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Méditerranée (une analyse)

Julia Kristeva, Cinéthique n°9/10, avril 1971

D 12 janvier 2007     A par Albert Gauvin - C 3 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Méditerranée, le film que Jean Daniel Pollet réalisa en 1963 avec un texte de Ph. Sollers, n’a pas fait l’objet de beaucoup d’études. Si l’on excepte le commentaire qu’en a fait Sollers lui-même en 2001 (voir sur ce site) et la passionnante analyse rétrospective qu’il donne sur le DVD (ça c’est du bonus !), il faut remonter au début des années 70 pour trouver des analyses dignes de ce nom.

Elles furent d’abord — et essentiellement — le fait de Jean Paul Fargier dans un texte très dense et minutieux intitulé Vers le récit rouge publié dans le numéro 7/8 de la revue Cinéthique (1970). Il faudra y revenir.

Mais on trouve également dans le numéro 9/10 de la même revue, publiée en avril 1971, un très intéressant interview de Julia Kristeva - Cinéma : pratique analytique, pratique révolutionnaire - où, après avoir développé sa conception de la sémanalyse — sémiotique des pratiques signifiantes —, la jeune théoricienne de Tel Quel revient longuement sur Méditerranée.

Loin de voir dans le film l’ "illustration" d’une théorie préalable, mais en s’appuyant toutefois sur les concepts de la psychanalyse freudienne et les concepts qu’elle élaborait alors elle-même, Kristeva montre que c’est en s’appuyant sur des pratiques signifiantes nouvelles — artistiques et, ici, plus précisément, cinématographique — que la sémanalyse peut se développer.

Nous reproduisons ici les passages où Kristeva analyse Méditerranée.
Les photos sont extraites du film mais l’interview n’en comportait pas.

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[...] Julia Kristeva : Méditerranée occupe ce lieu interdit, et pour cela constitutif, de notre civilisation méditerranéenne : le lieu de la négativité réfrénée. Je veux dire de la négativité productrice de forme, ou mieux, de la sublimation comme formation à partir du manque : son effet pour le moi est celui d’un "plus de jouir" du signifiant. Nous n’avons pas encore l’appareil théorique nécessaire pour en parler avec rigueur : les brèves remarques de Freud sur la sublimation et le fait qu’aujourd’hui la psychanalyse n’en parle qu’en évitant d’en parler, indique la difficulté de la question. D’autre part, l’état de la sémiotique du cinéma me semble en deçà de cette tâche. Aussi me contenterai-je de quelques rappels et de quelques impressions en renvoyant pour plus de rigueur à l’analyse minutieuse de Jean Paul Fargier, "Vers le récit rouge", Cinéthique 7/8.

Si la loi fondatrice de la société est l’interdit (de l’inceste), son envers inséparable est, on le sait, la castration (Freud, Totem et Tabou, 1912, Inhibition, symptôme, angoisse, 1926) dans son acception réelle de perte du pénis - seule représentation possible de la mort - comme Freud l’a toujours soutenu contre les thèses du traumatisme de la naissance (Rank) et de l’occultisme (Jung).(...)

Explorer la production de ce qui se présente comme système signifiant, comme système d’échange et de communication, en découvrir le lieu pratique, nécessite que se reproduise - que se répète - cet espace de l’interdit à partir de sa négativité, de sa limite : la castration.

La répétition de ce parcours, au bord même de l’inceste impossible (comme le remarque Fargier), pourvu qu’elle s’effectue dans un système signifiant, est la condition de la sublimation et/ou de la jouissance "au-delà du principe de plaisir" ; lorsque, dans le même trajet, elle intègre les mythèmes d’une société, cette répétition (dont on peut analyser les effets concrets aux différents étages de la structure) produit ce qu’on a pu appeler l’"art".

Certaines tendances de l’art moderne explicitent de plus en plus nettement cette logique qu’on a pu nommer "sacré" par impuissance à la déchiffrer ; logique qui, dans la civilisation méditerranéenne, reste le secret à ne pas dire, enfouie dans les rites religieux et cachée, oubliée, pour que s’élève au-dessus d’elle l’Idée, le Sujet, la Communication, la Science, la Vie, la Naissance, etc...

