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Glenn Gould, un aventurier du Temps

Passion fixe ; Glenn Gould, piano solo.

D 12 février 2008     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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Glenn Gould, 1957
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Dans Passion fixe, roman vrai, le narrateur revient sur ses années de jeunesse. « A Paris, à la sombre époque », il rencontre une femme plus âgée que lui, « drôle », « plutôt belle » : Dora. Coup de foudre.
Dora a une amie, Clara ; celle-ci est musicienne.
Un jour — ou plutôt une nuit —, à Londres, après un concert, Dora offre « carrément » son amie au narrateur. « Alors, dit Dora en riant, le lendemain, mieux qu’avec moi ? » « Non ce n’était pas mieux qu’avec elle, un autre tempo, plus rapide ».
Vers la fin du roman, Dora part en Suisse « et revient », « Clara est de passage à Paris ». Le narrateur s’enferme avec elle.
Bach. Glenn Gould. Variations, fugues, Partitas. « La musique savante » est présente à leur désir.

« Mes enfants, mes soeurs, pensez à la douceur de vivre ici [1], près du parc [2]... On descend de l’appartement, on remonte, on est comme chez nous dans les allées malgré les passants, les cris des enfants... Les soirs d’été, surtout, après la fermeture des grilles, sont magiques. Le ciel, là-bas, au-dessus des longues avenues luisantes, est bleu sombre. Les merles chantent dans les marronniers en fleur. Clara est de passage à Paris, on se promène. Dora a des rendez-vous en Suisse, et revient. Je m’enferme avec Clara pour écouter avec elle tous les enregistrements que Glenn Gould a réalisés de Bach. Elle les connaît par coeur, mais je veux voir comment elle entend, elle , telle ou telle attaque. On se met pieds nus, on flotte sur le parquet... Gould, c’est l’introduction de la métaphysique dans les disques... [3] Je montre à Clara un passage d’un roman de Thomas Bernhard, Le naufragé :

« Quand il jouait, affaissé devant le Steinway, il avait l’air d’un infirme, le monde entier le connaît sous cet aspect, or le monde musical tout entier a succombé à une illusion totale, pensai-je. Où que Glenn apparaisse, c’est l’image de l’infirme et du gringalet qui nous est montrée, la fragilité de l’esprit pur auquel on n’accorde que son infirmité et ce qui va de pair avec cette infirmité, à savoir l’hypersensibilité, alors qu’en fait c’était le type même de l’athlète, et cela nous l’avions remarqué aussitôt, le jour où il s’était employé à abattre sous ses fenêtres, de ses propres mains, un frêne qui, selon sa propre expression, le gênait pour jouer au piano. Tout seul, il scia le frêne d’au moins cinquante centimètres de diamètre, nous tint tout bonnement à l’écart du frêne, débita d’ailleurs le frêne séance tenante et empila les bûches contre le mur de la maison, l’Américain typique, avais-je pensé alors, pensai-je. A peine Glenn eut-il coupé le frêne déclaré gênant qu’il lui vint à l’esprit qu’il aurait pu tout simplement fermer les rideaux de sa chambre et baisser les volets roulants [...] Les adorateurs adorent un fantôme, pensai-je, ils adorent un Glenn Gould qui n’a jamais existé. [...] Plus que quiconque il était capable d’une sorte de rire irrépressible, et donc il n’y avait pas d’homme à prendre davantage au sérieux. Celui qui ne sait pas rire ne doit pas être pris au sérieux, pensai-je, et celui qui ne sait pas rire comme Glenn ne doit pas être pris au sérieux comme Glenn... »

