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Le bon choix et le mauvais choix

D 17 novembre 2016     C 11 messages Version imprimable de cette Brève Version imprimable   


J’ai noté dans ma présentation de Boxe, le dernier essai de Jacques Henric, que Pierre Jourde, qui a défendu le livre, s’appuyait volontiers sur Henric pour s’attaquer aux « écrivains de Ligne de risque (le dernier livre de Frédéric Badré, La grande santé étant épargné) [1]. » J’ajoutais : « Ligne de fracture. Dieu reconnaîtra les siens. »
Je lis dans l’une des dernières « confitures de culture » (c’est le nom du blog de Jourde), en date du 5 novembre 2016 à 18h06, sous le titre Le bon choix :

« Je suis toujours un peu méfiant vis-à-vis du choix des Goncourt. Nous ne sommes plus à l’époque de Galligrasseuil, mais on peut reprocher aux convives de chez Drouant de voler toujours au secours du succès, et de ne choisir qu’un seul type de livre : quelque chose de réaliste, qui évoque la société contemporaine ou bien une des deux guerres mondiales. Cela dit, je dois avouer que si on liste leurs choix des dix dernières années, on ne trouve rien de déshonorant : Littell, Ndiaye, Ferrari, Lemaître, Salvayre, Enard, ça n’est quand même pas mal. Ils ont raté le génial Arden, dommage pour Frédéric Verger, dommage pour eux. Le prix 2010 pour La Carte et le territoire, un des pires Houellebecq, qui est pourtant capable d’excellentes choses, est sans doute regrettable, mais ça fait partie des prix de rattrapage. Quand on a manqué un bon écrivain pour un bon livre, on lui donne le Goncourt pour un mauvais, c’est classique.
Cette année, la participation d’Eric-Emmanuel Schmitt me faisait craindre le pire. Et je souhaitais vraiment le succès de Leila Slimani, parce qu’elle est jeune, que c’est son deuxième roman, et qu’il est impeccable. Mais peut-être n’oseront-ils pas, me disais-je, parce que le Goncourt est censé être le cadeau qu’on offre à Noël à sa belle-mère, et un meurtre d’enfants, ça risque de troubler la digestion de la dinde aux marrons. Eh bien non. Ils l’ont fait, et c’est tant mieux. Voilà un Goncourt qui a de la gueule. Lisez-le, si ce n’est pas encore fait. »

Je me dis : jusque là, tout va bien. Mais, plus loin, je tombe sur cette inévitable ritournelle :

« Puisque nous sommes dans les ouvrages de la rentrée, je me permets de signaler une très sérieuse et très informée analyse de Mouvement de Sollers [2] par Damien Taelman, que vous trouverez ici. Taelman déteste ce livre, et tout autant le système très organisé de promotion qui se met en place à chaque Sollers nouveau. Depuis des lustres, les mêmes journalistes, les mêmes écrivains publiés par Sollers viennent répéter à quel point sont géniales les mêmes vieilles idées éternellement radotées par le Maître, lequel dénonce cyniquement dans les entretiens qu’il donne le népotisme de la critique. Rien de bien neuf, quoi. »

Décidément, depuis le Précis de littérature du XXIe siècle publié jadis avec l’inénarrable Naulleau, ou La littérature sans estomac du seul Pierre Jourde, rien de bien neuf, quoi.

Comme Pileface est indépendant, n’appartient à aucune coterie, ne pratique pas le copinage, ne défend que ce qu’il aime, mais n’en rate pas une, je renvoie donc aux textes du dernier venu, ce fameux Damien Taelman, hébergés par le blog de Roland Jaccard. Ils sont au nombre de trois. Un par mois depuis septembre. C’est un tir nourri.

Le premier texte est daté du 11 septembre (quinze ans après l’attentat de New York, à qui l’auteur s’identifie-t-il donc ?) et s’intitule sobrement : Le Mouvement Sollers ou L’Art de dérober les joyaux de la poésie chinoise suivi du Système Sollers et ses satellites
Le second est d’octobre : À France moisie écrivains rancis
Le troisième du 4 novembre : Contre-Attaque de Philippe Sollers fait pschitt...

