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Le génial pianiste Ahmad Jamal est décédé le 16 avril 2023

D 17 avril 2023     A par Albert Gauvin - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Le dernier aristocrate du jazz — l’élégance même dans la vie et au piano — est mort. Il avait quatre-vingt douze ans. En 1999, année qu’un ami et moi avions consacrée aux grands trios de jazz, je lui avais dédié une émission sur une radio locale. J’ai vu et entendu deux fois Ahmad Jamal en live — c’est là qu’il est au sommet de son art. C’était au début des années 2000, au festival de jazz de Marciac dont il sera un habitué [1]. Je me souviens l’avoir croisé sur le chemin de ronde de la commune. Il était seul avec une journaliste de France 3. J’avais assisté à l’entretien sans qu’il en fut autrement gêné. Il insista, comme il le fera souvent, sur la nécessité d’éduquer l’oreille du public. Je l’ai entendu une autre fois au château Pommery à Reims, le 22 novembre 2000. Il jouait sur son éternel Steinway & Sons, toujours situé à droite de la scène, et était accompagné, si je me souviens bien, d’Idris Muhammad à la batterie et du bassiste James Cammack. Un pur bonheur. Jamal, c’est d’abord l’art du trio, éternellement métamorphosé depuis celui, légendaire, qu’il forma dans les années cinquante avec Israel Crosby et Vernel Fournier, mais c’est surtout, pour reprendre les mots de Francis Marmande, un « phrasé unique » (« ses deux mains parfaitement égales », oui, mais aussi cette main droite reconnaissable entre mille), ce sens du rythme, du swing, qui séduisit immédiatement Miles Davis au point que le trompettiste n’eut de cesse de trouver un pianiste qui s’en approchât sans jamais l’égaler [2]. Enchantement communicatif et partagé si j’en crois Danièle Robert, la traductrice de Dante, d’Ovide et de Billie Holiday, qui aime le jazz et m’écrivait récemment, suite à un article que je consacrais à une adaptation théâtrale de sa traduction des Métamorphoses : « Votre réactivité et votre art de la composition m’étonneront toujours ! Nous étions tellement contents avec C. que nous avons trinqué à votre santé en écoutant Ahmad Jamal, sachant combien vous l’aimez. »

Jazz session

Piano Parade : Le trio de Ahmad Jamal.
Jamil Suleiman, contrebasse
Franck Gant, batterie

Concert enregistré au Studio 104 de la Maison de l’ORTF, 25 juin 1971.
Producteurs délégués : André Francis, Henri Renaud et Bernard Lion.
Réalisation : Marc Pavaux.

Comme tous les jazzmen, Ahmad Jamal est un improvisateur. Mais il s’est personnellement toujours opposé à la notion d’improvisation comme élément différenciant le jazz des autres styles de musique :
« Tous les musiciens improvisent – Mozart improvisait. C’est une erreur fondamentale (that’s a misconception) de penser que l’improvisation est une spécificité du jazz. »

« Au début de l’été 1971 le pianiste Ahmad Jamal, qui était célèbre depuis les années 50, est venu jouer en Europe pour la première fois. Il avait inscrit l’un de ses disques en tête des meilleures ventes de jazz aux Etats-Unis dès 1958, et cela pour deux années entières ; mais il lui fallut attendre tout ce temps avant de faire le voyage jusqu’à nous, alors que Thelonious Monk, Bill Evans, et d’autres étaient familiers des scènes parisiennes (et du studio 104 de la Maison de l’ORTF). Huit jours plus tôt le festival de Montreux avait été l’autre bénéficiaire de cette primeur européenne, ce dont témoignent d’ailleurs deux disques du label Impulse. Dans son livre récemment publié (Paroles de jazz, Alter Ego éditions), Jean-Louis Lemarchand rassemble des entretiens avec des musiciens, parmi lesquels Ahmad Jamal. À une question du journaliste sur ses rapports avec la France, il fait cette réponse : "J’ai des relations particulières avec votre pays depuis juin 1971, où j’ai donné mon premier concert à la Maison de la radio pour l’ORTF (…) Et ces dernières années je viens souvent et enregistre aussi dans les studios français". On l’aura compris, ce premier concert parisien fut un événement, présenté sur la scène du grand studio de l’ORTF par l’ami André Francis. » Xavier Prévost.

France Musique a diffusé l’intégralité du concert dans Les légendes du jazz le 16 février 2020 (pour mon anniversaire).

