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Dossier Céline - Journal du mois d’octobre 2007 -

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D 4 février 2009     A par Viktor Kirtov - Albert Gauvin - C 9 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Dossier du 30 octobre 2007 actualisé le 4 février 2009 :
Sollers sur les traces de Céline à Copenhague

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Le film Sarkozy

Je n’arrive pas à croire au vrai divorce de Cécilia et Nicolas Sarkozy. C’est un film, encore un, mené de main de maître, avec les rebondissements, le suspense, les surprises qu’il faut. Je suis prêt à parier qu’en 2011, le 14 juillet, une garden-party d’enfer aura lieu à l’Elysée, avec tous les personnages réunis dans une réconciliation générale. Entre-temps, il y aura peut-être eu des remariages, des enfants nouveaux, des péripéties, mais je vois la fête d’ici : tout le monde est rayonnant, une réélection s’impose l’année suivante. Ségolène et Hollande sont là, eux aussi, faisant bonne figure. Qu’importe les familles décomposées, recomposées, redécomposées, rerecomposées, c’est la vie, c’est l’ouverture, une leçon d’humanité pour tous. Un Président apaisé d’union nationale, une Cécilia reposée, heureuse, ayant avancé dans sa découverte intérieure, puisqu’elle vient de nous confier qu’elle est croyante et qu’elle entre de temps en temps dans une église pour prier. Des grèves ? Du mécontentement social ? Des affaires ? Allons donc, écume, fumée, perturbations locales. L’euphorie, je vous dis. Oubliée l’humiliation au rugby ! Disparues les caisses noires du Medef qui servaient, merveilleuse expression, à « fluidifier les relations sociales » ! Avalé en douce l’ADN.


Génie de BHL

BHL sera là aussi, encouragé par le Président à recomposer une gauche sensible, vigilante et mélancolique. Après une nouvelle lecture de la lettre bouleversante de Guy Môquet, saluée par Marie-George Buffet, tout le monde passera au buffet. On notera l’absence de Guaino et de Chevènement que le génial BHL aura conduits à l’injure. Voilà un art : agiter un chiffon rouge devant des systèmes nerveux primitifs, et hop, ils foncent. Guaino traitant BHL de « petit con prétentieux, la bave aux lèvres », parfait. Chevènement se laissant aller à traiter notre intellectuel national de « milliardaire déguisé en philosophe », encore mieux. Là-dessus, on aura procédé à une interro écrite : Chevènement et BHL, enfermés pendant une heure, et planchant chacun sur les catégories d’Aristote. Résultat : BHL 18, Chevènement 8. C’était couru, et vive l’Ecole normale ! Guaino, à propos de BHL, s’est écrié : « Il n’aime pas la France, moi si. » Dans ce « moi si », un mauvais esprit a tout de suite entendu « moisie ». Cela dit, je me frotte les yeux en lisant mon magazine révolutionnaire préféré, Les Inrockuptibles : il paraît que la France moisie, c’est moi. Bordel, mon cas ne s’arrange pas.

Bébés

Elle s’appelle Céline Lesage, c’est une femme sérieuse, dévouée, avenante, membre de la Fédération des conseils de parents d’élèves dans la Manche et militante insoupçonnable du Téléthon. L’embêtant, c’est qu’elle a eu six bébés en six ans, qu’elle les a étouffés avec la main après leur naissance pour les conserver dans sa cave dans des sacs en plastique. Elle était enceinte, personne ne voyait rien, elle accouchait seule, elle réglait la question dans l’ombre. Six enfants et six assassinats en six ans, c’est quand même un travail à plein tube, et, comme l’aurait dit Marguerite Duras autrefois, une série d’actes « sublimes, forcément sublimes ». On avait le délire dans les congélateurs, on l’a maintenant dans les caves. Une inspection générale des congélateurs et des caves me paraît quand même souhaitable, ça sent le moisi, tant pis.

Cyberguerre

Pendant tout l’été, un certain nombre de pays, les Etats-Unis, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la France et la Nouvelle-Zélande, ont subi des cyberattaques émanant de hackers (pirates informatiques) chinois, se déclarant « patriotiques ». Le gouvernement chinois est-il derrière ces opérations, véritable prélude aux Jeux olympiques ? S’agit-il d’un exercice de l’Armée populaire de Libération ? On ne sait pas, ou plutôt on ne veut pas trop le savoir. Il paraît quand même que les services de renseignements chinois (avec parmi eux de nombreux ex-maoïstes) constituent une vaste nébuleuse regroupant environ deux millions d’agents permanents ou occasionnels. Dans cette nouvelle guerre secrète, la Toile est donc devenue un espace de bataille sophistiqué. La Chine comptait 5.000 internautes en 1995, 137 millions aujourd’hui. Ces sacrés Chinois entrent dans vos systèmes sous forme d’envois de fichiers corrompus attachés à des courriels, ils s’installent chez vous et vous lisent. Ils sont, bien entendu, très difficiles à détecter, car, comme le dit un expert, « il n’y a pas de signature ADN dans l’informatique ».

