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Ironie n°218. Jean-Paul Fargier : Sollers Vidéo (inédit)

Lionel Dax : Soleils. Images en révolution

D 21 mai 2023     A par Albert Gauvin - Jean-Paul Fargier - Lionel Dax - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Invitation Nuit Blanche Soleils et Festival Ironie 3 juin 2023.
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Cher Albert Gauvin,

je vous envoie en avant première les prochains numéros d’Ironie, où nous reprenons certains textes en hommage à Philippe Sollers, compagnon de longue date d’Ironie.
Avec Jean-Paul Fargier, nous avons eu le projet de rejouer Paradis Vidéo pour les 40 ans de cette installation dans le cadre de la prochaine Nuit Blanche 2023 sous forme d’une vidéo projection inédite.
Quelques lectures viendront ponctuer cette exposition éphémère. Ce sera l’occasion de fêter la parution d’Anthologie Ironie, et les 25 ans de la revue.

J’espère que vous pourrez être là.

Avec toute mon amitié,

Lionel Dax

PS : vous pouvez tout reproduire comme bon vous semble.

Le n°218 d’Avril/Mai/Juin 2023 est un texte inédit de Jean-Paul Fargier de 2011 sur ses films vidéo réalisés avec Sollers : Sollers Vidéo. Dans le même numéro, nous annonçons le 3ème festival de la revue avec expositions et lectures.

Le n°218 Les Inactuels reprend un extrait de mon texte sur Sollers et son rapport à l’alchimie : Ars Magna - Sollus Ars.

Le n°219 est la poursuite d’une réflexion sur l’essence de l’ironie : Jeu V : Défense de l’ironie de Lionel Dax, préface du livre à paraître en juin 2023, Anthologie Ironie. Une signature du livre aura lieu le 3 juin lors du 3ème Festival Ironie au 111bis boulevard de Ménilmontant - 75011 Paris.

Le n°219 Les Inactuels est la reprise de l’entretien entre Philippe Sollers et Jean-Paul Fargier en mars 1983 qui clôt l’aventure de Paradis Vidéo : Crève l’hypnose .

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C’est à Lionel Dax déjà que je dois d’avoir pu mettre en ligne l’intégrale de la lecture par Philippe Sollers de Paradis dont il m’avait remis spontanément le CD dans la nuit du 17 au 18 juin 2011 lors du festival organisé pour les quinze ans de la revue Ironie. J’avais choisi la date du 14 juillet 2011 et j’avais intitulé ça : « La révolution Paradis ». Je l’ai remis en ligne quelques jours après la mort de Sollers en espérant que sa voix — sa parole — emporterait dans son maelstrom paradisiaque les témoignages, à quelques notables exceptions près, plus ou moins sincères et convenus, voire franchement pitoyables, qui n’ont pas manqué. C’est aussi lors de cette belle nuit de juin 2011 (le lendemain, je m’envolais pour Venise) que Jean-Paul Fargier et moi avons convenu de mettre en ligne sur Pileface un certain nombre des vidéos qu’il avait réalisées avec Sollers dans les années 80 (auxquelles vous pourrez donc vous reporter). De ces expériences alors inédites, notamment celle de Paradis Vidéo à laquelle j’avais pu assister à Reims le 28 mai 1983, Fargier parle dans Sollers Vidéo, article écrit en avril 2011, resté inédit, que reproduit le n°218 d’Ironie et que je publie à mon tour (les autres numéros seront publiés dans les jours qui viennent en prévision de la « Nuit Blanche » du 3e festival de la revue, le 3 juin, douze ans très exactement après que Sollers a écrit à Lionel Dax : « je serai là »).

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Photographie publiée dans la revue NOISE n°10, Maeght Éditeur, 1989.
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Il y en eu huit, réalisés entre 1980 et 1988, huit (ou dix, onze ?) films avec Sollers, sur Sollers, pour Sollers. Philippe. Huit gestes d’amitié et d’admiration. 1980-1982 : Paradis Vidéo, spectacle vidéo/lecture live.
1982 : Le Trou de la Vierge, entretien avec Jacques Henric.
1983 : Sollers au pied du Mur ; Sollers au Paradis.
1984 : Sollers joue Diderot ; Godard-Sollers : l’Entretien.
1985 : Le Phallus mis à nu par ses « non célibataires » même, (conversation avec Alain Kirili sur la sculpture).
1988 : Picasso by night by Sollers ; Vive l’ouïe, disait le Roi Sollers…
Huit ou dix et même davantage. Tout dépend ce qu’on inclut, décompte, dans une suite qui pourrait comprendre aussi un Sollers/Rodin resté confidentiel, co-réalisé avec Françoise Dax, un Sollers/Bourdieu, rencontre avortée mais qu’Art press édita en souvenir de ses 20 ans, ou ce Sollers/Saint-Just et ce Sollers/Guitry tournés mais non montés, mines à bonus pour quelques DVD à venir.

Huit « films vidéo » – je préfère ce mot à celui de films, car ces vidéos s’inscrivent dans le mouvement de « l’art vidéo », dont j’étais à l’époque un acteur très actif en même temps que le chroniqueur assidu pour divers journaux et magazines, du Monde à Libération, d’Art press aux Cahiers du Cinéma en passant par Le Jardin des Modes.
Huit expériences improvisées au gré des évènements, des opportunités, des enchaînements, tous produits de bric et de broc par moi-même et mon association 1901 (Les Cent Fleurs), avec la complicité d’une poignée d’amis m’accordant quelques facilités techniques, parfois financières, depuis les institutions où ils avaient des postes, des responsabilités, des entrées (maisons de la culture, Centre Pompidou, associations culturelles, CNRS). Huit chocs faits de chic, décidés un soir ou un matin, tournés trois jours plus tard, montés dans la foulée, bricolés par plaisir, toujours en jouant et en se jouant des pesanteurs du temps. Quelle (belle) époque !

