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Drôles de Guerres, l’ultime geste de cinéma de Jean-Luc Godard

Godard par Godard

D 23 mai 2023     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Nous l’avions annoncé début mars [1] : le dernier film de Jean-Luc Godard Drôles de guerres (Funny Wars ou Phony Wars ?), d’une durée de vingt minutes, a été projeté le dimanche 21 mai à Cannes. Ou plus exactement (la différence est importante) ce qui a été montré s’appelle : Film annonce d’un film qui n’existera jamais : « Drôles de guerres ».
Le site Trois couleurs le présente ainsi :
« Jean-Luc Godard a choisi de partir en 2022 [il a eu recours au suicide assisté, ndlr], et plutôt que de nous léguer un film bien bouclé, bien fignolé, il nous a laissé sur une ébauche, un film en chantier. Un geste cohérent avec l’œuvre immense qui a précédé : c’est comme si le cinéaste plaidait l’inachèvement pour nous mettre en situation de recherche, activer notre imaginaire pour que l’on puisse inventer tous les possibles que portent et porteront ce dernier court métrage.
Son titre oxymorique, un brin provocateur et espiègle dans le temps qui est le nôtre, distille déjà un sentiment d’absurdité. Sa forme, qui ressemble à un cahier d’écolier ou à un moodboard que Godard aurait biffé, déchiré, ou peinturluré, a ceci d’abstrait et foisonnant que chaque spectateur peut faire son propre montage dépenaillé, libre et rêveur. Avec ce collage kaléidoscopique entre Georges Bataille, Simone Weil, la Palestine, la langue russe, ou encore le film Notre musique de JLG, à nous de choisir et d’ouvrir les portes. »
Lors de la même séance était projetée une sorte d’autoportrait réalisé par Florence Platarets sur un scénario de Frédéric Bonnaud : Godard par Godard.

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Cannes 2023 : sur la Croisette, l’ultime film de Jean-Luc Godard

« Film annonce du film qui n’existera jamais : “Drôles de guerres” », dernière œuvre du cinéaste mort en 2022, s’apparente à un court poème sonore et visuel.
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Par Clarisse Fabre


Image de Jean-Luc Godard extraite de
« Film annonce du film qui n’existera jamais : “Drôles de guerres” ».

© FABRICE ARAGNO. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Une séance pour Jean-Luc Godard à Debussy, qui était sa salle préférée au sein du Palais des festivals de Cannes. Dimanche 21 mai, il y avait du monde – les réalisateurs Wang Bing, Pedro Costa, Jim Jarmusch, Gaspar Noé, Albert Serra… – pour découvrir, dans le cadre de la Sélection officielle, en section Cannes Classics, Film annonce du film qui n’existera jamais : « Drôles de guerres », la dernière œuvre (un court-métrage de vingt minutes) du cinéaste franco-suisse, avant qu’il ne décide d’organiser son « suicide assisté » – autorisé par la législation helvétique – et ne meure, le 13 septembre 2022, à l’âge de 91 ans.

Lire le récit : Les derniers jours de Jean-Luc Godard

Le documentaire de Florence Platarets, Godard par Godard, autoportrait fabriqué exclusivement à partir d’archives, écrit par Frédéric Bonnaud, patron de La Cinémathèque française, à Paris, était également projeté.

« La deuxième vie, ou la millième vie, de Jean-Luc Godard commence maintenant  », a déclaré, sur scène, le délégué général du Festival de Cannes, Thierry Frémaux, avant de faire méditer l’assistance sur cette « phrase formidable » de Godard, trouvée dans une biographie, a-t-il précisé : « Il vaut mieux chuchoter son bonheur que de crier misère. »

Le réalisateur d’A bout de souffle (1960), pour qui le travail de cinéaste s’apparentait davantage à celui d’un peintre, tente encore, dans ce geste ultime, de renouveler sa grammaire. Dans un texte accompagnant le projet de son dernier film, il écrivit ceci : « Ne plus faire confiance aux milliards de diktats de l’alphabet pour redonner leur liberté aux incessantes métamorphoses et métaphores d’un vrai langage en re-tournant sur les lieux de tournages passés, tout en tenant compte des temps actuels. »