Clara s’amuse de cette description imaginaire... Elle a connu Gould vers la fin de sa vie, à Toronto, elle en parle à voix basse, presque en chuchotant, comme s’il était là, dans les rideaux du salon... Ou sur le balcon, ou bien dans les arbres... Un oiseau, alors ? Oui, si l’on veut, un oiseau avec de drôles de pattes... Une mouette sur piano... Et en même temps un colosse sous une forme d’infirme clochard, gants, pulls superposés, vieilles vestes [4], passe-montagne, bains d’eau chaude des avant-bras pendant une demi-heure avant les concerts... Le plus drôle, c’est qu’il ne jouait presque pas, dit-elle, mais écrivait sans cesse, des milliers de pages, tout et n’importe quoi, pas n’importe comment, griffonnages en vrac qu’on a retrouvés après sa mort, en 1982, peu après son dernier enregistrement des Variations Goldberg (premier mouvement beaucoup plus lentement qu’autrefois)... Ah, ces Goldberg... Gouldberg... Des papiers sans fin noircis, réflexions médicales, descriptions de symptômes, rêves, récits [5]... Et même un projet d’autobiographie, un cahier titré Essence d’une énigme, dont toutes les pages étaient blanches... Il a étonné Clara en lui disant qu’il pensait bientôt arrêter la musique et finir sa vie en écrivant... Mais nous ne sommes pas des pianistes , n’est-ce pas, on ne joue pas du piano avec un piano mais avec son cerveau... Le contrepoint chez Bach ? « Un acquiescement mystique devant l’inévitable... »

Est-ce que Clara connaît ce rêve de Gould, qu’il a transcrit dans un style très Cyrano [6] ?

« Je trouve sur une autre planète, parfois même dans un autre système solaire, et il me semble que j’en suis le seul habitant. J’ai la sensation d’une extraordinaire allégresse, car la possibilité m’est donnée — et l’autorité — d’imposer mon propre système de valeurs à toute forme de vie qui pourrait exister sur cette planète ; j’ai le sentiment que je peux créer un système de valeurs complet et planétaire à ma propre image. »

Oui, oui, il est fou, d’accord, mais pas plus que Bach et son Dieu lui-même... C’est en réalité du temps qu’il s’agit, galaxie du temps venant se chiffrer grain à grain à travers chaque note rebondissante, comme les secondes que ponctue, noir sur vert, le compteur intégré à l’appareil d’où sort la musique, ici, devant nous. Le temps, le tempo. « Ce n’est pas le concept qui découle du tempo, dit Gould, mais l’inverse : le tempo importe peu, du moment qu’il existe une unité organique entre les motifs. » Il faut oublier qu’on joue du piano... Les doigts ne pensent pas, et s’ils ont des idées, elles sont « nauséeuses »...

Il faudrait oublier qu’on écrit ? Peut-être. « Le secret pour jouer du piano réside partiellement dans la manière dont on parvient à se séparer de l’instrument. »

Un jour, Gould dit à ses élèves :
« Ne jamais perdre de vue que tous les aspects de la connaissance qui est ou sera la vôtre ne sont possibles qu’en vertu de leur rapport avec la négation [7], avec ce qui n’est pas ou semble ne pas être. Ce qu’il y a de plus impressionnant chez l’homme, probablement la seule chose qui excuse sa folie ou sa brutalité, est le fait qu’il ait inventé le concept de ce qui n’existe pas. »


Fugues

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Sépare-toi, mets-toi à l’écart, fais comme si tu ne jouais pas, comme si tu ne t’entendais même pas. L’erreur consiste à croire qu’on fait ce qu’on fait quand on le fait. N’essaie surtout pas d’atteindre le silence ou le vide. Ça, c’est la pose. Au contraire, joue comme si tu étais en pleine rue, au coeur du vacarme... Avec des ronflements, des marteaux piqueurs partout, des radios hurlantes, des ambulances en folie. Gould a eu cette révélation à l’âge de douze ans, quand la femme de ménage a brusquement branché un aspirateur contre l’instrument sur lequel il était en train de jouer... « Les endroits qui sonnaient le mieux étaient précisément ceux où je ne pouvais plus m’entendre... »

— Qu’est-ce que nous aimons ? dit Dora.
— Les fugues, dit Clara.
« La fugue suscite une curiosité primordiale, qui consiste à essayer de découvrir dans les rapports d’affirmation et de réponse, de défi et de riposte, d’appel et d’écho, le secret de ces lieux immobiles et déserts qui détiennent les clés de la destinée de l’homme, mais qui sont antérieurs à toute mémoire de son imagination créatrice. »
Etrange définition... « Des lieux immobiles et déserts »...
Clara, justement, se souvient maintenant que Gould parlait comme on compose une fugue, ce qui est confirmé par plusieurs témoignages à la fois fascinés et épuisés :
« Il allait jusqu’à faire en une seule phrase quatorze niveaux de parenthèses, clauses annexes , à-côtés et à-côtés d’à côtés, mais il menait en ordre sujets et contre-sujets, et refermait chacune des parenthèses comme il fallait, finissant la phrase où il l’avait commencée... Peut-être ne peut-on demeurer seul que lorsqu’on s’accepte divisé, multiple, peuplé, mais avec, comme dans la plus complexe des fugues, des éléments d’unité : tonalité, instrumentation, tempo. »

