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François Meyronnis, le scripteur antisocial

Brève attaque du vif

D 23 février 2010     A par Albert Gauvin - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


« Être , si on savait ce que cela signifie... On se dit — c’est simple. Eh bien non. »
« Des libérés vivants, il n’y en a pas des flopées... »
François Meyronnis, Brève attaque du vif, p. 61 et 73.

Discrétion

Si vous voulez connaître François Meyronnis, ne comptez pas sur la télé, vous ne le verrez sur aucun écran : l’écran fait obstacle à l’écrit. Les médias d’ailleurs, d’une manière générale, l’ignorent, comme il semble les ignorer. Meyronnis se méfie du « journaliste » au moins autant que du « biologiste », ces « parasites » du vivant, de leur « danse de bourriques » comme de leur rancune tenace [1]. Quand certains se surexposent pour mener leur guerre, et multiplient les interventions, Meyronnis, lui, reste à l’écart. Question de stratégie. Il n’y a d’ailleurs pas à opposer ou à choisir, c’est aussi une question de style. D’engagement. Et de dégagement. Face au Mal et au démoniaque, il n’est pas interdit d’utiliser tous les moyens, de varier les angles d’attaque. Mais à condition de ne pas oublier que « l’écran qui [...] sépare du vif, le moment » vient toujours « de passer à travers. Quitte à s’échapper par le trou d’une aiguille. » C’est vrai aussi des écrans des ordinateurs [2].

Meyronnis est un homme discret (vous le remarquerez, près du métro Vavin, au séminaire de Gérard Guest, toujours assis au premier rang, où il prend soin d’éviter l’objectif monoculaire de Stéphane Zagdanski). Le dictionnaire dit d’une personne discrète qu’elle sait garder un secret, les gnostiques le savent également. En bon lecteur de Lautréamont, on pourrait dire aussi que Meyronnis a bâti un système basé sur la discrétion, au sens des mathématiques ("Ô mathématiques sévères !") ou de la topologie [3].

*

Meyronnis est un « scripteur antisocial ». Il « évolue dans l’élément le plus invivable, dans le Pays de Nulle-Part. Là où les humains perdent leurs traits distinctifs et s’échappent hors des cadres. » "Scripteur", comme pouvait l’être, là encore, Lautréamont lu, il y a plus de quarante ans, par Philippe Sollers dans La science de Lautréamont. Scripteur « retranché », antisocial : pas de critique plus radicale de la Société (ce nouveau dieu), du social en tant que tel, que celle contenue dans Brève attaque du vif (aucune illusion ici sur une éventuelle "bonne société"). Quant au lecteur, constamment interpellé, convoqué, rejeté, mis à l’épreuve personnellement (d’où, dans le récit, les fréquents passages du "je" au "tu", jamais au "nous" : « le NOUS-HOMMES n’est pas son horizon » [4]), « le "lecteur" [...] ne doit pas prêter à la narration « le nuisible obstacle d’une crédulité stupide » (représentative) mais se livrer au geste de la scription qui doit lui permettre d’atteindre la "rapidité" du texte, sa scansion, ses articulations, son déploiement hors du repliement des phrases. » [5]. Le rapprochement avec Lautréamont est exagéré ? « Allez-y voir vous-mêmes si vous ne voulez pas me croire » : c’est la première épigraphe du roman, tirée des Chants de Maldoror [6]. Vous ne pourrez pas dire que vous n’avez pas été prévenus d’entrée de jeu.

Le secret de Meyronnis — son « courant secret » — est dans la « syllabe de réveil », dans son souffle noué en lettres (« Or tu as vu les gouffres, et tu es encore capable de nouer ton souffle en lettres »), ses « lettres en éclats sur l’abîme », ses phrases, ses livres.

Quelques livres décisifs dont il n’est pas sûr qu’ils aient été lus : L’Axe du Néant — essai pour penser « l’impensé » de la métaphysique — en 2003 [7], De l’extermination considérée comme un des beaux arts en 2007, Prélude à la délivrance, écrit avec Yannick Haenel en 2009 (avec une nouvelle lecture de Moby Dick) [8] ; deux romans : Ma tête en liberté, en 2000 (« une pensée se fraye la voie au travers d’une impossibilité de penser »), et, cette année, donc, Brève attaque du vif. Tous publiés dans la collection L’infini, il faut lire ces livres ensemble.

Un mois après la publication de Brève attaque du vif, aucun commentaire à l’exception de celui de Yannick Haenel, son camarade de combat, et du bel article d’Aude Lancelin, décidément surprenante [9], dans Le Nouvel Observateur du 12 février, article dont le titre — Une nuit en enfer — aurait pu être Illuminations (ténèbres et lumières, ensemble et séparément). Car il ne faudrait pas oublier que Meyronnis a écrit un « évangile gnostique » [10]. En ces temps obscurs où sont de retour certaines tentations "radicales" ou "communautaires" ou les vieilles peurs apocalyptiques, c’est plutôt une « bonne nouvelle » ! Bonne nouvelle cependant qu’on commencera à entendre seulement si l’on a retenu ceci : « Un écrit qui résiste procède nécessairement d’un combat politique, et d’un combat politique révolutionnaire. » [11]

« Être , si on savait ce que cela signifie... On se dit — c’est simple. Eh bien non ». Mais « il ne faut jamais se décourager, il faut toujours se réjouir ! » — Rabbi Nahman, « le sage caché qui vivait dans les terres slaves, à l’époque de Napoléon » que Meyronnis convoque au chapitre V du roman [12], recommandait à ses disciples « de ne pas s’embrouiller l’esprit dans des précisions, ni de buter sur les incompréhensions et de comprendre chaque sujet avec simplicité, de terminer le livre du début à la fin et ensuite de le recommencer : les sujets s’éclairciront d’eux-mêmes au fil des lectures. » [13] Question de Temps.