Livre de collages

Fabrice Aragno, directeur de la photographie, monteur et fidèle collaborateur de Godard, explique le processus de fabrication de Film annonce…, dans un entretien disponible sur le site du Festival [2] : après Le Livre d’image (2018), Godard voulait adapter Faux passeports, de Charles Plisnier (1896-1952), paru en 1937 (Buchet-Chastel), prix Goncourt la même année, ouvrage dans lequel l’auteur belge relate, à travers plusieurs personnages, l’expérience communiste et ses désillusions, entre la révolution d’Octobre de 1917 et les années 1930.

Godard avait imaginé un scénario en six chapitres et commencé à composer un livre de collages, tandis que Fabrice Aragno faisait les essais techniques. C’était en 2020, et la crise du Covid-19 a freiné l’avancement du projet. Godard a continué à travailler sur papier, avec de la colle, du Tipp-Ex, créant son montage d’images, de peintures, constituant une brochure d’une cinquantaine de pages, chacune constituant un plan. Il a ensuite transmis le document à Fabrice Aragno, avec des consignes sur le rythme, sur l’insertion de musiques, d’extraits audio de films ou d’archives.

Fabrice Aragno a monté le film sur sa table de cuisine. L’œuvre se découvre comme un poème visuel, sonore, percé de silences, un cinéma élargi accueillant la peinture, les collages de photos, de textes, de son (la voix charbonneuse de Godard). Elle nous touche par son artisanat, ce « fait à la main » laissant subsister les traces de ses interventions. En le découvrant, Godard aurait dit : « C’est mon meilleur film. »

Clarisse Fabre, Le Monde, 23 mai 2023.

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Drôles de Guerres, l’ultime geste de cinéma de Jean-Luc Godard

Sélection officielle

Par Benoit Pavan


FILM ANNONCE DU FILM QUI N’EXISTERA JAMAIS : "DRÔLES DE GUERRES".
© Saint Laurent - Vixens - L’Atelier. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Quelques mois avant de quitter le 7e Art pour l’éternité, Jean-Luc Godard a bouclé un court métrage inédit de dix-neuf minutes que le Festival de Cannes a l’honneur de présenter en avant-première mondiale. Fabrice Aragno, l’un de ses plus proches collaborateurs, évoque la gestation de Drôles de guerres, une oeuvre bâtie pour « créer de la pensée ».
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« Après Le Livre d’image (2018), Jean-Luc a souhaité adapter Faux passeports (1937), le roman de Charles Plisnier, composé de plusieurs chapitres qui abordent chacun un personnage différent évoluant entre la Révolution d’octobre 1917 et les Années 1930. Il avait l’idée de développer un projet autour de deux de ces personnages, dont un s’appelle Carlotta. Il avait imaginé pour ce film un scénario en six chapitres. Comme le « premier des nombres parfaits », ainsi qu’il se plaisait à le dire. Il a commencé par composer un livre de collages sur ces chapitres. Puis, les mois ont passé.

Jean-Luc souhaitait, pour certains des chapitres du film, tourner en 35 mm noir et blanc, en 16 mm et en Super 8 en couleur. Il voulait revenir à la manière de faire des films à l’époque de ses débuts, mais avec la distance d’aujourd’hui. Nous étions en janvier 2020. Pendant qu’il progressait dans son travail, j’ai commencé des essais techniques. Mais la crise du Covid et les confinements successifs ont considérablement freiné notre progression. Jean-Luc a de son côté continué à travailler sur papier. Il a développé des versions successives du scénario annonçant le film. C’était une sorte de quintessence du film à venir, un chemin vers son origine, et à travers lui, le film existait déjà !