Abramowicz, qui admirait Gould mais en était follement jaloux, ne pouvait pas s’empêcher, dans les conversations, de plaisanter sur son côté « sale gosse », « garçonnet survolté », « petit coq bavard », « jouvenceau lyrique ». Il le haussait, puis le rabaissait, dans un mélange de paternalisme pincé et de maternalisme prude. C’était plus fort que lui, on aurait dit qu’un disque parlait à sa place, il ne pouvait pas supporter Gould, et rien ne l’énervait davantage que les fredonnements de sa voix derrière le piano dans certains enregistrements, preuve que Gould (par mégalomanie) se pensait seul avec la musique. « En plus, il chante faux », disait Abramowicz (mais on n’a pas le temps de savoir si Gould chante juste ou faux, d’ailleurs il ne chante pas, il est en lévitation vocale). Il y a des corps comme ça : ils déclenchent des passions amoureuses-haineuses, on sent qu’il y a en eux un principe supérieur d’autonomie, un accrochage hors monde, une éternelle jeunesse sous des allures effondrées, un miracle de moelle épinière, une autre capacité de sommeil. François [8] provoquait ce genre de réaction : aimantation, souci, négation. Pas seulement en musique, donc, dans la vie courante (qui est d’ailleurs aussi de la musique). Une façon de se tenir, de laisser aller, de parler, de boire, de marcher. Le truc christique, finalement. Qui peut avoir lieu n’importe où, n’importe quand, à l’égard de n’importe qui. Homme ou femme. Pur ou impur. Génial ou pas.

Gould, grand lecteur de Bible (on a retrouvé son exemplaire usé jusqu’à la corde sur sa table de nuit), était d’abord un aventurier du Temps :

«  Jouer avec le sens du temps, l’échelle des temps, dans leurs rapports avec les voix individuelles, entendre une seule voix tout en percevant, à partir de ce qu’elle dit, des messages séparés et simultanés. »

Il est le même, ou il est plusieurs ? Il faut choisir, la famille n’aime pas les fugues. L’esprit de mort tient à son signe égal. Ce jeune homme prolongé, ce garçonnet, ce jouvenceau, ce papillon à tête de vieux clochard, doit être ramené au berceau-caveau universel. Nous trouverons les photos qu’il faut. Vous avez été bébé, ou bébée, pas d’histoires. Votre mère est archivée. Votre grand-mère aussi. Vous avez beau faire le malin en chantonnant dans les fugues, vous déchanterez un jour ou l’autre. Clac : piano-cercueil. Retour à la case départ.

Le premier buvait trop, le deuxième se droguait, le troisième avait une vie sexuelle déréglée, le quatrième avait des prétentions révolutionnaires, le cinquième se prenait pour un musicien au-dessus des autres. Nous, les Léjean, nous avons combattu ces corps. La centrale Leymarché-Financier les a observait sans relâche. Monsieur Commeux et madame Commelles, du Bureau de Surveillance Intégré, ont suivi leurs évolutions sur ordinateurs. Eh bien, croyez-moi, génie ou pas, leur vie n’a pas été facile. S’agissant du nommé Glenn Gould, il suffit de consulter ses notes d’auto-observation physique :
«  Pris dans une sorte de pince géante. Palpitations. Chaleur dans les bras. Douleur de poitrine de type indigestion. Pouls au réveil. Episodes de rêve. Tension baissant avec sensation de gel. Tremblement vers le haut » etc., etc.
Quant à la liste des médicaments qu’il prenait dans la dernière année de son existence, elle parle d’elle-même :
« Aldomet, Nembutal, Tétracycline, Chloromycétil, Serpasyl, Placido, Largostil, Stelazine, Resteclin, Librax, Clonidine, Indéral, Inocid, Aristocort, Neocortef, Zyloprim, Butazolidine, Bactna, Septra, Phénylbutazone, Méthyldopa, Allopurinol, Hydrochlorothiazide, et des lots, des lots de Valium. »