Bogota (Richard Evans)
Effendi (McCoy Tyner)
Extensions (Ahmad Jamal)

LIRE AUSSI : Ahmad Jamal, créateur juvénile éternel

La mort d’Ahmad Jamal, le pianiste américain qui inspira Miles Davis et Keith Jarrett

Avec son phrasé unique, son swing et ses deux mains parfaitement égales, il s’était affirmé dès les années 1950 comme un jazzman charismatique, avant de connaître une carrière avec des hauts et des bas. Il est mort le 16 avril, chez lui, à l’âge de 92 ans.

Par Francis Marmande
Le Monde. Publié aujourd’hui à 10h22, modifié à 10h26


Ahmad Jamal, à New York (Etats-Unis), en septembre 1959.
CBS PHOTO ARCHIVE/GETTY IMAGES. ZOOM : cliquer sur l’image.

Né à Pittsburgh, en Pennsylvanie, le 2 juillet 1930, le pianiste Ahmad Jamal (Frederick Russel « Fritz » Jones) est mort paisiblement chez lui, à Ashley Falls, dans le Massachusetts, le 16 avril 2023 des suites d’un cancer de la prostate. « Toute mon inspiration vient d’Ahmad Jamal  », a dit et redit Miles Davis, dès 1958. Ahmad Jamal le savait. Keith Jarrett, parmi tous les grands du piano, en fait son maître. Jack DeJohnette lui dédiera Ahmad The Terrible (1985). Le destin lui a collé un sort à part, dans les hauts et les bas. On l’aimait d’un amour spécial, tant il l’était, dans son phrasé, son swing, ses deux mains parfaitement égales, sa silhouette juvénile, son sourire éclatant, et sa manière unique d’enchanter ses trios ou quartettes.

Sa mère lui fait donner des leçons particulières : répertoire classique, Liszt, Mozart, plus Duke Ellington, « comme tous les musiciens afro-américains », précise-t-il. Il fréquente la Westinghouse High School mais, à 14 ans, bien avant l’âge requis, il s’introduit dans un club où joue le maître des maîtres, Art Tatum. Art Tatum que Horowitz ne manquait jamais d’aller écouter quand il était à Manhattan. Ahmad Jamal répétera en pure perte : « Je ne fais pas de parano avec le mot “jazz”, mais tout mot exige son exactitude. Deux inventions inédites marquent les Etats-Unis d’Amérique : l’art indien-américain et la musique classique américaine, autrement dit, la musique afro-américaine. Je joue de la musique classique afro-américaine. »

Bref passage dans le big band de George Hudson (1947), un moment avec The Four Strings (1949-1950), l’accompagnement de rigueur des solistes et chanteuses de passage en ville, puis il fonde un trio, The Three Strings (1950), avec le guitariste Ray Crawford (parfois Barney Kessel) et le contrebassiste Eddie Calhoun. Dès ses premiers enregistrements (1951), inspirés du trio de Nat King Cole, il est déjà dans cette forme mouvante, sensuelle, circulaire – sa forme –, dont la précocité et la constance sidèrent aujourd’hui. Tout est trouvé d’emblée. La critique tique : Miles et Bill Evans volent à son secours.

Harmonie fusionnelle

Il grave des pièces à la facture unique : Ahmad’s Blues, New Rhumba, mélange les rythmes, les tempos, et quitte New York en 1955. Le patron du Birdland l’avait programmé dans un cabaret bruyant, alors qu’il vise une sorte d’harmonie fusionnelle, celle des chambristes, sur un répertoire aux airs faciles. Le soir où un client pose son verre de vin sur le piano, le renverse, il prend ses cliques et ses claques et quitte New York.

Il affirme un don très personnel pour la composition, et connaît un vif succès avec l’arrangement d’une chanson à la mode, Billy Boy. En 1956, il forme un trio magique avec Israel Crosby à la basse et Vernel Fournier à la batterie. Ahmad Jamal at the Pershing : But Not for Me (1958) se vendra à plus d’un million d’exemplaires.

Il jouera Poinciana dans tous ses concerts désormais. Du jamais-entendu sur ce qu’on croit connaître de toute éternité. Concerts à foison, albums en série, voyages, triomphes…

En 1961, les nuages s’accumulent : The Alhambra, son propre club à Chicago, doit fermer, il divorce, et ses partenaires filent vers d’autres cieux. Silence discographique, oubli, une nuit du piano est organisée par le festival monstre Newport à New York, en 1973.