Publication

Ecrire est un vrai bonheur d’indépendance, publier un sport de combat. Mon vieil ami Lacan parlait de « poubellication », terme très exagéré, mais il y a de ça. Un se fait ramasser entre des éloges et du poivre, c’est à qui parlera le premier, et si le premier est favorable, alors tous les espoirs sont permis. Cependant, il faut repasser par la réactualisation de votre dossier : vos défauts, vos erreurs, vos errances, vos qualités (pas trop), vos « provocations », etc. Vous venez d’écrire un livre clair, net, concentré, positif, plutôt drôle, mais l’un vous dit « déboussolé », un autre « en plein désarroi », un autre « narcissique et mélancolique », un autre encore vous reproche de vous « autocélébrer » tout en pleurnichant. Vous courez d’un studio à l’autre, vous décidez que c’est amusant et vous trouvez ça amusant. Vous avez, en somme, une bonne nature. De temps en temps, vous relisez rapidement une de vos pages, et, rien à faire, vous êtes content de vous. Affligeant.

*


CÉLINE


Les Danois ont-ils sauvé Céline de la mort en 1945 et dans les années suivantes, en refusant son extradition au terme d’une bataille juridique Incessante ? Mais oui, et c’est la révélation détaillée que nous apporte le livre de David Alliot, L’affaire Louis-Ferdinand Céline, archives de l’ambassade de France à Copenhague 1945-1951 [1].
Céline est devenu, à ce moment-là, une affaire d’Etat, et il aurait certainement connu, de retour en France à cette date, après la prison danoise qui l’a physiquement exténué, un sort définitif. Sur cette période tragique de sa vie, il faut lire les lettres émouvantes qu’il envoie à son assistante Marie Canavaggia, laquelle tape ses manuscrits et les sauve [2].

Ainsi, le 4 octobre 1945 : « Je vis, au jour le jour, d’efforts et de rassemblements très pénibles de mes forces si précaires et si moroses. Vous me parlez d’un autre moi que vous imaginez complètement. Il y a sans doute dans la vie un temps pour tout. Le mien de ce que vous dites est terminé depuis déjà longtemps. J’ai quitté le train des hommes et des femmes, il m’était beaucoup trop laborieux et brutal. Je n’ai d’intimité avec personne, et je n’en aurai jamais plus, non pour des raisons romanesques, mais par simple bien banale et naturelle épargne de forces - non par égoïsme non plus - par impuissance simple et bête. Lorsque mon chat est malade, il ne joue plus, il ne saute plus. J’ai trop joué, j’ai trop sauté, j’imagine - et même cela me fatigue souvent. Revenez à un état plus simple. Tout ce que vous racontez me fait peur. Vous semblez tenir absolument à ce que je me promène dans une jungle pleine d’animaux furieux et sentimentaux. La vie toute crue n’est-elle pas assez monstrueuse ? Y ajouter encore je ne sais quelle jalousie, inhibition, sexologie, je ne sais quoi ! - vous compliquez les choses, Marie, vous êtes vicieuse. En d’autres temps, je vous aurais fait rouler dans les pires sardanapaleries, vous en seriez sortie toute simplifiée, déjalousée, guérie et non moins charmante et merveilleusement intelligente et sensible comme vous l’êtes. »

Voilà une vraie lettre d’amour. L’invention du verbe « déjalouser » mérite de passer dans l’usage courant. Les lettres de Céline sont d’ailleurs des chefs-d’ ?uvre, sa correspondance complète devrait être réunie un jour, magnifique volume électrique, au niveau (et ce n’est pas peu dire) de Voltaire et de Flaubert. Voilà l’homme, certes peu recommandable, que son pays voulait écraser. David Alliot, à ce sujet, conclut avec raison : « Le petit royaume scandinave a donné une exemplaire leçon de droit à la France, pays de Descartes, de Montesquieu, de Voltaire, patrie des Lumières et des Droits de l’homme. » On a eu chaud.

Philippe Sollers
Le Journal du mois
Le Journal Du Dimanche, dimanche 28 octobre 2007.