Il fait très beau, c’est la nuit, la fenêtre est ouverte. Clara met une fois de plus les Partitas pour écouter encore, de plus près, certains passages. Elle est drôle, dans ces moments-là, penchée en avant, les yeux fermés, les bras et les mains immobiles, toute la digitalité rentrée dans la tête. Seuls les pieds remuent un peu... Les orteils... Les oreilles dans les chevilles, les talons, la plante... Je la vois et je ne la vois plus du tout... Elle s’est transportée dans le jour de l’enregistrement, son heure, ses minutes, ses secondes... 010001... 010002... 3,4,5,6,7... Vingt mille lieues sous les notes... Villes entassées, tours, aéroports... Toronto ou Paris, peu importe... Trouvez-moi seulement un piano... Ce Steinway ?... Non, un autre...
L’amour est vague, l’intimité est précise.
Le bleu a besoin du noir.

Dora a les clés de la petite porte de fer donnant sur le parc... On attend la nuit, on entre... L’herbe est en velours noir, on change de bancs pour s’embrasser, les statues vivent leur obscurité blanche, les fleurs se reposent. On est faits pour l’aveuglette, les tâtonnements, les chuchotements, les petites danses rapides, les esquisses de rondes. Au radar, cinéma englouti, plus d’images... Tout dans la bouche, les odeurs, les doigts, et, soudain, le choc frontal des regards... Après tout, une plaidoirie de Dora est aussi un appel à l’invisible, au motif caché et tissé... On est spécialistes du non-enregistrable, du non-calculable, des intervalles jamais écrits... La ville plonge, le jardin respire. On est comme à la campagne, autrefois, presque nus dans un désert qui s’appelle Paris... Viens, il va y avoir un orage. Tentons la foudre un instant à côté du musée chinois, près d’ici [9]... »

Ph. Sollers, Passion fixe, 2000, Gallimard (coll. blanche, p.227-234) [10]

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« Adieu ». Variations Goldberg, BMV 988 (1982)

« L’intonation de Gould tient de l’humble, de la chose dénuée, sans attaches, du bas ; elle veut connaître Dieu. Ou la musique, appelez ça comme vous voulez. Gould s’en est approché, peut-être plus près que personne, dans son dernier enregistrement de l’Aria des Variations Goldberg. » Michel Schneider, Glenn Gould, piano solo.

« Il y a de la résignation et de l’extase, de l’introspection et du grandiose dans l’ultime interprétation des Variations Goldberg. Le retour de Gould à ce morceau était à la fois poignant et ambigu — un morceau transformé par le fantôme-visionnaire du studio d’enregistrement. Cette version est un adieu, mais aussi une refonte. On s’accroche aux notes ; dilatations dynamiques ; nouvelles relations ; accents prononcés. Dans sa seconde version des Variations, Gould exploite un nouveau moyen de production et de transmission : l’enregistrement digital et la technologie du disque compact. Cet enregistrement fut aussi un des premiers grand succès de ce format nouveau. La présence fantomatique de Gould y est palpable, comme le poids de sa main sur le clavier ; on l’entend chanter tout bas, plaintivement, comme jamais avant. » B.W. Powe (Fonds d’archive Glenn Gould)

« Un adieu » ?

Glenn Gould enregistre la seconde version des Variations Goldeberg en avril et mai 1981. Le premier enregistrement datait de juin 1955.

« Pourquoi deux versions ? » se demande Michel Schneider dans son livre.
« Pour les mêmes raisons peut-être qui amenèrent Hölderlin [...] à réécrire la dernière strophe de son poème Vocation du poète . La première fois, il avait écrit :

Où qu’ils aillent la nuée d’or les suit,
Qui rassénère, féconde, abrite aussi,
Et il n’est nul besoin d’honneur ni d’armes
Aussi longtemps que le dieu ne manque point.