D’Eubie Blake (90 ans) à Bill Evans (1929-1980), ils sont venus, ils sont tous là, en passant par McCoy Tyner et Erroll Garner, sans compter que, deux jours avant, le 30 juin 1973, au Lincoln Center, coincé entre Sonny Rollins et le Gil Evans Orchestra (quelle époque !), Keith Jarrett, 28 ans, vient de se lancer juste après son album Facing You, dans son premier solo sans filet. Or, le soir de la « Piano Nite », ils sont tous là, ils sont venus, sauf Ahmad Jamal, l’oublié. Sur les marches du Carnegie, un jeune homme afro-américain, coiffure abondamment afro, débardeur blanc, mince, tient l’air boudeur une pancarte qu’il a soigneusement confectionnée toute l’après-midi : « A “Piano Nite” without Ahmad Jamal, smells Watergate on Music Business.  » (« La “Piano Nite” sans Ahmad Jamal, c’est le Watergate du monde de la musique »).

Traversée du désert

« Vous savez, dira-t-il au Monde en 2011, j’ai joué si souvent à Carnegie. En 1952, la première fois, avec Duke Ellington et Armstrong, puis avec Parker, plus tard Dizzy, Stan Getz et, en juin 2010, au même programme que McCoy Tyner et Dave Brubeck. Charlie Parker, ce n’est pas ce qu’il vous disait qui était important, c’était son sourire, son regard, son attitude en scène…  » Lui, charismatique, mobile et d’une silhouette élégante, ce sourire craquant ; il ne passe pas des ordres, il transmet. Il aime les musiciens qui bougent en scène, et finira par se fixer sur des batteurs natifs de La Nouvelle-Orléans : « Leur style, leur tempo, leurs roulements, tout vient de leur histoire, des “marching band”, de leur mémoire et de leur pratique. »

Traversée du désert. Il a du mal à se remettre du départ de Vernel Fournier, tente, peine à retrouver la formule magique. Il renaît au succès, au respect universel à partir de 1985 et retrouve le public à Montréal (en juillet de la même année), puis, dans les années 1990, avec le label français Birdology. The Essence, une trilogie d’albums, retrouve le public (1995). Autour de lui, Jamil Nasser, qui l’a accompagné à la basse pendant dix ans, Idris Muhammad, George Coleman (ténor sax, chose rare), plus James Cammack, autre contrebassiste. Lequel restera dans son groupe jusqu’à la fin, comme Manolo Badrena – percussionniste au CV bien rempli (de Mancini à Weather Report ou Joni Mitchell), et à la dégaine idéale pour faire le show, crête de punk comprise ; sinon, il peint et compose de la poésie.

«  Ecrire, jouer, peindre, découvrir la pénicilline, être Mozart ou Pasteur, ce n’est pas créer… C’est découvrir, dévoiler ce qui est déjà là. Tel est le grand secret » – Ahmad Jamal

Après un Live in Paris (1992), d’autres albums (A Quiet Time, en 2009), il arrête son quartette aux deux susnommés, plus Herlin Riley (batteur né à La Nouvelle-Orléans, en Louisiane, partenaire de Wynton Marsalis) « and Me !  », ajoute-t-il joyeusement, lors des présentations, piano sur la droite de la scène. Il se retourne et pointe son doigt sur l’un ou l’autre, visiblement heureux d’être là. Comme il a célébré Pittsburgh, il célèbre Toulouse, Marseille – qu’il écrit pour Mina Agossi et Abd Al Malik : « La vérité, c’est que nous ne créons pas. Les gens croient qu’ils créent ou que les artistes et les scientifiques créent. Mais non ! Nous reflétons quelque chose de la créativité générale. Telle est ma philosophie. Ecrire, jouer, peindre, découvrir la pénicilline, être Mozart ou Pasteur, ce n’est pas créer… C’est découvrir, dévoiler ce qui est déjà là. Tel est le grand secret.  »

Est-ce un tour de magie, un métier ? « C’est la discipline de Pittsburgh. J’écris comme Duke Ellington ou Billy Strayhorn, je prends un crayon, la composition me vient et elle me dicte son titre. Que voulez-vous que les ordinateurs puissent contre ça ? » Et voyager, à son âge ? « Vous plaisantez ! On ne nous paie pas pour jouer, on nous paie pour voyager. Jouer est le pur bonheur, un plaisir d’alchimie, la transmission de la pensée. »

Grande histoire d’amour avec le festival de Marciac (2013, 2016, 2019), hymne à la joie et rires sur scène… Ruptures, relances, tensions-détentes, explosions ensemble, décélérations, le tout suggéré d’une main d’oiseau, « bien moins performance que morale du jeu », écrivait Le Monde après l’un de ses derniers concerts : c’était le 3 juillet 2019, à la Fondation Vuitton, à Paris. Avant son retour à Marciac (4 août), qu’il annonce comme son dernier concert en Europe. On n’y croit pas une seconde, bien sûr.