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« Jean-Luc a été cinéaste jusqu’à la veille de sa mort. Il l’est même au-delà, avec ce film qui est vivant ».
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Jean-Luc a travaillé sur sa petite table en bois avec des moitiés de feuilles A5, de la colle, du Tipex, de la peinture, des photos… et il a réalisé une brochure d’une cinquantaine de pages, chacune devant constituer un plan. Puis il me l’a confiée avec des indications précises de durée en secondes pour chacune des pages. J’ai scanné la brochure et, sur une table de montagne numérique, j’ai assemblé les pages en appliquant ses indications de façon mathématique jusqu’à ce que cela constitue un film muet. Ensuite, il m’a envoyé, tracée à la main, une timeline avec des extraits audio de films ou d’archives sonores à associer à l’enchaînement des plans. Le film comporte deux moments de musique qui encadrent les présences du silence.

Je me souviens avoir monté le film sur ma table de cuisine, un matin d’hiver 2022 face au Léman. Jean-Luc avait imaginé son rythme sur du papier avec des post-it et des indications pour l’image et le son. Dans ma cuisine, seul ému, j’ai vu le film apparaître sous mes yeux. J’ai été complètement saisi. Jean-Luc a reçu le film quelques jours après. L’ayant vu, il nous dit, à Jean-Paul Bataggia et moi, qu’il s’agit son « meilleur film  ». Il est d’une grande simplicité. L’agencement des images et du son, arrivant comme des couperets irréversibles, est d’une grande puissance. Le film est court mais il a du temps. Le film est court mais il a du temps, c’est le cinéma du présent. Et dans ce présent, dans les silences, la pensée est vivante, vibrante, ici et maintenant  ».

Une production Saint Laurent by Anthony Vaccarello et Vixens, en coproduction avec L’Atelier.
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Régner sur l’absence

par Corentin Lê critikat

Avant Film annonce d’un film qui n’existera jamais : « Drôles de guerres » était projeté, dans la salle Debussy qu’affectionnait JLG, Godard par Godard, documentaire télé qui retrace la filmographie du cinéaste. Enfin, en partie : l’énumération des films et de ses coups de forces médiatiques s’arrête à Autoportrait de décembre. La dernière partie de son œuvre est honteusement ignorée, comme si Godard s’était éteint en 1995 et n’avait, depuis, rien réalisé. La projection de Film annonce… juste après ce medley gênant, qui a « célébré » le cinéaste en passant sous silence les moments les plus audacieux de son travail (les films Dziga Vertov, dans les années 1970, et ceux en vidéo coréalisé avec Miéville, dans les années 1980, sont exclus au même titre que sa période numérique), a toutefois fait office de parfait antidote.

D’une durée de vingt minutes, ce film posthume compile des photographies de collages juxtaposant images imprimées, textes, notes, croquis, dessins et coups de pinceaux, avec au milieu des plans extraits de Notre musique. Produit par Saint Laurent, Film annonce… est l’ébauche d’un long-métrage jamais tourné (Drôles de guerres) et correspond, comme le formule Nicole Brenez, à la « fusion du projet et du film  » [3]. Godard a toujours entretenu une ambiguïté entre l’œuvre et ses différents états, de Scénario du film Passion à ses courts-métrages, qui sont parfois des excroissances ou des reprises de projets plus larges fonctionnant en indépendance. Si Film annonce… met en lumière cette part mésestimée de son travail (entre lettres filmiques et trailers réalisés par JLG), il a surtout pour particularité de témoigner, page après page, d’une absence : celle d’un film « qui n’existera jamais », Drôles de guerres, mais aussi évidemment celle de Godard lui-même. Impossible de ne pas parcourir ce film-carnet sans avoir l’impression que les images nous parviennent de l’au-delà, plusieurs mois après le suicide assisté du cinéaste.

Les longs silences qui strient Film annonce… et ses nombreuses pages blanches aménagent de cette manière un espace dans lequel on peut penser à ce qui n’est pas, plus ou pas encore. La participation du spectateur, encouragée depuis plusieurs films par des dispositifs ludiques (3D avec laquelle jouer en clignant les yeux pour Adieu au langage, spatialisation du son dans Le Livre d’image, etc.), trouve ici son point d’acmé : la projection devient un support à partir duquel inventer soi-même un autre film, en s’inspirant des indices disséminés sur les pages de l’énigmatique carnet. Constitué en majorité d’images fixes, Film annonce… est ainsi un (drôle de) film dans lequel le mouvement ne vient pas de l’ébullition des images (contrairement au Livre d’image, Film annonce… a le minimalisme d’une note de bas de page) mais de celui de l’esprit. Sur l’une des pages du carnet est noté, comme une sorte d’adresse au spectateur-lecteur invité à décrypter l’esquisse : « C’est votre affaire, et non la mienne, de régner sur l’absence. »

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Godard par Godard

Sélection Cannes Classics 2023.