*

Il y a la radio. François Meyronnis y a fait une courte apparition le vendredi 19 février [14]. C’était dans Le journal des Nouveaux chemins de la connaissance, l’émission de Raphaël Enthoven. Meyronnis s’entretenait avec Adèle Van Reeth. Il y était question, encore, de « déchirer le diable » (L’Axe du Néant, p. 67) mais aussi de de la folie et de la mort vivante qu’il faut savoir affronter sans se laisser subjuguer.


Comment cela ?
Comment cela ?
De quelque côté qu’on vous prenne vous
êtes fou, mais fou à lier.

Antonin Artaud
cité en exergue de L’Axe du Néant.


Oui, monsieur Meyronnis,
explose maintenant la sentinelle du sens commun.
Admettons un instant que vous ne soyez pas fou.

L’Axe du Néant, p.451.

Extrait (7’43)

*


Le roman

Cela commence devant la statue de Balzac, au carrefour Vavin.
Une étrange expérience ébranle le narrateur, Simon Malve. Une force le saisit, réduisant en miettes tous les cadres. De là une initiation à la liberté la plus absolue, qui comporte à un moment une visite au pays des ombres. Séjour chez les spectres, dans les profondeurs de Paris. La visée de ce voyage : traverser sa propre mort pour rejoindre ce qu’il y a de plus vif en soi. Cette expérience dantesque, chacun peut la faire.
" Il faut que tu saches que cela se déroule maintenant. Rien ne te sépare de ce qui arrive ", dit le texte. Pourquoi lire, en effet, sinon pour se confronter simultanément à une capture et à une délivrance ?

*


Emprunter la voie impraticable

Entretien avec Eugène Ébodé

Dans son deuxième roman à la scansion magico-déambulatoire, François Meyronnis, inspiré par l’Afrique des fantômes et le « Livre des morts » tibétain, défie son fidèle ennemi : le diable.
Co-animateur de la tempétueuse revue parisienne Ligne de risque, François Meyronnis, né en 1961 à Paris, revient au roman dix ans après le troublant Ma Tête en liberté. Simon Malve, déjà présent dans la précédente fiction, subit, devant la monumentale statue de Balzac, une initiation à la fois fantasmée et allégorique : le passage à la mort. Entre Regel, personnage représentant la règle, Rohan le journaliste et Ezra le biologiste incarnant le champ de la rancune, Meyronnis installe Simon Malve en régénérateur. Ce dernier subit le supplice de la mort et en réchappe.
Comme dans la précédente livraison, cette « sortie du néant » paraît un rien resucée et faible. Mais l’important est ailleurs. Il est dans la langue, entre Lautréamont et Céline, et dans l’aversion contre le récit du divertissement. L’auteur s’adresse donc crânement à ceux qui veulent prendre le large et non des vessies pour des lanternes, et questionne : « Qui voudrait sortir de la baraque à mirages, hein ? Faire de sa langue un burin, et tailler la chimère en biseau... » Que celui-là suive Malve et participe à l’invention d’une nouvelle topographie : celle qui rend désuète la frontière entre le visible et l’invisible. Ainsi établi, l’axe de la résurrection que suggère Meyronnis commande d’emprunter la voie impraticable, obstruée par « la calamité qui se prépare et se concocte à (notre) insu ». Interview.

*

Que ce soit dans la revue Ligne de risque, que vous co-animez avec l’écrivain Yannick Haenel, ou dans votre prose romanesque, votre projet semble être le même : déchirer le diable.

François Meyronnis : Effectivement, car le diable et son ricanement ont empoché le monde. Mais cette force qui déboule depuis le côté obscur ne peut empêcher l’impossible d’advenir. Constatons d’abord que toute la société fonctionne sur le registre démoniaque contre lequel se bat le personnage Simon Malve. Pour « évoluer parmi les avalanches », comme dirait Yannick Haenel (titre de l’un des romans de ce dernier, ndlr), il faut endurer le passage de la mort que subit Malve devant la statue de Balzac. Mais il ne faut pas voir en cette statue un ogre destructeur. Balzac n’est pas une figure hostile, elle permet à l’expérience d’avoir lieu.

Début du chapitre II : « [...] On ne l’a pas crevé le Malve.
Dès lors, sa vie s’enroule sur elle-même. Grâce à la Néantise, le Sarde emprunte la voie impraticable. Celle qui se refuse aux mortels dont la pensée flotte, aux ébahis, aux cafouilleux. Ils craignent, ces obstrués de l’existence, un rude coup de de varlope, ou un rabotage à l’étau limeur. Le dur chemin ne passe-t-il pas entre adret et ubac, à la fois ténèbre et lumière ? » (Brève attaque du vif, p. 45).

Malve mort et ressuscité, est-ce un énième épisode de la défaite annoncée du rationalisme ?

Mon roman est un évangile gnostique, un savoir du salut qui deviendrait livre. Au fond, je crois qu’il faut « enrouler sa propre existence dans une inversion ».

D’où le recours au mythe de la réincarnation ?

C’est davantage une allégorie sur le corps subtil par opposition au corps pesable, solvable et montrable. J’ai retenu le principe du dédoublement inscrit dans le Livre des morts tibétain. J’ai aussi été frappé par la manière dont les personnages de l’écrivain nigérian Amos Tutuola, auteur de Ma Vie dans la brousse des fantômes et L’Ivrogne dans la brousse, traversent forêts et miroirs de la pensée myope, abolissant ainsi les espaces réceptifs et sensibles. Ces livres m’ont marqué, ainsi que la cosmogonie dogon décrite par Marcel Griaule. Bref, la magie à l’oeuvre n’est pas une donnée exotique, lointainement observable sous nos latitudes par des corps repus et des esprits exténués.

