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Jacques Henric : " Combattre le déni de l’Histoire "

Josyane Savigneau, Le Monde des livres (03.05.07)

D 7 mai 2007     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Jacques Henric vient de publier un livre important : "Politique" (éditions du Seuil, coll. Fiction et Cie).
Collaborateur de la revue Art press depuis sa création en 1972, il s’explique sur le sens de son livre dans le dernier numéro de la revue :

« Politique est pour l’essentiel un livre sur la mémoire. Un de ses chapitres a pour titre les Mémoires qui flanchent. On oublie ce qu’on a su, ce qu’on a appris, voire ce qu’on a vécu. On doit alors rafraîchir. Mais il y a aussi ce qu’on vous a caché, les manipulations, les trucages, les mensonges. C’est ainsi qu’on découvre encore aujourd’hui des pans entiers de l’histoire du parti communiste. Quant aux biographies d’écrivains, que de surprises !...
Ce qui m’a poussé à écrire ce livre, c’est précisément cette ignorance, voire ce déni de l’histoire. Je l’ai vérifié chez nombre de jeunes gens qui comprennent mal nos combats politiques parce qu’ils ignorent la réalité de la guerre froide, les mouvements de libération des peuples coloniaux, la guerre d’Algérie à laquelle ma génération a été confronté. »

Henric revient aussi sur son amitié pour Sollers, le rôle de Tel Quel des débuts des années 1960 à 1983 :

« Quant à Sollers et à Tel Quel, quel pouvoir, sinon celui de leur production intellectuelle de deux décennies ? Une petite revue paraissant chez un éditeur qui la publie sans enthousiasme. Des tirages de livres bien modestes. une presse, de droite, de centre et de gauche, unanimement hostiles. Là aussi, le fameux "terrorisme" de Tel Quel a de quoi faire sourire. »


Dans Le monde des livres du 3 mai 2007, Josyane Savigneau rend compte du livre de Jacques Henric sur une page entière.

Né en décembre 1938, Jacques Henric a vécu sa petite enfance dans la guerre. A 20 ans l’attendait une autre guerre, qui ne disait pas son nom, celle d’Algérie. Il a été enseignant, et communiste jusqu’au début des années 1970. Il a été proche du groupe littéraire Tel Quel, et, depuis maintenant trente-cinq ans, participe à l’aventure d’Art Press, au côté de Catherine Millet, qui partage sa vie [voir plus bas]. Il a publié pour la première fois en 1969 (Archées, Seuil, "Tel Quel"). Vingt-deux livres ont suivi, romans et essais.

Celui qui paraît aujourd’hui, Politique, n’est ni un roman ni un essai. C’est un livre de mémoire éclatée — "je ne raconte pas toute ma vie", dit-il —, mais pas infidèle. C’est un récit alerte, à la fois grave et drôle, un texte de combat aussi, ne dédaignant pas la veine pamphlétaire, marqué par un grand souci d’honnêteté, "un désir d’être le plus juste et le plus vrai possible".

" Je me suis aperçu que mes amis les plus jeunes ne savaient rien de notre histoire, explique Jacques Henric. J’ai voulu leur raconter comment un certain nombre de gens, dont j’étais, avaient vécu la seconde moitié du XXe siècle. Comment, pour nous, littérature et politique ont entretenu des liens constants. Comment on pouvait être à la fois communiste et antistalinien. Comment nous avons été affrontés à une amnésie et à une falsification à propos de l’écroulement de la France en 1940 et de Vichy. Comment nous avons subi le traumatisme de la guerre d’Algérie. Pourquoi nous avons admiré le maoïsme. Quelle littérature nous avons aimée, défendue. Et pourquoi nous avons écrit. J’ai voulu dire nos passions et nos erreurs. Ce n’est pas une autocritique, je déteste ce mot soviétique, c’est simplement regarder et comprendre ce que nous avons fait, dans telle ou telle circonstance historique."