Tout a commencé avec Paradis, le texte de Sollers publié à la fin des années 70. Lecteur de Tel Quel depuis 1968 (disciple, faudrait-il dire plutôt, tant une ferveur polémique, militante, missionnaire, accompagnait l’adhésion aux thèses de ce mouvement littéraire, thèses que je m’étais évertué un temps à injecter, avec mes camarades de Cinéthique, dans un activisme cinématographique critique et théorique), j’avais assisté à des lectures par Sollers de ce work in progress, qu’il publiait en feuilleton dans sa revue (sans ponctuation et en caractères gras) avant de l’éditer en volume (en 1981, au Seuil). Dix minutes, un quart d’heure, à la fin de ses conférences : les grandes eaux du Verbe, une explosion de mots, d’images, de jeux de mots glissando, un staccato de mesures rythmées, sorte de choral jazzy émis par une seule bouche, orchestré par tout le corps. Éblouissant. À chaque fois, je me disais qu’il faudrait fixer ça, cette énergie, ce torrent, cette action littéraire sans équivalent. Mais bon, je n’étais pas pressé, requis par des sollicitations plus « urgentes » (telle grève à soutenir, telle occupation d’usine à immortaliser), pour Sollers on verrait plus tard, son Paradis avait l’éternité devant lui, il serait toujours temps de lui demander la permission d’enregistrer une de ses performances si personne n’avait encore songé à le faire. Et puis, à vrai dire, stocker des images (et des sons) sans les intégrer dans un projet ne me passionnait pas vraiment. Archiver pour archiver ? À d’autres. J’attendais d’avoir « une idée ».
Euréka ! Le déclic est venu du croisement imprévu de deux initiatives. Étincelles. D’abord, celle de Philippe Berling et Michel Gheude. Ces amis débarquèrent un jour de Bruxelles pour enregistrer avec un magnétophone la totalité de Paradis. C’était au printemps 1979 ou 80. Toute une semaine, Sollers lut devant leur micro, à raison de deux heures environ par jour, son texte. Intégral. Résultat : un coffret de onze cassettes audios. Lancé par une diffusion non-stop de onze heures sur les ondes d’une radio libre belge (Micro Climat). Pour assister à l’événement, j’avais fait le voyage avec Sollers, en voiture – je nous revoie discutant sur la banquette arrière, mais j’ai oublié qui conduisait (Berling, probablement) et qui d’autre était du voyage (Danielle, sans doute). C’est pendant l’écoute de cette diffusion, dans une librairie (Macundo) qui avait sonorisé l’une de ces grandes galeries de Bruxelles où elle avait ses vitrines, tandis que nous marchions sous la verrière à l’affût des réactions des auditeurs assaillis par ce bombardement joyeux, que je proposais à Sollers de monter un spectacle/lecture avec lui en train de lire, entouré d’écrans vidéo. Une heure (au moins) de Paradis, live, non-stop, et pas seulement un quart d’heure comme à la fin de ses conférences.
J’avais vu (deuxième facteur de déclic) quelques mois plus tôt, au Centre Pompidou, une performance de Bob Ashley, psalmodiant un de ses opéras, Perfect Life, soutenu par des images (préparées et live) de deux artistes vidéo, John Sanborn et Kit Fitzgerald, qui m’avaient enthousiasmé (cf. mon article alors dans les Cahiers du Cinéma) et je défiais Sollers de faire quelque chose dans ce genre, au même endroit. Sollers n’avait pas assisté au spectacle d’Ashley à Paris, mais il connaissait son style l’ayant vu se produire en public à New York, et aussitôt, rigolard, il s’était mis à l’imiter, nasillant des bribes d’américain entre ses doigts placés devant sa bouche pour déformer sa voix, façon Dario Fo. Acteur formidable, Sollers est aussi un excellent imitateur, ressuscitant à l’occasion Montand, Chirac, de Gaulle, Malraux, Guitry... Cette parodie d’Ashley fut sa façon, immédiate, de relever le défi, d’accepter le pari. Quelques mois plus tard, Alain Sayag, responsable de la Photo, du Cinéma expérimental et de la Vidéo au Centre Pompidou, à qui je devais le statut d’artiste depuis qu’il avait sélectionné pour la dernière Biennale de Paris mes Notes d’un magnétoscopeur, nous apporta son soutien.

C’est-à-dire, outre la programmation d’une dizaine de séances de notre spectacle dans la petite salle du Centre, une équipe de tournage et quelques billets d’avion pour aller à Venise, lieu paradisiaque et sollersien par excellence, deux fois incontournable. Parce que, d’abord, c’est là que ce texte avait surgi, et s’était en grande partie écrit ; ensuite (ou plutôt donc, Sollers ayant fait de cette conclusion la seule condition à son acceptation), parce qu’il n’existe pas de place meilleure sur la terre pour entendre la musique qui trame son Paradis. Or c’était bien cette musique que la lecture sur scène devait rendre palpable.

Palpable comment ? L’idée que j’avais développée dans ma note d’intention était que Paradis devait s’entendre, et se voir, comme un journal télévisé. L’« homme tronc » qui donne les nouvelles, au JT, parle entouré d’images. C’est un « homme incrusté », selon le concept que j’avais forgé dans mes chroniques aux Cahiers du Cinéma. Parler in produit un tout autre effet qu’un commentaire déroulé en voix off. Malheureusement, ce dispositif, le JT ne fait, ne peut, que l’amorcer : bien vite le présentateur incrusté s’efface, passant le relai à une voix off, qui n’a pas le même coefficient de présence, les images s’indexant d’elles-mêmes au Réel. L’adresse directe se transforme en ronron. Perte d’énergie, dislocation du lien entre mots et images, impact rhétorique dilué : quel dommage ! Au contraire, imaginons un flux de nouvelles ne cessant d’être brassées par un informateur inspiré, faisant corps avec elles, semblant les créer plus que les commenter : quel cirque ! Quel suspense à le voir tenir en équilibre sur la crête des images, frôler le danger de s’y engloutir, métamorphoser des mots en balanciers, enchaîner disparition et réapparition comme un prestidigitateur, tour à tour dompteur, magicien, acrobate, cracheur de feu, clown, trapéziste, écuyère… Le Paradis de Sollers c’était ça – dans sa texture même : un JT présenté par un Monsieur Loyal qui occupait tous les rôles, y compris celui du Monde. Donc Paradis Vidéo, titre de la lecture/spectacle que nous proposions, Sollers et moi, devrait évoquer le foisonnement visuel d’une émission de nouvelles, structuré par un présentateur qui ne s’effacerait pas, occupant sans discontinuer le centre du flux.

D’où l’idée de ces huit écrans disposés en cercle autour de l’écrivain lisant son texte fleuve. Six écrans nourris d’images préparées, tournées à Paris et à Venise, images de lieux, d’objets, de lumières, d’actions, dont quelques-unes exécutées par l’auteur (dormir au bord de la lagune, marcher dans un cloître, chevaucher un lion de pierre, grimacer devant une glace déformante, jouer du piano, bondir au tennis). Deux écrans d’images en direct du corps du lecteur actant sa lecture : l’une, en couleurs normales, cadrant en gros plan ce que tous les spectateurs ont sous les yeux en plan large, l’autre coloriant de tons acidulés cette « image naturelle », la pétrissant, la déformant, la métamorphosant en peinture voire en sculpture électronique instantanée, produisant comme un écho vibratoire des pulsations rythmiques de la voix épousant les ondulations du texte. On a souvent comparé l’image vidéo à celle des vitraux : la lumière, qui les rend visibles, venant pareillement de derrière leur support, à la différence du cinéma, où l’image est pro/jetée. Quand j’avais proposé à Sollers de se produire à l’intérieur d’un cercle, il s’était écrié : « Ah ! une rosace, parfait ». Je n’y avais pas pensé mais c’était évident : Paradis devait s’entendre non seulement depuis les veines de Venise mais aussi depuis le cœur battant d’une cathédrale. Alors, pour induire le sens de cette forme, je suis allé filmer les fenêtres séculaires de Notre Dame. Ainsi de temps en autre des fragments de vitraux réels sertiraient le joyau textuel vivant. Mise en perspective et mise en abyme : coup double !

