4 5

  Sur et autour de Sollers
vous etes ici : Accueil » SUR DES OEUVRES DE TIERS » Christian Boltanski c’est quelqu’un !
  • > SUR DES OEUVRES DE TIERS
Christian Boltanski c’est quelqu’un !

D 27 janvier 2010     A par Albert Gauvin - C 4 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Christian Boltanski expose au Grand Palais jusqu’au 21 février [1] et, en parallèle au Mac/Val de Vitry-sur-Seine jusqu’au 28 mars [2]. Expositions troublantes et... controversées.
Dans un entretien paru dans le supplément au numéro d’art press de janvier, Richard Leydier lui demande :
« Votre exposition sous la verrière du Grand Palais s’intitule Personnes. Qu’y verra-t-on ? »
Réponse de Boltanski : « Beaucoup de monde. C’est pour cela que cette exposition s’intitule Personnes, au pluriel. Mais ce titre désigne tout à la fois quelqu’un et la négation de quelqu’un. Dans ce projet, il s’agit du passage entre « être » et « n’être plus », entre personnes et personne. »
Puis : « Derrière les expositions du Grand Palais et du Mac/Val, il y a Dante. Ces deux expositions sont deux cercles liés. J’ai vraiment pensé à La Divine Comédie. »
R. Leydier : « Après l’Enfer du Grand Palais et le Purgatoire du Mac/Val, un troisième volet nous emmènera-t-il au Paradis ? »
Boltanski : « Je rêve de terminer sur une pièce heureuse. Car il y a dans mon travail beaucoup plus d’humour qu’on pourrait le penser, surtout sur le versant dérisoire des choses. »

Présentation : Christian Boltanski : Portrait en trois temps de l’homme et de son oeuvre..

Ci-dessous : un diaporama, des entretiens radiophoniques et videos avec Boltanski, le Making of de Personnes, un aperçu de l’exposition Après, et quelques points de vue.

*

Personnes. Diaporama.




Photos A.Gauvin, 18 janvier 2010.

« Boltanski voudrait, pour son exposition au Grand Palais, qu’une grande grue dotée d’une sorte de mâchoire mécanique — un grappin de métal dont il me montre le schéma d’ingénieur — saisisse et relâche, alternativement, les lambeaux multicolores d’un tas de vêtements usagés, un très, très gros tas de vingt-cinq tonnes. On essaie ensemble d’imaginer combien de corps cela « fait », vingt-cinq tonnes de vêtements recueillis. On essaie d’imaginer ce jugement dernier à l’usage des marmots. Je pense quant à moi — Boltanski y pense-t-il aussi ? inutile de le lui demander, il a bien sûr recroisé tout cela depuis longtemps — que l’une des rarissimes photographies du camp de Treblinka montrait justement un appareil de ce genre, une grue avec sa mâchoire mécanique pour creuser les fosses où faire disparaître les corps. »

Il me dit : « C’est la mâchoire de Dieu.  » Je l’interroge en retour : « Pourquoi as-tu besoin d’en appeler à Dieu ? » Il me répond : « Parce que je ne sais pas quoi dire. » Il appelle « Dieu » quelque chose qui serait plutôt la lutte à mort des vivants, perdue d’avance, avec la mort et le temps de la destruction. [...]

« Les enfants, on le sait, jouent à mourir, ils jouent également à ne jamais devoir mourir. L’installation de Personnes serait alors à regarder comme un gigantesque joujou, un objet d’enfance disproportionné. Un jouet inversé, un paradoxe, une miniature géante. Dérisoire monument obtenu par l’exagération enjouée de ce que tout enfant possède au fond de quelque tiroir, dans sa chambre : des vêtements mis sens dessus dessous, en tas, oubliés par la loi de la machine à laver, modestes objets de quelque survivance. Et la petite grue que l’on actionnait du bout des doigts en tournant une manivelle. »

Georges Didi-Huberman, art press, supp. au n°363, janvier 2010.

Photographie anonyme. Excavatrice de Treblinka, 1943.
Jérusalem, Yad Vashem archives.

*

Christian Boltanski s’entretient

1. Avec Arnaud Laporte le 21 janvier. Humour.

*

2. Avec Laurent Goumarre le 21 janvier.

Etait également invité le chorégraphe Joseph Nadj qu’on entend dans la 3ème partie.