Note : soulignement pileface

*


Sollers sur les traces de Céline à Copenhague

Destouches en fuite : une débâcle de style [3]
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Une émission de la série " Un homme, une ville " (France Culture, 11-07-80).

Textes de Céline lus par Michel Vitold : Entretiens avec le professeur Y, Féérie pour une autre fois.

1. Les lieux (32’23)

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Lettre à René Héron de Villefosse (1941)

Avec le témoignage de René Héron de Villefosse, ami de Céline [4].
La prison, l’hôpital. "Les états physiques".
" Un corps ouvert complètement habité par un bourdonnement continu. "
" Un cri permanent "
.
Klarskovgaard.

2. La bibliothèque. La question du style (22’45)

Avec la voix de Louis Ferdinand Céline.
" Le roman n’a plus la mission qu’il avait ".
" Se mesurer à l’essence même de la paranoïa ".
" La lutte à mort va être entre l’écrivain et les medias "
. Céline et l’édition.

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Le site "Le petit célinien" donne accès à d’autres documents. Voir ici.

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Voir en ligne : Céline dans l’encyclopédie Larousse


Céline dans "Un vrai roman, Mémoires"

Céline


« J’ai passé ma vie dans les danseuses », dit Céline, lui-même porté au vertige, et pas pervers pour un sou. Il a quand même un vice, celui des « formes féminines parfaites ». « A côté de ce vice, dit-il drôlement, la cocaïne n’est qu’un passe-temps de chef de gare. »
On comprend mieux, ainsi, sa stupeur, en 1936, à Leningrad :
« Une prison de larves. Tout police, bureaucratie et infect chaos. Tout bluff et tyrannie. »
Ce choc l’amènera à sa violente crise antisémite, sur fond de diagnostic radical :
« L’âge moderne est le plus con de tous les âges. Il ne retient que les choses toutes cuites et bien frappantes. » Autrement dit, le chromo.

Céline dans l’opinion, à part quelques amateurs tenaces ?
Trois mots méprisants, et on passe, trop heureux de se débarrasser de lui, alors qu’il encombre l’horizon pour une raison très simple : sa supériorité formelle indiscutable, contraire à tous les aplatissements du « traduit-du », comme à la lourdeur réaliste ou naturaliste du français devenu sourd.
La nervure, l’oreille, la main, les mots :
« Je suis bien l’.émotion avec les mots, je ne lui laisse pas le temps de s’habiller en phrases ... Je la saisis toute crue ou plutôt toute poétique, car le fond de l’Homme malgré tout est poésie. »

Céline va jusqu’à dire : « C’est l’impressionnisme en somme. » Il s’agit là d’une de ses rares références à la peinture, qu’il se reconnaît inapte à juger, son appel d’identification à Seurat (les « trois points ») restant peu convaincant. Même ignorance, du reste, par rapport à la musique. Mais on comprend ce qu’il veut : que ça sorte, que ça tourbillonne, qu’on soit à pic sur le vif.
Et en effet, l’impulsion, l’emboîtement, le dynamisme verbal sont partout présents, de même que l’action de « maintenir un délire en élan ».
Ça s’appelle « construire la langue à partir d’une fréquence fondamentale », un « monologue d’intimité parlé transposé », un « petit tour de force harmonique » (je souligne), qui imprime à la pensée« un certain tour mélodieux, mélodique ».
Bref : « L’opéra est le naturel. »

« Tout ce qui ne chante pas, pour moi c’est de la merde.
Qui ne danse pas fait l’aveu tout bas de quelque disgrâce. » Voilà le docteur Céline :
« Le rythme, la cadence, l’audace des corps et des gestes, dans la danse aussi, dans la médecine aussi, dans l’anatomie » (je souligne).
« Chant, danse, rythme, cadence, poésie ...
Le truc, le truc, le truc, le truc .
Encore, encore, encore, encore .
Va-t-on finir par l’entendre ? ...
Et moi par la même occasion ? ... »

Peine perdue, mais il faut le faire quand même. Nous retrouvons d’ailleurs ici les exigences de Nietzsche pour la pensée : philologie, médecine, plus un « Dieu qui sache danser ». Quelque chose est détraqué dès l’origine, il s’agit d’en guérir.
Le langage est la pomme du paradis. Il n’était pas prescrit de jouer avec (pourquoi pas ?), mais il était strictement interdit de l’avaler, sinon chute, péché. Et ça dure.

Ph. Sollers
Un vrai roman, p. 273-275.

« Le français est langue royale, foutus baragouins tout autour » répète Céline, ce grossier raffiné, increvable et fabuleux personnage. »
p. 312.