Mais, à part ces éclats médiévaux, que mettre dans notre rosace ? J’avais en tête… n’importe quoi, pourvu que ce n’importe quoi (fontaine, feu, néon, ciel, architectures, chat, pierres, statues, foules, piano, visages, etc.), filmé pas n’importe comment, oh que non, trace des lignes, des cercles, des diagonales, toutes sortes de tensions graphiques, géométriques, pouvant composer par juxtaposition dans les six écrans des figures abstraites, des harmoniques, des assonances, des répétitions. Rimes visuelles et rythmes spatiaux, et cela seulement, pouvaient tenter de traduire la forge du texte, son déploiement musical. Nul signifié iconique ne devait interférer avec le jaillissement du sens polysémique des mots.
Fuyant comme la peste toute tentative d’illustration, la partition des images, inspirée par les ressorts supposés, devinés, de l’écriture du texte, devait produire un crépitement de notes parallèles, déchiffrables comme une suite de couleurs, de durées, de dynamiques. Par le déploiement de cette structure formelle, je visais à rendre visible (en partie) le souffle intérieur du discours. Sollers, qui n’est pas, contrairement à ce qu’on pourrait croire, un auteur formaliste, ne l’entendait pas de la même oreille. Quand il me suggérait des images c’était uniquement en termes de contenu. « Filme-moi des femmes, des femmes, et des bébés. » Ou tel détail dans Venise : un graphe creusé dans la pierre, une place, un pont. À moi d’en faire ce que je voulais. De les disposer à mon gré. Si tout pouvait entrer dans la danse, pourquoi pas des femmes et des bébés (d’ailleurs j’avais pensé aux femmes sinon aux bébés). Et des caractères chinois (autre requête de Sollers). Dans la ronde des signifiants, certains signes seraient des signifiés secrets, cryptés par Sollers lui-même. La rosace vidéo n’était pas qu’un décor abstrait, énergétique, elle rayonnait aussi, dans le sillage de Baudelaire, de correspondances symboliques. Peu importe où ces réponses en image se plaçaient, il suffisait qu’elles soient là, dans un coin de la trame, dans un pli du tapis. D’où elles irradieraient. Importance de quelques contenus disséminés dans le parcours, donc. Pour le reste, advienne que pourra ! Comprenne qui voudra.

Le tournage terminé, je passais beaucoup de temps à monter les six bandes d’une heure, à synchroniser leur concordance, à prévoir les dessins que formeraient leurs occurrences dans le cercle vertical. J’effectuais de plus, en studio, quelques trucages à partir de gestes que j’avais demandés à Sollers : tenir en main une feuille qui brûlait, dans laquelle j’incrustais son visage (clin d’œil au début de Nombres, le précédent livre de Sollers : « le papier brûlait », et hommage à un des premiers effets de l’histoire de l’art vidéo, effectué par Peter Campus dans ses Three transitions) ; marcher sur un fond sombre, en vue d’inclure dans sa silhouette des lettres ou des paysages (comme Nam June Paik en avaient peints à foison dans son magistral Global Groove, 1973). Corps irradié, corps radieux : la métamorphose du corps de l’écrivain par son acte littéraire même était l’autre cœur battant du projet Paradis Vidéo. Toutes sortes d’effets devaient le révéler, le figurer, le transcrire. En contrepoint du direct, dont les colorisations instantanées opéreraient la transsubstantiation du verbe en corps et du corps en verbe.

Et le Verbe s’est fait chair. Inversé en chair se faisant verbe, l’énoncé johannique, pris comme métaphore de ce mouvement post apocalyptique (et non post-moderne) qu’est Paradis, crypte et décrypte au mieux l’intention profonde de cette aventure où Sollers amplifie le renversement qu’il avait amorcé quelques années plus tôt, à rebours du structuralisme des années de fer de Tel Quel : remettre le
« sujet », l’écrivain et sa biographie, l’auteur et son système nerveux, au centre de la production littéraire. Sollers, venant s’afficher dans un cercle d’images de lui-même, mêlées à des échos graphiques de son phrasé, proclame qu’on ne peut réduire l’éruption de son texte à des jeux de textes, même si les citations, parodies, clins d’œil, mixages, plumages, inversions de toutes sortes d’écrits abondent. Le nerf de la guerre est la pulsion d’une âme, d’un corps, de leur improbable fusion, certifiée exacte pourtant par l’avènement du Verbe. Degré infini (et non pas zéro) de l’Incarnation. La non ponctuation, sur le papier, de ce texte incarné, indexe précisément son origine. Ce que confirme la ponctuation retrouvée, après écoute du texte lu par l’auteur lui-même, quand le lecteur replonge dans le livre, avec dans l’oreille la voix du Verbe même.

L’Incarnation eut lieu pour la première fois au Centre Pompidou, tous les soirs pendant deux, trois semaines, en décembre 1980. Deux avant-premières, à Orléans (Maison de la Culture) et à Belfort (Festival du Jeune Cinéma), avaient permis de roder le spectacle, les problèmes techniques. Puis pendant deux ans la performance circula, à la demande, dans une dizaine de lieux : Bruxelles, Rennes, San Sebastian, Saint-Etienne, Reims, Rome, Genève, Cannes (en plein festival), Milan, Jérusalem, New York (à la Kitchen)…
Il existait, ici ou là, des traces (photos) de ces performances, à chaque fois différentes. Puis on s’est dit qu’il fallait quand même qu’une bande atteste de cet événement.
En 1982, Sollers enregistra son texte devant trois caméras, dans le studio vidéo (fond bleu) du Centre Pompidou. De la régie, j’envoyais un remontage des six bandes du spectacle, réduites à une heure, tout en alternant les caméras. Quelques jours de montage permirent ensuite de rattraper mes « switchs » maladroits, mais on peut dire que l’essentiel était dans la boîte dès la fin de l’enregistrement et de ses opérations en direct. C’est cette lecture avec incrustations, qui est aujourd’hui éditée en DVD. Chaque fois qu’une télé fait un portrait de Sollers, celui-ci réclame qu’y figure un extrait de ce Sollers au Paradis, où il plane au-dessus de lui-même, au meilleur de sa forme. Éternelle jeunesse de l’instant T ou plutôt P. Paradoxalement, cette œuvre télévisuelle par excellence n’est encore jamais passée sur une chaine intégralement. On imagine l’effet tsunami que ce flux d’une heure aurait sur les programmes !