Extraits

1er extrait : l’actualité, les expositions : Personnes et Après

2ème extrait : Dante, les deux cercles de l’Enfer, Je ne crois pas au Paradis, Dieu est mauvais

3ème extrait : mettre ma vie en boîte, le film

Archives A.G.

*

Christian Boltanski - Monumenta

Entretien avec Sylvain Bourmeau (Mediapart).


Christian Boltanski – Monumenta 1/3 (Mediapart)


Christian Boltanski – Monumenta 2/3 (Mediapart)


Christian Boltanski – Monumenta 3/3 (Mediapart)

*

Christian Boltanski Personnes Monumenta 2010

Entretien pour ARTNET.


Christian Boltanski Personnes Monumenta 2010

*

Le making of de Personnes

Suivez Christian Boltanski pendant le montage de son installation inédite pour Monumenta 2010, dans un reportage signé Heinz-Peter Schwerfel.


Le making of de Personnes - Christian Boltanski

Christian Boltanski Après 2010


Christian Boltanski : Après

*

A l’occasion de son exposition « Personnes », au Grand Palais, à Paris, le plasticien Christian Boltanski a reçu « Libération » dans son atelier, à Malakoff, autour de deux bouteilles de vodka cerise.
« La légèreté est la plus belle chose »
Interview par VIncent Noce dans Libération du 30 janvier 2010

*

La chute des corps selon Boltanski

par Philippe Dagen

Pour expliquer le fait que l’essentiel de leur art soit funéraire, des archéologues ont supposé que les Etrusques étaient obsédés par la mort. Si tel était le cas, il y a donc de l’étrusque dans Christian Boltanski. Que l’oeuvre et l’homme soient obsédés par le passage du temps, le vieillissement, la certitude de la disparition, cela se voit depuis très longtemps, depuis ses premiers travaux. Vers 1970, ses Vitrines de référence étaient des reliquaires bricolés, dédiés à lui-même, dérisoires et inquiétants à la fois. Dans les années 1980, sont venues des installations : Réserve Canada, Les Portants, Menschlich qui, pour les unes, évoquent de façon générale la succession des générations et, pour les autres, se réfèrent à l’extermination des juifs d’Europe.

En présentant simultanément Personnes au Grand Palais et Après à Vitry-sur-Seine, Boltanski réunit les sujets. Personnes, c’est le stade industriel de la mise à mort. La nef est jonchée sur toute sa longueur de vêtements étalés sur le sol de ciment et éclairés par des néons blancs. Une pince à cinq dents rouges monte et descend le long de ses câbles, à l’extrémité d’une flèche. Elle puise dans un immense tas de vêtements, les élève dans l’air et les lâche. Ils flottent en retombant, comme les corps d’une chute des damnés. La scène est éclairée par deux projecteurs d’une lumière crue de chantier. Un bruit très puissant et durement saccadé de machine-outil retentit sous la verrière. Il couvre les battements de coeur diffusés dans la nef par de petits haut-parleurs attachés à des poteaux d’acier bruni.

Les changements que, durant le montage, Boltanski a introduits par rapport à son projet ont accentué l’expression du tragique. Bien plus violemment que ces prédécesseurs dans la série des Monumenta, Anselm Kiefer et Richard Serra, il prend possession du Grand Palais et le métamorphose. En plaçant très bas les rangées de néons, il modifie la perception que l’on a de cet espace renommé pour son ampleur et sa lumière. L’accumulation de vêtements — des dizaines de tonnes ont été nécessaires — et le vacarme d’usine portent à son paroxysme l’idée d’un système inhumain. Il est impossible de ne pas penser au "canada", cet endroit où, dans les camps, étaient stockés et triés les effets de ceux qui avaient été gazés.

Personnes est une installation d’histoire, au sens où l’on parlait autrefois de peinture d’histoire. Boltanski, qui est né en 1944, appartient, comme Kiefer, à la génération des artistes qui avaient entre 20 et 30 ans quand ils ont commencé à entendre les historiens parler enfin clairement de la Shoah, du nazisme et, en France, de la collaboration. Le film de Marcel Ophüls, Le Chagrin et la Pitié, est sorti en 1969. Et La France de Vichy, ouvrage majeur de Robert Paxton, a paru en France en 1973. Toute une partie de l’oeuvre de Boltanski s’inscrit dans cette histoire collective. L’oeuvre y est pensée comme commémoration et avertissement à la fois, adressés au plus grand nombre par des moyens plastiques et sonores aussi intenses que possible.