*


L’actualité Céline

L’actualité Céline ne faiblit jamais : trois parutions simultanées récentes :

L’une est capitale, ce sont les lettres de ce grand épistolier à Marie Canavaggia. Une autre est indispensable, c’est le double DVD contenant toutes les images qui bougent de ce grand comédien. La troisième n’est pas mal non plus, qui donne à lire le dossier du Quai d’Orsay concernant ses activités de collaborateur de l’occupant nazi.

Crédit : Le Nouvel Observateur du 23/10/2007.

Sur l’affaire Céline
sur le Nouvel Observateur.

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Céline : un siècle d’écrivains sur ubu.com (excellent site.)

"L’affaire Céline" dans Le Point du 01/11/2007.

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Sur Céline à Meudon, pour l’aspect anecdotique, on peut voir sur CanalObs.tv les Jeudis de Delfeil du 28 décembre 2006 : cliquez ici.

*



Céline, bouc émissaire

La cause est entendue : il y a eu un grand écrivain français, Céline, qui, tout à coup, est devenu l’antisémite le plus virulent que le monde ait jamais connu. Un délire s’est emparé de lui, une fulguration négative, une révélation biologique tombée du ciel, une effroyable tumeur. Ses pamphlets (toujours introuvables en librairie) sont le symptôme de cette folie soudaine. Du coup, mécanisme classique, il devient la victime sacrificielle rêvée, le bouc émissaire de la monstruosité du siècle. Céline est l’homme qui a commis le péché mortel. L’antisémitisme, c’est lui, à un moment particulièrement horrible. Passons sur l’antisémitisme véniel. Le diable, c’est lui. Bouc idéal : il a du génie, il vocifère, il rutile, personne n’ose crier sur les toits à ce point. Vous dites « antisémite », donc « Céline ». A côté de lui, il ne peut y avoir que des fièvres passagères, des dérapages sans importance, des phrases malheureuses, des mouvements d’humeur. D’ailleurs, tout cela est dépassé, il s’agit d’une vieille histoire. A-t-elle même existé ? On peut en douter.

Replaçons donc, comme le fait Philippe Alméras, Céline dans l’Histoire. La France est ce curieux pays qui s’agite beaucoup dès qu’on lui rafraîchit la mémoire. Vous ouvrez des placards, et c’est aussitôt des visages fermés, des grincements de voix, des silences lourds, des poissons noyés à n’en plus finir. Pourtant, la question est simple. Il suffit de rappeler que la République est née d’une guerre religieuse sans merci, dont l’affaire Dreyfus n’est que le moment culminant. D’un côté : « Le cléricalisme, voilà l’ennemi », de l’autre : « La France juive ». D’un côté, le petit père Combes, de l’autre le « complot judéo-maçon ». La Révolution est un bloc, l’Argent aussi. On oublie toujours que le best-seller de Drumont (114 éditions en un an chez Flammarion) a été lu et propagé dans toutes les chaumières. On ne comprend rien à l’enfance de Céline si on fait l’économie de l’énorme masse de discours violents qui, d’un côté comme de l’autre, occupe tous les esprits. Il n’y a pas que les plaisanteries de Léo Taxil sur « la vie secrète de Pie IX ». L’expulsion des Jésuites, la dissolution des Congrégations, la persécution objective des catholiques (la France prenant le relais du Kulturkampf de Bismarck) déclenchent une marée noire sans précédent. Les uns voient partout des Juifs aux commandes, les autres s’alarment sans cesse du complot obscurantiste militaro-clérical. Les dénonciations pleuvent, les insultes grouillent, les journaux se déchaînent. Les vrais Français « de souche » se sentent expropriés, les « juifs allemands » les dépossèdent de leur civilisation et de leurs croyances, tandis que le Vatican, dans l’ombre, trame une restauration détestée. L’obsession règne, et on la retrouve sans mal à travers les noms de Gobineau, Léautaud, Gide, Jules Renard, Daudet, Maurras, en attendant Chardonne, Giraudoux, Drieu, Jouhandeau, Morand. La guerre de 14-18 exaspère le mal, la défaite de 40 en sera la révélation globale. Mais enfin, le grand possédé de cette tragédie est Céline, nul doute. Bagatelles pour un massacre (1937) dépasse toutes les bornes dans le genre explosif.