Les autres vidéos, réalisées dans le sillage de Paradis Vidéo, furent toutes également marginales, circulèrent de main en main, de réunion secrète en projection festive, avant que quelques-unes, mais pas toutes, finissent par se faire coffret (DVD). L’autre jour, sur France Culture, Sollers les évoquait comme des expériences de contre-télévision. Chacune fut le fruit non d’une commande mais d’une occasion, d’un coup de chance, et surtout du désir de poursuivre l’aventure. Aventure de quoi ? D’un acte de témoin : des liens de l’écriture et de la parole noués par une vie.

Le Trou de la Vierge, 1982, 60’. À l’approche des dix ans d’Art press (revue à laquelle je commençais à collaborer), je demande à Jacques Henric de l’accompagner lors d’une de ses fameuses séances d’entretien avec Sollers, où il pose en général une seule question, assez longue, après laquelle Sollers se lance dans un monologue, qui peut durer une heure, ou plus, et cela donne un texte publié d’abord dans Art press, repris plus tard dans Tel Quel. Cette fois, à l’automne 82, il s’agissait de faire un sort à la censure dont la revue de Catherine Millet avait été victime quand elle avait mis l’Origine du monde de Courbet, en couverture. Des douaniers belges ayant pris cette image, peu connue à l’époque, pour une photo pornographique, la destruction des exemplaires d’Art press avait été ordonnée et exécutée. Scandale ! Quoi, aujourd’hui, en Europe, dix ans après la libération des années 60, un pouvoir s’arroge le droit de détruire une œuvre ! Où va-t-on ?
Sollers s’empare de l’événement et le met en perspective dans l’histoire de la représentation des femmes en peinture, mais aussi dans la pensée théologique. De Vénus à Marie, qu’est-ce qui advient, quel renversement, quel trou de sens ? Le sexe peint par Courbet est-il celui de Vénus ou celui de la Vierge, fille de son Fils. Le filmage de cette diatribe destinée, par-delà Jacques Henric et ma caméra aux lecteurs d’Art press et de Tel Quel (ou peut-être déjà L’Infini), restitue l’art de Sollers de construire in vivo une démonstration éblouissante. Il démarre lentement, égrainant des mots comme s’il ne savait pas très bien quoi répondre, gagnant du temps par des circonvolutions approximatives se voulant de plus en plus centripètes, et le public là (aux visionnages) ne peut s’empêcher de rire, mais petit à petit la phrase gagne en assurance, décoche quelques flèches, marque des points. Et c’est parti. La pensée Sollers va s’aiguiser, filer, s’accélérer, tourbillonner : les formules pleuvent, les gestes suivent : l’orateur exhibe des preuves, montrent des images à la caméra, qu’il puise dans des livres empilés à côté de son fauteuil (il avait donc préparé son coup, fourbi d’avance des munitions, sans pour autant savoir quand il brandirait ses missiles).
Je ne disposais que de cassettes de vingt minutes (on est encore en Umatic à cette époque) et j’avais demandé à Sollers de faire des pauses dans son discours le temps de changer de bande. On s’était mis d’accord : je le préviendrai d’un signe deux minutes en amont de l’opération, afin qu’il ait le temps de freiner son élan avant de marquer un stop. Et, le signe envoyé, c’était fascinant de le voir amorcer un virage conclusif, engager un léger ralentissement qui devait aboutir à un arrêt momentané, comme s’il s’agissait d’une fin de paragraphe ou de chapitre. Les trois bobines mises bout à bout (on est comme en direct, il n’y a pas de montage), ces stops ne se voient pas. Tout s’enchaîne parfaitement.
Ce qui se voit en revanche, pour un œil attentif, c’est la différence de filmage d’une bobine à l’autre. J’étais derrière la caméra pendant la première cassette et je tenais sagement mon cadre pas trop large, pas trop serré, sans entreprendre de mouvement. Après le changement de cassette, je passais la caméra à mon assistant, un étudiant que j’avais amené sur le tournage pour qu’il veille sur le son. Jean-Michel Gautreau n’avait jamais vraiment filmé encore mais c’était un artiste en puissance et tout de suite il se mit à impulser des changements de cadre, surtout à partir de la troisième cassette. J’admirais sa sensibilité à l’instant, au physique de la situation, à la dynamique des paroles, des gestes. Après ce coup-là, je lui confiais la caméra sur tous mes autres films et nous avons dû en faire ensemble une bonne trentaine (avec et sans Sollers), tandis qu’il s’affirmait, lui, parallèlement, à la fois comme artiste vidéo reconnu et chef op recherché pour son originalité. À cause peut-être de ce faisceau d’actes improvisés mais gagés sur un désir d’expression fortement sincère de tous les acteurs de cette affaire, Le Trou de la Vierge provoque encore aujourd’hui, comme il le fit à sa première diffusion au Studio 43 pour les Dix Ans d’Art press, une sidération décapante.

Sidération, que vingt-cinq ans plus tard, quand il fallut préfacer l’édition en DVD de cinq de « mes » Sollers, j’exposais ainsi : « Qu’est-ce qu’un corps de femme ? Philippe Sollers interroge les réponses de l’Art à cette question. Entre la nudité de Vénus, déesse de l’Amour, et l’impassibilité de la Vierge, mère du Crucifié, mille et mille fois représentées l’une et l’autre, l’une face à l’autre, l’une dans l’autre, quel saut de pensée, de civilisation s’opère ? La Vierge ne s’oppose pas à Vénus, elle s’enroule autour d’elle. Et soudain, dans cette double ellipse, le sexe peint par Courbet sous le nom d’Origine du Monde, surgit comme un chainon manquant. Manque qui reste ouvert, par où passe, physiquement, s’engendre, en vérité, tout corps créateur (peintre, sculpteur, écrivain, musicien). Physiquement, oui. »

Quand je relis aujourd’hui ces mots, je découvre qu’ils résument la visée de tous les films que j’ai réalisés sur/avec mon écrivain préféré. Visée qui consistait à répondre, en multipliant les angles, à cette unique question : Qu’est-ce qu’un corps d’écrivain ? Et cette réponse ne peut être que physique, comme Sollers le souligne en répétant ce mot en points de suspension à la fin du Trou de la Vierge.
« Physique, tout physique, physique… » Inoubliable psalmodie, pour ceux qui l’ont vue, avec ses jets de fumée lancée en points d’exclamation, de suspension retardée.