Après est dans l’autre registre de l’artiste, à la première personne du singulier. Dans la très haute salle du MAC/VAL, il a construit des parallélépipèdes couverts de plastique noir qu’agitent légèrement des souffleries. Dans les ruelles obscures qui séparent ces volumes, des mannequins faits de quelques planches, de quelques tubes de néon et d’un manteau, posent au visiteur des questions.

La voix calme de Boltanski demande : "Dis moi, as-tu chié sur toi ?", "Dis moi, y avait-il une lumière ?", "Dis moi, comment es-tu mort ?" Tel est le principe en effet : on est après son propre décès, dans un lieu indistinct que l’artiste nomme "limbes". Ces interpellations, souvent très crues, ont la fonction que tenait, dans les vanités picturales d’autrefois, le crâne vide, le fruit pourri, la chandelle éteinte. La différence est dans la brutalité. Peints avec grâce, les plus effrayants symboles deviennent d’exquises natures mortes qui n’effraient plus. En frappant à coups répétés, en jouant de la pénombre, Boltanski fait tout ce qui est possible pour rappeler à ses contemporains combien ils sont menacés et éphémères. On ne voit pas ce qu’il pourrait y avoir à objecter à ce rappel, si douloureux soit-il.

Philippe Dagen, Le Monde du du 16.01.10.

"Personnes", Grand Palais, avenue Winston-Churchill, Paris 8e. De 10 heures à 19 heures les lundis et mercredis, de 10 heures à 22 heures du jeudi au dimanche. Jusqu’au 21 février.
"Après", MAC/VAL, place de la Libération, Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne). Tél. : 01-43-91-64-20. Du mardi au dimanche, de 12 heures à 19 heures. Jusqu’au 28 mars.

La Vie possible de Christian Boltanski, Entretiens avec Catherine Grenier, Seuil, 330 p.
Boltanski, de Catherine Grenier et Daniel Menselsohn, Flammarion, 208 p.
Le Dessin impossible de Christian Boltanski, de Dominique Radrizzani, Buchet Chastel, 128 p.

*

Faire parler l’absence-Exposition Boltanski au Grand Palais

par Daniel Sibony

L’installation réalisée par C. Boltanski au Grand Palais sous le titre Personnes est impressionnante. On entre, et d’emblée on est devant un mur assez large et haut, tapissé de grosses boîtes de conserve, au métal oxydé avec des numéros, évoquant des urnes. Puis on contourne le mur (de l’autre côté, les mêmes boîtes ressemblent à des pierres) et l’on tombe sur une vraie « cité » formée de cases carrées, au nombre de 69, occupant presque toute la nef. Dans chaque carré, éclairé au néon, il ne reste que le sol recouvert de vêtements mis à plat ; dans chaque carré, un appareil caché transmet le bruit d’un coeur qui bat. Plus au fond, on arrive en face d’une énorme pyramide de vêtements, eux aussi familiers, de tout genre et toute couleur. Elle a 10m de haut, 20m de diamètre, et pèse 70 tonnes, elle est surmontée d’une grue qui répète le même mouvement mécanique : fouiller — avec une pelle à double croc — dans le tas, comme dans un grand Corps, et en arracher des vêtements qu’elle soulève et laisse retomber dans le tas ; et elle reprend le même geste, sans fin.

Bien sûr on pense à ceux dont il ne reste que les vêtements, d’abord mis à plat dans une sorte de vaste Camp, avec presque des rues — les baraques ont disparu, on n’a que les vêtements de ceux qui y vivaient. Qui sont ceux qui portaient ces vêtements que l’on retrouve dans ce grand tas ? L’ambiguité admirable du titre, dit que c’étaient des personnes réelles, vivantes — l’oeuvre est là pour les rappeler, les évoquer, et même l’artiste fait pour elles un acte réparateur : leur rendre les vêtements qu’elles portaient avant qu’on les arrête dans leur vie et qu’on les déshabille. (Etrange envie des fonctionnaires de ce Meurtre : voir la nudité des corps et récupérer les vêtements.) Ils leur sont donc rendus ; ils sont là, ils les attendent. Mais il n’y a personne, et c’est l’autre résonance de l’oeuvre : Personne ; c’est ce qu’on entend dans le grondement.