Vous vous insurgez contre la suffisance pour mieux entonnez le refrain du déclin ?

Non. C’est la mise à l’écart de ce qui est dialectisable qui me heurte. Le faux n’est plus dialectisable. Observons la loupe télévisuelle qui tend à dire que seul ce qu’on nous montre existe. Le postulat de la télévision place désormais le faux sans possibilité de réplique.

Faut-il alors se soumettre ou se démettre ?

Il faut fictionner ! C’est-à-dire composer le poétique et le pensable. Emprunter la voie impraticable. Comment ? Par le livre, qui est contournement et retournement. Par une brève attaque du vif ou l’art de percer le mur en un éclair pour atteindre le point qui rend sauf, qui permet d’accéder à la vie enfin vivante. Il faut pouvoir dire, comme Simon Malve : « J’ai retourné le danger ! »

Dans ce deuxième roman en dix ans, l’hommage à Philippe Sollers ne sonne-t-il pas faux tant le personnage cède souvent au spectaculaire que vous décriez ?

L’homme d’esprit dialogue sur deux versants. Sollers a une façon de se cacher en ayant l’air de se montrer. Dans son dernier livre, Discours parfaits [sic], il est précis, volumineux et précieux tant il récapitule à merveille la langue, véhicule du grand et gai savoir.

Propos recueillis par Eugène Ébodé, Le Courrier du 20 février 2010.

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Le bureau dans lequel j’entre, c’est celui de quelqu’un qui a été et sera : un des rares amis, Sollers pour donner son nom, qui fasse un sort favorable à ce que je trace à la craie sur l’avalanche.
Photo Jacques Sassier. Gallimard. 1989
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Chez mon éditeur

Au milieu du roman (chapitre III sur les cinq qu’il comprend), le narrateur, Simon Malve (le "scripteur" et/ou son double), se retrouve dans le bureau de son éditeur, Philippe Sollers — « celui qui [lui] a généreusement ouvert la route, à la fois précurseur et complice [15] » —, mais celui qui le reçoit n’est pas son hôte habituel. Il s’appelle Regel (la règle ? Hegel ? Au moment où le philosophe spéculatif — pour qui la mort est le « Maître absolu » — se change (se "regèle" ?) en idéologue diabolique de la pure spéculation ?). S’ensuit un curieux et cauchemardesque échange (ou plutôt un monologue) au cours duquel il est question d’un mystérieux « coup de dé », d’une « spirale » qui « s’ouvre à l’infini, tel un S renversé, ou plutôt en miroir », puis, « soudain le bureau se transforme en salle de marché »...
Mallarmé écrivait déjà en 1895 dans
La Musique et les Lettres  : « Tout se résume dans l’Esthétique et l’Économie politique. » [16]. Meyronnis allait plus loin — on a changé d’époque — dans L’Axe du Néant : « une évaluation permanente suppose une subjectivité absolue, dont le mandataire anonyme est actuellement (et pour longtemps) l’instance même du chiffre, à savoir le marché mondial. La fonction de ce dernier dépasse de très loin le rôle que lui assigne l’économie politique. Il est en fait le centre délocalisé du nihilisme planétaire : une gigantesque Bourse des valeurs dont les cotations incessantes conditionnent la prétendue réalité, finissant même par la produire comme un mirage acceptable, un mirage qu’une rupture d’illusion peut dissoudre à chaque instant. » (p.25) ou encore : « à partir du moment où l’économie politique absorbe toutes les sphères d’activité, elle s’abolit comme instance séparée, ayant des lois propres. Elle devient branche principale du contrôle. » (p. 470) C’est pourquoi « la planète entière est livrée à l’esprit de vengeance, dont la dictature du chiffre n’est que l’instrument glacé [17]. » (p. 477)

Extrait (avec en encart des passages d’un texte de Yannick Haenel)

« Sortant d’un coma, je me retrouve dans un jardin, sur les marches d’un petit escalier. De quel séjour j’ai été catapulté, tu ne l’as que trop présent à l’esprit. Une chute ascensionnelle, ce qu’il a fallu pour m’extirper de  l’étrange pays , celui dont on ressasse qu’il n’y a pas de retour... Un pavillon assez vaste découpe maintenant ses lignes dans l’obscurité, sous les pâles rayons du halo lunaire. Mais déjà quelqu’un s’empare de mon bras. On le distingue à peine (sous la main, aucune lampe torche) et pourtant, même dans l’épaisseur de la nuit, il est facile de reconnaître, évaporé tout à l’heure, le Chinois aux allures de félin. Après tout, il se caractérise d’être plus petit que le plus petit des hommes. « Viens, dit-il. Il t’attend. »
Qui ?
 Lui , bien sûr.
Précédé par le Chinois, je coupe le jardin vers des salons moulurés, sofas, fauteuils, et cheminées de marbre que surmontent des glaces rectangulaires. Après une enfilade de pièces et de couloirs, nous montons un étage. Un petit corridor, où nous progressons à tâtons, dirige nos pas vers une porte.

LA CASE VIDE

« Je le souligne avec simplicité, sachant que cela ne sera pas compris : nous rencontrons Philippe Sollers sur le plan de la CASE VIDE.
Car qui est  ? — qui est vraiment dans le petit bureau ?
La figure du Spectacle, celle dont on dit qu’elle appartient à cette formation des servitudes qu’on nomme le "pouvoir", et qu’elle évolue avec aisance dans le marécage poisseux du mensonge social ?
Ou cette voix de phrases, dégagée de sa propre identité, qui a donné une langue à la CASE VIDE en tramant un souffle d’épiphanies sous le nom de Drame, de Nombres ou de Paradis ? — qui, mieux que personne, comprend ce qu’il en est de Dante, de Rimbaud et de Joyce, sans comprimer ces noms dans le formol des évacuations. [...]