Céline est sans doute un voyant halluciné, mais c’est d’abord un puriste. Alméras a raison de montrer son admiration pour la campagne de purification menée aux Etats-Unis par Ford. Voici ce que dit la propagande : « La musique populaire est un monopole juif. Le jazz est une création juive. La molle, la poisseuse, l’insidieuse suggestion, la sensualité débridée des glissandos sont d’origine juive. » Ford imaginait, par rapport à ce poison, une « solidarité blanche ». Mais, dès Voyage au bout de la nuit , si admiré à l’époque par l’intelligentsia (le spectre est large : de Bernanos à Sartre et Simone de Beauvoir, sans parler d’Aragon et Elsa Triolet), que voit Céline, à Paris, dans la « caverne de l’Olympia » ? « En bas, dans la longue cave-dancing louchante aux cent glaces, [la paix] trépignait dans la poussière et le grand désespoir en musique négro-judéo-saxonne. » Céline a publié L’Eglise, dont une phrase se retrouve en exergue de La Nausée. Il va être très mortifié des attaques dont il est l’objet lors de la parution de Mort à crédit . Peu importe que Le Figaro ne comprenne rien au Voyage, et parle de « scatologie ». Ce qui intéresse Céline, c’est que Stavisky, l’homme de tous les scandales, soit choqué par son livre et parle de créer un prix de littérature « propre ». De quoi rire noir, en effet.

Dès lors, la machine est lancée. Le retour d’URSS de Céline (traduit là-bas par Elsa Triolet) donne lieu à Mea Culpa : toute cette histoire de communisme est une faribole juive. Les Américains ? « Une nation de garagistes ivres, hurleurs, et bientôt complètement juifs. » Le Russe ne vaut pas mieux : « Geôlier-né, Chinois raté, tortionnaire. » Finalement, tout le monde y passe : Staline, Roosevelt, Clemenceau, Freud, Montaigne, Racine, Stendhal, Cézanne, Maupassant, Picasso. La maladie vient des « latins »,

le salut ne peut venir que du Nord, la France devrait être coupée en deux à partir de la Loire. Le racisme torrentiel de Céline n’épargne personne : « Quel est l’animal, de nos jours, plus sot, plus épais qu’un Aryen ? » Ce dernier est « con, buté, ivrogne, jobard, cocu, esclave-né, ahuri dès l’école, obscène de muflerie fanfaronne, lécheur de culs, torrent de viande à buter ». Quant aux juifs, virtuoses de la publicité au tam-tam, ils sont « illusionnistes, paranoïaques voraces, vampires intelligents, messianiques crépus et myopes, frénétiques de rédemption, réglisses, crucifiés tétaniques, jésuites du monde moderne, toucans, négrites oniriques », etc. Passion religieuse ? Mais oui, et on en trouve la preuve synthétique dans une lettre du 17 mars 1942 à Lucien Combelle : « L’Eglise, notre grande métisseuse, la maquerelle criminelle en chef, l’antiraciste par excellence... » Cent autres exemples seraient à citer. L’important, au-delà de la thèse défensive des « deux Céline » (un bon, un méchant ; un génie écrivain, un monstre), est en définitive de considérer ce « bouc » comme révélateur radical. Alméras conclut justement qu’il participe à chaque péripétie du siècle dont il partage les émois, les combats, les préjugés. Céline moins menteur que tous les autres ? C’est probable. « Bon et méchant, écrit Alméras, il donne au siècle sa voix. C’est bien pourquoi, de Voyage à Rigodon, il est le seul à le citer de bout en bout : patrie, guerre, massacres, santé, race, génétique, eugénisme, musique, danse, mort, tout y passe et tout est payé comptant. C’est bien le contemporain incontournable. » On peut le regretter, mais c’est ainsi.

Ph. Sollers, Le Monde du 3 novembre 2000 (Eloge de l’infini, 2001).

*


Les vies de Céline

Au-delà des polémiques interminables qui accompagnent l’auteur de « Voyage...  », Philippe Alméras a choisi la forme du dictionnaire pour aborder l’homme et l’oeuvre dans leur totalité.

La plupart des écrivains n’ont qu’une vie, et elle est en général monovalente. On s’accorde sur leur parcours, la courbe est claire, la mort boucle le dossier, les interprétations vont dans le même sens, l’unanimité se fait en blanc ou noir, le scandale, s’il a eu lieu, s’évapore. Avec Céline, rien de tel. Philippe Alméras, dans l’avant-propos de son Dictionnaire , lui attribue au moins vingt-sept vies différentes avec un « enchaînement d’oeuvres dans une langue indéfiniment renouvelée ».