L’oeuvre est toute vouée à faire parler cette absence, en quoi elle rejoint l’esprit des plus grandes oeuvres d’art qui, quoi qu’elles présentent, essaient de faire parler l’autre présence, l’absente, celle dont on ressent le manque sans pouvoir le nommer. Celle qui, au bord de la représentation ou dans sa faille, invoque l’irreprésentable. Mallarmé, parlant des fleurs, pointait déjà « l’absente de tout bouquet ». Mais ici il s’agit de corps, que l’on a absentés, et dont l’absence nous est palpable : fixez du regard une portion de la pyramide, et vous sentez d’emblée les corps absents, inconscients, qui semblent s’y entremêler, dans un grand tas de morts invisibles. On est même suffoqué en pensant aux vêtements — aux « corps » — qui sont plus en profondeur dans la pyramide, là, au fin fond, sous ce tas énorme ; on se dit qu’ils étouffent sous le poids des autres.

Car ce qu’éprouvent ces corps absents rejaillit sur nous. Il y a eu de l’étouffement, on le sait, nous le ressentons. Et leur absence déjà fait parler ces vêtements, les fait vivre puisque le coeur de chaque petit groupe bat toujours, même après leur départ. Cette absence nous confronte à la nôtre, elle nous absente à nous-mêmes, un peu. (Où étions-nous, où étaient les nôtres, pendant que s’opérait cet énorme entassement ? horizontal et vertical, spatial et temporel ?)

Leur absence questionne nos modes de présence au monde, et par là-même elle est criante dans son silence. De fait, le bruit de ces coeurs qui battent a pour étrange résultante un bruit de trains, de convois incessants qui viennent nourrir, sans doute, cette concentration de corps disparus dont on n’a plus que les vêtements. (Je ne connais pas de génocide où l’on ait tant récupéré : les vêtements, les cheveux, l’or des dents... Les tueurs étaient de grands recycleurs.)

Ces trains donc arrivent dans des pays froids : l’artiste l’a signifié en demandant que le chauffage soit coupé. Cela ferait bizarre, que l’on regarde les absences gelées de ces personnes déshabillées, en étant nous-mêmes bien au chaud. Il faut se rappeler avec son corps.

Et aussi avec sa pensée, puisqu’en somme on arrive d’emblée face au mur, au pied du mur. Celui qui nous sépare de cette scène est un mur où la mémoire peut s’écrire, s’effacer, se rouiller, laisser des traces plus ou moins déchiffrables. Mais de l’autre côté, c’est le mur opaque de nos ignorances, de nos silences, de nos propres états d’absence. En tout cas de l’autre côté du mur, on a un champ de détresse qui pourtant a gardé les couleurs d’avant, les couleurs vives d’autrefois. Chaque vêtement a l’air tout à fait mettable, mais la personne n’étant plus là, il irradie l’abandon ; et tous ces abandons, juxtaposés au sol ou amoncelés dans le tas, nous renvoient une sensation tenace de délaissement.

Toute une oeuvre chargée d’absence, c’est très fort. Car il faut la trouver quelque part, cette absence, pour la mettre dans l’oeuvre qu’on présente. Il faut apporter une présence singulière pour manifester cette absence qu’il reste ensuite à faire parler. Certains l’ont fait autrefois : filmer une pelouse déserte dans un Camp en Pologne pendant qu’un témoin dit que c’est là qu’ils étaient déshabillés, c’est aussi faire parler cette absence. On les voit donc tous ces corps qui arrivent, qu’on dénude, qu’on imagine revêtus de leur dignité. Et voilà que C. Boltanski, dans les formes les plus vives de l’art actuel, ramasse ces vêtements et prend soin de les disposer, de les ranger. Naguère il le faisait par piles, ici c’est par étalages ou entassements géant. Ces vêtements attendent le retour de ceux qui les portaient, le retour improbable des déportés. Ils reviennent donc sous cette forme et reviendront sous d’autres, remettre ces vêtements, qui les attendent à l’infini, là où leur présence, mêlée à leur absence, brûle ou plutôt s’ignifie.