L’étrange individu nommé Philippe Sollers est capable de jouir des tourbillons de la CASE VIDE ; il est le mieux placé pour entendre Yannick Haenel, me dis-je, avec une extravagante modestie. » [...]

Pas si inconnus, les lieux. Oh non : je suis chez mon éditeur. Le bureau dans lequel j’entre, c’est celui de quelqu’un qui a été et sera : un des rares amis, Sollers pour donner son nom, qui fasse un sort favorable à ce que je trace à la craie sur l’avalanche. Si la pièce n’a pas bougé, avec son exiguïté, ses piles de livres en équilibre instable, son rouleau d’idéogrammes déployé sur le mur [18], celui qui m’accueille, à la place de mon hôte habituel, porte une large pelisse en fourrure de lièvre. Aussitôt il me dit, car il sent en moi une réticence, qu’il est chez lui partout, mais que, personne ne s’en rendant compte, il n’y a pas non plus motif d’en faire des montagnes. Une telle intrusion, m’assure-t-il en clignant de l’ ?il, n’aura aucune conséquence, sinon écrite. Familier, tout à coup ; ce qui jure avec sa stature d’ascète, avec ses lèvres minces comme deux lanières. « Tu en es sorti, de cette purée de pois », dit-il.

D’après lui, j’aurais été initié par les morts. Que je n’aille pas croire, les puissances du sombre m’ont fait une vraie fleur, pas du tout dans leurs habitudes. « Observe à la ronde, dit-il. Qui serait nanti d’un tel privilège ? Les gouffres de cauchemar, on ne les ouvre pas à la façon d’une penderie, ou bien tu te fais blanchir comme du gros linge, dégraisser, savonner, avant que la faucheuse ne t’étende avec ses cordes et ses épingles. Or tu as vu les gouffres, et tu es encore capable de nouer ton souffle en lettres , ce qui dénote qu’on te maintient sous notre garde... à moins, dit-il en bouffonnant, à moins que tes protections ne viennent d’ailleurs... » Et là-dessus, il éclate de rire ; un tressaillement élève ses narines et des secousses lui déforment le visage. Mais bien vite son hilarité s’arrête. Sa face devient sévère, il plante sur moi un oeil glacial et mauvais. « La trame que nous ourdissons, dit-il, tu la détisses. Nous la filons sans arrêt, cette trame. À leur insu, nous lions en tissu compact ceux qui croient vivre avec ceux qui croient être morts, et ce ne sont plus les vivants de naguère ni les morts d’antan : une même navette dirige leurs fibres et les remue dans cette convulsion d’angoisse qui soulève à chaque seconde l’abricot terrestre. En connectant tous les lieux à la vitesse de la lumière, on met en joue tous les corps, et des gagas de la tronche voudraient que cette exorbitante prise d’otages car, oui, les corps sont des gibiers de sacrifice, dans la suppression virtuelle de tout —, ils voudraient, donc, que cette mort planante n’insinue pas des plis profonds de l’autre côté du caveau... Ah, les malheureux ! Un circuit les enferme dans la plus étroite des fermetures. La  vie morte fait croître la  mort vivante , et celle-ci profile à son tour ce qui la ravitaille. C’est cela, la communion des saints qu’on leur trafique !
« Exactement cela.
« Et toi, tu te mêles des choses prohibées... Pour un peu, tu voudrais redonner la parole aux muets, l’ouïe aux sourds, la vue aux aveugles et à tous, la jeunesse... Comme si ton livre avait reçu le mandat céleste, hein ? Comme si, avec lui, chacun pouvait traverser le miroir... »
Il braque toujours sur moi l’émail de ses prunelles, le fieffé envoûteur. Sur son front, la colère fait ressortir les rides et les tâches ; et pourtant son ?il gauche semble dire : Hop-là, on ne va pas se voler dans les plumes, on se connaît trop bien pour cela.
« Attends, attends un peu — s’interrompt Regel. Qu’est-ce que tu veux, avec ton sacré bouquin ? Laisse-moi deviner... Porter à la connaissance les ressorts de la catastrophe ? Rendre visible le sceau de ce qui a lieu ? Lever le voile sur l’abîme bouillonnant, avec sa rage impuissante, vomissant du pus et du limon ? — Allons, Malve. Tu ne crois tout de même pas qu’ils vont t’entendre, hé ? Qu’on observera des carrés de sourdingues emportés par ta parole, comme par un raz-de-marée ? Te faisant risette, soudain, comme à Faülnis ? Rêve pas. Les accroupis du troupeau voient ce qui est au bout de leur nez. Leur truffe. Rien qu’elle. Ils ne regardent pas plus loin. Si encore ils se servaient de leur nez pour flairer. Mais non. Seulement pour ne pas voir. Quant à ce qu’il y a derrière une truffe, on le décrète pour eux. Et tu voudrais qu’ils soient attentifs à ce qui est devant leur face ? Ce serait énorme : attentifs au plus proche, au plus immédiat... Établir son regard au coeur des choses... »
Regel porte les mains à son front et se met à rire ; mais cette fois de manière espiègle, sans que ses traits se crispent comme ceux d’un maniaque. « Ah bien, je suis injuste avec toi, dit-il. Pas ton genre, d’amender le chiendent. Tu veux simplement nous doubler. Doubler les essaims. Franchir le goulet, ce que tu désires. Retrouver l’ampleur dans le souffle. Et il te faut pour cela mettre en repos l’illusion - interrompre la continuité de la naissance et de la mort. Tu vois, je te comprends...
« Hep, hep ! Si tu crois qu’on laissera le champ libre à ton coup de dé, tu peux écosser le coco... Pas près de prendre racine, le petit père qui nous étouffera dans le traversin...
« Nous vaincre ?
« Ah, tu rêves, Simon. Comme si nous n’étions pas les curateurs des intérêts de la mort... De cette fiction qu’on appelle LA mort... Si elle veut vivre quelques siècles,  avant de se faire sauter la gueule , pourquoi pas ? Pourquoi n’aurait-elle pas le droit de vivre, elle aussi ? Pourquoi son gargouillis ne serait pas la profession de foi des maisonnées ? »
Regel dispose une main en cornet autour de son oreille.
« Hein ? sursaute-t-il. C’est  par la case vide que tu nous prendras ? Le diabolique ne serait qu’un tour d’autre chose ? Il suffirait de le dérouler d’une certaine façon pour l’user salement, et même pour lui rogner le tarbouche ? C’est ça, essaye !
« Essaye donc ! »
L’homme à la pelisse avance vers moi ses paumes, et dans chacune je découvre une empreinte lumineuse en forme de spirale, qui brille de plus en plus. Il virevolte, le mouvement ; et s’ouvre à l’infini, tel un S renversé, ou plutôt en miroir.