Méditerranée reproduit l’autre scène de ces éléments de notre idéologie ; ouvre sous eux l’abîme où se produit ce qui sera leur surface ; expose donc ce qu’il recouvre. Il s’agit bien d’exposer la signifiance où la castration représente la pulsion de mort et la perte du sujet (de la signification) comme temps "précédant" la mise en forme (la sublimation) dans le signifiant.

Ainsi, Méditerranée produit une syntaxe dans le creux de la syntaxe de la communication, de la représentation, du sujet plein : Sollers appelle le passage de l’une à l’autre syntaxe une " compréhension du sacré " : " Le meilleur défenseur du "sacré", c’est le fantasme, et aussi bien le fantasme "transgressif". En revanche, tenter de saisir la grammaire de l’effet du sacré n’a rien de "désacralisant" (ce qui ne veut pas dire qu’on respecte l’effet lui-même). Le sacré est une lacune de déchiffrement ; comprendre le sacré c’est passer d’une langue à une autre dans la même langue ".

Cette syntaxe autre articule des "thèmes" :

Pulsion de mort que représentent dans le film la référence égyptienne,

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La référence égyptienne



les ruines grecques, le rappel de la guerre (les barbelés)

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Le rappel de la guerre (barbelés)

et de l’hôpital.

Formation/production qu’exemplifient le haut fourneau et le fer rouge en lui, mais aussi cette seule et fugitive référence à la peinture : la "Madone" de Bellini. Il faudrait "visionner" minutieusement le film pour établir la régularité de la répétition et plus généralement la syntaxe exacte qui agence les cadres. Si on établit alors qu’il y a "un jeu de l’infinité", celui-ci désigne un manque - un signifié à jamais absent. Pas de signifié refoulé, mais le retour au lieu du manque à être du sujet dans le signifiant, au lieu de la castration donc, lieu à partir duquel tout "art" tire ses effets inconscients et que Méditerranée explore.

Jeu se déployant entre deux bords du manque  : deux bords "impossibles" pour le sujet plein et que représentent d’une part, la femme, d’autre part le vieillard (seule figures "vivantes" avec l’accordéoniste à son jeu). La femme - interdite comme morte (le lit d’hôpital)

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La femme interdite comme morte (le lit d’hôpital)



ou auto-jouissante (les jeunes danseuses grecques).

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Jeune femme grecque



Le vieillard - image du savoir impossible - continue à conduire, impassible, sa barque,

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Le vieillard



comme surgi après le naufrage du coup de dés mallarméen :

homme
n’est que vieux
en tombe...
............
pour savoir
mystère, avant de se marier

— que dire à enfanter

— source-vieillard
lutte - et là le tout joué
ouvrier laissé
vieux échappé

(Mallarmé, Le "Livre")

Je ne fais ici que rappeler des thèmes dont seule la mise en opération porte, je veux dire, l’emplacement précis dans le mouvement en cube de la caméra qui semble glisser sur les bords du même "dé" mallarméen : haut/bas, devant/derrière, gauche/droite, reprenant, effaçant l’image qu’elle vient de monter pour la reprendre chargée de signification nouvelle et toujours infixable lorsqu’elle revient répétée... 2, 3, 4... fois. Avec ses "travellings" inversés, ses "raccords dans la texture" dont parle Fargier : production dans l’effacement.

Redoublant ainsi sa propre logique de production, son mouvement productif, la caméra redouble-reproduit, nous fait voir notre propre système de voir, de lire, de signifier. En explicitant sa propre logique technique, le mouvement de la caméra déconstruit-analyse notre propre appareil symbolique.