Hommage à Ahmad Jamal

Ahmad Jamal - piano
James Cammack - contrebasse
Herlin Riley - batterie
Manolo Badrena - percussions

Lire aussi : Ahmad Jamal chamboule la rhétorique du jazz

Pensait-il à la mort ? « Je n’y pense pas, je m’en souviens tous les jours. La mort vient, c’est inévitable. Vous pouvez vous préparer, par le soin de votre santé, de votre esprit, de votre physique, à une “belle mort’. Elle vient, à 86 ans, plus vite qu’avant, sans doute, dans cinq minutes ou dans cinq ans, mais à l’échelle de la vie, ce n’est rien. Le tout est de savoir s’y préparer et d’y penser sereinement. » Il avait, disant cela, 86 ans.

Ce 16 avril 2023, il était dans sa 93e année. Disparition ? Etait-il le seul à savoir que les musiciens de Pittsburgh ne disparaissent jamais. Longtemps, longtemps après, leurs chansons courent encore dans les rues.

Ahmad Jamal en quelques dates

2 juillet 1930 : Naissance à Pittsburgh (Pennsylvanie, Etats-Unis)

1958 : « Ahmad Jamal at the Pershing : But Not For Me »

1994-1997 : Trilogie « The Essence »

2019 : Dernier concert européen, à Marciac (Gers)

16 avril 2023 : Mort à Ashley Falls (Massachusetts, Etats-Unis)

Francis Marmande, Le Monde, 17 avril 2023.

Ecoutez ces versions du légendaire Poinciana.

« C’est Joe Kennedy qui m’a fait découvrir "Poinciana" [à la fin des années 40]. Cette chanson faisait partie de son répertoire [avec les Four Strings]. Joe Kennedy était un maître de la composition, un maître du violon, un maître de l’orchestration et de bien d’autres choses. Il m’a donc fait découvrir un autre type de répertoire. Nous avons enregistré la version [LP, 1955, réédité sur The Legendary Okeh et Epic Recordings] avec Ray Crawford, Israel et moi-même. C’était l’un de mes enregistrements préférés — magnifique ! C’était si pur, si élégant et si agréable à écouter. » (Ahmad Jamal)

Ahmad Jamal Trio, 1955.

Ahmad Jamal, piano
Ray Crawford, guitare
Israel Crosby, contrebasse

« Beaucoup de gens ont imité Ray Crawford. Il a été remplacé, parce qu’il est resté à New York alors que cela ne s’est pas produit [pour moi]. Il n’est pas revenu à Chicago, et c’est pourquoi j’ai ajouté la batterie. » (Ahmad Jamal)


Ahmad Jamal Trio.
ZOOM : cliquer sur l’image.

Live At the Pershing

Le trio de Jamal (avec Israel Crosby à la basse et Vernell Fournier à la batterie) lors de leur résidence à l’hôtel Pershing de Chicago les 16 et 17 janvier 1958.

« Il est rare que nous ayons des succès instrumentaux, mais Poinciana fait encore des émules. Ce disque a été plagié et copié par de nombreuses personnes. Il a transcendé toutes les catégories. C’est très intéressant, car il est très rare qu’un instrumentiste produise un tel disque. Je ne pense qu’à Dave Brubeck, Herbie Hancock et moi-même. Poinciana n’en finit pas... c’était un cadeau pour moi. Je ne me lasse pas de jouer Poinciana. Je fais des choses différentes à chaque fois que nous la jouons, et c’est un merveilleux défi. » (Ahmad Jamal, 2019)

LIRE : Le pianiste Ahmad Jamal se souvient de "At The Pershing" pdf

« Je venais de rejoindre le groupe et nous jouions au London House à Chicago. Nous étions l’orchestre de la maison, donc je jouais l’entracte et je réajustais la batterie. Ahmad a commencé à jouer "Poinciana", alors je me suis assis et j’ai trouvé quelque chose, vous savez, et ça a évolué.
Tout ce que c’est, ce sont des rythmes de la Nouvelle-Orléans. Vous avez vu le batteur de la Nouvelle-Orléans avec la grosse caisse et la cymbale sur le dessus, c’est tout ce que c’est. Je l’ai découvert vingt ans plus tard. C’est de là que ça vient. » (Vernell Fournier)

Newport Jazz Festival, 2 juillet 1959.

Ahmad Jamal, piano
Israel Crosby, contrebasse
Vernell Fournier, drums

Ahmad Jamal à l’Olympia, 27 juin 2012.

