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Voyage au bout de la table de Lucette la veuve de Céline

François Gibault en maître de cérémonie des « soirées de Meudon »

D 25 avril 2023     A par Viktor Kirtov - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Durant une quarantaine d’années, écrivains, chanteuses, comédiens, cinéastes et même footballeurs ont fait le voyage à Meudon, près de Paris, pour dîner chez Lucette, la veuve de Céline. Enquête sur le rituel le plus secret de la vie littéraire à l’occasion de la publication de « La volonté du roi Krogold »

Texte de Sébastien Le Fol
Le Journal du Dimanche, 23 Avr 2023
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TERRASSE Louis-Ferdinand Céline et sa femme Lucette, à Meudon (Hauts-de-Seine), en 1955.

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Malheureusement, les perroquets ne sont plus là pour raconter. Toto, le gris du Gabon que Lucette avait offert à Céline après la disparition de son chat Bébert, s’est tu quelques années après la mort de l’écrivain, en 1961. « Toto lui cassait ses crayons, lui faisait des tours pendables, raconte l’académicien Frédéric Vitoux dans sa Vie de Céline, dont une nouvelle édition revue et augmentée paraît ce printemps. Louis criait contre lui, Toto lui répondait. Ils s’entendaient tous deux d’une manière fantastique, ils ne se quittaient pour ainsi dire jamais. »

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Lucette l’avait remplacé par une copie conforme, qu’elle nomma aussi Toto. Ce dernier se montrait toutefois moins bavard que son prédécesseur. Cette espèce de volatile serait capable, dit-on, d’assimiler 200 mots. Toto en répétait un avec une sorte de jubilation : « cooorrrssseee ». Il imitait ainsi un visiteur de Lucette, l’écrivain et critique littéraire Angelo Rinaldi, à qui celle-ci avait demandé en le voyant pour la première fois à Meudon : « Vous êtes italien ? » « Je suis coorrssee, Madame », avait répondu le fier insulaire. Le second Toto était également moins joueur que le premier. Mais un soir, alors que la marraine de Nicole Vitoux, l’épouse de Frédéric, était adossée à sa cage, il avait picoré la moitié de son chandail. Peut-être fut-ce une manière de se venger de l’écrivain, qui avait tenté de lui apprendre L’Internationale… Toto 2 s’est éteint quelques jours après Lucette, durant l’hiver 2019.


TRAITS POUR TRAITS En 1969, Lucette Destouches présente un portrait crayonné de l’écrivain.
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Et un mur de photos dans la maison, en mars 2017.
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Les deux Toto en ont vu défiler du monde ! Le premier, témoin des années sombres, après le retour d’exil, avait connu Arletty, Marcel Aymé, Michel Simon… Le second ne sut plus où donner de la tête : écrivains et pop stars, acteurs et boys bands, producteurs et danseurs, universitaires et académiciens… Tout Paris voulait voir « cette maison fantomatique surgie de nulle part comme un bateau ivre perché sur la colline de Meudon », ainsi que la décrit Véronique Robert-Chovin, l’ancienne élève et amie de Lucette. Une demeure de bric et de broc où, durant près de quarante ans, perdura, en marge de la vie parisienne, un cérémonial aussi prisé que secret surnommé par les initiés les « soirées de Meudon ».

Au début, on allait rendre visite à la « veuve Céline ». Mais, très vite, on irait dîner « chez Lucette », que certains appelaient Destouches et d’autres Almansor, son nom de jeune fille. Celle-ci n’aimait pas jouer les gardiennes de musée. On n’était pas invité à Meudon, on était coopté. L’homme qui délivrait les laissez-passer se nomme François Gibault. Cet avocat qui a défendu, entre autres, Bokassa et Kadhafi fut présenté à Lucette en 1962, après la disparition de son mari, par un autre juriste, André Damien, qui fut maire de Versailles.

Lucette croule sous les dettes. Elle accorde immédiatement sa confiance à Gibault, gentilhomme sec et souple d’apparence. « Elle jaugeait les gens physiquement, se souvient Véronique Robert-Chovin. Elle aimait redresser les corps, les remettre plus droits. » Ça tombe bien, Gibault vient de faire une chute d’âne. Elle aime « danser sa vie ». Lui ne peut s’empêcher de « faire bouger » son corps. Il l’éprouve dans des contorsions d’acrobate, mais aussi dans l’eau glacée. Il fera barrage du sien contre les prédateurs, les raseurs et les imposteurs. Ils ont toujours été très nombreux. Le nom Céline agit comme un aimant maléfique.