Puis, le poète modifia ainsi :

Mais l’homme affronte seul et sans peur son dieu
Quand il la faut, sa simplicité le garde,
Sans qu’il soit besoin d’armes ni de ruses, le temps
Que ce manque de dieu se change en aide. » (Piano solo, p.256)

On pense aussi à Rimbaud réécrivant certains de ses anciens poèmes au moment de la rédaction d’ Une saison en enfer avant de dire, à la fin du livre, lui, aussi, Adieu  :

« Oui l’heure nouvelle est au moins très sévère.
Car je puis dire que la victoire m’est acquise : les grincements de dents, les sifflements de feu, les soupirs empestés se modèrent. Tous les souvenirs immondes s’effacent. Mes derniers regrets détalent, — des jalousies pour les mendiants, les brigands, les amis de la mort, les arriérés de toute sorte. — Damnés, si je me vengeais !
Il faut être absolument moderne.
Point de cantiques : tenir le pas gagné. Dure nuit ! le sang séché fume sur ma face, et je n’ai rien derrière moi, que cet horrible arbrisseau... Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’homme ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul.  »

« Le Dieu de Gould — j’entends, celui qu’il cherchait sous les notes — n’était pas celui du Nouveau Testament, d’amour, de don » écrit encore Michel Schneider. « C’était celui des anciens juifs, Dieu de justice et de dette. » (id. p.196) Peut-être.

Gould était-il fou ?
La réponse n’est pas simple :

« Oui, oui, il est fou, d’accord, mais pas plus que Bach et son Dieu lui-même... , écrit Sollers, C’est en réalité du temps qu’il s’agit, galaxie du temps venant se chiffrer grain à grain à travers chaque note rebondissante, comme les secondes que ponctue, noir sur vert, le compteur intégré à l’appareil d’où sort la musique, ici, devant nous. Le temps, le tempo. »

Folie ou nouvelle Raison ? Dieu, la Musique, le Temps.

Ecoutons à nouveau Rimbaud :

« Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie.
Un pas de toi, c’est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche.
Ta tête se détourne : le nouvel amour ! Ta tête se retourne, — le nouvel amour !
« Change nos lots, crible les fléaux, à commencer par le temps », te chantent les enfants. « Elève n’importe où la substance de nos fortunes et de nos voeux » on t’en prie.
Arrivée de toujours, qui t’en iras partout. » A une Raison, Illuminations  [11].

Et maintenant, « Allez la musique. » [12]

Variations Goldberg, 1982

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En 1955 le pianiste canadien avait commencé sa carrière chez Columbia par ces mêmes Variations Goldberg. A l’époque, il avait choisi des tempi très rapides et avait expédié rageusement l’aria, les 30 variations et le da capo en 38 mn 17 (soit 13 min de moins qu’en 1982 !). Le jeu non legato, l’approche contrapunctique toute personnelle, l’excitation enivrante confinant à la griserie, le rapport trouble et violent de l’interprète vis-à-vis de ces variations sur un thème de basse continue en avait surpris plus d’un(e). Au temps du rock triomphant, c’était un des seuls disques de musique classique ("bas-rock" ?) que les adolescents possédaient.

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Glenn Gould, 1957

Un coffret

Ce coffret - édité par la FNAC - comprend :

1 DVD : Glenn Gould en conversation avec Bruno Monsaingeon suivi de "Gould joue Bach". Film tourné en avril-mai 1981 (un an et demi avant la mort de Glenn Gould).

2 CD : Variations Goldberg, Aria, Variations 1 à 3, 15 & 25
Préludes et fugues, n°2, 3, 6 & 10 / Livre 1 - n°6 / Livre 2
Suite Française n°5
Concertos pour pianos et orchestres n°3 & n°7
Partitas n°1 & n°3
Sonate pour violon et piano n°4
Suite anglaise n°3
Invention et Sinfonia n°8 & n°15
Concerto en ré mineur, d’après Alessandro Marcello
Toccata en ut mineur
Petits Préludes, d’après Wilhelm Friedmann Bach

Columbia Symphony Orchestra, Vladamir Golschmann/Concertos Yehudi Menuhin, violon/Sonate pour violon
Glenn Gould, piano

1 livre : Michel Schneider, Glenn Gould piano solo - Arias et trente variations , Nouvelle édition augmentée de quatre textes inédits.