Soudain le bureau se transforme
en salle de marché.
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Son sourire flegmatique, sa manière de cligner des paupières...
« Monsieur voulait captiver ce qui captive, alors... oh ! alors, dit Regel. Comme si nous ne savions pas mettre à sec ce qui nous agite dans son ébullition. Et d’ailleurs, sans le tarir entièrement. Écoute, on va racheter ton parchemin. Au fur et à mesure, dit-il, nous allons enchérir sur sa valeur.
Il fera l’objet d’une estimation permanente en trois monnaies :

DOLLAR EURO YUAN.
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« À partir de cette minute, l’argent sera  la contrepartie du livre . Plus insondable, la richesse de ton syllabaire schizophrène !
« Ne chamboulera pas l’échelle du bon sens, dont nous tenons les montants parallèles. Cette façon de se mettre hors cours, on lui fera pièce. Crois-moi. Et si la Néantise insuffle les phrases, on obligera bien le Creux abyssal à retenir sa splendeur... Faute de quoi, rien n’aurait de proportion avec rien. Ici Regel claque sa langue avec une moue réprobatrice. « Le grand évoluerait vers le petit, se lamente-t-il de sa voix sourde (qui ressemble durant quelques secondes au vagissement d’un alligator) ; et le petit, vers le grand — ajoute-t-il. Le simple geste de ramasser une épingle ferait tourner sur lui-même l’ombilic du monde.
« Or, avec ce type d’exploit, le solide se casse comme une porcelaine... »
Pendant que Regel parle, des chiffres s’affichent sur les écrans des ordinateurs, décollant difficilement du

ZÉRO,
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« L’existence de la CASE VIDE est un savoir très ancien. A une époque où le mot « littérature » est avalé par le faux-monnayage, et où le monde de l’édition une usine à produire de l’insignifiance, un tel savoir est ésotérique. Nos entretiens avec Sollers, depuis huit ans, portent sur cette dimension secrète du langage. Car la CASE VIDE, quelle que soit l’époque, quelle que soit la dévastation est toujours là. A chaque instant, elle flamboie dans l’inapparence. Les phrases qui la font vivre forment une constellation parallèle, un trésor qui prodigue ce que Maldoror appelle les « jouissances magiques ». Ce foyer des incandescences est aussi le lieu de naissance du calme.
En elle-même, la CASE VIDE n’est qu’une simple étendue libre. Mais elle flotte en dehors de toute valeur, de tout calcul, hors des utilités monnayables — dans la gratuité. Si un langage s’y déploie, une jouissance s’allume — une jouissance qui dépasse le cadre des épidermes humains — et les phrases s’illuminent. »

Yannick Haenel,
La transmission poétique
Préface à Poker, 2005.

puis se multipliant entre eux, proliférant comme des algues sur la pierre d’une jetée. Avant qu’elles ne prennent leur essor, les phrases s’inscrivent à la cote. Font l’objet d’une estimation qui les rattrape et bientôt les devance. Sous mes yeux, l’écriture du chiffre transforme mes broderies en retaille, les remuant à sa guise, les filant, les tressant, pour que ne restent sur la page que des vétilles.
S’il reste quelque chose, ce qui n’est pas sûr !
Même le solde, on le solde... Les phrases, on les éclipse sous l’afflux d’argent. Pas qu’on me la donne, cette oseille, va pas t’imaginer ! On s’en sert comme d’une digue... La richesse festonnant dans le gratuit, cela risquait de tout mettre en danger par un effet de domino. Cette fois, elle ne festonne plus. — On la calcule dans la misère. Chiffres... Chiffres... Chiffres...
« Ce que tu écris, je le préempte », dit Regel.
En me lorgnant par en dessous, il passe lentement sa langue sur les dents ; puis il fait de la main droite le geste de saisir, la fermant d’un coup.
Que ce soit toujours en train de se déclencher, avec chaque détail ; et de se transmettre souffle à souille : aussi absurde, d’après lui, que de naître sans arrêt.
Ramassé en boule dans sa pelisse, il allonge ses jambes sur le bureau, réussissant le prodige de ne faire tomber aucun livre (tout juste si une pile chancelle un peu).
« La joie, la découverte, dit-il, les transformer en un retard. Et ce retard, le vendre. Mise à prix de l’échappée... Faire qu’elle s’éparpille... Pouls qui se dérègle... »
Encore plus sourde, sa voix. Il semble fatigué, tout à coup. Happé par le sommeil, descendu sur lui comme du sable. Va, maintenant, dit Regel. Et il explique qu’il va besoin de dormir un peu, tout juste dormir...
Lorsque je quitte la pièce, escorté par le Chinois, monte déjà l’odeur du silence. »

Brève attaque du vif, p. 76-84.