Tous les films suivants traquent l’émergence physique de l’acte d’écrire à travers des circonstances diversement physiques. Voyager, jouer, embrasser, ferrailler, palper, converser…

Tourné en Terre Sainte, de Jérusalem à Jéricho en passant par Qumran, Sollers au pied du mur est un film/voyage. Mais à la différence de tous les films où l’on voit un écrivain promener son âme (l’âme de son œuvre) dans des lieux célèbres, ici on n’est requis comme spectateur que par la confrontation d’un corps et d’un texte s’écrivant l’un l’autre dans l’air (l’ère) qu’ils occupent mutuellement. Saint Sépulcre, Mur des Lamentations, Mont des oliviers, Mer Morte, Jéricho : autant de théâtre d’une parole vive, naissant entre les plis d’un parcours (lecture/commentaire) de textes en textes. Textes signés Jérémie, Isaïe, Ézéchiel, ou Mathieu, Marc, Luc, Jean. Mais aussi Sollers ou Joyce. Car dans ce parcours ainsi accompli des épiphanies d’écriture moderne ne se trouvent pas déplacées, mais au contraire replacées, comme dans leur terre d’origine. Ainsi surgissent au pied du mur un extrait de Paradis (proclamé sur l’autel d’une chapelle catholique), un passage du Finnegans Wake (lu, une kipa sur la tête, dans l’enceinte du Temple de Salomon). Signe de cette métamorphose physique, soudain une trompette rouge d’hibiscus fleurit la bouche de l’écrivain : feu brûlant qui ne consume pas, souffle qui colore de sang (vital) toute parole, tout écrit, comme pour répondre joyeusement à l’exigence de Nietzsche (vous savez, cette phrase sur les seuls témoins dignes d’être crus).

Sollers joue Diderot est un film/cadeau. Déposé dans la corbeille du précédent. Peu de temps après avoir présenté Paradis Vidéo à la Maison de la Culture de Reims, Sollers m’appris qu’il allait partir à Jérusalem pour participer à la Foire du Livre. Je décidais de le suivre et de profiter de cette occasion pour faire un film avec lui sur ses rapports avec la Bible. Pour financer les voyages (avec moi j’embarquais mon caméraman, Jean-Michel Gautreau et un de mes étudiants, un israélien, dont la connaissance du pays pouvait, pensais-je, m’être utile) je sollicitais la MC de Reims. Son directeur, Jacques Darolles, accepta de produire cette expédition à condition que je fasse de surcroît avec Sollers un film sur Diderot, qu’il financerait aussi. C’est que Darolles était le maître d’œuvre de la réédition de l’Encyclopédie (de Diderot) et attendait de la complicité de Sollers, qu’il savait fin connaisseur des encyclopédistes, un peu d’éclat pour son entreprise éditoriale. Échange de bons procédés, monnaie courante. Sollers, ravi, accepta des deux mains et proposa même de jouer Diderot. On choisit le décor : le Palais Royal évidemment. On obtint l’autorisation d’arpenter non seulement les jardins mais également les terrasses, devant les fenêtres du Ministère de la Culture. Outre Sollers en costume du XVIIIe s. (choisi après une séance d’essayage dans les armoires de la SFP), deux demoiselles en robe à panier se prêtèrent au jeu en donnant à Sollers/Diderot leurs répliques, leurs clins d’œil, leurs gloussements, leurs lèvres. Ah ce baiser en gros plan ! Il n’en finissait plus, et la caméra ne cessait d’emboutir les bouches emmêlées. Certainement le plus long de l’histoire du cinéma, riais-je, tandis que Sollers triomphait : « Vous connaissez beaucoup d’écrivain capable de faire ça devant une caméra ? »
Soudain, Jack Lang ouvrait les fenêtres de son bureau et venait dire sa surprise et son ravissement de trouver là Sollers en si galante compagnie : on ne l’avait pas prévenu. Mais qu’à cela ne tienne, il allait commander des apéritifs, si nous voulions bien passer chez lui après le tournage. C’est alors, nouvelle surprise, que l’actrice Arielle Dombasle surgit en enjambant le rebord de la porte fenêtre du bureau du ministre, expliquant entre deux bises à Sollers (« Philippe, ce costume vous sied à ravir ») qu’elle était là, elle, non en tant qu’actrice mais pour négocier une « petite avance directe » pour le film qu’elle avait décidé de réaliser au Mexique sur son enfance… Embrassades, rires, compliments d’usage et l’on referme les fenêtres. « Je suis sûr que ce soir Jean-Jacques Rousseau (BHL, fallait-il comprendre) saura tout de notre escapade ici… » Et Sollers reprit son discours dionysiaque adressé à ses deux comparses émoustillées, qu’il tenait solidement par les épaules, les entrainant à cheminer avec lui dans le labyrinthe de ses pensées osées. Le souffre de Diderot redoublé par l’insolence de Sollers : un je peut en cacher un autre, c’est tout l’art du jeu. Deux caméras, dont une sur steadycam, filmaient les longues marches sur les terrasses, dans les jardins, sous les arcades. Je vous renvoie au DVD pour savourer la teneur de toutes ces improvisations. Car Sollers certes avait dû préparer quelques énoncés mais le déroulement du tournage n’obéissait à aucun plan préalable ni visiblement les prises de parole de l’auteur/acteur. Nous allions de lieu en lieu et Philippe ouvrait sa Pléiade, la feuilletait à la recherche d’un passage à commenter, lisait des phrases et se lançait soudain dans une explication de texte facétieuse et pénétrante, faisant tenir à Diderot des propos sur Freud et Lacan, la fécondation in vitro, le matérialisme soviétique ou la télévision en couleur. Successivement la Lettre sur les aveugles, le Paradoxe du comédien, le Neveu de Rameau, les Lettres à Sophie Volland, tous les écrits de Diderot devenaient dans la bouche de Sollers des œuvres contemporaines, traitant des phénomènes du XXe siècle. Éternité du XVIIIe siècle, si cher à l’auteur des Folies Françaises (qu’il allait bientôt écrire).

