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Les deux France

Les Français s’aiment-ils ?

D 8 décembre 2015     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Le 15 novembre 2015, peu après les attentats qui ont ensanglanté Paris, Sollers affirmait : « De nouveau, l’obscurantisme sauvage attaque les Lumières françaises, mais les Lumières françaises sont immortelles, elles vaincront. » Il faudra du temps. On vient encore de vérifier que le terrorisme alimente la dérive autoritaire des démocraties occidentales (en fait des oligarchies) et réciproquement. A chaque progression électorale prévisible du FN, c’est-à-dire, désormais, avec la litanie des sondages, quotidiennement, les lecteurs de Pileface relisent l’article célèbre de Philippe Sollers sur La France moisie, objet de tant de malentendus. Ils vérifient !
Aujourd’hui, j’entends à nouveau : « Plus jamais ça ! » — « Il faut faire barrage au Front National ! » Sans doute faut-il tout mettre en oeuvre pour empêcher le FN de faire de nous la risée et la pitié de l’Europe, mais les slogans éculés et les pitoyables manoeuvres politiciennes auxquelles on assiste (je vous parle du « Grand Est ») n’empêchent pas, bien au contraire, que beaucoup se disent, décomplexés : « Et si on essayait ? » (avec, en tête, cette promesse : « Le changement, c’est maintenant ! »). Ces réactions cachent mal une incapacité à penser d’où vient le mal (les causes sont multiples) et donc la stratégie pour le conjurer. Le philosophe Marcel Gauchet, lucide et désenchanté, s’exclamait ce matin : « Nous sommes dans un piège dont il sera extrêmement difficile de s’extraire. C’est le degré zéro de la politique. » (écoutez-le sur France Culture) Un piège ? Plus d’un !
— Il faut d’abord lutter, en profondeur, contre une double amnésie historique [1].

Dossier du 6 décembre 2006.

« C’est devenu un lieu commun, après le « mal français », de parler d’une crise d’identité française. Si, en son temps, le petit livre prophétique de Bernard-Henri Lévy « L’idéologie française » avait été mieux lu au lieu de provoquer une telle levée de boucliers, on aurait mieux pris la mesure de la situation stagnante actuelle, difficulté de la recomposition du paysage politique, retour des vieux démons, dérapages, vacarme dans les placards d’un cadavre jamais exactement perçu ni analysé. La France est malade ? Enlisée ? Oui et non. »
De qui est ce sombre diagnostic ? Éric Besson ? Nicolas Sarkozy, Ségolène Royal, « amis » de BHL ? Alain Badiou — qui aurait relu « L’idéologie française » avant d’écrire son best-seller « De quoi Sarkozy est-il le nom ? » ? Non. De Philippe Sollers. C’est le début d’un article publié à l’automne 1988 et dont le titre — déjà ! — interrogeait : « Les Français s’aiment-ils ? ».
Y-a-t-il un mot, un seul, à changer ?

Je relis le quatrième de couverture de « L’idéologie française » :


« Et si la France n’était pas seulement cette patrie des libertés, des lumières, des droits de l’homme que nous disent les légendes et la bonne conscience officielles ? Et s’il fallait en finir avec la trop commode habitude qui fait toujours chercher ailleurs — à Berlin, à Moscou, par exemple — les sources de la barbarie et des égarements contemporains ? Et s’il était temps, enfin, de regarder aussi chez nous, à nos portes, dans nos mémoires, pour tenter de rendre compte de cette infamie discrète ou parfois brusquement explosive qui, de loin en loin, nous rappelle à la réalité ?
Telle est la question posée ici par Bernard-Henri Lévy. Et telle l’exigence qui commande à cette enquête, à ce voyage au bout de l’idéologie française. L’« idéologie française » ? Il entend par là une masse, un bloc, comme une hideuse banquise de textes qui cheminent et dérivent, depuis un siècle maintenant, à la surface de notre culture. Une purulente plaie de mots qui, souvent, ont eu le poids des choses et qui, marqués au sceau de nos plus dignes penseurs nationaux, n’ont jamais vraiment cessé de suinter dans nos terres et d’envenimer nos têtes.
Un ventre fécond, abominablement fertile, quoique obstinément ignoré, et où se sont enfantés, de l’affaire Dreyfus à Vichy et de Vichy jusqu’à nos jours, quelques-uns des plus sombres délires de l’Age où nous vivons. Bref, la matrice de ce qu’il appelle -‒ en construisant son concept et en déduisant ses figures -‒ le fascisme aux couleurs de la France. »

Je relis ces lignes — elles datent de 1981 — et je me dis, là encore, qu’il n’y a pas grand chose à changer [2]. N’est-ce pas, malgré toutes les précautions oratoires, cette idéologie relookée qui produit aujourd’hui — aujourd’hui même — ce « débat glauque » (pour reprendre les mots du secrétaire général de la CFDT, François Chérèque) autour de « l’identité nationale » lancé par Éric Besson [3] et qui agite déjà les journaux, les plateaux de télévision [4] et, bientôt, nos préfectures et sous-préfectures de province.
La réaction la plus salutaire et la plus informée à cette opération « identité nationale » a sans doute été — on ne s’en étonnera pas — celle de l’anthropologue comparatiste Marcel Detienne dans son entretien sur Médiapart du 9 novembre dernier. On entend le rire de Voltaire chez cet homme-là [5] !