Godard par Godard est un autoportrait tout en archives de Jean-Luc Godard. Il retrace le parcours unique et inouï, fait de brusques décrochages et de retours fracassants, d’un cinéaste qui ne se retourne jamais sur son passé, ne fait jamais deux fois le même film, et poursuit inlassablement ses recherches, dans une diversité d’inspiration proprement inépuisable. A travers les mots, le regard et l’œuvre de Godard, le film raconte une vie de cinéma ; celle d’un homme qui exigera toujours beaucoup de lui-même et de son art, jusqu’à se confondre avec lui.

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Photo du documentaire GODARD PAR GODARD
de Florence Platarets et Frédéric Bonnaud.
© Philippe R. DOUMIC_GAMMA-RAPHO
Dans Godard par Godard, Florence Platarets déploie la carrière de Jean-Luc Godard sans voix off ni témoins, en lui laissant la parole aux travers d’une pléiade d’archives. Le journaliste et directeur de la Cinémathèque française Frédéric Bonnaud, qui a écrit le documentaire, revient sur sa genèse et sur la manière que le réalisateur de la Nouvelle Vague a eu de défricher le cinéma.
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Comment vous est venue l’idée de ce documentaire ?

Avec Florence Platarets, nous venions de réaliser un film sur la Nouvelle Vague, et plus précisément sur le noyau de cinéastes qui a collaboré aux Cahiers du cinéma : Truffaut, Rivette, Chabrol, Rohmer et Godard. Nous avions envie d’aller plus loin avec l’un d’entre eux et c’est Jean-Luc Godard qui nous intéressait davantage. Godard a littéralement passé sa vie à donner des interviews. Le Godard reclus à Rolle, qui ne voulait plus voir personne, c’était à la toute fin de sa vie. Mais avant ça, durant cinquante ans, il n’a cessé de se confier aux journalistes. C’est quelqu’un qui, sur son propre travail et sa place dans l’histoire du cinéma, était extrêmement précis, intelligent et vivifiant. Lorsqu’on a débuté le film, il était tout ce qu’il y a de plus vivant.

D’où proviennent les archives utilisées ?

En partie de l’INA. Nous savions que certaines archives existaient et je les avais en tête au moment de l’écriture. Je pense notamment au reportage de l’ORTF sur le tournage de Bande à Part avec Anna Karina et Claude Brasseur. Pour les films, les deux principaux ayants-droits sont Studiocanal et Gaumont. Nous nous sommes aussi amusés à dénicher des archives moins connues du côté des télévisions étrangères. Nous avions donc de grandes balises pour structurer les films.

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« Personne d’autre que Godard n’a exigé autant du cinéma ».
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Quelle a été votre ligne directrice ?

Notre volonté était de ne pas s’arrêter au Godard des sixties, proche de Matisse, avec de grands aplats de couleurs, mais de nous attaquer au Godard qui peine encore à être accepté, et remonter les années jusqu’à l’orée de la décennie 2000.

Quel regard portait-il sur sa filmographie ?

Il considérait À bout de Souffle (1960) comme son premier essai et je crois qu’il y a eu pour lui des films plus importants. Je pense à Vivre sa vie (1962) ou à Passion (1982), qui lui ont permis de continuer ses recherches. Contrairement à la plupart des artistes, il n’a jamais fait deux fois le même film. Godard n’a jamais été quelqu’un d’arrêté. Personne d’autre que lui n’a exigé autant du cinéma. Il a un niveau d’exigence par rapport à son art qui est unique. Il lui fallait faire cracher au cinéma toutes ses possibilités, tant du point de vue de la fiction que du documentaire. Il était obsédé par le fait qu’on peut penser avec le cinéma et qu’il peut se prêter à toutes les expérimentations.