Imaginons une exposition avec un seul vêtement, suspendu ou posé dans une vitrine. Pour qu’il attire du monde, il faut que ce soit rien de moins qu’un objet sacré, le Saint suaire par exemple, le vêtement qui reste d’un homme qui, paraît-il, a donné sa vie pour toutes les fautes des hommes.

Et si la cruelle ironie de l’histoire avait fait en sorte que toutes ces personnes, qui font peuple, se sont trouvées coincées à l’endroit et au moment où il leur a fallu payer pour les fautes de l’Europe et les manquements du monde ? La question est lourde.

En fait de lourdeur, des ingénieurs ont soigneusement étayé le sous-sol de cette pyramide dont le poids — réel ou mental — risquait de faire un trou dans le sol, comme cela pourrait en faire dans nos têtes.

En tout cas, tous ceux dont l’absence intérieure est parfois muette, ceux qui se sentent pris tout entiers dans ce qu’ils disent, qui refoulent en eux le manque et l’exil, qui ignorent la singularité de la présence, - tout le monde en somme, pourra profiter de cette oeuvre ; elle les aidera aussi à faire parler leur absence, ou à l’entendre autrement.

Il est intéressant de voir comment l’artiste, parlant de son œuvre, tente de penser à autre chose qu’à ce qu’évoque notre « lecture ». Par exemple, il dit que cette « main de fer » de la grue « attrape les vêtements, les emmène au sommet de la nef puis les lâche » et que « c’est l’idée de la main de Dieu qui s’apparente au hasard, celle d’un jugement dernier sans leçon de morale ». Or cela supposerait que les humains se présentent à ce "jugement" en forme de grand tas ; ce n’est pas souvent le cas : les hommes sont dispersés et rassemblés, seuls ou en groupe, aussi rarement entassés sauf dans les cas que nous évoquons. Quant à cette pince de la grue, elle exprime selon nous la répétition du geste, de la même gestion des corps : du reste, elle prend le même paquet dans le trou et le lance dans ce même trou, au sommet du tas. C’est le symbole de la mécanique meurtrière qui, justement, laisse peu de place au hasard. Il est vrai que dans les Camps il y avait parfois de bons hasards qui sauvaient la vie de quelqu’un. En fait, l’artiste, hanté par la mort collective, tente d’y trouver du hasard même quand c’est l’implacable qui domine. Il reconnaît que là, «  il n’y a pas de logique humaine » ; c’est en effet une logique humaine et inhumaine, personnelle et abstraite ; elle tente de faire passer des passions ou des vindictes subjectives dans des principes universels d’épuration.

Boltanski parle de son effort pour mettre en évidence l’absence de sujet. Pourtant, n’y a-t-il pas ici un sujet destructeur et, chez les personnes qu’on déshabille, des restes variables mais tenaces de la fonction-sujet, à l’état ultime tant qu’il y a de la vie ?

L’artiste parle aussi de son « enfance disparue », et du fait qu’au décès de ses parents, il s’est « intéressé à la mort collective ». On sait que son père a été caché par une femme corse qui devint sa mère et lui donna naissance en 44, pendant la guerre ; donc sous le signe, même lointain, du grand Meurtre.

Il dit qu’il s’est « beaucoup intéressé aux fripes : "Quand vous chinez une veste aux puces, elle n’a plus d’histoire" ». Disons qu’elle en a une mais on l’ignore, elle semble disparue ; puis la veste «  reprend vie  », ou plutôt elle mélange sa vie passée à la nôtre, dans l’ouverture d’une autre histoire. L’histoire de ces vêtements de Personnes est entièrement polarisée par la disparition de ceux qui les ont portés. Et leur mort nous interpelle de façon vivante.