Deux France

Mais il faut aller plus loin. Car, comme Lévy le reconnaît lui-même dans un entretien de 1999, il y a « deux France » ! Et on peut quand même se demander si la meilleure réplique à « l’idéologie française » n’est pas de chercher ce qui s’y oppose aussi dans une certaine tradition française, une tradition absolument moderne. Il faudrait alors renverser la phrase du philosophe : « et si la France n’était pas quand même cette patrie des libertés, des lumières », etc... A côté de « la France moisie », il y a le « miracle français ». Celui que Nietzsche, en 1887, dans La généalogie de la morale, saluait en ces termes :

« La dernière noblesse politique qui subsistait encore en Europe, celle du XVIIème et du XVIIIème siècles français s’écroule sous le coup des instincts populaires du ressentiment — ce fut une allégresse immense, un enthousiasme tapageur comme jamais on en avait vu sur la terre ! Il est vrai qu’il se produisit tout à coup, au milieu de ce vacarme, la chose la plus prodigieuse et la plus inattendue : l’idéal antique se dressa en personne et avec une splendeur insolite, devant les yeux et la conscience de l’humanité [...] ». (Première dissertation § 16 [6])

ou, plus précis encore, en 1888, dans Le crépuscule des idoles :

« Je rappelle encore contre Schopenhauer [...] que toute la haute culture littéraire de la France classique s’est développée sur les intérêts sexuels. On peut chercher partout chez elle la galanterie, les sens, la lutte sexuelle, « la femme », — on ne les cherchera jamais en vain... » (Flâneries inactuelles § 23 [7])

Côté pile et côté face. Ombres et lumières.
C’est cette autre France dont, depuis plus de vingt ans, Sollers — souvent seul — nous parle dans les deux textes que nous reproduisons ci-dessous : « Les Français s’aiment-ils ? » et « Ma France », un entretien avec Michel Crépu d’avril 2006.
« Réapprendre la France des Lumières aux Français », même si « le libre usage de ce qui nous est propre est ce qu’il y a de plus difficile » (Hölderlin, Lettre à Böhlendorf, 4 décembre 1801) : tel est le programme.
N’est-ce pas la meilleure contribution au débat en cours ?

*


Les Français s’aiment-ils ?

C’est devenu un lieu commun, après le « mal français », de parler d’une crise d’identité française. Si, en son temps, le petit livre prophétique de Bernard-Henri Lévy « L’idéologie française » avait été mieux lu au lieu de provoquer une telle levée de boucliers [8], on aurait mieux pris la mesure de la situation stagnante actuelle, difficulté de la recomposition du paysage politique, retour des vieux démons, dérapages, vacarme dans les placards d’un cadavre jamais exactement perçu ni analysé. La France est malade ? Enlisée ? Oui et non. Les observateurs étrangers ont-ils raison de diagnostiquer, à répétition, son affaissement, l’effondrement de ses valeurs, son manque de créativité, sa mégalomanie illusoire ? Peut-être. Diagnostic qu’il ne faudrait tout de même pas croire désintéressé, ne rêvons pas. La France et les Français se retrouvent dans la position inconfortable du donneur de leçons global à qui, soudain, on demande des comptes. Ah bon, vous avez inventé la Révolution, vous avez coupé l’Histoire en deux, vous avez imposé à la planète votre philosophie des droits de l’homme et votre calendrier rationnel — et vous n’êtes que ça ? Quelle misère. Pas de jour où ne nous parvienne cette critique : les grands penseurs français sont mous, la littérature est médiocre, la peinture inexistante, la politique confuse se réduit à lutter vaillamment contre le racisme et le fascisme, le bicentenaire et les grands travaux font sourire, le rêve gaullien s’est évanoui dans sa pompe, la France est un petit pays comme les autres qui vit au-dessus de ses moyens et de ses forces, les Français sont d’un manque de curiosité alarmant, ils sont xénophobes, arrogants, inconscients de l’Europe, que sais-je. Il reste Paris malgré tout, la mode, les parfums, la cuisine, les vins. Peu de chose. A la longue, un tel disque, pour une oreille un peu fine, devrait pourtant paraître rayé. Et s’il fallait, pour la Société du Spectacle, pour ce que Guy Debord, dans son petit livre magnifique — best-seller bientôt dans toutes les langues, n’est-ce pas ? [9] —, appelle le « spectaculaire intégré »-, s’il fallait, oui, qu’il en fût ainsi ?