En quatre temps, "Comment on est ce qu’on devient", "Les mémoires qui flanchent" (cf. Extraits, p. 167 à 185), "Comme le temps va", "Adieu aux hippopotames", Jacques Henric se raconte et remet quelques pendules à l’heure. Avec vivacité parfois, avec verve, mais sans aigreur et sans ressentiment. "J’ai eu envie d’en finir avec ce refus de faire l’Histoire qui a cours, de combattre le déni de l’Histoire. Et aussi de m’opposer à ce "A bas les modernes" qui devient à la mode chez certains intellectuels. Quand je vois qu’on essaie d’annexer Barthes pour grossir les rangs de ces anti-modernes ! On assiste, partout, à une tentative de restauration, que je pense sans lendemain, mais que je trouve détestable." [1]

Si, comme Jacques Henric, on pense que, nécessairement, l’Histoire doit être faite, que Marguerite Duras, Maurice Blanchot et bien d’autres, devenus intellectuels de gauche après-guerre, n’ont rien gagné à cacher leurs compromissions ou leurs anciens penchants pour la droite extrême, on lira avec passion Politique.

Talent pour les croquis

On y croise de grandes et de petites figures politiques et littéraires, d’Aragon — avec ce qu’il faut d’admiration comme de recul devant "cet homme complexe et immense" — à Eugène Ionesco, d’André Stil à Jacques Laurent, de Jacques Duclos à Jean Kanapa, de Louis Althusser à Roger Garaudy, de Pierre Klossowski à Jean Genet, de Jean-Edern Hallier à Bernard-Henri Lévy, ou encore à l’étrange Alain Ravennes, écrivain mort jeune, du sida, mais lié un temps à Art Press, dont Henric dévoile la personnalité double et trouble.

Non seulement Jacques Henric a une bonne mémoire, mais il a un grand talent pour les croquis, comme pour la description de scènes du quotidien ou de moments d’histoire. Ainsi d’Aragon, revenant avec Henric, dans une DS noire conduite par un chauffeur du Parti communiste, sur les lieux où il avait failli mourir pendant la Grande Guerre, citant Joyce : "L’histoire est un cauchemar dont j’essaie de m’éveiller" et ajoutant : "Tu comprends, p’tit, pourquoi mes amis et moi (...) on a fichu un beau désordre dans la littérature ?" Ou le même Aragon, croisé à Toulon en 1970, "vieux dandy jouant les éphèbes", "dépouillé de sa vieille peau d’hétéro, entamant une nouvelle vie, rêvée sans doute par lui depuis longtemps. Lui, sans complexe, libre, émouvant d’une certaine façon".

Henric prend plaisir à faire des portraits vifs et précis de ses amis. Denis Roche, poète météore, magnifique traducteur d’Ezra Pound. "J’aime son côté dandy (ses fameux noeuds papillons...), son indépendance, sa désinvolture, son anticonformisme, son humour." Pierre Guyotat. "Je garde aujourd’hui la nostalgie de ces nuits au cours desquelles, dans un long soliloque, Pierre évoquait son enfance, sa famille, la Résistance et la déportation de certains membres de celle-ci, son séjour dans l’armée en Algérie." Philippe Sollers. "Les apparences sont trompeuses : le "mondain", le "médiatique" Sollers est de tous les écrivains que j’ai connus un de ceux qui protège le plus sa vie privée et son travail d’écrivain. Il est, paradoxalement, un des plus solitaires."

On n’en a jamais fini non plus avec ses anciens amis, dont on comprend mal ce qu’ils sont devenus. D’où l’évocation attristée et émue de l’amitié qui a lié Henric à Philippe Muray. " Quand on arrivait chez lui pour dîner, on le trouvait sur le pas de la porte pour nous accueillir, clope au bec, bouquin à la main, et charentaises aux pieds. Comment voulez vous qu’un adepte du chausson typiquement français (...) ait pu vivre sereinement l’envahissement de notre civilisation occidentale par des gadgets produits de toute évidence par la "post-Histoire "." Mais Muray a échoué, comme romancier, à faire sienne l’exigence d’un de ses grands hommes, Céline, que l’écrivain mette "sa peau sur la table". Il en a conçu une aigreur extrême et "a eu beau jeu, alors, de se faire l’inquisiteur et le procureur de petits "monstres" pas faits sur son modèle d’homme aux charentaises : pédés, gays and lesbians, pacsés, raveurs (...) tous ces dangereux contestataires de l’ordre patriarcal (...). Oublions tout cela, et retrouvons le Philippe Muray que Catherine et moi avons connu, avons aimé " [2].