Godard/Sollers : l’Entretien est un film/match. J’en ai proposé l’idée d’abord à Godard, un jour où il me demandait de filmer sa rencontre avec Pialat « à la façon dont tu fais tes films avec Sollers. » J’acceptais d’enregistrer le face à face Pialat/Godard en assortissant mon accord, si possible, d’une suite qui serait un Godard/Sollers. Le Pialat/Godard n’eut finalement pas lieu, Pialat ayant refusé d’être filmé : ils se rencontrèrent mais seulement devant un micro et leur discussion aboutit dans les pages du Monde. En revanche, comme il me l’avait garanti, Godard accepta de discuter avec Sollers, lors de la sortie de Je vous salue Marie. La relance me parvint par Art press, qui était allé interviewer le cinéaste à Rolle.
Guy Scarpetta était revenu épaté d’avoir vu chez Godard, sur sa table de montage, deux films seulement, qui prenaient des allures de films de chevet : L’Évangile selon Mathieu de Pasolini, et Le Trou de la Vierge. Mise en scène pour ses visiteurs, destinée à ricocher vers Sollers ? Peu importe. Godard avait rappelé qu’il m’avait promis de rencontrer Sollers devant ma caméra, et avait chargé Scarpetta de faire le facteur (une pratique courante de Godard, qui aime faire parvenir à quelqu’un un message de sa part à une autre personne, j’en ai maint exemples). Sollers était ravi du match qui s’annonçait. Second round autour de Marie. On alla voir ensemble ce Je vous salue Marie qu’il ne faisait aucun doute ni pour Sollers ni pour moi que Godard avait conçu comme une réplique non seulement au Trou de la Vierge mais à tous les propos que Sollers tenait sur la théologie, le pape, la Vierge, etc. (les allers-retours Sollers-Godard sont nombreux dans l’œuvre du cinéaste, il faudra un jour en dresser l’inventaire). Il y a entre ces deux géants de la création au XXe siècle un état larvé de guerre fait d’admiration et de rivalité, d’attirance et de crainte. Pour mieux cerner le corps à corps qui s’annonçait, j’imaginais un dispositif à deux caméras que je pourrais constamment inscrire dans le cadre (pour payer cet effet, Païni, s’improvisant producteur, trouva de l’argent à la Fédération Léo Lagrange). Je recherchais également un lieu proche de Notre Dame de Paris, un appartement dont les fenêtres ouvraient sur les tours ou la flèche de la cathédrale dédiée à Marie, objet prévu du débat. Catherine Millet me suggéra d’appeler une amie à elle qui avait vu sur le Pont au Change. À la demande de Sollers le tournage eut lieu le 21 novembre (1984). Cette date fait l’objet d’ailleurs du premier mouvement des fleurets : pourquoi cette date, demande Godard ? C’est la fête de la Présentation de Marie au Temple, jubile Sollers, fort en thème théologique, se lançant dans une longue explication, qui stupéfie Godard. Mais celui-ci n’en est pas à la fin de ses surprises : Sollers annonce qu’il va réciter le Je vous salue Marie, prière qu’il se plaît à répéter souvent. Après quoi Sollers décortique les contenus de chaque mot de l’Ave Maria. Rappel des conciles, énoncé des articles de foi, dogme de l’Assomption de Marie proclamée le 1er novembre 1950 par le Pape Pie XII… Que l’Église s’engage à affirmer que Marie a été élevée au ciel « corps et âme » provoque le rire de Godard. Mais Sollers, tout en riant aussi, tant l’affaire est scandaleuse, prévient : on ne badine pas avec Marie… Et il se met à complimenter Godard sur les intuitions que son film recèle quant au dogme de la virginité. Je ne vais pas rapporter tous les propos, raconter tous les échanges que ce film comporte, il est facilement trouvable en DVD et même, m’a-t-on dit sur You Tube. Il reste pour moi, chaque fois que je m’en souviens, chaque fois que je le revois, un des plus beaux évènements de ma vie : conjuguant deux coups de chance, celle d’abord d’avoir eu à servir de témoin à la rencontre joyeuse (ils rient beaucoup, les duellistes, duettistes) de mes deux plus grandes passions artistiques, en littérature et au cinéma ; celle aussi d’avoir trouvé une forme idéale d’effet de direct jamais encore mis en œuvre, le multi-écrans prolongé (pendant 75 minutes). Avec de surcroît la satisfaction d’être allé très vite : ces images, finies de tourner vers midi, étaient achevées d’être montées avant minuit (et encore parce que je ne pouvais disposer d’une régie numérique qu’à 20 h). Tout à fait en accord avec ma théorie du raccourcissement du délai entre tournage et diffusion, qui est le propre de la télévision, et meut tous les progrès des arts au XXe siècle.

Le Phallus mis à nu est un film/forge. Invité par Sollers et le sculpteur Alain Kirili à enregistrer un échange sur la sculpture, j’amenais trois caméras. Je voulais rééditer le coup du multi-écrans du Godard/Sollers, mais avec une présence constante des œuvres tout au long des propos (œuvres abondamment présentes sur le lieu de tournage, le domicile du sculpteur). Au montage, je pus ainsi diviser le cadre en trois bandes verticales variant de largeur, se déplaçant sans cesse, l’une s’effaçant pour laisser plus de place aux deux autres mais revenant bientôt, les envahir, les recouvrir, avant de refluer, etc. Autre effet de structure : la matière des sculptures est filmée en couleur, les visages et les mains des comparses parleurs en noir et blanc. Des airs d’opéra, suggérés par Sollers, nappent tous les mots émis par-dessus le bronze et le plâtre des sculptures, attrapées, palpées, caressées, qui émettent des sons, des bruits, des tintements singulièrement jouissifs. Violence et jouissance : maîtres mots de la discussion trouvent un écho parfait dans la forme audio-visible, nous ramenant à cet audio-tactile que j’ai trouvé chez Mac Luhan et dont j’ai fait un trait de la spécificité de la vidéo.

Picasso by night by Sollers est un film/fleuve. Heureuse époque où à la suite d’une conférence de Sollers faite au Centre Pompidou pour défendre le Musée Picasso, alors attaqué par certains beaux esprits, j’ai pu promener ma caméra dans les œuvres du maître sans aucune surveillance ni autorisation autre que celles des responsables de ces deux musées (aujourd’hui il faudrait des tonnes de courriers de négociation et un gros paquet de fric pour accéder aux cimaises). J’avais enregistré la conférence de Sollers en me plaçant face à lui, au premier rang, en plan fixe. Au montage, j’usais de son visage parlant comme d’un pinceau lumineux explorant les toiles de Picasso – un nouvel effet, gestion numérique de rémanences, de traces, de sillages. J’avais découvert ce « trucage » chez un nouveau partenaire technique avec qui j’avais entamé un travail sur le poète Armand Robin incarné par Jean-Claude Gallotta (Robin des Voix, Robin Texto), partenaire nommé Godard mais pas Jean-Luc, Bernard, qui tenait le studio vidéo de la FOL (Fédération des œuvres laïques) et qui mis son travail en co-production, preuve que la laïcité mène à tout. Ébloui par cet effet, j’avais tout de suite imaginé de l’appliquer à une intervention de Sollers, devinant les prolongements visuels qu’il pourrait apporter à l’impact de son discours. L’énergie que Sollers mobilise pour parler permet à son image de se métamorphoser en métaphore active. Métaphore visuelle ajoutant à son discours une sorte de, attention concept, complément (d’objet ?) direct. Dévoilant par ses circonvolutions immédiates, ses allures de balles traçantes, la vitesse d’une pensée fascinante, s’emparant d’un sujet et le retournant sans délai dans toutes ses extensions possibles, dont une et certainement la plus importante était la révélation d’une similitude profonde entre l’objet traité (Picasso) et celui qui le traite (Sollers) : émission de biographèmes croisés en surface comme en profondeur. Picasso by night by Sollers (titre hommage au Merce by Merce by Paik, vidéo de Nam June Paik sur Merce Cunningham), pourrait comporter un troisième by – by vidéo – au double sens que ce mot possède en anglais : par et près de. Au plus près. Car, comme d’habitude, chaque fois que j’approche et relate un acte (d’écriture, de penser) de Sollers c’est en vue de dynamiser, de vivifier les potentialités du medium électronique, supérieures à celles de l’image photochimique.