A partir de ce soupçon, bientôt confirmé, tout se renverse : la France serait en pleine mutation positive ; ce changement en profondeur serait le plus important depuis un siècle ; ses penseurs auraient jeté des ponts pour après-demain ; ses écrivains seraient encore sous-évalués ; Paris continuerait plus que jamais, au-delà du recul de New York, à être le centre d’une création possible. Bref, il se passerait tout le contraire de ce qu’on nous dit, et le diagnostic d’aplatissement viendrait d’une crainte que les Français s’en rendent compte, Il y aurait donc lieu de les renforcer dans leur haine de soi qu’ils n’ont que trop tendance à pratiquer et qui leur vient de leurs plus mauvaises passions instinctives, Par exemple, le dix-huitième siècle français (pléonasme : il n’y en a pas d’autre) ne serait pas derrière mais devant nous, Il reviendrait en spirale à un degré supérieur, le danger serait là. Ce qu’on appelle « la mort des idéologies » ne serait jamais mieux compréhensible qu’en France, les diverses religiosités (ou encore la philosophie allemande) laissant place au vieux poison libérateur français : Diderot. Les stéréotypes voleraient en éclats : non, la France ne serait pas Hugues Capet, Jeanne d’Arc, Louis XIV, Robespierre, Pétain, De Gaulle, mais plutôt Montaigne, Saint-Simon, Sade, Proust. J’ai écrit un petit roman dans ce sens, « Les Folies Françaises » à la fois aventure intime et bilan. Dans un autre texte, « Too French » [10], j’essayais de montrer comment le virus français, très vivement actif, déclenchait un peu partout, en voyage, des réactions de pruderie, de puritanisme, de fascination ambivalente, une grande envie de savoir sensible. Si les Français (« encore un effort ! ») se rendaient compte à quel point ils sont le refoulé des autres cultures ! Le rôle qui leur est tendu est évidemment intenable : comment, vous ne dominez pas le monde et vous auriez la clef du savoir-vivre ? Et le Pape, combien de divisions ? Mais le savoir-vivre se prouve en vivant. La haine de soi débouche rarement sur l’amour des autres. Le symptôme français n’est rien d’autre, à mon avis, que cette haine et cet obscurantisme de soi, de sa propre mémoire. Je propose de relire Voltaire. Chaque nation en a plus besoin que jamais. La France est-elle le seul pays éternellement condamné à exorciser ses spectres hitlériens, staliniens ? Drôle d’affectation sur la carte du profit planétaire. Curieuse cobayisation dont on ne me fera pas croire qu’elle est réellement un progrès. Première mesure, donc : réapprendre la France des Lumières aux Français, lesquels (vérification facile) n’en ont plus la moindre idée. C’est comme cela, et pas autrement (sauf à psychanalyser tout les Français un par un — et encore) que vous susciterez l’abolition des abjections traînantes et l’admiration du monde. La critique de la France par nos « amis » est un appel à nous aimer nous-mêmes dans l’universel (voilà le programme de 1989). C’est une demande d’amour. Entendons-la.

Philippe Sollers, L’Infini n° 24 (décembre 1988).

*


Ma France


Revue des Deux Mondes : On voit bien, au fil de vos livres, l’émergence d’une question posée sur ce qu’il en est de la France. Il y a un enjeu esthétique lié à la question France. Comment l’évaluez-vous ?

Philippe Sollers : Le moment où cela se formule comme tel, c’est-à-dire le moment où je pense qu’il va falloir que je m’intéresse de près à l’histoire de mon pays, on le repère déjà dans Femmes, et il devient évident surtout dans Portrait du joueur, c’est-à-dire il y a exactement vingt ans. La question française est évoquée dans Portrait du joueur à travers le filtre dont je dispose biographiquement : Bordeaux, la Gironde. À partir de ce lieu, je peux tenter de m’expliquer à moi-même pourquoi je me sens si peu français. Comme si j’appartenais à une autre civilisation, ou à un décalage de cette civilisation.