" Mais ce jour-là, lors de son dernier concert donné à Chicago le dimanche 28 mars 1964, quelque chose s’était effondré dans le troisième mouvement de la Sonate opus 110 de Beethoven, quand se déplore le Klagender Gesang, le chant de douleur. Il n’avait pu faire le crescendo qui sous-tend la plainte. Il ne pouvait faire cela. Pas devant eux, les deux mille qui regardaient, attendaient la fin. C’était comme se dévêtir, ou mourir. Il fallait se cacher. Il savait que la fugue allait venir très vite, où il pourrait se masquer de sérénité. Mais il reviendrait aussi, encore, voilé, perdendo le forze, l’Arioso de douleur, et alors, la pédale una corda ne suffirait pas à teinter d’absence la phrase qui s’efface. Il faudrait encore moins de son." M. S.


Solitude de Gould

« Être dans la solitude, c’est là le difficile. Continuer à être, à garder le sentiment de sa propre existence — être, et non pas cesser d’être, quand l’autre n’est pas là — et conserver le sentiment d’identité — être soi, et pas les autres. Il est des gens pour qui la chose paraît simple. Ils sont convaincus que leur existence vraie ne cesse pas, mais peut-être même ne commence qu’à l’écart des autres. Ce retrait, ils le nomment, c’est selon, la vie privée, la table d’écriture, la chambre à soi. Pourtant, pour beaucoup, l’être se défait, s’altère quand l’autre manque. (Mais cet autre qui ne peut faire défaut sans que je sombre dans le néant, est-ce bien un autre ?) Ils ne sont que quand ils ne sont pas seuls (la promiscuité tient lieu de proximité). »

« Le solipsisme, ce luxe — ou cette misère — du philosophe, du psychanalyste ou de l’artiste n’est possible qu’à qui connaît le sens de l’’adjectif solus et du pronom ipse. Il n’y a d’exil tenable que pour qui sait où est son natal, et le programme de Descartes, que Gould appliqua à la lettre : « feindre que je n’avais aucun corps, qu’il n’y avait aucun monde, ni aucun lieu où je fusse », n’est à la portée que de celui qui ne doute pas de son être, c’est-à-dire, d’être vivant (sum), et d’être celui qu’il est (ipse). Alors, la solitude (solus) effectivement renforce le sentiment d’être. »

« Penser est affaire de solitude : il faut bien que le monde se taise un peu. Mais l’esseulement frappe à mort le travail de penser. J’imagine Gould affreusement seul après le concert dans sa loge envahie d’admirateurs béats, non dans son studio de l’Inn on the Park se demandant comment il allait phraser l’entrée du contre-sujet d’une fugue. Peut-être était-il alors dans la même impatience contre le démon (tout ce qui n’est pas la musique), que sainte Thérèse parlant du mal : « C’est un chien qui aboie au-dehors. »

Les grands traits de la vie intérieure reproduits de siècle en siècle depuis Philon, Plotin et saint Augustin furent reformulés par Hugues de Saint-Victor [13]. La voie part de la considération, recherche contradictoire, regard porté autour, sur le monde, sur moi et sur Dieu, puis atteint la contemplation, conception assurée et non douloureuse de la vérité. La contemplation est faite d’assentiment (consensus) : quand Gould joue, une sorte de oui ne cesse de s’ouvrir, de croître. Assentiment d’autant plus tendu que son objet se cache, d’autant plus fort qu’il s’élève d’un ressentiment pleinement mûri. Gould avait gagné la liberté de n’aimer pas (Mozart, les romantiques, le piano de pianistes) et cela lui donnait une grande intensité légère dans ses attachements (Gibbons, Strauss, les formes fuguées). Enfin, vient l’extase. L’âme se sépare du corps, et advient alors une sorte de regard sans yeux. L’âme est emportée (rapitur) jusqu’à la jouissance de Dieu.
Le premier stade de la contemplation est la meditatio. De Saint-Victor, qui aime les formules ternaires, la définit comme une « réflexion insistante qui explore le mode, la cause et la raison de toutes choses. Le mode : ce qu’elle est ; la cause : pourquoi elle est ; la raison : comment elle est ».
Il y a trois genres de méditation : sur les créatures, sur l’Ecriture, sur les moeurs. La première naît de l’admiration, la deuxième de la lecture, la troisième de la circonspection. Pour Gould, la meditatio in creaturis et la meditation in moribus furent sans doute douloureuses. »

(Michel Schneider, Glenn Gould piano solo, Folio, p.181, 183, et p.30-31)