Dans Contre-attaque, Sollers s’en prend à Bourdieu, « ce professeur stalinoïde au Collège de France » qui a « formé énormément de penseurs, enfin, c’est trop dire, disons plutôt d’idéologues » [3]. On ne s’étonnera donc pas que, dans « Le Mouvement Sollers », Taelman se réclame du sociologue en citant son article de 1995, Sollers tel quel, dans lequel il affirmait :

« [...] tous les maîtres du faire-semblant, qui furent regroupés à un moment ou à un autre autour de Tel Quel : faire semblant d’être écrivain, ou philosophe, ou linguiste, ou tout cela à la fois, quand on n’est rien et qu’on ne sait rien de tout cela ; quand, comme dans l’histoire drôle, on connaît l’air de la culture, mais pas les paroles, quand on sait seulement mimer les gestes du grand écrivain, et même faire régner un moment la terreur dans les lettres... » (Libération, 27 janvier 1995).

Quant à Pierre Jourde, il est bien évidemment cité, lui aussi, dans À France moisie écrivains rancis (on comprend mieux le renvoi d’ascenseur) :

« On pourrait attendre des critiques et des journalistes qu’ils tentent, sinon de dénoncer la fabrication d’ersatz d’écrivains, du moins de défendre de vrais auteurs. Non que cela n’arrive pas. Mais la critique de bonne foi est noyée dans le flot de la critique de complaisance. On connaît cette spécialité française, qui continue à étonner la probité anglo-saxonne : ceux qui parlent des livres sont aussi ceux qui les écrivent et qui les publient. » (Pierre Jourde, La littérature sans estomac, Éd. L’esprit des péninsules, 2002, p.39)

Les deux derniers textes de Taelman n’apportent rien de neuf. On y retrouve le sociologisme caricatural, les insultes et attaques ad hominem qui ont fait florès depuis cinquante ans à l’égard de Sollers. De ce point de vue, d’ailleurs, on est déçu, on attendait un peu plus d’invention. Ces textes pourraient être signés Louis Pinto (critiqué naguère par Philippe Forest : relisez Le réflexe de réduction) ou Jérôme Dupuis de L’Express (brocardé par Sollers, et fier de l’être, dans telle intervention et dans Contre-attaque) que Taelman appelle d’ailleurs à la rescousse. Pour montrer quoi ? Que les romans de Sollers se vendent moins bien que Harry Potter ? Voilà une information !

Le but n’est pas de comprendre mais de dénigrer (d’oublire ?).

Les écrits de Sollers ? « Baragouin », « bidouillages », « traficotages », « onanisme intellectuel mâtiné d’incontinence verbeuse », « fadaise », « entretien frelaté », « bluettes », « caquetages », « dépliant commercial » (Contre-attaque), « placard publicitaire », « plat réchauffé » (il s’agit de Complots dont Taelman se contente de relever, avec une précision maniaque, que ce recueil est composé de textes déjà publiés), etc. Sollers lui-même ? Un « maolâtre hébété », un « commentateur suffisant », un « imposteur », un « perroquet », un « fumiste », un « faussaire amnésique », un « Mauriac en habits d’anarchiste », un « druide gallimardien », un « pompeux directeur de collection », etc, j’en passe (il ne manque que la « vipère lubrique » d’un Jean Kanapa). Les lecteurs, voire les admirateurs sincères, de Sollers (oui, oui, il y en a, et des bénévoles) ? Des « roucoulants affidés ». Une « petite coterie de zélateurs, interviewers patentés et autres obséquieux courtisans en mal d’éditeur. » Air connu. Pauvre Taelman ! Tics, tics et tics.