L’artiste collectionne les battements de cœur, qu’il compte exposer dans une île au Japon ; mais ce qui l’intéresse c’est qu’à la disparition de ceux qu’il a enregistrés, « il n’y aura plus que des cœurs de défunts » et cette île sera « l’île des morts ». Comment mieux dire qu’il cherche la persistance de la vie, d’un signe de vie après la mort ? Il ajoute : « Je veux mettre ma vie en boîte et la conserver mais je sais que c’est impossible ». Ce qui se conserve en effet c’est la mémoire, et encore, si elle se transmet ; car en boîte, malgré les noms et les chiffres, elle rouille ; comme les boîtes qui tapissent le mur de Personnes.

Le blog de Daniel Sibony.

oOo

Art Mégalo, Art Démago ?

A propos de Boltanski au Grand Palais

par Gilles Hertzog

Grands ancêtres du Mega-Art : Alexandre Calder et ses gigantesques Stabiles de Montréal et Chicago, suivis du Pouce de César à la Défense, d ?Espoir de paix d’Arman à Beyrouth, un empilement de 30 mètres de haut de chars d’assaut coulés dans du béton, et de la Tour aux figures de Dubuffet dans l’île Saint-Germain à Issy les Moulineaux. Puis ce furent Donald Judd en ses deux ranches et son fort de Marfa, Texas, dédiant des kilomètres carrés au milieu du désert au Minimalisme mégatonnique américain, Christo et ses emballements du Pont-Neuf et du Reichstag. Leur succédèrent Anish Kapoor avec, entre autres monstres, une sculpture d’acier inoxydable de cent tonnes au Millenium Park de Chicago, Cloud Gate, puis l’Ange de la métamorphose, alias Jan Fabre installant au Louvre quarante pierres tombales entre lesquelles rampait un ombilic géant, dans la salle des Marie de Médicis de Rubens, ou encore l’inénarrable Jeff Koons gonflant ses Gonflables chez le Roi-Soleil à Versailles, ou Bernar Venet projetant de poser une barre d’acier de 70 mètres sur l’Arc de Triomphe, ou l’Urb-artiste Dani Karavan créant un Axe triomphal de trois kilomètres à Cergy-Pontoise. Ce furent enfin, hier même, Anselm Kiefer et ses tourelles géantes aux portes de l’Enfer, baptisées Poussières d’étoiles, suivi des Promenades, stèles d’acier minimalistes-maximalistes de Richard Serra, tous deux investissant le Grand Palais comme terrain de Je(u). Aujourd’hui, même endroit, troisième édition de MONUMENTA avec Christian Boltanski, qui présente une gigantesque installation au sol, baptisée Personnes.

La suite sur laregledujeu.org

oOo

[1Voir l’interview avec Catherine Grenier, commissaire de l’exposition, par Léa Bismuth dans art press n° 364.

[2L’exposition du Mac/Val s’intitule Après. Voir ici.

Un message, un commentaire ?

Ce forum est modéré. Votre contribution apparaîtra après validation par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
  • NOM (obligatoire)
  • EMAIL (souhaitable)
Titre

RACCOURCIS SPIP : {{{Titre}}} {{gras}}, {iitalique}, {{ {gras et italique} }}, [LIEN->URL]

Ajouter un document


4 Messages

  • Albert Gauvin | 17 juillet 2021 - 18:33 1

    Christian Boltanski, Grands entretiens d’artpress, artpress/Imec, 2014, pp. 40-78.

    Grand artiste humaniste pour lequel toute vie était immense, Christian Boltanski est mort le 14 juillet. Il fut proche d’artpress qui lui consacra plusieurs textes et quatre entretiens. Nous publions un extrait d’une interview de 2014 issue du recueil Christian Boltanski paru cette année-là dans la collection des Grands entretiens d’artpress. Il y est question de Personnes et de Chance, ses grandes installations autour de la mort et de la naissance, du hasard et du destin, conçues respectivement pour le Grand Palais en 2010 et pour la biennale de Venise en 2011. LIRE ICI.