Serge Daney disait de lui qu’il faisait partie de l’usine secrète du cinéma. Qu’a-t-il apporté au 7e Art d’après vous ?

Une remise en question totale. Si Godard est tellement important, c’est qu’il a fait avec le cinéma ce que Picasso a fait avec la peinture. C’est quelqu’un qui connaissait le cinéma et l’histoire du cinéma sur le bout des doigts, mais qui, dès son premier film, a tout remis en question. Truffaut dit dans notre documentaire qu’avec Citizen Kane (1941), À Bout de Souffle est le plus grand premier film de tous les temps. C’est un film qui a profondément et radicalement changé l’écriture cinématographique elle-même. Il y a eu un avant et un après À bout de Souffle.

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Critique de ’Godard par Godard’ : Un documentaire riche en images de coulisses qui montre comment la personnalité de Godard était aussi fascinante que ses films.
Un film d’une heure se penche sur sa vie, à travers son œuvre, d’une manière que tout fan de Godard voudra voir.

Par Owen Gleiberman

L’un des grands paradoxes de Jean-Luc Godard est qu’il était un radical, un marginal, un cinéaste qui gardait sa pureté et regardait toujours le "système" avec étonnement. Pourtant, parce que la nature du cinéma est qu’il nécessite beaucoup d’argent, qu’il est lié à la célébrité et qu’il produit des images qui peuvent se répandre avec un pouvoir iconique, Godard était un marginal qui était aussi un initié ; un poète du cinéma qui s’est fait lui-même une célébrité ; un artiste qui a jeté un pont entre l’éthique du cinéma, plus grand que nature et de la vieille école, et les impératifs de l’avant-garde.
C’est toute cette contradiction que l’on retrouve, avec une résonance délicieuse, dans "Godard par Godard", un documentaire d’une heure, écrit par Frédéric Bonnaud et réalisé par Florence Platarets, qui a été présenté aujourd’hui au Festival de Cannes en hommage à Godard, huit mois après sa mort, le 13 septembre 2022. Le documentaire a été projeté en même temps que le dernier film de Godard, la "Bande-annonce du film qui n’existera jamais : ’La drôle de guerre’", d’une durée de 20 minutes. Tout cela ressemble à l’un de ces événements spéciaux réservés à Cannes, mais au contraire : Il s’agit d’un programme destiné à être vu par le monde entier et, avec un peu de chance, il sera distribué de cette manière. C’est un hommage qui nous invite à regarder en arrière, avec fascination, tout le cinéma que Godard nous a donné, et qui était vraiment lui.

En 1960, lorsqu’il sort "À bout de souffle", le film de gangsters postmoderne à l’insurrection fougueuse que François Truffaut, dans l’un des nombreux extraits du documentaire, salue comme le plus grand premier film jamais réalisé (avec "Citizen Kane"), Godard est catapulté sur le chapiteau de la culture pop et lumineuse de la nouvelle révolution cinématographique. Et il deviendra lui-même un élément de cette révolution, au même titre que ses films.
Godard, qui a très tôt flirté avec le métier d’acteur, a su jouer son propre rôle. Pendant des années, il a donné des centaines d’interviews, assis devant la caméra comme la belle star de l’art à la mine renfrognée qu’il était. "Godard par Godard" rassemble un ensemble extraordinaire d’images d’archives que même la plupart des fans de Godard n’ont probablement jamais vues : des scènes de tournage de ses classiques des années 60, un réalisateur à la fois décontracté et méticuleux, ou des scènes de déambulation dans les rues et les cafés de Paris, une cigarette à la main, ainsi qu’une multitude d’interviews télévisées dans lesquelles il se présente de manière débonnaire et austère — les lunettes noires qu’il n’enlevait jamais, la beauté délicate mise en valeur par son menton fendu, la voix inimitable (si calme mais avec un soupçon de tremblement, un grondement de passion), les vestes élégantes et le sourire impavide qui a commencé à s’estomper vers 1966, lorsqu’il est devenu plus extrême dans son absolutisme marxiste conceptuel fervent du "je dois détruire le cinéma pour le sauver", et qu’il a commencé à avoir l’air maussade et un peu désespéré, comme un hors-la-loi en cavale.