Le texte verbal qui redouble le film, en retrait des images, s’effaçant - se produisant à son tour, parle le même mouvement destructif-productif parallèle à celui de la caméra qui saisit le sujet à condition qu’il se laisse entraîner dans la matrice cubique du film pour repasser par aux lieux de la castration où il manque à être tout en revenant à sa langue familière où il se saisit présent, parlant, communiquant. Subir alors les effets du film c’est subir les effets d’une jouissance qui nous conduit sur l’autre scène où nous nous produisons - détruisons comme sujets. Non pas quête de l’origine du verbe et du sujet mais comme Freud nous l’a appris, coupe-analyse du sujet présent comme seule façon d’accéder à la vérité.

C’est dans ce sens que Méditerranée restitue la dimension de pratique à ce qui se présente comme histoire, civilisation, idéologie méditerranéennes. [...]


Voir en ligne : Tout le dossier Méditerranée-Pollet de pileface


Outre l’indispensable DVD édité en janvier 2006 où figurent des entretiens avec Jean Daniel Pollet, Philippe Sollers, Pierre André Boutang, Jean Douchet, Jean Paul Fargier, Antoine Duhamel (auteur de la musique du film), les archivistes pourront se reporter au numéro 204 des Cahiers du cinéma (septembre 1968).
On y trouve un très long entretien avec J.D. Pollet et Jean Thibaudeau. Bien que cet entretien ait été réalisé à l’occasion de la sortie d’un autre film de Pollet - Tu imagines Robinson -, les participants reviennent longuement sur Méditerranée, les conditions (assez incroyables) de sa réalisation, le rôle de Sollers, etc... On trouve également un article de Jean Louis Comolli sur les deux films.

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3 Messages

  • La Mere Médéediteranée | 28 novembre 2008 - 18:42 1

    A ne pas oublier, le texte de Nunzio d’Annibale, qui insiste sur la tendresse vertigineuse du regard de Pollet...
    A lire ici : http://www.insiturevue.com/vieilleries/opus6/mediterranee.htm
    Bonne lecture...
    La Mere Médéeditéranée


  • A.G. | 19 mai 2008 - 16:18 2

    Toujours dans IRONIE (avril-mai 2008) un nouveau dossier sur Jean-Daniel Pollet.
    Avec interview et textes de Jean Paul Fargier ; un texte de Yannick Haenel sur le film Jour après jour, et le texte du film Méditerranée écrit par Sollers en 1963 que nous avons déjà reproduit en octobre 2006 (cf. Méditerranée, le texte de Sollers).

    40 ans après, dans « Ma première vision de Méditerranée », Fargier reprend ses notes de 1968, essaie de se souvenir du lieu, du jour : « à la Cinémathèque entre le 20 et le 22 octobre. Le 21 ? Probablement. »

    Souvenir pour souvenir : c’est vers cette époque que j’ai dû faire la connaissance de l’équipe de la revue Cinéthique et de Fargier.
    Fondateur, en janvier 68, avec quelques autres étudiants, d’un ciné-club — le « Studio Aurore » (merci Nietzsche !) — qui avait la prétention de « relire autrement l’histoire du cinéma », j’ai moi aussi retrouvé quelques notes. Eh bien, à Lille, c’est le 11 février 1969 que nous avons programmé et découvert Méditerranée avec d’autres films que défendait alors Cinéthique. C’est Gérard Leblanc qui était venu les présenter.
    Je me souviens de la véritable révélation que fut pour nous cette première vision du film de Pollet-Sollers et... du trouble certain qu’il suscita dans notre public principalement composé d’étudiants ou de cinéphiles "traditionnels" !
    Je me souviens aussi avoir été beaucoup plus sceptique à la vision des autres films défendus par la revue. J’ai sous les yeux une lettre critique que j’avais envoyée en août 1969 à Fargier où j’y défendais péremptoirement la thèse que « Méditerranée était le seul film matérialiste en rupture avec toute l’histoire du cinéma de "représentation" » (selon le langage de l’époque), lettre que Fargier m’avait gentiment retournée couverte d’annotations non moins critiques (ce qui n’empêcha pas une future et amicale collaboration) !


  • A.Gauvin | 19 février 2007 - 10:34 3

    A lire dans IRONIE 119 de février {{ Sur Jean Daniel Pollet}}

    Il y est aussi question de  Méditerranée .