Là, je suis obligé de faire état de mon expérience biographique sur des questions qui ne datent pas de l’actualité récente. Je prends en compte la longue période de l’histoire sur un certain nombre de sujets capitaux pour moi. Que dois-je m’expliquer ? Pourquoi chercherais-je ainsi à la bougie, moi enfant de Bordeaux [11], dont la famille est immédiatement anglophile et qui se trouve là en position isolée par rapport à l’irruption non seulement du nazisme mais de la collaboration ? J’ai mis beaucoup de temps à comprendre qu’il s’agissait d’un événement décisif. Partant de là, je me demande encore ce que cela veut dire de façon plus vaste, ce qu’il en est de cette région, quelle est sa particularité océanique, tournée très tôt vers Londres, son histoire à travers les siècles... Qu’est-ce que la Gironde ? Qu’est-ce que le parti girondin ? Qu’est-ce que cette ville non tournée vers Napoléon, non jacobine ? Jeanne d’Arc ne paraît pas non plus une héroïne locale, pas plus que Louis XIV. Louis XV, en revanche... L’actuelle place de la Bourse s’appelait justement place Louis XV... Bref, qu’est-ce donc que la fortune — comme on disait dans l’Antiquité — dans l’Histoire ? Comment se fait-il que Bordeaux soit le point géographique le plus éloigné de l’Hexagone, à tel point que lorsque quelque chose s’effondre à Paris, tout le monde se réfugie à Bordeaux, ou bien l’on prend éventuellement le Massilia au moment où la Chambre du Front populaire vote les pleins pouvoirs à Pétain et que quelques députés réfractaires s’embarquent là ? Pourquoi La Boétie, Montaigne, Montesquieu, Mauriac ?

Toutes ces questions, ces observations, j’y ai été forcé aussi bien pour des raisons d’enfance. La mienne ? Irruption du Front populaire, lutte des classes très sensible (je suis d’une famille d’industriels), toutes les semaines, j’entends dire (mon nom est Joyaux) : « Joyaux au poteau ». Il y a les Allemands qui occupent le bas des maisons, les réfugiés qu’on rencontre sur la route de l’immigration espagnole, la guerre d’Espagne, j’apprends l’espagnol pour des raisons sentimentales... Tout cela compte énormément pour moi. Et puis les Anglais qui parlent à la radio, les aviateurs anglais descendus cachés dans les caves... Que dit Londres ? Dans  Portrait du joueur  [12], vous avez des tas de passages auxquels j’ai été très tôt sensible (à l’époque, j’ai 6, 7 ans) : « une hirondelle ne fait pas le printemps », « les renards n’ont pas forcément la rage  »... Des « messages personnels ». Qu’est-ce donc qu’être français à ce moment-là pour un jeune garçon qui n’a pas le droit, d’après sa famille, d’adhérer au discours communautaire français ? On me disait : « Si à l’école on chante Maréchal nous voilà, tu dois sortir » : cela ne relevait même pas d’une opinion étroitement politique, c’était une question de goût. Après Vichy, Moscou. Vous vous rendez compte.

Avec les messages codés d’Angleterre, une question de vocalisation immédiate : on entend des voix aux accents multiples, c’est très étrange... Messages en français depuis l’étranger... Dans ma famille, on dit : « Les Anglais ne peuvent pas avoir tort », c’est la doxa familiale, doxa dont je me félicite. Si vous étudiez un peu cette question par rapport à la France, c’est ce que j’appelle le premier placard français de l’histoire récente depuis soixante ans. On en connaît les noms : Pétain, Bousquet, Mitterrand, Papon, le Vél’d’Hiv : l’antisémitisme et toute cette profonde anglophobie française, scolarisée comme telle. Le deuxième placard, c’est la guerre d’Algérie, le troisième Mai 68. Ensuite on passe à la mondialisation qui liquide l’axe Vichy-Moscou mais sous tutelle économique folle américaine.

J’ai écrit tout cela cent fois, mais cela n’a jamais été pris en compte, à tel point que cela finit par m’intriguer : c’est comme si je ne disais rien. À partir de là, deux hypothèses : soit je fabule soit c’est vérifiable. Mais pourquoi et-ce si difficile ? Le problème, en l’occurrence, ce n’est pas moi, ce sont mes compatriotes.

Le deuxième livre qui reprend explicitement cette problématique, c’est  Le Coeur absolu  : j’explique en quoi, me sentant si peu français, je vis beaucoup dans l’étrangeté, mais aussi beaucoup à l’étranger, en Espagne, en Italie, à Venise, etc [13]. Or à partir du moment où j’insiste, toute la mémoire du français lui-même s’adresse à moi sous des formes diverses. Diderot, Voltaire... mais aussi Stendhal (en 1828 : «  Bordeaux, la plus belle ville de France... »), Hölderlin... Au fait, vous savez combien de temps il a fallu pour qu’on mette une plaque à Bordeaux signalant le passage de Hölderlin ? Deux siècles.