On le voit, Jacques Henric ne biaise avec rien. Il ne se ménage pas et ne ménage personne. "Il ne s’agit ni de condamner ni de battre sa coulpe, mais de dire, précise-t-il. De dire enfin, par exemple, que cette avant-garde que nous étions n’a jamais été soutenue par la gauche. On a même vu ce paradoxe : tandis que je critiquais de manière positive les écrivains de Tel Quel dans la presse communiste — avant 68, après je ne pouvais plus y écrire —, Le Monde les combattait. Nous n’avons pas appartenu à la gauche bien-pensante. Elle nous détestait. Nous ne l’aimions guère non plus. Aujourd’hui, je n’aime pas plus son penchant pour le centrisme. Et je suis assez sidéré de voir se propager l’idée que la politique devrait être un lieu de consensus. Moi, je continue à penser que la politique est un lieu d’affrontement. Il faut de la place pour le négatif."

Il est parfois dur, mais jamais bassement injurieux. Toujours lucide. En décrivant comment peut se développer une psychose de groupe, comment Tel Quel a pu peser sur certaines personnalités fragiles, voire les "broyer". En combattant frontalement la droite littéraire, les "grognards" et les "hussards", sauvant tout juste Morand, " mais qui n’est tout de même ni Céline, ni Genet, ni Aragon ". En dénonçant énergiquement "le rôle néfaste" joué selon lui par la revue L’Atelier du roman. En pointant certaines incohérences. "Il a fallu une bonne dose de mauvaise foi aux critiques de l’époque, hostiles à Tel Quel, écrit-il, pour nous reprocher notre formalisme, notre abstraction, notre hermétisme, l’absence de contenu de nos livres, en un mot notre refus du réel !... Les mêmes, soit dit en passant, qui, quelques années plus tard, étrangement nostalgiques d’un avant-gardisme littéraire pur et dur qu’ils n’avaient eu de cesse de conchier, nous accuseront (notamment Sollers, quand il écrira Femmes, moi quand je publierai chez Grasset), d’avoir retourné nos vestes, bradé nos théories, trahi notre passé."

" Comme l’a souligné Debord, commente aujourd’hui Henric, les avant-gardes doivent se dissoudre quand elles ont fait leur temps, à tous les sens du terme : avoir modelé son époque et avoir terminé son parcours."

Le Parti communiste, l’amnésie vichyste, la guerre d’Algérie, l’avant-garde littéraire et artistique. C’est autour de tout cela qu’Henric déploie le film de sa vie. S’il lui fallait un titre, ce serait " On a raison d’être moderne, de se passionner pour son temps, la politique, les livres. " Et, à la fin, s’inscrirait sur l’écran une dernière phrase : " Il faut résolument aimer la littérature. "

Josyane Savigneau, Le monde des livres du 3 mai 2007.

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Jacques Henric :
« Groupes, partis, comités, pétitions, tout ça c’est fini. »

Jacques Henric est une figure discrète mais insistante de notre littérature. Proche d’Aragon et Roland Barthes, il fut un des piliers de la revue Tel Quel. Certains critiques trop hâtifs réduisent l’époux de Catherine Millet, avec qui il fonda la revue Art press, à un pornographe disciple de Céline et de Bataille, alors que son oeuvre cherche à sonder les obscurités tragiques du sexe. Il revient sur son itinéraire politique.

LE FIGARO. — Au début de votre Politique, vous évoquez les « nuls », ceux qui furent trop lâches pour se mouiller et qui envient aussi bien le sort des bienheureux que des méchants. Comment ne pas être un « nul » ?