« La conception victorine de la méditation insiste sur la formule trinitaire (trois aspects, trois genres, trois formes) ce qui n’est pas sans rapports avec la référence ultime du christianisme. On la retrouve, structurant les Variations Goldberg, qui se répartissent en une triade introductive (Aria et variations 1 et 2), neuf triades composées de trois variations chacune (une en canon, la deuxième libre, la troisième de virtuosité) et une conclusion tripartite (dernière variation, Quolibet et reprise de l’Aria initiale).
Le deuxième stade de la vie intérieure, après la méditation, est le soliloquium dans lequel l’ homme intérieur creuse en lui-même. Etre seul, c’est d’abord être seul en présence de soi, ce qui est loin d’être toujours plaisant, ou même tolérable. Pour Gould, le soliloque, c’est le travail de studio, les innombrables prises, le dialogue avec soi sur la forme, l’idée.
Le troisième stade est la circumspectio, regard tourné, pour s’en détourner, vers les biens sensuels, leurs séductions, le patient déliement des attachements mondains. C’est Gould quittant la scène, quittant les proches, se quittant, revêtant la cendre, ne sortant qu’à la nuit tombée dans sa Lincoln Continental noire, pressé d’en finir avec il ne savait quoi.
Le dernier stade est l’ascensio, l’élévation, qui a elle-même trois degrés : ascensio in actu, s’arracher par les actes, la confession, l’aumône, le mépris des biens, à l’ici-bas ; ascensio in affectu, ravalement des affections, voeu de n’être rien, pour personne ; et enfin, pour ceux qui y parviennent, ascensio in intellectu, qui consiste à connaître Dieu.

Le mystère du jeu de Gould tient à la qualité, la densité partout reconnaissable de son intonation. (L’intonation est difficile à analyser ; c’est, si l’on veut, ce qui fait que deux pianistes jouant sur les mêmes notes avec le même volume, et sur un même piano, produisent des sonorités différentes.) L’intonation de Gould tient de l’humble, de la chose dénuée, sans attaches, du bas ; elle veut connaître Dieu. Ou la musique, appelez ça comme vous voulez. Gould s’en est approché, peut-être plus près que personne, dans son dernier enregistrement de l’Aria des Variations Goldberg. »

(id., p.38-39)

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Liens documentaires (sélection)

Gould vivant
Les archives de Radio-Canada
Archives Radio-Canada
Gould play Bach (3’)

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[1Baudelaire : « Mon enfant, ma soeur, / Songe à la douceur, / D’aller là-bas vivre ensemble ! », L’invitation au voyage. Mais ce n’est plus "là-bas" qu’il s’agit de "vivre ensemble’ "aimer à loisir", mais "ici", maintenant, et il y a deux "soeurs" : Dora et Clara.

[2Le parc Monceau. Le narrateur en parle longuement p.69 (Gallimard, édition blanche). Sollers l’évoque pratiquement dans tous ses romans depuis Une curieuse solitude, son premier livre. Cf. Le parc Monceau et Dominique Brouttelande, Des Glycines au Parc (publié dans L’infini n°99).

[3C’est moi qui souligne. A.G.

[4

Crédit : Bibliothèque et Archives Canada

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Notes manuscrites pour The Quiet in the Land, 1975
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The Wars. Feuille de musique et notes manuscrites pour les arrangements musicaux, mai-juin 1982

[6Cyrano de Bergerac dont le narrateur ouvre machinalement à Amsterdam, sur le Pont de la Bourse joignant le Comptoir de Cologne, 1710 dans la bibliothèque de Dora et où il tombe sur cette phrase :
« Une soudaine joie s’empara de mon âme, la joie attira l’espérance, et l’espérance de secrètes lumières dont ma raison se trouva éblouie. » (Passion fixe, Gallimard, édition blanche, p.76)

[7Sur la négation voir : Réfractaire

[8Figure du roman, proche de Guy Debord.

[9Le musée Cernuschi, près du parc Monceau

[10Variations Goldberg Partitas... On peut aussi, of course, relire ce passage en écoutant The French Suites , Les suites Françaises , enregistrées par Glenn Gould à Toronto, en mars et mai 1971.

[11C’est moi qui souligne. A.G.

[12Lautréamont, Poésies I.

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