Puis  Les Folies françaises , livre publié en 1988. Très mal reçu. Au point que d’avoir imprimé ces mots sur une couverture (il s’agit d’une pièce de Couperin) suscite une sorte de gêne, de malaise, de réprobation. De quoi s’agit-il pour moi ? Aller vers une mise en scène romanesque destinée à susciter l’afflux physique de la mémoire française. Le thème : un inceste doux entre père et fille, lequel se conclura par un départ de cette fille aux antipodes, c’est-à-dire en Nouvelle-Zélande, antipode exact de la France. La mère est américaine et juive, et la fille s’appelle France. Retournement complet de La France juive de Drumont : qu’on ne me dise pas que ce n’est pas un sujet brûlant encore à notre époque, ces jours-ci [14].

Revue des Deux Mondes : C’est à partir de là que s’affirme nettement chez vous la référence au XVIIIe siècle. Qu’est-ce que cela veut dire, le « XVIIIe siècle » ?

Philippe Sollers : Oui, ce qui monte à ce moment-là, c’est le XVIIIe siècle. C’est-à-dire les Lumières et leur très nouvelle façon d’envisager le corps humain [15]. Qui ne se rend pas compte de ce qui se passe là se prive de toute compréhension à venir. Qu’est-ce à dire ? Il y a des femmes en liberté et du même coup des hommes en train de savoir de quoi il retourne. Cela se passe un peu partout en Europe, pensons à Mozart, mais l’endroit où cela trouve sa forme verbalisée, c’est la France, c’est Paris. Paris avec Venise (n’oublions pas que Casanova écrit en français [16]). La façon de dire comment des corps humains participent pleinement de la conscience d’agir dans des choses qui mettent en jeu leur plaisir est français, indubitablement. C’est comme ça. Littérature, philosophie, libertinage [17]. Comment expliquer que cette extraordinaire effervescence, miraculeuse dira Nietzsche, supérieure au miracle grec, ait été si sévèrement réprimée ? C’est là qu’on entre dans la grande affaire du XIXe et du XXe siècle. S’agit-il pour autant de prôner un « retour » au XVIIIe ? Évidemment non. Il ne s’agit pas de « revenir » mais de s’interroger sur les raisons d’une perte hémorragique d’énergie. Si vous voulez : comment passe-t-on de la Juliette de Sade à Madame Bovary ? Formulons autrement la chose : comment la France regarde-t-elle son histoire ? Ou plutôt ne la regarde pas ? Le corset effarant qui tenait tout cela est en train de craquer de partout.

Cela a des conséquences esthétiques. Dans  Les Folies françaises , on croise beaucoup d’allusions directes à toutes sortes de champs littéraires, musicaux, picturaux qui ne relèvent pas du XVIIIe proprement dit, mais ce n’est justement pas le problème... Je pense par exemple à Manet, dont la jeune France devient l’un des personnages :

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Edouard Manet
Un bar aux Folies-Bergères, 1882.
Londres, Courtauld Institute of Art

« Ton peintre préféré ?

— Manet. Fleurs dans des vases ou des verres. Fin de sa vie. Juste avant qu’on lui coupe la jambe. Fleurs coupées. Les racines ne sont pas les pétales, les coeurs, les corolles. Deux mondes différents. L’eau transparente en miroir, l’épanouissement dans la toile sans tain. Des bouquets apportés par des amis, lui sur un canapé, une ou deux séances, hop, tableau. Roses dans un verre à champagne. Roses, oeillets, pensées. L’incroyable lilas et roses. Le bouleversant lilas bleuté dans son verre. Roses, tulipes et lilas dans un vase de cristal. Vase de fleurs, roses et lilas. Oeillets et clématites. Lilas blanc. C’est sans fin. Le cerveau est sans fin. Entre temps, il meurt. « je voudrais les peindre toutes ! ». Antonin Proust : « Manet était de taille moyenne, fortement musclé... Cambré, bien pris, il avait une allure rythmée à laquelle le déhanchement de sa démarche imprimait une particularité élégante. Quelqu’effort qu’il fît, en exagérant ce déhanchement et en affectant le parler traînant du gamin de Paris, il ne pouvait parvenir à être vulgaire... Sa bouche, relevée aux extrémités, était railleuse. Il avait le regard clair. L’oeil étant petit, mais d’une grande mobilité. Peu d’hommes ont été aussi séduisants. ». Paul Alexis : « Manet est un des cinq ou six hommes de la société actuelle qui sachent encore causer avec les femmes... Sa lèvre, mobile et moqueuse, a des bonheurs d’attitude en confessant les Parisiennes... ». Mallarmé : « Griffes d’un rire du regard... Sa main — la pression sentie claire et prête... Vivace, lavé profond, aigu ou bonté de certain noir »...