Jacques HENRIC.— Aux écrivains qui traversent mon livre — Aragon, Blanchot, Genet, Ionesco, Duras, Bataille, Lévy, Hallier, Muray... —, j’oppose les êtres « nuls », selon Dante. Les êtres « nuls », ce sont les belles âmes aux mains propres, qui n’ont jamais agi et donc n’ont pas vécu. Ce sont des roquets qui aboient haineusement aux chausses de ceux qui ont pris des risques. Voyez, par exemple, comment, récemment, ils s’en sont pris à André Glucksmann... L’engagement politique aujourd’hui ? Groupes, partis, comités, pétitions, tout ça c’est fini. L’écrivain a à tenter de rendre compte du monde tel qu’il est, mais sans oublier, comme le recommandait Debord, d’y marquer sa place. « La peau sur la table ! », exigeait Céline de l’écrivain.

Vous revenez dans votre livre sur vos années au PCF. Pourtant, vous y avez cette affirmation paradoxale : « Je n’ai jamais été de gauche. »

Ce n’est ni une boutade ni une provocation, c’est un constat. Être jeune communiste dans les années 1950-1960, c’était s’engager à combattre la droite, bien sûr, mais aussi la social-démocratie. La violente répression des grandes grèves de mineurs dans le Nord par la gauche (Jules Moch aux commandes), la non-intervention en Espagne en 1936, Mitterrand à Vichy, son amitié pour le collaborateur antisémite Bousquet, puis, pour ma génération, la lourde responsabilité des socialistes dans la « sale » guerre d’Algérie, convenez que tout cela pouvait être de nature à révulser le jeune militant que j’étais. J’ajoute que les attaques les plus virulentes dont nous étions l’objet dans les années 1960, mes amis de Tel Quel et moi, provenaient pour l’essentiel de la presse de gauche. Demandez à Philippe Sollers ou à Pierre Guyotat comment ils y étaient alors traités. Quant à l’actualité, je n’ai décidément pas été touché par la grâce de Ségolène Royal qui représente à mes yeux de citoyen (son choix par les médias et les sondages), à mes yeux d’ancien enseignant (cette « circulaire Royal » aux effets désastreux : suicides d’instituteurs accusés de pédophilie et innocentés par la justice), à mes yeux d’écrivain enfin (son pathos, son moralisme) tout ce qui m’a toujours rebuté.

Votre écriture est marquée par ces trois irréductibles qui dérangent et arrachent au confort intellectuel : la littérature, le sexe, les Juifs. Pourquoi ?

Je suis né juste avant la guerre de 1940. Toute ma vie politique et littéraire a été déterminée par cet événement. N’était-ce pas une façon abrupte de débouler dans le réel que d’avoir pour premières visions des villes bombardées, des cadavres, des foules qui fuient, les corps des premiers rescapés des camps de la mort, et bientôt la découverte de ce qu’ont été la collaboration, la politique antisémite de Vichy, le génocide des Juifs d’Europe ? Tout mon livre est habité, en effet, par cette tragique histoire. J’en tire le fil jusqu’à aujourd’hui, notamment via les biographies et les écrits d’écrivains, et force m’est de constater que ce fil n’a hélas jamais été rompu. L’antisémitisme, ce chancre purulent de notre histoire occidentale, gagne aujourd’hui d’autres terres. Islamistes, altermondialistes d’Amérique latine, certaines communautés noires en sont infectés...

Beaucoup vous réduisent à un immoraliste, alors que vous avez souvent été, dans Art press, un défenseur du catholicisme. Coquetterie ou conviction ?

Rien de dandy dans mon attitude. D’abord un rappel, bien que né dans une famille ouvrière communiste, j’ai reçu une éducation religieuse. Oui, je sais, il y a cette phrase de Marx, « la religion est l’opium du peuple », et pourtant le PC pratiquait peu l’anticléricalisme « rad-soc. » d’une partie de la gauche française. Je vous rappelle, par ailleurs, que déjà en 1982, j’ai publié un essai, La Peinture et le Mal, dans lequel j’examinais la grande peinture occidentale à la lumière de la doctrine catholique du péché originel. Enfin, je considère que le pape polonais Jean-Paul II a été un grand politique (faut-il rappeler qu’on lui a fait payer son action d’une balle dans le ventre ?) et que le pape actuel me semble être un théologien et un penseur de haut niveau — lecteur de Heidegger, passionné de Mozart, ce qui ne gâte rien. Ne pas comprendre que l’Église catholique peut être une des forces de résistance aux intégrismes et aux totalitarismes qui nous menacent me semble bien irresponsable.