Il y avait à Meudon une pièce spéciale réservée à Céline, d’où personne ne pouvait l’entendre et où il criait de douleur Françoise Hardy, chanteuse
La tâche qui attend ce duo est colossale : sortir l’oeuvre de Céline du purgatoire, la débarrasser de ses sparadraps nauséabonds.

Gibault s’y emploie comme un moine bénédictin. Ensemble, ils déchiffrent tels des égyptologues le manuscrit d’un roman achevé par l’écrivain le jour de sa mort, Rigodon , qui paraîtra en 1969.

En 1977, Gibault publie le premier tome d’une biographie qui en comportera trois : l’ouvrage de référence sur Céline. Il est aujourd’hui le maître d’oeuvre des trois inédits retrouvés :

Guerre, Londres et La Volonté du roi Krogold, chez Gallimard. Enfin, il reste l’un des deux ayants droit de l’oeuvre célinienne. L’autre étant Véronique Robert-Chovin.

Tout de suite, Lucette et François se sont trouvés. Ils ne se prennent pas au sérieux. La légèreté est l’un des beaux-arts qu’ils cultivent avec le plus d’application. Ni l’emprisonnement de Céline au Danemark ni l’exil sur la Baltique n’ont eu raison de celle que Gibault décrit dans ses Mémoires, Libera me, sous les traits d’une « lionne ».

Gibault prend très tôt l’habitude de venir dîner au moins deux fois par semaine chez Lucette. Chaque dimanche, on était certain de le trouver chez elle. Il passe chez le traiteur acheter une quiche lorraine ou une tarte. Pour les grandes occasions, un homard, dont elle raffole. À l’époque où elle cuisinait, elle aimait préparer un poulet rôti et une tarte Tatin. Elle faisait le marché à Dieppe, où elle s’échappait en fin de semaine. Pour lui rendre la vie plus douce, Gibault l’emmène en voyage : Venise, l’Inde, le Népal, Ceylan, le Japon… Elle raffolait de Londres. Son ami Bob Westhoff, le mari de Françoise Sagan, les accompagne.

ELLE CHOUCHOUTERA FILIP NIKOLIC, DES 2BE3

C’est la première personne qu’il a invitée à Meudon. Elle l’a beaucoup apprécié. Tout comme elle chouchoutera Filip Nikolic, le leader du boys band français 2Be3, qu’il lui présentera à la fin des années 1990. Filip est mort à l’âge de 35 ans.

À Meudon, le dimanche devient jour de réception ; un bien grand mot pour désigner ces dîners sans façon partagés autour de la table basse du salon. « Il régnait une atmosphère bohème, se souvient l’écrivain Nicolas d’Estienne d’Orves. Lucette avait été en quelque sorte la première des hippies. À la fin de sa vie, elle vous recevait allongée sur une chaise longue. C’était une expérience. On était là à regarder cette femme comme un extraordinaire fossile. C’était la dame blanche des lettres françaises. »

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Michel Simon et Arletty .avec Louis-Ferdinand Céline à Meudon
ZOOM : cliquer l’image
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Depuis les années 1960, le monde du cinéma avait défilé à Meudon. Arletty, Françoise Fabian, Judith Magre ou encore Jean-François Stévenin. Ce dernier voulait adapter Nord. Adapter Céline ! Beaucoup d’autres y ont songé. Claude AutantLara, Claude Berri, Michel Audiard, Orson Welles, Sergio Leone, JeanLuc Godard… Lucette aimait les acteurs. Elle avait une préférence pour Gérard Depardieu et Jacques Dutronc. Ce dernier l’avait impressionnée dans le Van Gogh de Pialat. Elle le trouvait si ressemblant à Louis qu’elle l’aurait bien vu jouer son rôle. En décembre 1992, Dutronc avait fait la couverture du magazine L’Autre Journal : on aurait dit Céline. Lucette ne rencontrera jamais Dutronc. En revanche, en janvier 1993, Françoise Hardy vint dîner à Meudon. « Je me souviens, raconte Hardy au JDD Magazine, qu’elle avait parlé de la guerre de 14-18, au cours de laquelle son mari avait été grièvement blessé.