— Le chef-d’oeuvre nouveau et français. »

— Voilà. Georges Jeanniot : « Lorsque je revins à Paris, en janvier 1882, ma première visite fut pour Manet. Il peignait alors Un bar aux Folies Bergères, et le modèle, une jolie fille, posait derrière une table chargée de bouteilles [18]... Il me dit : « Dans une figure, cherchez la grande lumière et la grande ombre, le reste viendra naturellement : c’est souvent très peu de chose... il faut tout le temps rester maître et faire ce qui vous amuse. Pas de pensum ! Ah non, pas de pensum : ». Jules Camille de Polignac, dans Le journal de Paris du 5 mai 1883 : « Pas de ciel, pas de soleil, des nuages clairs répandent un gris très doux dans le plein air... Le cortège s’arrête au portail de l’église Saint-Louis-d’Antin où, devant le maître-autel resplendissant de lumières, un catafalque est dressé... Manet entre, suivi de sa famille et d’un petit groupe d’amis, et aussitôt les choeurs religieux éclatent — suivis des soli lamentables de la messe des morts »... Les bouquets sont là, les derniers, dans l’atelier de la rue d’Amsterdam... Roses et lilas blancs, du 1er mars... Peu de fleurs sont aussi séduisantes. À jamais. La pression sentie claire et prête... Reprends les adjectifs...

— « Vivace, lavé, profond, aigu ou hanté »...

— Cinq. M-A-N-E-T. Manet et manebit : il reste, il restera.

— Il ne meurt pas ?

— Non. Au-delà du noir. Du catafalque aux pivoines. Portrait de Berthe Morisot [19], portrait de Tronquette. Tu as quelque chose de Tronquette.

— Ou de Suzon, dans le bar ?

— Les deux. » [20]

Je suis très frappé par le fait que lorsque Picasso veut se relancer, il revient toujours à Manet. Le Déjeuner sur l’herbe [21], Un Bar des Folies Bergères... Qu’est-ce que c’est que tout ça ? Cela vient en tout cas de loin... On peut penser à La Fontaine [22] : « Amants, heureux amants, voulez-vous voyager ? Que ce soit aux rives prochaines ; Soyez-vous l’un à l’autre un monde toujours beau, toujours divers, toujours nouveau ; Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste... » Je pourrais vous parler longtemps de ces vers, insister sur le s de « soyez » et son effet de soie, puis sur l’apparition du « tout ». Après, vous vous demanderez pourquoi La Fontaine vous fait participer à une méditation inouïe sur le tout et le rien : «  J’aime le jeu, l’amour, les livres, la musique,/ La ville et la campagne, enfin tout ;/ il n’est rien qui ne me soit souverain bien,/ Jusqu’au sombre plaisir d’un coeur mélancolique...  »

Revue des Deux Mondes : En quoi l’espace français est-il particulièrement approprié à ce type de perception ?

Philippe Sollers : Au fond, c’est très mystérieux... je crois qu’il faut aller au problème de l’aristocratie française sous son double aspect : d’une part l’exacerbation sensuelle, d’autre part la répression religieuse : tout cela dans un conflit aigu qu’il s’agit de bien considérer dans son rapport intime. Car si vous supprimez toute référence à la chrétienté, vous supprimez toute l’extraordinaire virulence physique qui s’en est emparée pour la contester. On est là au fond du problème français, dans cette contradiction qui dure et que chacun semble avoir eu intérêt à entretenir. Surtout, vous manquez la position de surplomb qui serait absolument nécessaire pour qu’on décide si oui ou non il y a une nouvelle histoire qui peut continuer et transformer l’ancienne.

À ce moment-là, il faut, oui, une position de surplomb et non pas répéter les antagonismes. Je ne prononcerai pas le mot « synthèse » mais enfin, c’est bien de cela qu’il s’agit. La crise où vous êtes en tant que Français, personnellement, socialement, c’est une crise d’identité par négation de cet extraordinaire rapport de force qui a été porté en France jusqu’à ses plus extrêmes conséquences : Pascal et Sade. Il faut se faire une raison là-dessus : ce n’est pas Pascal contre Sade, mais bel et bien Pascal et Sade. L’un et l’autre. Je n’arrête pas de répéter cela dans La Guerre du goût, Éloge de l’infini : le moment est venu de surplomber cette histoire et d’en tirer quelque chose d’autre. D’autre ? Une nouvelle aurore, pas du tout un crépuscule. Quelque chose qui ne soit pas le constat désolé d’une décadence, d’une dépression : ou alors, on cède à l’esprit de ressentiment et de vengeance. Ici, Nietzsche me paraît capital : « Je rappelle encore, contre Schopenhauer, que toute la haute civilisation et la grande littérature de la France classique se sont développées sur des intérêts sexuels. On peut chercher partout chez elle la galanterie, les sens, la lutte sexuelle, « la femme », on ne les cherchera pas en vain.  » [23]

