Sur et autour de Sollers
vous etes ici : Accueil » NOTES » Le Jésus de Nietzsche par Massimo Cacciari par : PileFace.com
  • > NOTES

Le Jésus de Nietzsche par Massimo Cacciari

D 18 septembre 2013     C 0 messages Version imprimable de cette Brève Version imprimable   

« C’est pourquoi le “Dieu est mort” de Nietzsche peut être prononcé par le christianisme lui-même, et plus encore : il en constitue l’annonce fondamentale ».

Au classique antichristianisme de Nietzsche, Cacciari oppose un Jésus non seulement omniprésent dans l’oeuvre, mais qui incarne en outre la possibilité d’un renversement de toutes les valeurs. L’antéchrist nietzschéen n’est donc pas un déni de la figure de Jésus, mais d’une Église qui ne l’incarnerait plus. Ce renversement de perspective permet de relire l’œuvre nietzschéenne (et la pensée des Évangiles) de manière bien différente, et propose une interprétation nouvelle et bouleversante de l’Übermensch nietzschéen.

Le texte sur internet.
Le Jésus de Nietzsche pdf .

Présentation par Jacques Munier.

GIF

C’est vendredi, Marc, vous l’avez rappelé avec le sourire, mais c’est un vendredi pas comme les autres, c’est Vendredi Saint, les chrétiens commémorent la Passion du Crucifié. C’est la raison pour laquelle je vous propose de revenir sur la puissante figure de Jésus dans la pensée de Nietzsche, notamment dans l’Antéchrist, telle que l’a analysée le philosophe italien Massimo Cacciari, dans un petit livre dense et ramassé, au départ une longue contribution à la fameuse revue intellectuelle transalpine MicroMega. Il y interroge cette figure énigmatique entre toutes, à côté et dans la relation à Zarathoustra et au Surhomme, qu’il préfère désigner par son nom allemand d’Ubermensch, se situant ainsi dans la foulée de Giorgio Colli, l’éditeur des œuvres complètes de Nietzsche qui ont servi de base à l’édition française, italienne, anglaise, japonaise et autres. Celui-ci, contre les interprétations littérales et parfois « infantiles » du Surhomme, suggérait l’idée d’un « dépassement » de l’homme à l’œuvre dans le concept d’Ubermensch, c’est pourquoi on trouve sous la plume de Massimo Cacciari le terme d’ « Outre-Homme », qui voudrait indiquer, dit-il, « ce qui résiste « au-delà » de tous les masques de l’homme et la mort de ses dieux – après les avoir tous traversés ». Une précision qui n’est pas sans conséquence dans la mesure où, selon Cacciari, le Jésus qui nous apparaît dans les pages de l’Antéchrist « constitue le maillon fondamental de la chaîne qui mène à l’idée de l’Ubermensch ».

On pourrait dire en résumant que Jésus est ici le nom de l’interminable explication de Nietzsche avec l’esprit du christianisme, l’antithèse de cette morale du ressentiment et du « pessimisme » des faibles, la morale d’esclaves dont il tenait le christianisme pour responsable dans l’histoire occidentale. En ce sens, l’Antéchrist, c’est Jésus lui-même, avant qu’on ne lui fasse porter le masque du Christ-Roi, avant que l’apôtre des gentils ne trahisse son message pour le porter aux quatre coins du monde. Pour Nietzsche, Jésus est « le seul vrai chrétien » et – je cite – « Saint Paul déplaça tout simplement le centre de gravité de toute l’existence, derrière cette existence — dans le « mensonge » de Jésus « ressuscité ». Car c’était là, dans son esprit, la folle audace de cette vie vouée à la crucifixion : l’idée de Dieu mis à mort par l’homme. « C’est pourquoi, ajoute Cacciari, le mot de Nietzsche « Dieu est mort » peut être prononcé par le christianisme lui-même, et plus encore : il en constitue l’annonce fondamentale ». Le christianisme réaliserait ainsi le paradoxe d’une religion portant en elle le ferment de sa propre sécularisation, de son dépassement vers l’athéisme des esprits libres.

Le christianisme et non la chrétienté, Nietzsche insiste sur tous les tons pour distinguer la figure et la parole de Jésus, de la théologie qu’on a prétendu pouvoir édifier sur lui, « jusque dans sa dimension, inévitable, de théologie politique ». Il aurait souscrit sans réserve à la remarque ironique d’Alfred Loisy selon laquelle « Jésus annonçait le royaume, et c’est l’Eglise qui est venue ». Le procès n’est pas nouveau, toutes les révoltes spirituelles contre le pouvoir de l’Eglise, à commencer par la Réforme mais aussi avant elle, se sont réclamées de la référence au message authentique de Jésus. Mais Nietzsche donne son extension maximale à cette contradiction. Ce n’est pas par hasard qu’il cite Maître Eckhart dans Le Gai savoir : « Nous devons même nous libérer de Dieu ». Son Jésus est une sorte d’ « errant chérubinique » et le héros d’une pensée affirmative qu’il appelait de ses vœux contre la pensée du ressentiment, il « reste absolument singulier, vraiment nu et vraiment étranger, insaisissable par la théologie, autant que l’Ubermensch, le Surhomme, l’est par la philosophie » ajoute Massimo Cacciari.

C’est le Jésus qui affirme par la voix de Luc l’évangéliste « On n’épie pas le règne de Dieu, et on ne peut pas dire : le voilà ici, ou là, car voici que le règne de Dieu est au-dedans de vous ». Je cite maintenant, après Cacciari, L’Antéchrist : « Les mots adressés au Larron sur la croix contiennent tout l’Evangile : « si tu as senti cela, tu es au paradis, car toi aussi tu es un enfant de Dieu ». Nietzsche concentre le message tout entier sur l’aujourd’hui, sur la présence vivante de Jésus, commente Cacciari, sur la joie et le don « Jésus est joyeux » nous dit le fin lecteur de l’Antéchrist, la joie de son message appartient au genre de ceux qui annoncent et incarnent « une mesure d’amour, de philia, de justice ultérieure par rapport à tout humain ». Homo homini deus, l’homme est un dieu pour l’homme, dans cette formule de L’Ethique, Spinoza, que Nietzsche rapprochait de Jésus, donne la clé de l’événement qui a pour nom « Jésus ».

On se souvient que les dernières lettres de Nietzsche, gagné par la folie, étaient signées « Le Crucifié ». Et juste avant de sombrer, il rédige cette autobiographie philosophique intitulée Ecce Homo, le mot de Ponce Pilate désignant le Christ humilié et portant sa couronne d’épines, au seuil de la Passion. Massimo Cacciari cite la lettre à Peter Gast, depuis Turin, le 4 janvier 1889, qui rappelle que « c’est précisément le Crucifié qui, dans l’Antéchrist annonce la transfiguration du monde et la joie des cieux ». Quelque chose de fatal et décisif s’est sans doute joué là, dans l’innocence du devenir, et qu’il nous reste à méditer.

Jacques Munier

*

Depuis ses premiers travaux sur Wittgenstein à ces récents écrits en commentaire des dix commandements, l’œuvre de Massimo Cacciari, qui fut maire de Venise de 1993 à 2009, a marqué durablement la philosophie italienne contemporaine.
Deux de ses livres ont été publiés aux Éditions de l’éclat (Déclinaisons de l’Europe et Drân).
Massimo Cacciari, livres et articles.
Fiche wikipedia.