Elle avait dit qu’il avait souffert toute sa vie de sa blessure et que dans leur maison une pièce spéciale lui était réservée d’où personne ne pouvait l’entendre et où il criait de douleur chaque fois que sa souffrance était réactivée. »

Toute jeune, Françoise Hardy a lu Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit. Un véritable « choc » pour elle : « Malgré mon jeune âge, j’avais compris à quel point Céline était un écrivain génial.

Mais je n’étais pas allée beaucoup plus loin et je n’ai jamais pu le relire. Par la suite, j’avais un peu parcouru l’assommant et horrible

Bagatelles pour un massacre, qui m’avait donné l’impression que Céline n’était pas seulement antisémite mais antitout, une sorte de misanthrope tous azimuts. »

Véronique Robert-Chovin se souvient de l’avoir entendue raconter à Lucette que lorsqu’elle a connu Jacques Dutronc, il ne lisait pas ou peu. C’est Jean-Marie Périer qui lui avait conseillé Céline. « Étant donné certains propos inqualifiables qu’il a tenus ou écrits, poursuit Françoise Hardy, Céline me fait penser à mon ami Emmanuel Berl, qui tenait de Bergson que l’intelligence n’exclut jamais la bêtise et qu’il y a des gens à la fois plus intelligents et plus bêtes que tout le monde. »

Une autre chanteuse succédera quelque temps plus tard à Françoise Hardy sur le canapé du salon : Carla Bruni, qui ne s’appelait pas encore Sarkozy. François Gibault l’a entraînée là avec les 2Be3. L’écrivain Patrick Besson est également de la partie. « C’était une soirée d’été délicieuse, se remémore Carla Bruni-Sarkozy. Il y avait un poulet rôti. Nous étions assis dans ce salon assez poussiéreux autour de cette très jolie dame, aimable et un peu enfantine. Je vois encore sa salle de danse, avec sa barre et ses miroirs. » Carla Bruni-Sarkozy a été frappée par un court texte que l’écrivain a publié en 1955,

Entretiens avec le professeur Y. Dans cet entretien imaginaire avec lui-même, Céline expose sa vision de la littérature. « Il y explique ce que doit être l’écriture, remarque la chanteuse. C’est un texte visionnaire car il anticipe l’importance que va prendre l’image dans notre société.

À partir du moment où tout est visible, l’écriture sert à créer une musique et le style devient fondamental. »

François Gibault range la soirée avec Carla Bruni parmi les plus mémorables. « Entre ces deux femmes, dit-il, ç’a été incroyable. » L’avocat lui avait également amené Bettina (Bettina Graziani, née Simone Micheline Bodin), l’égérie de Givenchy, qui fut le grand amour du prince Ali Khan. Une photographe célèbre avait aussi gravi la pente caillouteuse de Meudon : Inge Morath. Celle qui épousa le dramaturge Arthur Miller après Marilyn Monroe a immortalisé leur soirée avec une photo de Lucette.

QUAND FABRICE LUCHINI TERMINE DANS LE SAUNA

Avec Françoise Sagan, c’était plus compliqué. L’auteure de Bonjour tristesse savait que Bob Westhoff passait du temps avec Gibault et Lucette. Cette dernière était par ailleurs amie de sa mère, qui, elle, est venue à Meudon. Contrairement à sa fille. Tout visiteur de Meudon se posait la même question avant de franchir le seuil de la maison : fallait-il interroger la maîtresse des lieux sur le passé ? Tout le monde en mourait d’envie. À la fin de sa vie, son médecin avait pourtant prévenu : « Ne lui parlez pas trop de Céline, ça lui donne des cauchemars. » Mais au début, Lucette se prêtait au jeu des questions avec bienveillance. Elle pouvait dire « Céline n’a pas été antisémite » car elle n’avait jamais entendu de paroles haineuses dans la bouche de l’homme de sa vie. Très célinienne, elle rhabillait ses souvenirs, les drapant de noir. Puis elle s’est lassée. Le passé existait. Il fallait le laisser là où il était. Ou y piocher de temps en temps de beaux moments : l’époque où elle dansait à Miami et ses années à Montmartre. Rares furent ceux qui parvinrent à la confesser. Frédéric Vitoux est de ceux-là. En 1968, il avait soutenu sa thèse à Nanterre sur « Louis-Ferdinand Céline : misère et parole ». Il parvint ainsi à obtenir d’elle des dizaines d’heures d’entretiens qu’il enregistra. Une matière à ce jour inédite. Mais qui lui a sans doute servi pour rédiger l’album Céline de la Pléiade, qui sort en mai.