C’est beaucoup, c’est trop, et tout le monde, au fond, se résigne à penser que Céline est décidément en trop. Que faire ? L’oublier ? Difficile. Ne plus en parler ? Raté. Lui appliquer un jugement moral définitif ? C’est fait, à intervalles réguliers, sans plus de succès. A la limite, l’opinion veut bien accepter un côté « bien » ( Voyage au bout de la nuit ) et un côté « mal » (tout ce qui succède à Bagatelles pour un massacre ). Le « mal » l’emportant d’ailleurs de plus en plus sur le « bien », voilà Céline en enfer. Pourtant, rien n’est gagné : ce damné est là, il parle, il se relève indéfiniment avec le feu qui le brûle, on est obligé de le traiter de « grand écrivain », c’est un monstre d’autant plus actif qu’on le rejette ou qu’on le censure, il échappe à ses admirateurs comme à ses adversaires, aucune académie ne peut l’enfermer, aucun discours universitaire le cerner, il fuit, il ruse, il déborde, c’est le Diable en « Pléiade » (comme Sade), le crime en liberté, l’inadmissible imprimé, un cauchemar pour l’éternité.

D’où, en effet, la nécessité d’un dictionnaire, forme éclairante qui se situe, d’emblée, par-delà le Bien et le Mal. Il faut tout simplement raconter l’Histoire, mettre les dates (très important), déplier le XXe siècle, ses deux guerres mondiales, ses délires, ses atrocités, ses débilités, sa noirceur. Enorme théâtre, dont Céline est à la fois spectateur et acteur, dans la misère comme dans le grotesque. Son antisémitisme, son racisme ? Eclatants et inadmissibles, mais l’indignation, ici, ne suffit pas pour comprendre en quoi ils relèvent d’une passion que nous continuons à observer tous les jours. Son messianisme apocalyptique ? Insupportable, mais les lendemains qui chantent ne recrutent plus personne sur une planète déboussolée. Son nihilisme outrancier ? Chacun et chacune le récuse, mais en éprouve secrètement la force de vérité.


En réalité, sur fond de tendresse désespérée, il est facile d’identifier le crime fondamental et médical de Céline :


A propos du rire de Céline

Il pourrait, aussi, être rappelé l’article sur Céline figurant dans Théorie des exceptions, daté de 1963. Non pas pour tracer ici l’historique de la lecture que Ph. Sollers en fait, mais pour relever que 40 ans avant l’article de 2004 que vous reproduisez, ce qui intéresse déjà Ph. Sollers c’est le rire de Céline...
17/12/07 Signalement de D. Brouttelande

Voir article « Le rire de Céline »

il fait rire. «  Je ne me réjouis que dans le grotesque aux confins de la mort. Tout le reste m’est vain.  » Et aussi : « Je sais faire rire. Le rire jaune, le rire vert, le rire à en crever ! » Et c’est vrai. On rit cent fois en le lisant, c’est un fait. Exemple, à propos des avocats : « Rigolos au salon, sinistres à l’aube, inutiles à l’audience. » Quelqu’un qui ne rit pas, en revanche, c’est ce responsable SS, Bernhard Payr, qui déconseille la traduction en allemand de Bagatelles : « Les plus grossières obscénités se rencontrent toutes les deux pages et pour sa plus grande part le livre est fait d’exclamations et de lambeaux de phrases qui agissent comme les cris d’un hystérique et anéantissent les intentions certainement excellentes de l’auteur. »

Les professionnels du crime ne rient pas, les professionnels de la pensée correcte non plus. Céline, en 1948 : « On croit à lire l’Histoire que les époques de décadence furent les plus amusantes à vivre ! Quelle erreur ! Elles sont au contraire ennuyeuses : rabâcheuses, stupidement cruelles ! On comprend que les Romains de la décadence s’enculèrent à qui mieux mieux — Ils s’ennuyaient. » Mais dès 1933 : « Il n’y a personne à gauche, voilà la vérité. La pensée socialiste, le plaisir socialiste n’est pas né — on parle de lui, c’est tout — S’il y avait un plaisir de gauche il y aurait un corps... » Ou bien, en 1938 : « Ce monde me paraît excessivement lourd avec ses personnages appuyés, insistants, vautrés, soudés à leurs désirs, leurs passions, leurs vices, leurs vertus, leurs explications. Lourds, interminables, rampants, tels me paraissent être les êtres, abrutis, pénibles de lenteur insistante. Lourds. Je n’arrive en définitive à classer les hommes et les femmes que d’après leur "poids". Ils pèsent. Ils mastiquent vingt heures, vingt ans... le même coït, le même préjugé, la même haine, la même vanité... »

La grande réussite du Dictionnaire d’Alméras est dans sa neutralité intelligente. Il n’essaie pas de justifier Céline, il montre ses mensonges, ses dissimulations, son opportunisme, ses retournements, sa monomanie. Quand Céline est odieux (pendant l’Occupation), il le dit, il le montre. Il cite ce propos de bon sens de Louise Weiss : « Céline a été intellectuellement extraordinairement grossier. » Céline, par exemple, trouvait Nietzsche « surfait », et, là, on hausse les épaules. Une pensée qui se ramène au racisme n’est plus une pensée, mais Céline n’est pas là pour « penser ». Ce qu’il recherche, comme un drogué ascétique, c’est la transe des mots, sa « petite musique », l’« émotivité directe ».