À ce stade (théorique) il est temps de conclure ? Certes, mais il reste à évoquer quelques autres expériences vidéographiques de Sollers. Vite et bien, comme elles furent menées.

Une fois, à Montpellier, pendant un festival où j’avais exposé une Annonciation et une Visitation électroniques, Sollers avait accepté d’improviser un éloge de Louis (et de lui), inspiré par les jardins du Peyrou, qui rappellent avec leur statue équestre de Louis XIV ceux de Versailles, bien que tracés au XVIIIe siècle. Tourné le matin, le film était diffusé le soir même sur le câble Télé-Soleil. Au cours de ce Vive l’ouïe, disait le Roi Sollers, éloge de la voix qui fraie à l’écriture les chemins de la création, Sollers sans cesser de marcher dans les allées du Peyrou, de tourner autour de la statue du Roi Soleil, croisait un philosophe chilien (Justo Pastor Mellado), un critique d’art italien (Vittorio Fagone) et quelques autres interlocuteurs que j’ai oubliés. Que j’ai oubliés car je n’ai jamais revu le film. La seule copie que j’en avais, je l’ai prêtée à une chercheuse en sollerseries, qui ne me l’a jamais rendue. Alors voilà, attention APPEL : Vous qui détenez ce trésor, car Télé Soleil ayant disparu, ses archives ont fini à la poubelle, veuillez, si vous lisez ce texte, me ramener la cassette. J’en ferai un DVD et vous en aurai un exemplaire bien plus beau, avec bonus et texte imprimé (par les amis de la revue Ironie, qui cherchent depuis longtemps cette impro pour la publier).

Après Vive l’ouïe…, il faut sortir de l’ombre la délicieuse aventure que fut l’opération Rodin, menée avec Françoise Dax. Un film produit avec les moyens d’une institution scolaire, où cette poétesse (auteur du Basson d’Arcachin, de L’art du maujoint et de Rire bleu) enseignait la littérature, le théâtre et le cinéma. Sollers invité à parler à ses élèves m’avait demandé de l’accompagner avec nos vidéos, et de cette rencontre était né le désir de continuer notre série. Rodin ? Va pour Rodin. Le Musée s’ouvrit à nous et aux improvisations de Sollers, qui virevolte devant le Baiser, le Penseur et la Porte de l’Enfer, où il vient lire Paradis, pardi !
Sollers/Rodin : rapport secret  : le titre dit la chose, mais la chose vaut le détour. La chose est toute en mouvements. Je ne sais comment j’avais réussi à obtenir une grue de l’INA. Peut-être parce que j’avais réussi à coupler ce tournage avec la série des hommages à la Tour Eiffel, que je réalisais alors en complicité éditoriale avec Philippe Truffaut, des films d’une minute confiés à divers artistes (Archie Shepp, Gallotta, Fromanger, Rouch, Robert Cahen, Jérôme Lefdup, Isidore Isou, Velikovic, etc.) dans la liste desquels j’avais inclus Sollers.

Pour les vingt ans d’Art press, Dominique Païni offrit à ses amis la Cinémathèque Française, qu’il dirigeait alors, comme il avait ouvert son Studio 43 dix ans auparavant. On m’invita à venir faire quelque chose « en vidéo ». Ayant monté en puissance électronique, j’amenais non une vidéo à projeter mais une vingtaine de moniteurs ne formant par leur juxtaposition qu’une seule fenêtre où viendrait s’inscrire en direct le débat attendu, fomenté par Jean-Pierre Salgas, entre Sollers et Bourdieu. Mais les deux athlètes déclinèrent finalement le combat, et au lieu d’une dispute (philosophique) je n’eus à mettre en image live que deux monologues successifs. Mieux que rien. Mais guère plus. Une cassette, éditée par Art press, témoigne de ce moment un peu désolant, où brillent quand même quelques insolites pépites d’allusions perfides.

VOIR SUR PILEFACE

Car dans cette vidéo (reflet de cette bizarre soirée), Sollers ne se met pas en frais d’improvisations agiles, il se contente de lancer quelques flèches contre l’art contemporain et ses adorateurs (dont Art press est le Cénacle) avant de se mettre à lire trois textes (crescendo qui vaut un assaut guerrier). D’abord, du Heidegger en français (on est en pleine polémique contre les positions nazies du professeur de Tübingen), où Sollers propose, « aux lecteurs d’Art press », de trouver un modèle parfait de penser et d’écrire « en français », introuvable dans leur revue (et pan) ; du Bussy-Rabutin (Histoires amoureuses des Gaules), ensuite, autre exemple de perfection de la langue française (et je me souviens encore d’une phrase soufflante entendue ce soir-là, je jure que je n’ai jamais revu la cassette : « et l’air qui sortait de sa bouche était plus pur que celui qui y entrait », ça c’est du compliment, impeccable en effet de limpidité classique, d’originalité métrique) ; enfin, les dernières pages de Paradis II… un festival ! Pas si mal, sans doute, cette vidéo, qui alors m’avait paru terne. Gardant donc quelques lustres de cette soirée de feintes magistrales.

Avant de conclure, il faudrait encore que je mentionne mon travail sur Joyce, L’échelle de Joyce (installation pour 17 écrans) et Joyce Digital (compression en 30 minutes) où intervient Sollers doublement. Comme un des dix-sept joyciens (dont Paik, Cage, Cunningham, Houdebine, Mercanton, Jean Paris, ou Philippe Lavergne, traducteur en français de Finnegans Wake) à qui j’ai demandé de lire chacun trois minutes de ce livre. Et surtout comme inspirateur secret de cette démarche : aller voir du côté de Joyce, c’était pour moi comme remonter dans l’arbre généalogique de Paradis… car j’avais constaté que Sollers s’était mis à écrire Paradis après avoir traduit lui-même quelques pages de Finnegans Wake.