Lucette se méfiait des céliniens. Elle avait fait quelques exceptions notamment pour Henri Godard, professeur à la Sorbonne, qui dirigera l’édition commentée des oeuvres complètes de Céline à la Pléiade. Mais elle acceptait volontiers les convertis. En 1985, à la demande de Jean-Louis Barrault, Fabrice Luchini avait joué pour la première fois, avec succès, un extrait de Voyage. Il vint souvent à Meudon.

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« Luchini montait sur la table basse du salon et récitait des extraits de Voyage et de Mort à crédit », raconte Véronique Robert-Chovin. Le comédien a même connu un privilège rare à Meudon. « Un soir que le dîner traînait en longueur, se souvient l’amie de Lucette, elle lui a proposé un sauna. Nous avons pris congé des autres invités et nous sommes entrés dans la pièce chauffante. » Ce petit rituel amusait beaucoup François Gibault. « Parfois, des gens que nous voyions pour la première fois se retrouvaient à poil dans ce sauna, qui était à la cave. »
Enfant de la balle, Lucette aimait les gens de spectacle. Il y avait eu des soirées mémorables avec Mouloudji ou Charles Aznavour.

Véronique Robert-Chovin se souvient de la présence discrète de Christophe Malavoy, que Lucette surnommait « l’homme qui ne parle pas ». Dans son livre Lucette Destouches, épouse Céline (Grasset), elle évoque aussi une visite du photographe François-Marie Banier en 1996 alors que la propriétaire des lieux envisageait de vendre la maison en viager. Frédéric Vitoux vint à Meudon avec des personnalités plus inattendues encore. Chez des amis, il avait rencontré le célèbre navigateur Bernard Moitessier, dont il avait découvert à cette occasion la passion pour l’oeuvre de Céline. Un soir de 1985 ou 1986, il entraîna le « vagabond des mers du Sud » avec lui jusqu’à la route des Gardes. Un autre jour, un homme avait sonné au portail, un bouquet de fleurs à la main. Le jardinier l’avait reconnu et le fit entrer : le footballeur Dominique Rocheteau. Entre l’attaquant des Verts et Lucette, ce fut le coup de foudre. Rocheteau l’invita à voir une finale de Coupe de France.

Le dernier dîner à Meudon eut lieu le 21 juillet 2019, pour les 107 ans de Lucette. François Gibault était venu avec César, le fils de son compagnon Gang Peng, danseur comme Lucette. Autour de la table, il y avait le dernier carré : son amie Véronique, Sergine Dujardin, qui l’avait connue enfant, et ses auxiliaires de vie. Gibault avait apporté un homard et du champagne auquel ni elle ni lui ne touchèrent : ils ne buvaient pas d’alcool.

Après ces soirées, Lucette et Véronique aimaient faire un « petit débrief ». Lucette pouvait être caustique. Il y avait les gens qu’elle ne voulait plus voir à Meudon. Pascal Sevran, notamment, dont elle n’avait pas apprécié le récit qu’il avait fait de sa visite chez elle dans son journal. Mais c’était plutôt une femme blessée que blessante. Dans son hôtel particulier parisien, François Gibault nous montre quelques photos de la femme de sa vie. Le mot qui lui vient à propos d’elle, c’est « liberté ». Cet anarchiste tranquille n’a jamais manqué une occasion d’afficher la sienne. Il avait donné pour titre à l’un de ses livres Interdit aux Chinois et aux chiens. Ses héritiers, et par conséquent ceux de Céline, sont chinois… Et non « coooorssses », comme aurait dit le perroquet Toto.


De Louis-Ferdinand Destouches à Louis-Ferdinand Céline

Par Bruno Corty

Publié le 19/04/2023


Louis-Ferdinand Céline, lauréat du prix Renaudot, en 1932 pour
"Voyage au bout de la nuit"
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Frédéric Vitoux raconte l’histoire du jeune Louis Destouches, devenu le célèbre Louis-Ferdinand Céline.