Il y a de superbes images du Festival de Cannes en 1968, lorsque Truffaut et Godard, en insultant les journalistes alors qu’ils étaient sous les feux de la rampe, ont insisté pour que le festival lui-même soit fermé en solidarité avec les travailleurs et les étudiants français qui s’étaient rassemblés pour créer le moment mythique connu — et romancé par tous les conservateurs bourgeois — sous le nom de Mai 68. Mai 68 était un soulèvement ouvrier, mais c’était aussi une pantomime sociale de soulèvement qui n’en faisait qu’à sa tête. Il a transformé --- et à certains égards endommagé - Godard en le convainquant qu’il était à l’avant-garde d’un bouleversement beaucoup plus radical du cinéma et de la société qu’il ne l’était.

"Godard par Godard" est structuré autour d’une présentation chronologique des films de Godard. Il n’y a pas d’interviews de têtes parlantes, à l’exception de ce que l’on voit dans les vieux clips en noir et blanc — ou, des décennies plus tard, de Godard dans l’émission "The Dick Cavett Show". Mais dans le cas de chaque film, de "À bout de souffle" à "Une femme est une femme", du "Mépris" à "La Chinoise", de "Tout va Bien" à "Numéro Deux" en passant par "Prénom : Carmen" à "JLG/JLG - Autoportrait en décembre", le film crée une image vivante de la situation dans laquelle se trouvait Godard lorsqu’il a réalisé chaque film. L’exploit de Florence Platarets est d’élever une filmographie instantanée au rang de biographie spirituelle.

Il s’agit d’un film d’animation, avec des montages, des travellings à la main — que l’on n’était pas censé faire. Du jour au lendemain, il a remplacé les règles du cinéma par quelque chose de libre.
Mais Godard avait ses propres règles. Il existe une interview d’Anna Karina, à l’époque où ils étaient mariés et partenaires dans l’art et la vie, dans laquelle elle explique qu’elle ne pouvait pas changer un mot des scénarios de Jean-Luc, bien qu’elle dise qu’il travaillait avec ses acteurs si étroitement qu’ils devenaient de vibrants collaborateurs. Il y a une séquence étonnante dans laquelle on voit la scène de danse de "Band of Outsiders" telle qu’elle était filmée... dans un café rempli de civils ! Godard explique que les scènes de nu de Brigitte Bardot dans "Le mépris" ont été tournées pour satisfaire le distributeur américain du film (mais Godard a transformé l’exploitation en art), et il décrit comment il a voulu fusionner le documentaire et la fiction. On le voit interviewé sur la plage de Cannes, expliquant à quel point il déteste les zooms.
Il y a un moment, dans les années 60, où Godard a commencé à faire ce que Dylan faisait : utiliser les questions idiotes de la presse pour transformer ses réponses en performance artistique. Il disait : "Vous faites tous partie du système. Pas moi." Et il ne l’était pas ; il avait laissé le système derrière lui. Mais le système l’a également laissé derrière lui. À mesure qu’il atteint l’âge mûr, on le voit passer par les cinq stades de l’aliénation, jusqu’à ce qu’il ressorte de l’autre côté. Lors de son passage à l’émission Cavett pour promouvoir son retour, avec le film de 1980 intitulé "Slow Motion" (sorti aux États-Unis sous le titre "Every Man for Himself"), il est en fait très enthousiaste. Il rejette l’idée qu’il ait jamais disparu, mais dit qu’il en a fini avec l’angoisse, et aussi que le nouveau film, son "deuxième premier film", est le premier dans lequel il exprime ce qu’il est vraiment.

