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Transfuge n°57 / Avril 2012

D 7 avril 2012     C 4 messages Version imprimable de cette Brève Version imprimable   

ÉDITORIAL

Cette vielle dame qu’il faut noyer

Vincent Jaury

On avait tout misé en septembre dernier, pour la rentrée littéraire, sur Éric Reinhardt et son Système victoria. Il a fait notre cover et on attendait un des prix littéraires pour notre homme. Je n’y reviens pas, roman qui prend en charge son époque, la jouissance et le capitalisme. On avait donc tout misé sur lui... et tout perdu, nous sommes ressortis les poches vides. Et les gagnants furent : Alexis Jenni, prix Goncourt ; Mathieu Lindon, prix Médicis, Emmanuel Carrère, prix Renaudot, Marien Defalvard, prix de Flore. Ces prix provoquèrent une colère diffuse au sein de la rédaction, une déception devant ces livres que nous n’aimions pas trop. Point commun : réalisme historique, livres qui tournent le dos à notre époque. Des mois plus tard, bis repetita : Anne Wiazemsky, avec son Année studieuse, remporte les suffrages de la critique. Quelques mots sur les années 60, sur Jean-Luc Godard. Rien d’intéressant sinon le constat que gagnait une nouvelle fois le réalisme historique. On n’en sortait plus. Les écrivains ne seraient-ils plus capable que de se remémorer ? Effarement de Transfuge, une nouvelle fois, devant ce succès ! Et une goutte d’eau fit déborder le vase, il y a quelques semaines. Richard Millet, membre très influent du comité éditorial de Gallimard, écrivain de son état, fait une sortie à l’émission Ce soir ou Jamais qui ferait passer Marine Le Pen pour mère Thérésa : racialement, le monsieur aimerait savoir où on en est, aujourd’hui, en France ? Gobineau, sort de ce corps, et je dis « Gobineau » pour éviter un procès. C’était mieux avant, quand même. S’entend, avant 1968, cause de notre décadence.
Diable, que se passe-t-il au royaume des lettres ? Ou plutôt que ne se passe-il pas ? Nous nous sommes sérieusement posés la question et nous avons posé des hypothèses. Il nous est apparu que la décennie 2000-2010 n’avait pas été des plus novatrices. 2011 : l’année de ces prix serait une caricature de ce qui se passe depuis des années, c’est-à-dire une littérature française qui rejoue les formes des XIXe et XXe siècle, qui cherche peu la rupture formelle, qui prend peu en charge les sujets de notre époque. Houellebecq est le grand phénomène de cette décennie, et ce n’est pas un hasard, il est un des seuls écrivains de talent à s’être attaquer au nihilisme contemporain, au clonage, etc... mais rappelons, dans une forme très XIXe siècle. Sinon, rien de majeur. Le dernier mouvement littéraire signifiant roman des années remonte à 1977, avec Serge Doubrovsky : c’est l’autofiction. De très bons livres en ont découlé dans les années 1990 (Hervé Guibert, Guillaume Dustan, Christine Angot, finissant tout début 2000 avec Chloé Delaume). En 2000-2010, on continue d’expérimenter, il y a de très bons écrivains, certes. Mais comme l’affirme Charles Dantzig, dans son excellent article sur le populisme en littérature (Le Monde, 17 mars 2012) : « Le réel est passé à la réaction. » Et l’autre nom de la réaction, que nous avons choisi ici à Transfuge, c’est le rétrograde. Il est hallucinant de constater le nombre de romans qui continuent de paraître sur la deuxième guerre mondiale, sur les nazis ! Une partie dominante de la littérature française est obsédée par le passé, période de guerre ou pas, incapable de regarder notre époque, et bien souvent la détestant.
Un écrivain doit-il détester son époque pour mériter ce qualificatif d’écrivain ? Il y a des personnages positifs chez Proust (Albert Bloch, Gustave Verdurin, la grand-mère, Vinteuil... ). Et Proust est un écrivain plutôt de bon niveau. Nietzsche écrivait qu’il faut dire Oui au monde pour commencer et après on affine. Qu’il faut j’ouir du monde, comme dirait Lacan. L’entendre avant de le sanctionner. Qui nous dit notre époque avec justesse aujourd’hui ? Peu. Ceux qui crachent sont légion.
La littérature française est vieillissante, c’est sûr les chiffres sont là : de moins en moins de premiers romans publiés et un lectorat dont l’âge recule. Frédéric Beigbeder a dit à qui voulait l’entendre que la littérature était en danger. Il avait raison, continuons le combat.
Il a disparu quelque chose de Mai 68 dont plus personne ne parle, c’est l’idée de table rase, que tout est encore possible. « Désires tout, n’attends rien », cette phrase est aussi précieuse hier qu’aujourd’hui. C’est le plus beau cadeau que nous a fait cette révolution et on l’a cassé. Disparu. Oublié. C’est ce souffle-là qui manque, la littérature française est vieillie, dépressive, manque de confiance. Affranchis-toi du passé, écrivain. Le XXIe siècle ne t’ouvre pas les bras, certes, mais il aura besoin de toi, sinon, où d’autre se dira notre destin ? Le langage de com’ est partout, la littérature doit d’autant plus réinjecter de la complexité à notre époque.
Le XXIe est l’avenir de la littérature, il n’y en aura pas d’autre. Et laissez au vestiaire ce satané réalisme historique usé jusqu’à la corde.
Oui, noyons cette vieille dame, dans la Seine, entre deux péniches, près de l’Alma, il paraît que l’eau est pleine de vase en ce moment... et que les romanciers du XXIe siècle la regarde mourir, souriant.

Crédit : Transfuge.

Dossier : La littérature française plus rétrograde que jamais ? (avec, notamment : « La victoire du rétrograde, c’est la victoire de la petite bourgeoisie. » Entretien avec Jacques Henric)

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Illustration :

Richard Millet à Ce soir (ou jamais)

avec Sylvie Brunel, Denis Podalydès, Jacques Sapir, FOG, etc.

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