    CHANCE.
    Venise. Photo A.G., juin 2011. ZOOM : cliquer sur l’image.
    GIF

    CHANCE.
    Venise. Photo A.G., juin 2011. ZOOM : cliquer sur l’image.
    GIF

    CHANCE.
    Venise. Photo A.G., juin 2011. ZOOM : cliquer sur l’image.
    GIF


  • Albert Gauvin | 15 juillet 2021 - 11:47 3

    Photographe, sculpteur et cinéaste, il a été rendu célèbre par ses installations où se mêlent angoisses, émotions et souvenirs. Reconnu comme l’un des principaux artistes contemporains français, il est mort mercredi 14 juillet à l’âge de 76 ans. LIRE ICI pdf


    LA ROUE DE LA CHANCE.
    Photo A.G., Venise, juin 2011. ZOOM : cliquer sur l’image.
    GIF


  • Viktor Kirtov | 15 juillet 2021 - 09:59 4

    GIF
    GIF
    GIF
    GIF

    Christian Boltanski à Paris, le 11 novembre 2019.
    (Edouard CAUPEIL/Photo Édouard Caupeil pour Libération)
    GIF

    DISPARITION - L’artiste de la mémoire, marqué par la Shoah et la guerre, avait mis sa vie en jeu avec le collectionneur tasmanien David Walsh. Il est mort subitement à 76 ans.

    GIF

    Christian Boltanski a passé sa vie d’artiste avec les revenants, puisant dans le flou des images ce qu’elles disaient d’un inconscient collectif. Elles incarnaient le passé qui dévore le présent. Un visage photographié est déjà un visage qui n’est plus. Et comme il l’a confié à Catherine Grenier dans La Vie possible de Christian Boltanski (Seuil, 2005), cet homme rieur aux installations déchirantes fuyait l’idée de la mort comme la peste. Quitte à vendre sa vie en viager au collectionneur tasmanien David Walsh, qui lui versait une somme mensuelle contre l’enregistrement vidéo de son atelier 24 heures sur 24.

    Sa mort, il en parlait à travers l’art, le seul antidote connu à l’oubli et au néant, disait-il « Les “Inventaires” (ses albums de famille fictifs, NDLR) reposent aussi sur l’idée que, dès que tu mets une pipe dans une vitrine, même si elle n’est pas cassée, ce n’est plus une pipe. Tout ce que tu essaies de préserver meurt, et dès que tu essaies de “glacer” quelque chose, tu le tues. Le travail avec la photographie est aussi lié à ça, essayer d’arrêter une image est une opération associée à la mort. Si tu essaies de préserver quelque chose, cette chose est préservée, mais elle n’est plus la chose. » Début juillet, une hémorragie l’a brutalement terrassé, révélant ensuite une leucémie foudroyante. Christian Boltanski est mort le 14 juillet, à 76 ans, à Paris.

    GIF

    « Fais ce que tu veux »

    GIF

    « Et comme j’avais de bons parents, ils n’ont pas dramatisé mes échecs scolaires, ils m’ont dit : “Fais ce que tu veux, reste à la maison si tu veux”, “Si tu as envie de dessiner, dessine”, “Si tu veux peindre sur bois, on va t’acheter du bois”… J’ai été prof aux Beaux-Arts toute ma vie, j’ai beaucoup aimé cela, car c’est un lieu à la fois utile et inutile. Il y a si peu d’endroits inutiles aujourd’hui, c’est formidable qu’il existe encore un lieu hors rentabilité où l’on peut parler d’une tache de couleur, de la couleur du ciel, etc. Je n’ai appris à mes élèves qu’à attendre et espérer », nous expliquait-il. C’était sans doute cette capacité à vivre le présent et à rêver qui rendait ses œuvres au noir et blanc très doux, si émouvantes, universelles, jamais accablantes de reproches ni d’injonctions trop sévères.

    Autodidacte, le plasticien et photographe, marqué dans son enfance par la Shoah, a travaillé toute sa vie sur l’absence, la disparition et l’inquiétude universelle face à la mort. Il fut le compagnon de longue date d’Annette Messager, autre artiste-plasticienne de renom.

    Celui qui se considérait comme un artisan de la mémoire a « lutté contre l’oubli et la disparition » par des oeuvres mêlant objets hétéroclites, vidéos, photographies et installations.

    « C’est une très grande perte, a déploré M. Blistène. Il aimait par-dessus tout cette transmission entre les êtres, par des récits, par des souvenirs. Il restera comme un des plus grands conteurs de son temps. C’était un inventeur incroyable ».

    Valérie Duponchelle
    Le Figaro- (l’intégrale ICI)


    La couverture de Libération du 15 juillet 2021
    GIF