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Alain Badiou, Le Séminaire. L’infini

D 22 décembre 2016     C 0 messages Version imprimable de cette Brève Version imprimable   

Alain Badiou
Le Séminaire. L’infini

« Ce séminaire de l’année 1984-1985, portant sur l’Infini, est le frère de celui portant sur l’Un, tenu en 1983-1984, et déjà publié. Il s’agit de passer au filtre de la grande histoire de la philosophie quelques concepts majeurs de L’être et l’événement, publié en 1988. L’examen historique des concepts n’a pas pour objectif direct leur incorporation dans ma propre entreprise métaphysique. Je cherche plutôt à saisir la multiplicité des définitions et des constructions, un peu comme qui regarde un objet sous différents angles et exposé à différentes lumières. Au fond, quand on cherche une idée dans l’histoire, ce sont souvent les détails qui importent et parfois unifient des pensées qu’on aurait pu croire opposées. Cela donne à ce séminaire un tour exégétique et raffiné. Mais que le lecteur ne soit pas effrayé : la gymnastique intellectuelle est à la fin plus merveilleuse et plus féconde que l’autre. Et puis, j’ose le dire, je lui ai pas mal mâché le travail ! » — A.B.

Depuis 1966, une part importante de l’enseignement du philosophe Alain Badiou, a pris la forme d’un séminaire, lieu de libre parole et laboratoire de pensée. Les éditions Fayard publient l’ensemble de ces Séminaires de 1983 à aujourd’hui, période où la documentation est abondante et continue. Ce volume est le huitième de la série.

Alain Badiou est philosophe, dramaturge et romancier.

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EXTRAIT

I
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6 NOVEMBRE 1984

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Notre enjeu cette année est de construire une aporétique du sujet. Il s’agit de repérer, dans un certain nombre de textes cruciaux de l’histoire de la philosophie, un système d’impasses propres, qu’il sera possible d’interpréter en disant que leur réel, ce qui y est en jeu, le point d’impossible touché, relève de la théorie du sujet. Il s’agit non pas de considérer le mode sur lequel les philosophes ont traité la question du sujet, mais du mode sur lequel cette question est en fait présente dans l’impasse de leur discours, dans sa faille, que ce discours concerne explicitement le sujet ou non. Vous voyez que je m’appuie ici sur la thèse sous-jacente suivante : le sujet est toujours l’objet propre de la philosophie, qu’il y ait ou non reconnaissance explicite de ce point.

Cela va nous permettre de donner notre propre définition de la philosophie. Nous dirons qu’est philosophique toute discursivité qui se soutient d’un réel dont le nom est « sujet ». Cette définition peut être confrontée à d’autres définitions plus traditionnelles. Par exemple, la philosophie se préoccupe de l’être en tant qu’être, ou, la philosophie est la recherche de la sagesse, ou encore, la philosophie est la doctrine du Bien. En ce qui nous concerne, nous spécifierons la philosophie à partir de ses points d’impasse. C’est une méthode générale : si l’on tient que le point du réel c’est toujours l’impossible, il s’ensuit que c’est ce qui est en impasse de la formalisation philosophique qui en représentera le réel.

Par rapport à la définition traditionnelle (discours sur l’être), qui est celle d’Aristote – au moins sur la partie métaphysique de la philosophie –, dire que l’objet de la philosophie c’est le sujet, lequel est en impasse du discours, c’est dire que le sujet est repérable dans l’impasse du discours sur l’être. Le sujet est par conséquent l’impasse de l’ontologie, et la philosophie a pour objet non pas l’être mais l’impasse de l’ontologie. En un sens, on peut aussi convenir que la philosophie est l’ontologie, mais seulement en tant que cette ontologie défaille à se soutenir d’un point réel, en exception de l’être, lequel reçoit le nom de « sujet ».

Nous assumons le fait que la figure représentative de la philosophie est le discours sur l’être. Nous disons également que le réel dont elle se soutient c’est l’impasse de ce discours, donc le dysfonctionnement du régime de l’être qu’elle cherche à établir. C’est ce dysfonctionnement que nous nommerons « sujet » et ce, indépendamment de ce qu’une philosophie déterminée nomme, elle, sujet. Il se peut même que l’impasse où diagnostiquer qu’il y a un effet de sujet, au sens du réel, soit celle d’un discours sur le sujet, au sens finalement imaginaire. Nous avons vu quelque chose comme ça l’année dernière avec Kant.

Nos opérateurs sont des opérateurs de diagnostic : nous cherchons comment diagnostiquer les impasses du discours philosophique en tant que discours sur l’être. À la limite, on pourrait classer nos investigations en fonction de l’opérateur dominant dans ce diagnostic, donc de notre instrument principal de désignation de l’impasse du discours. L’an dernier, par exemple, notre opérateur principal étant la catégorie de l’Un, le compte-pour-un, notre problème fondamental a toujours été de buter sur un point où était en jeu le compte-pour-un d’une multiplicité. C’est ainsi que nous avons pénétré dans l’impasse, quelquefois, comme dans le cas de Kant, avec le philosophe lui-même, lequel se livre à un tour de passe-passe pour masquer l’impasse. C’est le point où les philosophies refusent de bégayer, où elles colmatent une faille par le recours à des artifices, qui peuvent d’ailleurs être extrêmement brillants. Notre ligne de crête a été l’aporétique de l’Un, qui est à la fois emblème et fil conducteur de celle du sujet, à partir du moment où c’est l’effet de sujet qui travaille, en sorte que c’est le discours sur l’être qui vient en défaillance.

Cette année nous prendrons un autre fil à partir duquel entrevoir l’impasse de l’être, et donc le point du sujet : le concept d’infini. Il y a des choses à dire sur les liens organiques entre le concept de l’Un et le concept d’infini. Cela pourrait même conduire à une théorie générale des opérateurs de ce genre. Pour notre part nous nous consacrerons à la capacité d’investigation du concept d’infini du point de vue de la doctrine du sujet comme impasse de l’être et nous examinerons la question successivement chez Aristote, chez Spinoza et chez Hegel.

FAYARD, novembre 2016.