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quelqu’un qui a été et sera
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Livre de feu

Lecture d’un chef-d’oeuvre : Brève attaque du vif, le nouveau roman de mon grand ami François Meyronnis. Ce n’est pas parce que c’est mon ami que je devrais m’interdire d’en parler ; au contraire, s’il est mon ami, c’est précisément parce qu’il écrit des livres comme celui-ci, qui suscitent ma fierté. L’amitié entre écrivains est très rare, c’est pourtant l’autre nom de la littérature. Brève attaque du vif raconte, en 130 pages, une descente fulgurante dans le monde des morts. C’est devant la statue de Balzac, au carrefour Vavin, en pleine nuit. Un homme reçoit un choc qui l’emporte de l’autre côté. Est-ce qu’il meurt ? Pas vraiment : la mort rate. Voici qu’on le mène chez les morts : vivant, il voit ce que personne n’a jamais vu, qui déchire tous les discours. François Meyronnis est déjà une légende : sa solitude est aussi extravagante que celle de Lautréamont [19]. Ceux qui l’ont croisé savent que quelque part, du côté de Montparnasse, existe un individu étrange qui écrit des livres de feu. Vers la fin du livre, une jeune femme danse sur les bords de la Seine, tandis que le Rabbi Nahman de Braslav vient mettre fin à l’exil de la parole. C’est une guérilla, et une expérience de salut. Je souhaite à François Meyronnis des lecteurs amoureux, intelligents, inventifs.

Yannick Haenel, Libération du 30 janvier 2010.

*


Une nuit en enfer

par Aude Lancelin

Croiser le démon sur un trottoir de Paris et le suivre dans les catacombes ? Magique et terrible, c’est ce que propose François Meyronnis dans « Brève Attaque du vif »

Contrairement à tant de monde aujourd’hui, François Meyronnis n’écrit pas pour régler ses comptes avec quelques vivants ou pour faire revivre ses morts. Il écrit pour vaincre la mort même. Etrange projet, arrogant garçon, dira-t-on, dans une société, la nôtre, où l’invisible sous toutes ses formes a été forclos, banni, laissé en pâture à quelques illuminés notoires. Raison aussi pour laquelle ce qu’écrit l’auteur du génial « Ma tête en liberté », paru en 2000, ressemble si peu à ce que le gros bon sens ordinaire appelle roman, et tant à une opération magique que chacun est appelé à tenter.

Trois ans après « De l’extermination considérée comme un des beaux-arts » [20], Meyronnis revient avec une superbe descente aux enfers. Cocaïne, dépression, haine de soi ? Rien de tout ça qui semble aujourd’hui devenu le seul sens audible de l’expression. Non, une véritable traversée du monde des morts, comme on en trouve seulement chez les Anciens ou chez Dante. Une « bataille du Styx », selon le titre que Céline avait choisi de donner à une ébauche de « Féerie pour une autre fois ». Une chose qui peut en fait arriver à tout moment, comme cela advient en effet, par une nuit d’hiver, au narrateur de « Brève Attaque du vif ».

Face à la statue de Balzac, carrefour Vavin à Paris, ce dernier va faire une mauvaise rencontre. Le diable l’accoste, rien de moins. Il a pour l’occasion revêtu un manteau en peau de lièvre et l’entraîne dans les catacombes afin de le mettre à l’épreuve. Tout sauf bienveillants, les morts qu’on croise là-bas. Un écrivain nihiliste, un suicidé tourmenteur, des milliers de spectres qui lui font de terribles révélations.

La catastrophe a eu lieu, celle-là même dont parlait Nietzsche et qui est encore si mal comprise. En décrétant la vie « autonome », en prétendant la libérer du sacré, les temps modernes l’ont en réalité transformée en un insoutenable enfer. Devenu « un chaînon insignifiant dans l’activité biologique de l’espèce », chaque homme n’est plus qu’un cafard trimant dans la honte et la peur. « Du dodo à la tombe, directement. » Voilà le seul programme offert à ceux qui renonceront à sortir de la « baraque à mirages » où rien d’autre n’existe que ce qui est chiffrable et montrable.

Aux autres, une porte étroite demeure toutefois ouverte. Celle qu’emprunte ici le narrateur de Meyronnis, avec l’aide d’une démone ressemblant à la Nadja de Breton et d’un vieux sage hassidique du XVIIIe siècle, le Rabbi Nahman. Le surréalisme et la mystique juive, deux des traditions où l’auteur puise de quoi tenir en échec la grégarité et le sommeil de l’esprit, ces autres noms de la mort. A chacun de trouver ses propres ressources pour répondre à ce même défi. « Brève Attaque du vif » est un de ces livres rares qui en donnent à la fois la force et l’envie.

Aude Lancelin, Le Nouvel Observateur du 12-02-10.

*


Des stratégies différentes n’empêchent pas des alliances "substantielles". Voici ce qu’écrivait en mars 2009 Bernard-Henri Lévy dans son Bloc-Notes du Point à l’occasion de la publication de Prélude à la délivrance.

Haenel, Meyronnis : eh bien, la guerre !

par Bernard-Henri Lévy

Ils ne sont pas très nombreux, les jeunes gens d’aujourd’hui qui se souviennent du portrait de Lautréamont imaginé par Félix Vallotton.

Ni de la lettre de lord Chandos à Francis Bacon rêvée par un Hofmannsthal voulant prendre la mesure du ravage dans les langues qu’ont signifié les « temps modernes ».

Ni de ce que Melville avait en tête quand, aux prises avec un « Moby Dick » que tout le monde croit connaître mais que presque personne n’a vraiment lu, il lance à Nathaniel Hawthorne : « je suis en train de rompre les sceaux du pays des ombres. »

Ni, encore moins, de la révolution mondiale lancée par un certain Friedrich-Wilhelm Schelling quand, deux ans après la « Phénoménologie de l’esprit », il a l’intuition d’un Dieu déchiré entre un fond proprement divin et une puissance maléfique qui le soulève.