Je pense qu’il se trompe lui-même (ses films des années 60 étaient tout aussi personnels), mais son nouveau souffle est contagieux, et il a alimenté le reste de sa carrière. "Godard par Godard" suit le cinéaste jusque dans les années 2000, alors qu’il s’est enfermé dans son bunker suisse et que son travail est devenu plus délicat que jamais. Pourtant, il semble satisfait de vivre à l’écart de la célébrité cinématographique, fumant ses cigares et prêchant à un chœur réduit.

À ce propos, la "Bande-annonce du film qui n’existera jamais : ’Phony Wars’" serait une curiosité mineure si elle n’était pas considérée comme le dernier testament de Jean-Luc Godard. Ce film ne ressemble à rien de ce qu’il a fait auparavant : une série de photographies collées, dont beaucoup sont accompagnées d’aphorismes imprimés, chaque collage étant monté sur un morceau de carton blanc de Canon. On pourrait qualifier le film de version cérébrale de L’intégrale Godard. Voici "notre guerre", voici Mai 68, voici des pensées comme "Mais le fond du problème, c’est qu’il n’y a pas d’adultes", voici son projet de film sur la révolution construit autour des écrits d’un acolyte de Léon Trotsky devenu hérétique. Et voici que Godard termine le film en décrivant un objet "loué à ce qui n’était pas encore l’Agence juive". Oui, ce sont les derniers mots de la carrière de Jean-Luc Godard. On peut en faire ce que l’on veut.
Personnellement, je n’ai jamais su quoi penser de Godard. Pour moi, il est un mystère, une muse, un symbole de ce qui m’a donné envie de me fondre dans le cinéma, un artiste si déroutant qu’il m’a souvent laissé exaspéré, et un artiste si puissant qu’il a forgé l’âme même du cinéma moderne. Qu’est-ce que tout cela signifie ? Seul Godard le sait.

Critique de ’Godard par Godard’ : Un documentaire riche en images de coulisses qui montre comment la personnalité de Godard était aussi fascinante que ses films.
Présenté au Festival de Cannes (Cannes Classics), le 21 mai 2023. Durée : 60 MIN.

Production : Une production Ex Nihilo.
Équipe : Réalisatrice : Florence Platarets. Scénario : Frédéric Bonnaud. Rédacteur en chef : Florence Platarets.
Avec : Jean-Luc Godard.

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Variety, 21 mai 2023 (traduction A.G.)

LIRE ET ECOUTER : Godard, fin de l’histoire

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A suivre


Lignes, juin 2023.
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[2Voir plus bas.

[3Nicole Brenez, Jean-Luc Godard. Écrits politiques sur le cinéma et autres arts filmiques, De L’incidence éditeur, p. 279.

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1 Messages

  • Albert Gauvin | 30 septembre 2023 - 14:40 1


    Jean-Luc Godard, Phony Wars.
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    Le dernier S.O.S. de Godard

    par Armond White - 29 septembre 2023.

    Le dernier film d’un génie et une mise en garde contre la drôle de guerre

    Le film le plus important présenté en première américaine au Festival du film de New York de cette année est celui de Jean-Luc Godard, décédé le 13 septembre 2022. Il a légué une dernière œuvre au titre provocateur : Bande-annonce d’un film qui n’existera jamais : "Phony Wars" (Film annonce du film qui n’existera jamais : "Drôles de Guerres"). Il nous laisse sur notre faim — un double rappel du défi toujours intelligent que Godard lance aux conventions cinématographiques.

    Le format de la bande-annonce supplante le récit de genre traditionnel ; il fait une promesse et suscite l’attente. Ensuite, le sous-titre du film jamais réalisé - Phony Wars - secoue notre conscience sociale contemporaine. Ce work-in-progress de 20 minutes, qui combine des notes, des esquisses et des fragments d’histoire, est une incitation. Il montre ce que nous savons et ce que nous ignorons de notre condition et de nos désirs actuels. C’est un S.O.S.