« Il ne m’amuse pas de travailler en transe comme je le fais - bourré de véronal et d’aspirine en insomnie chronique, écrit-il dans une lettre. Mon genre d’écriture tu le sais c’est la transposition immédiate, la transe. Je me fais l’effet de ces vieux acrobates vieillards qui remontent au trapèze sans aucun entrain - par nécessité, par misère. Si je m’en fous de Féerie et du reste ! des patati de presse ! des polémiques ! des haines et des convulsions partisanes ! J’ai payé tout ça de ma vie ! J’en dégueule. Je vais à l’éditeur comme un chien battu, un âne roué de coups. »

Enigmatique Céline, en train d’écrire, jour et nuit, sa danse de chefs-d’oeuvre : D’un château l’autre , Nord , Rigodon . Et ses Entretiens avec le professeur Y , à mourir de rire. Conclusion d’Alméras : « Voyage au bout de la nuit, en poche, est le livre le plus volé en librairie dans un temps où la "fauche" a beaucoup diminué avec l’appétit de lecture. » Voilà qui est, sans doute, significatif.

Philippe Sollers, Le Monde du 19.11.04.

Entretien avec Philippe Alméras

—oOo—
*

AUTRES LIENS
Dossier Céline (suite)


[1Horay

[2Gallimard, parution le 22 novembre 2007.

[3

[41903-1985. Archiviste paléographe (promotion 1926). Conservateur en Chef des Musées de la Ville de Paris. Historien de Paris.

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9 Messages

  • Viktor Kirtov | 26 février 2021 - 11:06 1

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    LOUIS-FERDINAND CÉLINE

    Mort à crédit

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    EXTRAIT AUDIO

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    Un roman foisonnant où Céline raconte son enfance et sa jeunesse :
    "C’est sur ce quai-là, au 18, que mes bons parents firent de bien tristes affaires pendant l’hiver 92, ça nous remet loin.
    C’était un magasin de "Modes, fleurs et plumes". Y avait en tout comme modèles que trois chapeaux, dans une seule vitrine, on me l’a souvent raconté.
    La Seine a gelé cette année-là. Je suis né en mai. C’est moi le printemps."

    Denis Podalydès déploie toute l’étendue de son talent dans cette interprétation brillante de l’œuvre de Céline, dans laquelle le lecteur rit et s’émeut à la fois

    Note

    Deuxième grand roman de Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit, publié en 1936, raconte l’enfance du Bardamu de Voyage au bout de la nuit, paru quatre ans auparavant. Après un prologue situant son présent, médecin dans les années trente, le héros narrateur, Ferdinand, se rappelle ses jeunes années, dans un milieu petit bourgeois, vers 1900. Il est fils unique, élevé dans un passage parisien entre une grand-mère éducatrice fine et intuitive, une mère sacrificielle propriétaire d’un petit magasin de dentelles et objets de curiosité et un père violent et acariâtre, employé dans une compagnie d’assurances. Il grandit maladroitement, sans cesse victime des reproches amers de ses parents, multiplie les apprentissages et les échecs sentimentaux et professionnels, séjourne dans un collège anglais avant de voir son destin basculer avec la rencontre d’un inventeur loufoque, Léonard de Vinci de la fumisterie scientifique, pour vivre des aventures toujours tragi-comiques...

    Texte des origines, marqué par le sceau de l’image maternelle, Mort à crédit est un parcours initiatique, tout en violence et en émotion, où les souvenirs s’accompagnent des misères et des révoltes de l’enfance. C’est aussi une formidable évocation de Paris au tournant du siècle, drôle et riche de cocasseries irrésistibles, dans un style propre à Céline, fait d’exclamation, cassant la syntaxe traditionnelle, transposant le parler populaire dru et vert dans le langage écrit.

