donc historiale (geschichtlich),tâchant de saisir l’« histoire dans laquelle devient visible le mouvement de l’être » [[Loc. cit.,GA 41, p. 100 (trad. fr., p. 110).

[2Heidegger, Beitreige zur Philosophie (Vom Ereignis), GA 65, éd. F.-W. von Hermann, Franc fort-sur-le­ Main, Klostermann, 1994 (trad. fr. F. Fédier, Apports à la philosophie (De l’avenance), Paris, Gallimard, 2013).

[3Heidegger, « Brief an Pater William Richardson », in Identitiit und Differenz, GA 11, p. 152 (trad. fr. J. Lauxerois et C. Roëls, « Lettre à Richardson », in Questions IV, Paris, Gallimard, 1976, p. 188, rééd. Questions III et IV, p. 348).

[4Loc. cit., § 115, GA 65, p. 227 (trad. fr., p. 261).

[5Heidegger , « Die Frage nach der Technik », in Vortreige und Aufseitze, GA 7, p. 15 (trad. fr. A. Préau, « La question de la technique », in Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 19).

[6Et disponible sur le site Cairn.info..