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Entrer dans une pensée ou Des possibles de l’esprit de François Jullien

D 23 mars 2012     C 0 messages Version imprimable de cette Brève Version imprimable   

Francois Jullien nous donne les clés

Voilà un auteur dont on croyait tout connaître. Depuis plus de trente ans, avec fécondité, François Jullien arpente les écarts entre pensée chinoise et philosophie européenne. Il a ses fidèles, suivant avec ferveur, à chaque nouveau livre, ses nouvelles variations sur ses thèmes fondateurs, et ses détracteurs, lui reprochant d’inventer une Chine à sa main ou d’essentialiser les cultures.

En voyant arriver ce court volume, Entrer dans une pensée, on s’attendait donc à le voir prendre place, à la suite de tous les autres "du même auteur", comme un nouveau chapitre de son oeuvre. Erreur ! C’est en fait le premier livre, celui des commencements, qui donne le sésame de tous les autres. Inaugural, incisif, maîtrisé. Il est si rare qu’un philosophe donne lui-même, sous une forme concise et inattendue, la clé de son travail, qu’il convient de s’y arrêter.

Cette clé, c’est l’idée de seuil. La clôture de notre pensée, il faut la franchir, sortir de nos évidences, nous laisser désorienter par une pensée étrangère. Reste à trouver le chemin. Pas question d’entrer dans une pensée comme dans un moulin. On y entre plutôt comme dans un parti, en adhérant à ses perspectives, par connivence plutôt que par critique. Et c’est par la langue qu’il faut passer d’abord, car elle seule permet d’entrevoir des opérations mentales qui nous demeurent étrangères. Du coup, il devient inutile, pour éprouver le vertige d’un univers différent, d’accumuler les traductions, les panoramas, les études et les commentaires. A la limite, il suffit d’une phrase, bien choisie, scrutée en VO, mot à mot, pour franchir cet invisible seuil.

C’est ce que propose ce court volume, qui a d’autres raisons encore d’être considéré comme le livre des commencements. Il scrute en effet le point de départ — la première phrase — de trois grands textes fondateurs, rédigés respectivement en hébreu, en grec et en chinois. Et chacune de ces phrases inaugurales parle explicitement du commencement. Les seuils des pensées deviennent alors clairement visibles, par le jeu des différences entre les langues et les univers mentaux. La Bible s’ouvre par la création divine, le commencement ex nihilo, celui qui fait surgir d’un coup, en tant qu’événement primordial, la totalité du monde. La pensée grecque, avec Hésiode, voit pour sa part le commencement comme un problème, une question à interroger, une articulation difficile de l’Etre et du Devenir.

En Chine, au contraire, la formule qui ouvre l’incontournable Classique du changement — le célèbre Yijing, central pour toute la culture chinoise — ne considère pas le commencement comme radicale nouveauté ni comme difficulté majeure. Elle n’y trouve qu’une simple amorce, l’enclenchement d’un processus de transformation continue, qui se poursuit indéfiniment de lui-même. Ni Dieu ni Etre ne sont alors nécessaires, car ce processus permanent de transformation du monde n’apparaît pas comme une énigme insondable ni comme un commencement absolu. Voilà pourquoi en Chine le mythe fait peu d’usage, et la théologie tend vers zéro. Pas besoin de chercher un sens ultime : le Ciel "ne parle pas", comme dit Confucius. Sa régulation se poursuit, indéfiniment, sans rupture ni événement crucial.

N’allez surtout pas croire que nous soyons partis, dans cette excursion savante avec guide de haute culture, très loin des préoccupations les plus quotidiennes de notre époque. Ainsi, les mots de la première phrase du Yijing, souligne François Jullien, se retrouvent dans le nom de restaurants chinois du Quartier latin... qui en français se nomment tout bêtement Délices de Monge ou Chez Tonny. Cet infime détail fait comprendre deux choses : d’une part, sous la pellicule tapageuse de la mondialisation, des significations anciennes perdurent ; d’autre part, rien ne permet plus de les discerner.

Sous l’uniformité apparente de la planète, ce sont donc ces écarts recouverts qu’il faut remettre en lumière, afin que chacun s’efforce d’entrer dans l’univers des autres. Il n’est pas question de considérer les cultures comme des blocs immuables, mais au contraire de les mettre en mouvement les unes par les autres, afin de permettre à toutes, à terme, de bouger. La clé de cette aventure, on l’aura compris, est philosophique. Il s’agit bien d’en finir avec la vieille clôture du pré carré européen, d’envisager sans crainte les différentes possibilités de l’esprit humain, l’histoire polycentrée de l’intelligence. Entrer ainsi dans d’autres pensées, c’est en finir avec l’option "tout grec" — comme on dit "tout nucléaire" — et travailler à l’élaboration collective d’une raison polyglotte et mobile. Elle s’expose, bien sûr, au risque de tous les inconforts. Mais c’est sa manière de vivre. Au commencement doit être le risque. Il faut remercier François Jullien de l’avoir rappelé avec le savoir du maître et la vive ardeur... du débutant.

Roger-Pol Droit, Le Monde des livres, 22.03.2012.