Par rapport à cela, les Français sont à un point du temps où ils ont intériorisé une culpabilité, un sentiment de honte de soi qui fait qu’ils se trouvent coupables, angoissés et décidés à s’appliquer à eux-mêmes une punition. À la limite, je vais loin, les Allemands pourraient, sans se l’avouer bien sûr, être assez fiers d’avoir eu parmi eux un grand criminel, les Russes aussi d’ailleurs, et les Chinois. Mussolini ne fait pas vraiment problème pour les Italiens, Franco non plus pour l’Espagne, puisqu’il a rétabli la monarchie, et je ne parle pas de l’Angleterre... Le fait est que les Français ne sont pas contents d’avoir collaboré à leur propre abaissement ; ils ont une très grosse difficulté, malgré De Gaulle (ou à cause de lui ?), à imaginer qu’ils ont gagné la guerre — et pour cause, ils l’ont perdue. Je vous renvoie ici à l’extraordinaire journal de Léon Werth, Déposition [24]. Comparez avec ce qu’écrivent, à la même époque, un Gide, un Martin du Gard... Vous êtes saisi de stupeur.

Cela veut dire quoi ?
Je ne dirai pas comme Barthes : « soudain, il m’est devenu indifférent d’être moderne ». Moderne je le suis, résolument, et c’est la raison pour laquelle je suis aussi parfaitement classique. Ce n’est pourtant pas demain, ni après demain que vous me verrez académicien. Je ne suis ni pour l’avant-garde destroy, ni pour l’académisme pétrifié.

Il est interdit en France de parler de façon « absolument moderne » pour reprendre la formule de Rimbaud, c’est-à-dire aussi bien absolument classique, voilà la question du royaume : surplomb de l’histoire monarchiste et catholique, surplomb de la République et de la nation. Tel est le point de vue révolutionnaire.

Êtes-vous royaliste ? Mais non.
Alors vous êtes républicain ? Ce n’est pas le problème.
Il faut entrer dans la langue pour comprendre que ce n’est pas le problème. On peut se reporter ici à Baudelaire : « La Révolution a été faite par des voluptueux ». Puis la Terreur est venue... La Révolution est-elle un bloc ? Ah mais pas du tout [25] ! Rappelez-vous le concert d’indignation lorsque Furet a commencé à faire une nouvelle lecture de la question révolutionnaire... la vraie révolution française qui ne demandait qu’à se continuer n’était pas obligée d’aller vers la Terreur... Que se passe-t-il quand la question sexuelle est arraisonnée par la politique ? Que se passe-t-il quand il y a une identification de la sexualité avec la classe au pouvoir (ce qui a lieu à travers la figure de Marie-Antoinette) ? Tout cela se joue en quelques années... Je me souviens de mes visites à René Pomeau, grand voltairien comme vous savez, on parlait... Et parfois, cela lui venait naturellement : « Encore un coup des rousseauistes ! » [26] Charmant, non ?

Les historiens semblent embarrassés à traiter la question, c’est pourquoi il faut bien les écrivains s’occupent de dégager l’espace pour cette position de surplomb que je viens d’évoquer et où Paris devrait occuper une place centrale. Paris est tout de même la vraie capitale de l’Europe ! Et la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, ne croyez pas que j’y vois le moindre inconvénient ! La disparition de Paris dans la littérature est d’ailleurs quelque chose de stupéfiant si l’on pense à Baudelaire, Proust ; à Nadja de Breton [27], au Paysan de Paris d’Aragon, à Céline [28]. Lisez donc aujourd’hui le splendide livre de Pleynet,  Le Savoir-vivre , et sa réappropriation étonnante des Tuileries [29].

Mais les Français connaissent-ils Paris ? Savent-ils à quel point Paris a été la capitale de l’Europe ? Connaissent-ils l’Europe ? On vous dira que la Renaissance se poursuit par la Réforme, laquelle est suivie par ce qu’on appelle la Contre-Réforme, en réalité une véritable révolution esthétique (baroque), partout constatable en Itallie comme en Autriche, à Prague comme à Venise, Naples ou Rome [30].