    Tous les films de Godard ont fonctionné ainsi, de À bout de souffle (1959) au Livre d’image (2019), mais ce dernier film intervient après la fascination exercée par son entretien sur Instagram en 2020 avec le cinéaste suisse Lionel Baier. Dans celle-ci, Godard répondait au début de Covid et aux mandats politiques par une déclaration définitive : "Ils ne nous donnent aucune information". Dans Drôle de guerres, Godard se souvient des manipulations politiques de son époque. L’expression "drôles de guerres" trouve son origine dans les interventions mises en scène avant la Seconde Guerre mondiale, mais elle s’apparente indubitablement aux incessantes apparitions de célébrités souriantes au milieu des hostilités du conflit ukrainien, qui fait couler beaucoup d’argent. ("Quel genre de guerre est-ce ?" est devenu un mème internet incrédule).

    Ayant perçu l’assaut de la Grande Réinitialisation, le poète et prophète Godard a anticipé la menace du mondialisme et la façon dont les socialistes démocratiques du millénaire ont brisé toutes les normes sociales et morales par le biais de la guerre des lois et de l’armement des médias. Phony Wars entend sauver les médias et l’art en appliquant cette prise de conscience à sa vocation. Le plan de Godard : "Ne plus faire confiance aux milliards de diktats de l’alphabet pour rendre leur liberté aux métamorphoses et métaphores incessantes d’un langage vrai en revenant sur les lieux des tournages passés, tout en tenant compte des histoires présentes." Drôles de Guerres serait sa mémoire de l’héritage culturel et politique, comme l’Éloge de l’amour, Le Livre d’image et Adieu au langage. Avant sa mort, Godard parle à son mécène Saint Laurent (la maison de couture) du "geste ultime du cinéma".

    C’est pourquoi Phony Wars nous parle en codes, un artiste se portant garant de ses sentiments et de ses intentions. La voix off de Godard, fragile et grinçante, fait référence au roman de l’écrivain belge Charles Plisnier, Faux passeports, dont l’adaptation cinématographique, intitulée Carlotta, s’écarterait du style de Marcel Carné (Daybreak, Les enfants du paradis) et de Brian De Palma (The Fury,, Femme Fatale) pour aborder les "amours politiques et révolutionnaires" de Plisnier. C’est-à-dire celles de Godard. Plisnier a été exclu du Parti communiste pour "déviance trotskiste" et est devenu catholique, un parallèle avec la fascination de Godard pour le radicalisme au milieu de sa carrière, puis avec sa contemplation spirituelle plus tard. "Je me suis demandé si je pouvais faire un autre film".

    Il ne l’a pas fait, exactement, mais à l’âge de 91 ans, il a rassemblé ce carnet cinématographique. La première image surprenante est une tache de peinture rouge sur de l’encre noire. On y voit une empreinte de pouce qui suggère un pentimento (signe de repentir de l’artiste). De nouvelles idées sont exprimées sur des instantanés collés, des feuilles de photos Canon, et même Godard dans un selfie au téléphone portable.

    Phony Wars capture "les moments les plus éphémères", ce qui est l’essence même du cinéma. Et l’esprit de Godard n’a pas diminué - il plaisante sur le progressisme sanctifié des années soixante en disant "Mais, 68", ce qui se traduit par le sceptique "But, 68".

    Le film inachevé est en partie le résultat d’espoirs inassouvis. Lorsque Godard dit "Notre pauvreté se manifeste", il parle spirituellement, bien sûr, du point final des cauchemars politiques et de la trahison. Phony Wars aborde les déceptions dont nous avons tous souffert. "Il est difficile de trouver un chat noir dans une pièce sombre, surtout s’il n’est pas là", résume Godard à propos de notre constante mise en lumière. Ces 40 compositions nettes et parfaites (comme les tableaux morts d’Histoire(s) du cinéma) témoignent d’une pensée profonde et lucide, tandis que les images de brefs extraits de films (Notre musique ? For Ever Mozart ?) semblent soupirer et s’agiter. Après tout, le titre français de Breathless est À bout de souffle - une exclamation qui évoque le langage des bandes-annonces.

    Armond White est le critique culturel de la National Review et l’auteur de New Position : The Prince Chronicles. Son nouveau livre, Make Spielberg Great Again : The Steven Spielberg Chronicles, est disponible sur Amazon.

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