Le comble de la bassesse et de l’ignominie est atteint s’agissant de Jacqueline Risset (poète et grande traductrice de Dante, décédée en septembre 2014) comparée à une « poule » ou à Brice Hortefeux ! Il faut citer (même si ça ne sent pas bon) :

« le Nobel de la flagornerie revient au dernier chapitre de Complots (pp. 215-250), où l’on tombe sur un entretien (sic) de 1980 intitulé « Réponses à des questions de Jacqueline Risset ». Sollers oublire d’indiquer un détail piqué des vers : Madame Risset fut, de 1967 à 1982, membre du comité de rédaction de Tel Quel. Autrement dit, le coq est interviewé par l’une des plumes du poulailler où le chantre de l’aube coqueline et cocarde à L’Infini. C’est un peu comme si Sarko était interviewé par Brice Hortefeux. Cocorico ! »


Ou Marcelin Pleynet (poète toujours bien vivant et auteur de plus de soixante livres) :

« Le faîte suprême de l’à-plat-ventrisme est atteint avec le dernier article de ce drôle de numéro [Il s’agit du n° 134 de L’Infini] lorsque le pieux coéditeur de la revue recycle un pensum de 1974 appelé Dés tambours (publié à l’origine dans la revue Tel Quel n°57, dirigée par..., puis recyclé une première fois dans Art et Littérature de Marcelin Pleynet, Éd. du Seuil, 1977, Coll. Tel Quel, dirigée par...), sous-léché De la vie et du rythme de l’écrit, où Lois de Ph. S. est encensé à pleine vapeur tout au long de 38 pages. Des 125 pages de la revue, 72 (58%) sont ainsi bigotement consacrées à promouvoir la valeur ajoutée du roi Sollers. En guise d’épigraphe à sa sirupeuse apologie constamment recyclée, Pleynet cite un passage de cette œuvre immortelle qui commence à sentir le ranci : "Avouez qu’au fond vous ne lisez que ce qui vous arrange". »

Bien entendu vous n’en saurez pas plus ni sur Lois, ni sur Dés tambours que sur Complots et Contre-attaque, ni sur les enjeux historiques, poétiques et politiques de ces livres...

Le premier texte, Le Mouvement Sollers, pourra, lui, intéresser les lecteurs de Mouvement (et de Nombres) avides de sources. Taelman y a fait un gros travail de recensement des citations chinoises produites par Sollers et de leur origine. Évidemment ce travail ne lui permet en aucun cas de comprendre le(s) roman(s) et, encore moins, l’usage des citations que fait Sollers depuis toujours. Ce que Philippe Forest a appelé récemment « le système Sollers » (cf. Philippe Sollers, le roman au plus-que-présent) lui échappe manifestement [4]. Que fait notre érudit sinologue ? En gros, il reproche à Sollers de ne pas connaître le chinois, d’avoir trahi les textes en les falsifiant (un spécialiste d’Edgar Poe s’en prenait il y a quelque temps à Baudelaire pour les mêmes raisons) et, surtout, de ne pas nommer, un par un, les traducteurs de l’Anthologie de la poésie chinoise à laquelle il se réfère. Je doute que ce plaidoyer pro domo suffise à rameuter l’hypothétique corporation des sinologues ! Puisque Taelman cite le travail remarquable et la bibliographie imposante de Rémi Mathieu, rappelons-lui quand même que Sollers a consacré, entre autres, un article aux « philosophes confucianistes » (Surprenant Confucius), aux « philosophes taoïstes » (cf. Tout tient dans ce mot, dao...) et qu’il a aussi publié les Fictions philosophiques du « Tchouang-tseu » de Romain Graziani. Taelman ne trouve rien à opposer aux idéogrammes de Nombres (1968), dus, il est vrai, à François Cheng, mais il s’indigne que les citations du roman soient « recopiées, sans le moindre signe de reconnaissance envers la mémoire de l’un des plus grands spécialistes de la sinologie moderne » (ici Duyvendak). Mais a-t-on déjà vu un roman parsemé de notes de bas de page en signe de reconnaissance ?! Par contre, La guerre du goût, Éloge de l’infini, Fugues, Discours parfait, réédités dans la collection folio, comportent, eux, de nombreux index. Taelman ne s’en est pas aperçu ? Il a oublu ? Passons.