    Céline Darner

    Eléments biographiques à propos de l’auteur

    Né en 1894 à Courbevoie, près de Paris, Louis-Ferdinand Céline (pseudonyme de L.-F. Destouches) prépare seul son baccalauréat tout en travaillant. Engagé en 1912, il est gravement blessé en novembre 1914. Invalide à 75 % et réformé, il devient agent commercial et part au Cameroun (1916), puis à Londres (1917). Après la Victoire, il fait des études de médecine, puis accomplit des missions en Afrique et aux États-Unis pour le compte de la Société des Nations. De retour en France, il exerce la médecine dans la banlieue parisienne et publie en 1932 son premier ouvrage Voyage au bout de la nuit, suivi, en 1936, de Mort à crédit. De 1944 à 1951, Céline, exilé, vit en Allemagne et au Danemark. Revenu en France, il s’installe à Meudon où il poursuit son oeuvre (D’un château l’autre, Nord, Rigodon) et continue à soigner essentiellement les pauvres. Il meurt en 1961.


  • A.G. | 28 avril 2013 - 23:40 2

    A l’occasion de la sortie de Louis-Ferdinand Céline à Sigmaringen, novembre 1944-mars 1945 - Chronique d’un séjour controversé, par Christine Sautermeister (Ecriture, 358 p.), Philippe Sollers s’interroge : «  Que diable Céline est-il allé faire, en Allemagne, en novembre 1944, dans le trou à rats de Sigmaringen ? » Cf. Céline en Allemagne (N.O. du 25 avril 2013).


  • A.G. | 5 juin 2009 - 15:31 3

    Lire, sur les "Lettres à Albert Paraz 1947-1957" de Céline : Céline, tempo d’enfer par Cécile Guilbert.


  • D.B. | 4 février 2009 - 21:29 4

    Et pour compléter l’actualité, toujours aux éditions Du Lérot, avec plus de 2 000 entrées, 150 photographies, sur 532 pages :

    Dictionnaire des personnages, des noms de personnes, figures et référents culturels dans l’oeuvre romanesque de Louis-Ferdinand Céline

    de Gaël Richard, avec une préface de Henri Godard

    Ed. du Lérot , Tusson (Charente)
    Parution : Décembre 2008


  • D. | 4 février 2009 - 17:15 5

    Je mets à part, bien sûr, l’étonnante voix de Céline, et sa diction saccadée - que Sollers, si je me souviens bien, qui la compare à celles de Malraux et d’Aragon (le XIXe parle), salue ainsi : "Enfin une voix moderne !" (Un vrai roman ?)


  • D. | 4 février 2009 - 17:07 6

    Merci (encore une fois !) pour ces documents très divers, dont cette émission qui, si j’ai bien compris, date de la fin des années 70, il y a donc environ trente ans ("ces livres étaient là quand Céline y était, il y a trente ans"). Sollers - il entame la quarantaine - poursuit donc, en secret et en pleine lumière, son Paradis, entre Paris, Venise, Ré et New-York (les entretiens de Vision à New-York sont enregistrés dans cette période) - tandis qu’il est en train d’accumuler les notes qui fourniront le matériau de Femmes.

    Je suis frappé par la voix de Sollers, étonnante de clarté directe, au phrasé sûr, rapide et souple, et à côté de laquelle celles des autres intervenants (hormis celle qui parle tantôt italien, tantôt français avec un joli accent germanique) semblent affectées, maniérées, fausses (ne parlons pas de l’épouvantable lecture des textes de Céline !).


  • A.G. | 3 janvier 2008 - 10:09 7

    {{ > Céline sur Ubuweb}}

    1. Mort a Crédit
    Deux fragments dits par Arletty

    2. A noeud couland
    Chanson par L.F. Céline

    3. Réglement
    Chanson par L.F. Céline

    4. Voyage au bout de la nuit
    Fragments dits par Michel Simon

    From the LP "Louis-Ferdinand Céline"
    Urania Records (ULRLP 003)


  • D.B. | 14 décembre 2007 - 18:25 8

    Paris Céline...

    "Les éditions du Lérot publient à 400 exemplaires un ouvrage intitulé « Paris Céline » (55 euros) pour lequel M. Laurent Simon s’est fait photographe et dénicheur de cartes postales afin de nous montrer les lieux parisiens et banlieusards liés à la vie de l’empêcheur de lire en rond. Il y a du jamais vu : par exemple l’escalier et la chambre du passage Choiseul. Du jamais lu, qu’a découvert Laurent Simon dans les archives de la communale de la rue d’Argenteuil, 1er arrondissement. De la main de son instituteur, appréciation confidentielle de l’élève Destouches à l’usage du directeur de l’école : « Enfant assez intelligent mais gâté par la famille ; aussi se croit-il une merveille et est-il vaniteux au-delà du possible. Travail assez bon ; tenue convenable. »

    “Paris Céline”
    Editions du Lérot
    250 Pages


  • A.G. | 12 décembre 2007 - 14:00 9