Propos recueillis par Fabrice Hadjhadj, Le Figaro, 15/10/2007.

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Critiques

Le bloc-notes de Bernard-Henri Lévy

« Et si l’événement le plus prodigieux de la récente campagne présidentielle était le score de Marie-George Buffet et la quasi-disparition, donc, de notre Parti communiste ? Je me posais la question, l’autre jour, en voyant, dans le nouveau livre de Jacques Henric, « Politique » (Seuil), la place qu’a pu occuper, pour un intellectuel des années 60, et même 70, la question de ses rapports avec ce que l’on n’appelait, alors, que « le Parti ». Temps où un mot d’Aragon faisait et défaisait une gloire. Temps où une bonne critique dans L’Huma valait plus que, aujourd’hui, un passage à la télé. Et temps, enfin, où le prix Staline de littérature, André Stil, présentait, dans un cocktail littéraire, son vieux copain maurrassien Jacques Laurent au jeune Henric éberlué. Temps perdu, et bien perdu. Temps disparu. Inimaginable temps d’une planète engloutie et, pourtant, historiquement si proche. Témoignage de première main. Informations nombreuses, précises, parfois terribles. Vichy-Moscou comme si l’on y était. »

Publié le 07/06/2007 dans Le Point.

Politique de Jacques Henric. Seuil, Fiction & Cie, 300 p.

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Voici la critique parue dans Les Lettres françaises. Vous croyez la critique stalinienne disparue derrière un "communisme" relooké ? Lisez. Cela se passe de commentaires.

Les embarras de la mémoire de Jacques Henric

Dur métier que celui de critique. Il faut parler sérieusement d’un livre qui ne l’est pas, Politique de Jacques Henric. L’ouvrage se présente comme les mémoires partielles et partiales de Jacques Henric. Son enfance, le PCF, ses relations avec Aragon, la guerre d’Algérie, Sollers, Tel quel, la rupture avec le Parti, Art Press, Catherine Millet... tout cela défile entre anecdotes et portraits, récit et traque policière. Dans le dernier chapitre, il écrit : « Il a été beaucoup question, dans ces pages, des embarras de la mémoire. De la mémoire collective et de la mémoire individuelle, les deux étroitement liées entre elles. Nous n’avons pas fini de découvrir combien il est arrivé à l’une et l’autre de faillir. »

Les agenouillés de tout poil ont besoin d’une ou deux icônes qui leur donnent l’illusion d’être debout. Plus ils ploient devant l’image pieuse, plus ils se sentent exister et plus ils crient et ordonnent : « À genoux ! » Pour Jacques Henric, les chromos (car il ne saurait s’agir des superbes peintures orthodoxes sur bois) sont Tel quel et Art Press. Là, pas de doute, tout est bon, pas de compromission, pas la peine de réfléchir, Henric vous dit que Tel quel et Art Press sont purs comme l’agneau qui... purs comme la colombe qui... purs comme l’hostie... purs comme l’antipuritanisme de ceux qui savent jouir, eux... purs, purs et purs. Eux, ils n’ont jamais failli. Eux, ils n’ont pas d’embarras avec leur mémoire. Et pourtant... Tel quel, après quelques caresses aux Nouveaux Philosophes, ces ancêtres directs des Nouveaux Conservateurs, cessera pour devenir l’Infini. L’Infini aussi, c’est pur ! La revue et la collection publient Jacques Henric et Marc-Édouard Nabe qui avait, entre autres, déclaré dans son premier livre Au régal des vermines : « Depuis toujours je suis raciste. » et qui emploie « youtre » pour juif. Pur, on vous l’avait dit et redit. D’ailleurs « l’Infini sonne comme Vivendi », et Sollers a prouvé son irréprochable tenue politique en cirant les pompes de Jean-Marie Messier. Henric ne parle ni de Nabe, ni de Messier, ni de Sollers bavassant avec Christine Boutin dans le Figaro magazine sur le Pacs sans évoquer une seule fois la question homosexuelle. Embarras de la mémoire ?