Voir d’où viennent les mots : voilà enfin ma conclusion. Les voir (et les donner à voir) par tous les moyens que la vidéo m’offrent : le direct qui restitue le rapport dans l’immédiateté de la voix l’explosion dilatée de l’écriture ; la multiplicité visuelle qui épanouit l’espace de la page dans des ensembles complexes ; la formalisation intertextuelle qui raccorde du présent au passé, de l’actif au passé jamais passif ; du corps encore et encore dans tous ses états, sur toute la ligne, en surface et en profondeur, entre toutes les lignes, à chaque page ; de la mise en trame qui assigne chaque image à son ici et maintenant électronique sans éradiquer ses ailleurs et ses antérieurs cinématographiques. En somme, faire de la tivi mieux que la tivi : en s’amusant (jouant, si vous préférez) textuellement. Foin de tout blabla.

Jean-Paul Fargier – Avril 2011

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Philippe Sollers sur le tournage de Sollers/Rodin : Rapports secrets en 1988.
(Photographie : Lionel Dax). ZOOM : cliquer sur l’image.
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Soleils
Images en révolution
Nuit blanche du 3 juin 2023
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« soleil voix lumière écho des lumières soleil cœur lumière rouleau des lumières moi dessous dessous maintenant toujours plus dessous par-dessous toujours plus dérobé plus caché de plus en plus replié discret sans cesse en train d’écouter de s’en aller de couler de tourner monter s’imprimer voler soleil cœur point cœur point de cœur passant par le cœur il va falloir rester réveillé maintenant absolument réveillé » Philippe Sollers – Paradis II

Dans le cadre de la Nuit Blanche 2023, Prép’art présente un nouveau projet dynamique essentiellement tourné vers l’art vidéo et l’installation, vers ces soleils artificiels que sont les images et qui viennent ici par détournement devenir de vrais soleils, des rayonnements de vie et de voix. Ici le champ magnétique de ces soleils vidéo nous invitent à des images en boucle, en révolution, pour donner une nouvelle idée du temps. Il faut venir ici se brûler au contact de ces montages qui interrogent nos images, notre consommation effrénée des images et trouver une voie de lumière au cœur des ténèbres. Retrouver le sens des images et leur donner une nouvelle voix, un nouveau son.
Jérôme Cognet vient présenter son film, Le Soleil tout entier ne se trouve nulle part où il propose une revisite de la nouvelle d’Isaac Asimov : Quand les ténèbres viendront. Il s’agit d’une fiction mettant en scène un monde sans nuit avec des soleils qui finissent par disparaître. Une nuit blanche serait cette nuit sans nuit, éclairée par tous ces soleils, une nuit devenue jour infini, interminable et brûlant, qui nous ferait penser notre rapport à l’obscurité. La salle obscure devient alors le cœur des soleils qui finissent par mourir d’avoir tant éclairés le monde. Ce soleil-nuit est un clair-obscur qui vient casser ce rapport romantique aux éléments. Le cœur du soleil bat : Le son de la sonde nous le révèle comme un son d’ailleurs.
Karen Luong et Jérôme Cognet interviennent dans le champ de l’image cinématographique et reformule le geste du cinéaste en pressant le rythme des images, en retraitant l’histoire des représentations pour archiver le mouvement répétitif des images.
Dans le Ciel Dégagé 3/10ème Karen Luong et Jérôme Cognet explorent les actes photographiques dans l’histoire du cinéma, les flashs, quand l’objectif se retourne contre l’objectif telle une guerre au cœur du dispositif filmique. Nous devenons le sujet de ce que nous regardons, parfois éblouis par les flashs tels des soleils vifs, aveuglés par les images mêmes.
Dans les films muets Échappée belle et Sans Sommeil ni répit, Karen Luong vient capter à la fois le mouvement de la fuite et l’immobilité relative du sommeil. Nous avons ces fragments de courses effrénées comme volés à des films d’action où le film vient recueillir l’essence et l’énergie du mouvement et ces fragments de temps suspendus que sont les phases de sommeil qui ouvrent l’espace de l’inconscient et ce qu’il y a derrière ou dedans des images.
Dans son installation de vidéo-sculpture, Patrick Hébrard explore le temps de l’oubli, la mémoire qui s’enfuit, qui fuit et qui rejaillit… Amnésies est un voyage dans les méandres de la mémoire et de l’oubli. Quel chemin prendre pour retrouver la maison fantomatique de la mémoire ? L’espace de projection est double. Il y a la surface de projection et la plaque où se reflète les images projetées comme un lac, comme une surface miroir du temps en train de se jouer avec cette impression étrange d’une maison en lévitation. L’envers est l’endroit dans une symétrie troublante.
Enfin, dans une volonté de rendre hommage à l’installation-performance de Paradis Vidéo réalisée par Jean-Paul Fargier et Philippe Sollers de 1981 à 1983, nous avons souhaité projeter ce qu’avait pu être ce moment vidéo et vivant : Philippe Sollers lisant en une heure Paradis II entouré de 8 moniteurs vidéo diffusant diverses images filmées et montées par Jean-Paul Fargier. 40 ans après, nous tentons de montrer ce Paradis Vidéo tel une rosace au cœur de la nuit sous un nouvel écrin, ce vrai soleil infini qui vient de la voix et du texte et qui troue les images elles-mêmes. Au soleil sans imposture.

Lionel Dax – Mai 2023

3ème Festival Ironie
3 juin 2023 de 19h à 3h

Après le 1er festival d’Ironie avec les Éditions du Sandre et la Galerie Épisodique en 2009 et le 2ème festival Ironie en 2011 où pour la première fois nous avons diffusé l’intégralité de la lecture de Paradis de Sollers qui est venu lancer la projection en compagnie de Michel Gheude et Philippe Berling qui ont été à l’initiative de cet enregistrement audio. Pour ce 3ème festival, nous souhaitions rejouer la performance de Paradis Vidéo uniquement sous forme d’une projection vidéo en hommage à Sollers. Résurrection sous forme de rosace. Nous organisons également une exposition du peintre et dessinateur américain Munro Galloway à la Galerie Le Passage « Deux-pièces ».

19h : Parution et signature de l’Anthologie Ironie de Lionel Dax
20h : Dialogue et Symptômes avec Lionel Dax et Hervé Rouxel
21h : Deux-Pièces de Lionel Dax avec Munro Galloway
22h : Crève l’hypnose par Jean-Paul Fargier et Lionel Dax
23h : Quand les ténèbres viendront d’Isaac Assimov
Minuit : Paradis III et Carnet 89 de Sollers lu par Lionel Dax
1h : Anthologie Ironie – Lectures libres
2h : Lectures libres


Mot de Sollers du 3 juin 2011 pour le 2ème festival Ironie où il était venu lancer
la diffusion intégrale de Paradis audio avec une carte postale montrant les Caissons
du plafond du Temple de l’Univers auguste et immense à la Cité interdite à Pékin.

ZOOM : cliquer sur l’image.
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