On va s’agiter de plus en plus autour de ces questions, mais il y a fort à craindre que l’on n’en sorte pas par le haut, ce qui voudrait dire que nous sommes capables de nous appuyer sur l’excellence ? Qu’est-ce qu’il y a donc de si profond dans la nature humaine pour vouloir écraser ce qui figure une leçon de noblesse ? Je ne parle pas de la noblesse de patrimoine, ça c’est pour les magazines people, je parle de cette noblesse d’esprit qu’évoque Nietzsche, qui s’est révélée au XVIIIe siècle dans une façon de traiter ce qu’on appelle la sexualité. Voilà le point : car dans l’expropriation des corps humains qui va avoir lieu de plus en plus, ce point est visé par ce que j’ai coutume d’appeler l’Adversaire avec un grand A. Ce n’est évidemment pas à coup de religiosité ou de porno (ce qui revient au même) que l’on va régler la question. L’important est ailleurs : il est dans la question de savoir qui veut ou non l’esprit de vengeance. Quand je dis cela, il paraît que je représente l’anti-France : savoureux, non ? Épatant, même. J’aime beaucoup être désigné comme cela. Dans ces conditions, j’aimerais bien qu’on me dise alors ce qu’est réellement la France, mais j’attends toujours la réponse ouverte, puisque c’est toujours le même disque dix-neuviémiste. Tout ce que j’essaie de faire est de desserrer l’étau dans lequel nous sommes pris et qui ne permet pas le surplomb. Faire sentir en somme, à la place de la rumination dépressive, que la langue elle-même est pensante.

Propos recueillis par Michel Crépu
La Revue des Deux Mondes, avril 2006. (repris dans L’Infini 96, automne 2006)

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Portfolio

  • La Fontaine
  • Montaigne
  • Sade
  • Pascal
  • Montaigne
  • Autoportrait à la palette, 1879

[1Pour la petite et la grande histoire, on peut aussi se reporter à mon article de novembre 2014 Éléments pour une analyse du fascisme (je ne m’attendais pas alors à avoir M. Philippot comme possible président de Région !).

[2Voir, sur le livre, l’"échange" qu’il y eut à l’époque entre Raymond Aron et Bernard-Henri Lévy.

[3Ministre de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du développement solidaire.

[4On peut se faire une idée de la qualité du débat en regardant Eric Besson, Michel Onfray, Alain-Gérard Slama, Houria Bouteldja et Daniel Lefeuvre sur le plateau de Ce soir ou jamais le 5 novembre dernier :

[5Voir aussi : B-H. Lévy, Libération du 19 novembre 2009, Monsieur Besson, l’Europe et Martin Heidegger.

[6C’est Nietzsche qui souligne. La généalogie de la morale, traduit par Henri Albert, Mercure de France, 1964.

[7F. Nietzsche, Le crépuscule des idoles, traduit par Henri Albert, éd. Société du Mercure de France, 1906. Version numérique.

[9Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, 1988.

[10Repris dans Théorie des exceptions, Folio, 1986.

[17Romanciers libertins du XVIIIe siècle, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2 tomes.

[19Voir le Portrait de Berthe Morisot par Manet dans La vérité, en un sens, est violette.

[20Philippe Sollers, Les Folies françaises, Gallimard, « Folio », 1990.

[23Nietzsche, Le Crépuscule des idoles : Flâneries inactuelles § 23.

[24Léon Werth, Déposition. Journal 1940-1944, Éditions Viviane Hamy, 2000. Voir la conférence de Sollers au Centre Pompidou, le 21 janvier 2006.

[25« Pour célébrer la vraie Révolution française », dans Improvisations, Gallimard, Folio essais 165.
Voir également : M. Pleynet Poésie et « Révolution ».

[26Citons encore Nietzsche : « Mais Rousseau, — où vraiment voulait-il en venir ? Rousseau ce premier homme moderne, idéaliste et canaille en une seule personne, qui avait besoin de « la dignité morale » pour supporter son propre aspect, malade d’un dégoût effréné, d’un mépris effréné de lui-même. Cet avorton qui s’est campé au seuil des temps nouveaux, voulait lui aussi le « retour à la nature » — encore une fois, où voulait-il revenir ? — Je hais encore Rousseau dans la Révolution ; elle est l’expression historique de cet être à deux faces, idéaliste et canaille. La farce sanglante qui se joua alors, « l’immoralité » de la Révolution, tout cela m’est égal ; ce que je hais, c’est sa moralité à la Rousseau, — les soi-disant « vérités » de la Révolution par lesquelles elle exerce encore son action et sa persuasion sur tout ce qui est plat et médiocre. » Nietzsche, Flâneries inactuelles § 48, Le crépuscule des idoles, traduit par Henri Albert, Garnier Flammarion (Note de A.G.).

[27Voir Nadja, extraits.

[28Voir Sollers Céline.

[29Marcelin Pleynet, Le Savoir-vivre, Gallimard, « L’infini », 2006. Voir extraits.

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