Eh bien, en voici deux qui se souviennent de cela.

Voici deux jeunes écrivains, Yannick Haenel et François Meyronnis, qui codirigent une revue, Ligne de risque, conçue comme une « centrale d’énergie » où sont régulièrement traités des « souvenirs » de cette sorte.

Et les voici qui publient, dans la collection de Philippe Sollers, un petit livre de guerre, savant et léger, érudit et joyeux, où l’on trouvera retraitées, remises en jeu et en mouvement, ces informations et quelques autres qui s’y enchaînent : véritable manuel de savoir-vivre-lire, écrire et, donc, vivre à l’usage de générations qui ne sont souvent jeunes, hélas, que de leur ignorance résolue.

Je ne suis pas trop d’accord, bien sûr, avec la lecture de Heidegger qui sous-tend, pour une part, ce « Prélude à la délivrance ».

Je suis même en désaccord — et j’essaierai de dire, un jour, pourquoi — avec son concept d’un « nihilisme » entendu comme un genre dont l’hitlérisme serait une espèce et dont l’avatar ultime serait la technique mondialisée.

Et je trouve un peu expéditif, enfin, le traitement de Michel Houellebecq dans le chapitre, par ailleurs passionnant, où les auteurs donnent la formule d’une extase amoureuse qui, loin de laisser le sujet « sans voix », loin de l’abandonner à l’ivresse muette d’une chair elle-même réduite à sa pure « anatomie », est la voie royale, au contraire, où advient la jouissance par et dans la parole.

Mais j’aime la façon qu’ils ont de nous dire que ce qui, dans ces affaires de parole, compte le plus, ce ne sont pas les mots mais la langue (pauvre Giraudoux... vanité du bel écrire...).

J’aime leur insistance à prouver qu’une littérature qui ne pense pas n’est pas une littérature et que le premier devoir d’un écrivain est de se transformer en une machine à enregistrer, donc penser, « ce qui arrive au temps » (ah ! le fameux « où en sommes-nous avec le temps ? » lancé par Arthur Cravan à un André Gide qui, lui non plus, n’entend pas...).

J’aime que la langue ainsi conçue soit le lieu, non seulement donc d’une jouissance, mais d’un salut, ils disent bien d’un salut, ils emploient sciemment et sans remords le mot (et j’aime que ces experts en « avalanches », ces laborantins d’une « mort de Dieu » dont ils savent mieux que personne le caractère irrévocable, nous confient, entre deux réflexions sur David Bowie ou un évangile apocryphe de Thomas, qu’ils ne sont « pas laïcs »).

J’aime leurs pages sur la face sombre des Lumières.

J’aime leur volonté de rappeler que l’humanisme a pu être, et demeure, une terrifiante école des cadavres.

J’aime que soit redémontré, au passage, l’enchaînement quasi obligé qui va du sujet supposé souverain au vivant méthodiquement usiné.

J’aime leur définition de l’événement, perdition et salvation mêlées, coeur noir du Rien en même temps qu’éclaircie au sein du Néant — on est loin de la sacralisation, chez les émules d’Alain Badiou, de l’« événementialité obscure ».

J’aime que l’on sente, à les lire, qu’il s’en faut de peu, très peu, un mot, une phrase, un écrivain se souvenant, ne serait-ce qu’un instant, qu’il est « fils de roi », pour que l’on repasse du pire au meilleur, du monstre marin à la baleine astrale, de Black Man et sa mauvaise foudre à l’éclair de la Délivrance — on est encore plus loin, avec cette doctrine de la résurrection, c’est-à-dire de la traversée de la mort et, d’abord, de la mort dans la langue, du ton pompeusement apocalyptique en vigueur dans les secteurs « radicaux » de la philosophie postnihiliste.

Et puis j’avoue enfin que me sont irrésistiblement sympathiques deux promeneurs qui, déambulant dans Paris à la façon de l’auteur de l’immense « Nadja » et voyant scintiller soudain, au-dessus de leurs têtes, dans la nuit, les lettres « H » et « M », ne savent dire s’il s’agit des initiales d’Herman Melville, de celles de leurs propres noms par un hasard objectif entrelacés ou de la trace du mot hébreu Hachem, qui signifie « le Nom » et qui serait alors comme le signe d’un Dieu : comprenne qui voudra ; mais les lise qui me lit ; car on est à la croisée, là, de la métaphysique, de la littérature et du sceau qu’elles impriment, toutes deux, à nos vies — rien d’autre ne vaut.

Bernard -Henri Lévy, Bloc-Notes Le Point du 26/03/2009.

Lire également Yann Moix, Haenel et Meyronnis : un livre qui délivre
Alice Granger Prélude à la délivrance
et le compte-rendu d’Angèle Kremer Marietti - pdf .

*

[1Sauf mention contraire, les citations en italiques sont extraites du dernier roman de François Meyronnis Brève attaque du vif.

[2Voir l’extrait choisi plus bas.

[3Mathématiques : séparé, distinct, discontinu.
Quantité discrète, par opposition à Quantité continue : assemblage de plusieurs choses distinctes les unes des autres, comme les nombres, les grains d’un tas de blé.
L’arithmétique a pour objet la quantité discrète.
Topologie : se dit d’un espace topologique dont tous les points sont isolés. Qualifie également la topologie d’un tel espace.
Un espace discret ; une topologie discrète.

[4L’Axe du Néant, 2003, p. 447.