Un demi-siècle à écrire sur Céline ! En 1972, l’étudiant en lettresFrédéric Vitoux soutient une thèse sur Céline. Remaniée, elle est publiée en 1973 dans la collection des « Essais » de Gallimard sous le titre : Céline, misère et parole. Suivront Bébert, le chat de L.F.Céline en 1976 (Grasset), Céline en 1987 (Belfond) et La Vie de Céline en 1988 (Grasset).

Une somme biographique passionnante pour tout honnête homme désireux d’en savoir plus sur celui qui fut, avec Proust, un monument de la littérature française du XXe siècle. Disponible en Folio, ce millier de pages reparaît dans une nouvelle édition revue et augmentée. Au même moment, Frédéric Vitoux signe L’Album Louis-Ferdinand Céline, que publient les Éditions Gallimard dans la « Pléiade ».

Pour le spécialiste de Céline, le défi était de taille : condenser les 1000 pages de sa biographie pour n’en conserver que 250, sachant que 221 illustrations viennent certes enrichir le texte mais aussi en réduire la place. Une fois encore, l’homme de l’île Saint-Louis, l’amoureux de Venise et des chats, réussit à raconter avec talent l’histoire d’une vie dans un siècle chaotique. À insister, une fois de plus, sur la place capitale qu’occupe la Première Guerre mondiale dans l’histoire de celui qui n’est encore que le jeune Louis Destouches. « Voilà ce qui (…) fut décisif pour lui : l’apprentissage de l’horreur, de la folie meurtrière et suicidaire des hommes qui se bousculaient pour monter à l’assaut, mais aussi ses propres hallucinations, ses maux de tête, ses atroces vrombrissements auditifs qui le poussèrent, écrivain, à élever jusqu’au délire sa vision découragée du monde. » On se souvient de ce passage de Guerre, manuscrit volé, retrouvé et publié l’an dernier chez Gallimard :

« J’ai toujours dormi ainsi dans le bruit atroce depuis décembre 14. J’ai attrapé la guerre dans ma tête. Elle est enfermée dans ma tête. »

Vient ensuite l’épisode londonien, assez méconnu, où Céline se découvre une passion pour les bas-fonds, les bouges de Soho et de l’East Side, les putains et les souteneurs, toutes sortes de trafiquants. Vitoux s’interroge : « Louis aurait-il pu basculer alors de l’autre côté de la loi, devenir proxénète, la vie facile en somme pour l’homme avide de nouvelles expériences et peut-être même pour le futur écrivain qu’il ne s’imaginait pas encore devenir ? » Seule certitude, le jeune homme épouse une compatriote, danseuse et entraîneuse de bar. Un mariage sans lendemain, pas enregistré par les autorités françaises. Ce séjour mémorable lui inspirera Londres, le deuxième manuscrit inédit retrouvé.

J’ai toujours dormi ainsi dans le bruit atroce depuis décembre 14. J’ai attrapé la guerre dans ma tête. Elle est enfermée dans ma tête Louis-Ferdinand Céline dans « Guerre »

Il y aura, juste après, l’expérience africaine. Là encore, on apprend des choses

. Louis Destouches signe un contrat avec une compagnie forestière installée au Cameroun. Vitoux précise : « Au-delà des clichés et du vocabulaire d’époque sur les Noirs, aucun racisme profond ne l’anime, dont témoigneraient ses lettres. Plutôt une immense compassion pour ce qu’endurent les Africains qu’il côtoie. » Le biographe cite même ces passages fous d’une lettre à une amie d’enfance dans lesquels Destouches, stationné dans un village au bord de l’océan reconnaît que « l’amertume sarcastique que laisse le passé s’adoucit », et il ajoute : « Je suis un instant absolument, exclusivement, parfaitement heureux. »

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Là-bas, où tous sont en permanence victime de fièvre, d’infections, Louis Destouches fait son possible pour soulager les hommes. Il demande à son médecin d’oncle de lui faire parvenir des médicaments et de quoi apporter des soins. « N’est-ce pas, pour lui, un véritable apprentissage de la médecine, sur le tas, avant de songer à devenir médecin ? », écrit Vitoux. Les blessures reçues au combat le contraignent à quitter l’Afrique pour Londres, de nouveau. Avant d’être recruté par la Fondation Rockefeller « pour une mission de lutte contre la tuberculose en Bretagne ». À Rennes, il fait la connaissance du docteur Follet, professeur de clinique médicale, et de sa fille Edith. Après avoir réussi son bac, Louis Destouches l’épouse. Des années plus tard, le divorce consommé, elle racontera à Vitoux se souvenir de Louis « en ces années-là, avec sa grande écharpe blanche, élégant, dandy même, parfumé au Guerlain, séducteur étourdissant… ». Ils auront une fille, Colette, en 1920.