Henric partage avec Sollers un anticommunisme au nom duquel ils se sentent autorisés à dire tout et n’importe quoi. S’il reproche au Parti son puritanisme, notamment au sujet d’un article de Jean Bouret sur Guyotat dans les Lettres françaises qui le traitait de « maniaque délirant », il ne se gêne pas, lui, pour dire de Kanapa : « Les empêchés de la plume et du sexe font les meilleurs coupeurs de tête. ». Et quand il dénonce l’homophobie d’un colloque consacré à Aragon, il ose affirmer qu’il aurait trouvé « un peu plus humain et plus sympathique » de l’imaginer « se délecter à la vue de jeunes nazis en train de s’enfiler », suivant l’imagination d’André Stil. Il oublie en outre qu’il vient de décrire « un vieil homme au milieu de l’effervescence de jeunes mâles », « un beau vieillard, à l’allure efféminée ».

Henric évoque, à peine, discrètement, la création par des membres de Tel quel du Mouvement de juin 71. Il s’agissait de se rallier au maoïsme et de dénoncer le PCF stalinien, dit « révisionniste ». Mais c’était quoi, ce mouvement ? Dans le premier numéro du bulletin Tel quel, Mouvement de juin 71 information, paru le 15 mars 1972, Henric cosignait une déclaration dans laquelle « le camp révisionniste » était opposé à « la Chine révolutionnaire », définie comme « seule chance de voir cette démocratie socialiste prolétarienne dont Lénine avait jeté les bases. Seule possibilité offerte d’un développement inédit, profondément novateur, de la théorie marxiste léniniste ». Est-ce un embarras de la mémoire qui lui fait oublier que dans le numéro 4, et ultime, de Tel quel, Mouvement de juin 71, information (1er octobre 1972), on pouvait lire un article titré, « Compter sur la pensée Mao Zedong pour guérir la maladie mentale » ? Oui, Henric a dû l’oublier pour affirmer que « un bout de sabot fut parfois risqué dans les fondrières boueuses des "routes de l’avenir", mais aucun de nous ne s’y vautra ».

Et puis il y a Art Press. Jacques Henric en est un des fondateurs avec sa compagne Catherine Millet. Millet a consacré un livre à Dali en « oubliant » son fascisme. Elle l’a expliqué à la télévision : « Il valait mieux être fasciste avec Dali que communiste avec Aragon. » C’est clair, non ? Jacques Henric pardonne tout à l’auteur d’un best-seller mondial, La Vie sexuelle de Catherine M., pour reprendre le bel argument critique d’un époux qui doit se contenter de la photographier nue dans des gares pour récolter des miettes. De la complaisance de Millet pour le fascisme de Dali, Henric ne parle pas. Embarras de la mémoire ? Pourtant, les fascistes et les antisémites, il les traque partout. Chez Genet et l’ensemble des militants palestiniens. Chez Duras, accusée d’être collabo parce qu’elle coucha avec un gestapiste pour avoir des informations sur son mari déporté. Chez Marchais, parce qu’il est allé travailler en Allemagne au titre du STO. Chez les communistes, à cause de la minuscule affaire des « bruns rouges », etc. On ne peut relever toutes les falsifications, tous les mensonges, toutes les lacunes, tous les oublis, toutes les saloperies d’Henric, ce serait trop long. Mais on peut être sûr, à le lire et à lire ses autres ouvrages, que cette attitude de flic corrompu est pour lui la seule manière d’exister.