[5Sollers, La science de Lautréamont, Logiques, 1967.
Meyronnis s’en souvient qui écrit dans L’Axe du Néant : « Lautréamont ne sollicite aucune adhésion servile ; il ne demande pas pour sa narration « le nuisible obstacle d’une crédulité stupide ». En revanche, il exige du lecteur qu’il abdique « momentanément » sa particularité ; qu’il surmonte « l’opacité, remarquable à plus d’un titre de cette feuille de papier », et passe enfin de l’autre côté, du côté du livre qu’il est en train de lire. » (p. 336)

[6Il faudrait faire une analyse des différentes épigraphes qui balisent le roman au début de chaque chapitre comme autant de pierres d’angles, ou qui, pierres d’étincelle, l’enflamment (A la pierre d’étincelle, telle est la dédicace. En quoi Yannick Haenel est tout à fait justifié de dire que Brève attaque du vif est un « livre de feu »).
Outre l’épigraphe de Lautréamont qui ouvre le livre, citons :

I. Tu t’es manifesté au monde comme un étranger, et tu nous as rendu semblables à des étrangers, afin que nous devenions dignes de ton assurance. (Les Actes de Philippe).

II. Mais moi, détaché d’eux et de tout, que suis-je moi-même ? Voilà ce qui me reste à chercher. (Jean-Jacques Rousseau, Les rêveries du promeneur solitaire)

III. Là où il n’y a pas de dieux règnent les spectres. (Novalis)
J’étais mûr pour le trépas, et par une route de dangers ma faiblesse me menait aux confins du monde et de la Cimmérie, patrie de l’ombre et des tourbillons. (Rimbaud, Une saison en enfer)
La voie est en ce monde comme le fil d’une lame ; de ce côte l’enfer, et de l’autre, l’enfer ; entre les deux : la voie de la vie. (Rabbi Moshé Loeb)

IV. Mais à quel maître étais-je redevable de mon véritable éveil spirituel ? Lequel m’avait engagé dans sa voie ? Son nom restait bloqué dans ma bouche. Il n’arrivait pas à sortir, empêtré dans mon bégaiement. Car je bégayais ; et malgré tout, un nom finissait par jaillir : « La Beauté » ; et puis : « Le Néant ». (Yukio Mishima, Le Pavillon d’Or).

V. Dégage-toi des divisions et des liens, et déjà tu possèdes la résurrection ! (Traité sur la résurrection).

[8Voir Extraits.

[9Voir notre article La barbarie sans foi ni loi.

[10Voir l’entretien ci-dessous. Il faut se replier sur un quotidien "indépendant", suisse de préférence, pour en trouver un !

[11L’Axe du Néant, p. 241.

Cela peut prendre la forme de cette « révolution froide » dont Meyronnis, reprenant la formule à Houellebecq, parle dans De l’extermination considérée comme un des beaux-arts (p. 152) :

« Celle-ci, chacun peut la produire : il n’y a qu’à résister à ce qui incite, à ce qui entraîne et motive. Juste ne rien faire. Se mettre à l’écart des courants, de manière radicale ; ne plus donner prise en soi aux conducteurs d’excitations ; se déprendre du remugle nauséabond de l’actualité, comme ils disent. Laisser tomber les dérivatifs. S’intéresser de façon libre à Tchouang-tseu, à Parménide, à Rabbi Nahman de Braslav ; et plus du tout à ce que la société gestionnaire décrète important, selon le calendrier de la marchandise. Ne plus travailler. Acheter le moins possible. Ne plus lire le journal, ni regarder la télévision. Ne plus obéir. Ne plus commander. Surtout : ne plus participer. Et même, les jours de bonne disposition, interrompre dans sa tête le caquetage insane que chaque individu abrite en lui, « suspendre temporairement toute activité mentale », bref « faire un pas de côté » et ne plus accepter l’humiliation d’être soumis à la bêtise. »

[12P. 128.

[13Pour savoir qui est Rabbi Nahman voir ce site.

[14On devrait reparler de Brève attaque du vif lors de l’émission Jeux d’épreuves le 13 mars prochain.

[15De l’extermination considérée comme un des beaux-arts, Coll. L’infini, 2007, p. 133.

[16« La vérité si on s’ingénie aux tracés, ordonne Industrie aboutissant à Finance, comme Musique à Lettres, pour circonscrire un domaine de Fiction, parfait terme compréhensif. La Musique sans les Lettres se présente comme très subtil nuage : seules, elles, une monnaie si courante. [...] Tout se résume dans l’Esthétique et l’Économie politique. » (Mallarmé, La Musique et les Lettres)

[17C’est moi qui souligne "glacé". On sait que pour Dante, l’enfer est glacé.

[18Sur la signification des idéogrammes du mystérieux rouleau, voir Trois mille ans au présent.

[19Sur Lautréamont, voir, par François Meyronnis : Un hibou sérieux jusqu’à l’éternité.

[20Voir l’intervention de Meyronnis et quelques critiques à propos De l’extermination considérée comme un des beaux arts.

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2 Messages

  • A.G. | 14 mars 2010 - 14:16 1

    Josyane Savigneau présente Brève attaque du vif sur France Culture le 13 mars 2010.

    Extrait (13’13)


    Pour démarrer l’écoute, cliquez sur la flèche verte

    Crédit : Jeux d’épreuves


  • Valérius | 27 février 2010 - 19:42 2

    Ce Meyronnis que tu connais bien est un charmant homme, spirituel, plein d’urbanité, et ce même personnage fait beaucoup plus de prose poétique que personne. Mais viens-tu à lire sa prose, ce meyronnis si élégant, si plein d’urbanité, te fait, en revanche, l’effet d’un trayeur de chèvres ou d’un terrassier, tant il est maladroit et différent de lui-même. Cet homme qui tout à l’heure semblait si malin, ou mieux encore, un esprit si aiguisé, ce même homme est plus grossier que les rustres les plus grossiers dès qu’il a touché à la littérature ; ce même homme n’est pourtant jamais si heureux que quand il écrit une phrase, tant il est content de lui et s’admire lui-même.

    PS : on peut substituer Haenel à Meyronnis, Zagdanski à Haenel etc.