« La vie de Céline », de Frédéric Vitoux, nouvelle édition revue et augmentée, Folio.Gallimard

Destouches suit des études de médecine à Paris. De sa thèse consacrée à La Vie et l’Œuvre de Philippe Ignace Semmelweis, soutenue en 1924, Vitoux cite quelques exemples. Le style Destouches frappe : « Dans l’Histoire des temps, la vie n’est qu’une ivresse, la Vérité, c’est la Mort » ou « l’heure trop triste vient toujours où le Bonheur, cette confiance absolue et superbe dans la vie, fait place à la Vérité dans le cœur humain ». De Genève, où il travaille pour le service d’hygiène de la SDN, il est envoyé à New York. On se souvient de ses premières impressions consignées dans Le Voyage : « Figurez-vous qu’elle était debout leur ville, absolument droite. New York c’est une ville debout ». Il écrit ensuite, « de façon drolatique et grimaçante », une pièce de théâtre, L’Église, condensé de ses expériences en Afrique et à New York qui préfigure Le Voyage.

À Genève, le dandy a rencontré une belle Américaine de 24 ans qui lui fait tourner la tête, Elizabeth Craig. Il lui dédiera Le Voyage au bout de la nuit en 1932. Ce roman, on ne sait pas quand il l’a commencé écrit Vitoux.

« Comment Louis Destouches a-t-il pu, lui, l’homme écartelé entre ses occupations professionnelles et ses dissipations, trouver le temps, la solitude et le silence nécessaires pour écrire son livre et le mener à bien ? » Il rappelle que celui qui a choisi de signer Louis-Ferdinand Céline adresse son manuscrit à Gallimard avec une lettre qui ne manque ni de sel ni d’intuition : « C’est du pain pour un siècle entier de littérature. C’est le prix Goncourt 1932 dans un fauteuil pour l’Heureux éditeur qui saura retenir cette œuvre sans pareille, ce moment capital de la nature humaine… »

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Gallimard, qui avait déjà raté Proust, met trop de temps à réagir, et c’est la jeune maison Denoël qui le publie le 20 octobre 1932. Céline rate le Goncourt, qui couronne Les Loups d’un certain Guy Mazeline. Le prix Renaudot est une piètre consolation. Céline enrage. Il triomphe pourtant en librairie et auprès de ses pairs, de Bernanos à Elsa Triolet, de Barbusse à Mauriac, ne reçoit que louanges. Il accumule les liaisons avec de fort jolies femmes. Il est loin des débats qui agitent les intellectuels d’alors. Il écrit beaucoup.

Prépare Mort à crédit et rencontre fin 1935 Lucette Almansor, jeune danseuse de 23 ans qui va entrer dans sa vie pour ne plus en sortir.

Et puis, il publie les pamphlets antisémites. Bagatelles pour un massacre, L’École des cadavres. Vitoux résume, implacable : « Il bâcle et boucle des pages ordurières, paranoïaques, d’une violence raciale et scatologique à soulever le cœur. Il s’abandonne au grand déballage de ses angoisses et de ses ressentiments qu’amplifient encore ses hallucinations cérébrales et auditives. » La guerre est là. C’est bientôt la chute de la maison Céline. La fuite en Allemagne. La prison au Danemark. Le retour en France et le procès en 1950. Condamnation et amnistie. L’installation à Meudon. Le dandy devenu presque clodo, « un ermite asocial et prophétique qui déclare attendre l’arrivée des Chinois à Meudon ». Le besoin maladif d’argent, le désir de voir son œuvre dans la « Pléiade » sont devenus les obsessions d’un homme usé. Et Vitoux de conclure son formidable album : « La suite n’appartient plus à Céline, mais à l’histoire de la littérature. »

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