Sur la contradiction

La mauvaise foi, le ressentiment et l’esprit de négation l’emportent, et les... contradictions. Ainsi, Taelman, après avoir relevé une inversion fautive dans Mouvement (p. 224) :

« Le mot "contradiction", en chinois, s’écrit avec deux idéogrammes. Le premier signifie "bouclier", le second "lance" »

sans citer la suite (p. 225) :

« La lance est censée percer tous les boucliers, le bouclier, lui, résiste à toutes les lances. La contradiction est totale, nul ne peut en sortir, sauf celui qui peut fabriquer à la fois ce bouclier et cette lance. Un dieu, par conséquent, mais il a disparu, il se cache. La désolation de la négation règne partout. » (je souligne)

et après avoir pourtant scanné le texte de Sollers « sur la contradiction » de Mao paru dans le n° 45 de Tel Quel (repris dans Sur le matérialisme, 1974) dans lequel Sollers écrit, noir sur blanc :

« [...] le titre même du texte de Mao Tsé-toung, De la contradiction, se prononce mào dùn lùn, et s’écrit 矛楯讠侖 c’est-à-dire : javelot-bouclier-traité » (je souligne)

— où Sollers, selon notre érudit, invente le dernier idéogramme qui n’existe pas et confond 論 (lun, traité) et 輪 (lun, roue) [5] —, Taelman, donc, emporté par son élan « critique », écrit :

« Notre fin renard par l’odeur alléché, ne pouvant goûter Han Fei dans l’original, a donc consulté la traduction de Jean Levi et n’a pas manqué de copier à la sauvette la première phrase, où "bouclier" (楯, dun) précède "lance" (矛, mao), oubliant (si tant est qu’il l’ait déjà su) que l’idiotisme signifiant « contradiction » s’écrit « lance et bouclier » (矛楯, mao dun). À force de piller les œuvres d’autrui, d’aller vite en besogne et de publier sans rembourser ses emprunts, Sollers se discrédite et n’est plus à prendre au sérieux... si tant est qu’il l’ait jamais été. » (je souligne)
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On aurait aimé que Taelman, dont la lance ne perce aucun bouclier, nous propose sa lecture érudite de la totalité de Sur la contradiction (Sollers y analyse vingt-cinq autres idéogrammes) !

Tout ce pensum (n’est-ce pas ?) se passe de plus amples commentaires. Après avoir obtenu, un peu par surprise (pas pour moi), le prix Médicis essai, Henric, qui ne fut guère soutenu, m’écrivait dernièrement : « C’est à vous dégoûter de la presse littéraire ». Oui. Il y a fort à faire de ce côté-là. Ce n’est qu’un début, mais le combat spirituel continue. Qu’on se rassure, la roue (lun, 輪) tourne. Et pourtant (contradiction ?) : « c’est une roue, je le proclame, et elle est absolument carrée. » (Joyce, lettre à Miss Weaver, à propos de Finnegans wake). Ou, comme dit Pleynet dans L’étendue musicale (cela pourrait s’appliquer à Lois) :

« A la française... c’est comme un jeu. C’est une roue cubique. Il suffit de savoir la faire tourner dans la langue. C’est un volume, une fortune, une chance cubique... Faire tourner les quatre en même temps. [...]
C’est un choix. La roue tourne, elle est carrée. C’est un cube, en tournant très vite, de tous ses côtés, il semble une roue. C’est un jeu, un trou noir dans le jeu du temps. C’est un cube, et tout en même temps c’est un cube, c’est un volume, c’est une roue et elle est carrée... [...]

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Comment douter du véritable enjeu d’une œuvre qui se présente comme une roue carrée ? » (je souligne)

Et maintenant :

« Va jouer, mon cœur, au cœur du grand silence. »

A.G., 16 novembre 2016, minuit.


[2Le roman est paru en mars 2016. A une exception près (L’étoile des amants, 2002), Sollers ne publie pas pour la rentrée des prix littéraires. A.G.

[4Lire aussi : « Le microsystème "Chine" dans Nombres », dans Philippe Forest, Philippe Sollers, Seuil, 1992, p. 115 et suiv.

[5Felix culpa, au demeurant. Corrigée par mes soins dans Sur le matérialisme. Voir ici.