Franck Delorieux, L’Humanité, 7 juillet 2007

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Voir aussi :

« Politique » : un dossier photographique
Politique 2
Politique 3

et les articles :

Philippe Sollers par Jacques henric
Entretien avec art press

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La peinture et le mal

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Fin des années 70. Un romancier écrit son amour de la peinture. Dans son livre, il est question de Titien, de Poussin, de Watteau, du Greco, de Cézanne. Le risque de passer pour un attardé est maximum ... Le relire aujourd’hui, c’est vérifier qu’Henric accomplissait en solitaire une opération terriblement salutaire. Contre la doctrine des avant-gardes se succédant le long de la voie royale de la modernité et du progrès réunis - "ces deux soeurs", dirait Homais -, il réfléchit autrement, rétablit des connexions, suggère des connivences, va des causes morales aux conséquences morales et ne s’empêtre pas dans les gloses des esthéticiens de profession. Loin des discours révérencieux des historiens et conservateurs, il traite Véronèse ou Poussin comme il faut : en contemporains, en artistes pour maintenant, donc discutables, donc intéressants, pas en fétiches. Rompant avec les doctrines autarciques des théoriciens il ouvre d’un coup une brèche, il fait tomber un pan de mur, avec ce que cela suppose de casse et de dégâts quand la masse ne tombe pas pile où il faudrait qu’elle tombe, quand l’argument n’est pas aussi efficace qu’Henric le croit. Dans des genres opposés, son exécution de Duchamp et son apologie de Seurat laissent sceptique. On ne s’y arrête pas, cependant, parce que le livre va grand train au fouet et aux éperons. Et parce qu’il rend à la peinture son mérite essentiel : il tient un tableau pour une pensée, et, dans l’écriture, grâce à son écriture, le démontre, de la toile à la page, avec des descriptions splendides et des définitions justes ... On dira qu’Henric exagère et qu’il ne faut pas voir le Mal partout. On le dira comme on l’a dit quand le livre a paru, nonobstant les carnages du passé et du présent, nonobstant la réalité du monde, qu’il est tellement plus facile de masquer derrière une jolie tenture. Seulement voilà : Henric lui, est de ceux qui arrachent les tentures et griffent les peaux trop bien fardées, comme Degas ou comme Picasso.

Voir notre dossier La Peinture et le Mal.



Sur Catherine M.


Présentation de l’éditeur
Peluche noire du sexe, dure coiffe de poils frisés, rotondité pulpeuse des fesses. Boursouflure charnue du bas-ventre. Une exhortation sans mot. C’est à chaque fois une ligne à passer, une frontière à franchir, avec décision : culotte ôtée, puis robe, d’un même geste impatient, agacé. Debout, marchant, allongée, debout à nouveau, appuyée à un mur de pierres sèches. Dévêtue d’abord pour elle-même, je veux dire se perdant dans l’espace qu’elle vient à l’instant de créer à son seul usage, et d’habiter. J’aime la conscience qu’elle a, à chaque prise d’un cliché, tantôt d’être nue pour la première fois devant un homme, tantôt d’y avoir été de toute éternité. Plénitude de femme mûre. J’aime qu’un corps soit fait de deux moitiés emboîtées. D’un haut pudique, doué d’une sombre énergie, d’un bas puissant, ferme, impudique, sensuel, porté ostensiblement en avant quand elle marche ou s’allonge dans une herbe que couche le vent... Un bas comme étrangement frappé d’invulnérabilité, un espace étranger, détaché d’elle, sans interdit, au sens propre indolent, je veux dire non susceptible d’être touché par la peur, par la culpabilité, une sorte d’espace en creux qu’elle sait impossible à combler et totalement privé de sens.

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Voir notre dossier Vie et Légendes de Catherine M..


[1Lire l’entretien de Jacques Henric avec Thomas Clerc, dans Art Press n° 334, mai 2007.

[2Politique, p.218-234

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1 Messages

  • s.bret | 7 mai 2007 - 17:45 1

    Je conseille aussi la lecture du touchant article que Josyane Savigneau a consacré à Marc Lévy dans le même numéro du "Monde des livres". Belle cohérence critique en tout cas (BHL, Sollers, Pingeot, R.Sabatier, J. Lévy...) Et quel bras d’honneur à tous les jaloux ! Bravo !