Cette fois, ils sont quatre :
Ahmad Jamal, piano
Reginald Veal, contrebasse
Herlin Riley, batterie
Manolo Badrena, percussions

Et la toute dernière version enregistrée par Ahmad Jamal, la seule en solo, dans son dernier disque Ballades en juillet 2019.

Ahmad Jamal dans Radio Vinyle #6 sur France Musique

Diffusion sur www.francemusique.fr dans un Open Jazz spécial d’Alex Dutilh le 18 mai 2012.

J’ai retrouvé dans mes archives cet entretien du 1er février 1998. Ahmad Jamal n’y mâche pas ses mots quant à l’industrie du disque, « la merde qu’on a actuellement » et « l’argent [qui] promeut cette merde ».

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Ahmad Jamal en 1998

Ahmad Jamal : Entretien

Véritable légende vivante du jazz, le pianiste Ahmad Jamal (Fritz Jones à l’état-civil) est né à Pittsburgh, Pennsylvanie le 2 juillet 1930. En 1950, il crée un premier trio avec Ray Crawford (guitare) et Eddie Calhoun (contrebasse). Son deuxième trio avec Vernell Fournier (batterie) et Israel Crosby (contrebasse) restera une formation légendaire, véritable exemple pour des générations de jazzmen. Son style va fortement évoluer au fil des années pour passer d’un jeu fin et feutré — ses détracteurs le traitent de pianiste de cocktail — à un jeu puissant où est cependant perceptible ce sens de la nuance qui le caractérise. Il vient d’enregistrer un fort bel album Nature chez Birdology (distr. Warner). Il sera en concert à l’Olympia, samedi 16 mai. Il nous a livré quelques réflexions sur l’état du jazz.

Chronic’Art : Vous considérez vous comme un compositeur qui joue des standards ?

Ahmad Jamal : Je ne connais personne qui travaille dans cette musique et qui n’utilise pas les standards. C’est ce qui rend unique la musique classique américaine. Je pense que nous avons interprété ces standards au-delà des rêves les plus fous de leurs compositeurs. Art Tatum a très peu composé. Dans mon cas, j’ai commencé comme pianiste et compositeur. Maintenant, je joue soixante-dix pour cent de mes compositions, contre trente pour cent de compositions d’autres musiciens. Mais Charlie Parker, Dizzy Gillespie, nous avons tous combiné les deux, un peu de Jerome Kern, quelques compositions de Gershwin, un peu de Ravel, Debussy, mais on fait aussi nos trucs. C’est ce qui a fait cet art magnifique qu’est le jazz, Sarah Vaughan a pris Body and soul et a créé une autre composition. C’est ce que j’ai fait avec Poinciana, par exemple, je l’ai prise et j’ai créé une autre composition. Et c’est ce qui est merveilleux dans ce métier, on doit connaître le meilleur des deux mondes, c’est ce qui nous rend supérieur au musicien qui joue dans le Philarmonique de Berlin ou l’orchestre symphonique de Pittsburgh, lui n’a qu’une dimension.
Si vous jouez Dave Brubeck, vous devez connaître Mozart et Brubeck, vous devez connaître le meilleur des deux mondes. Et si vous êtes Jamal, vous devez connaître Debussy, Ravel, Frantz Liszt, Duke Ellington, Art Tatum.

Comment choisissez-vous vos partenaires ?

J’ai choisi des musiciens pendant 46 ans. Je me rappelle avoir commencé mon groupe la même année que Dave Brubeck a commencé le sien. Parfois ils me sont recommandés, mais je les choisis en les écoutant. Je peux juger immédiatement, il me suffit de quatre notes, parfois moins. En ce qui concerne Herlin Riley, le jeune batteur de la Nouvelle Orléans qui a rejoint Wynton Marsalis quand j’ai arrêté mon groupe, quand je l’ai entendu jouer deux trucs sur sa batterie, j’ai su que c’était le batteur qu’il me fallait.

Qu’entendez-vous par "le batteur qu’il me fallait" ? Qu’attendez-vous d’un batteur ?

(instantanément) Tout. La sensibilité à la pulsation, le mouvement, l’adaptabilité, la complexité, tout ça. Qu’il soit musical, c’est ce qu’est Idris, pas un batteur qui bat les peaux, mais un batteur qui joue de la batterie. Parfois j’attends qu’ils soient de La Nouvelle Orléans (rires), il y a beaucoup de bons batteurs mais beaucoup sont de La Nouvelle Orléans, j’en ai eu trois de là-bas, et ils sont très difficiles à surpasser. J’ai eu Vernel Fournier, le batteur le plus agréable au monde, à mon avis. J’ai eu Herlin Riley et j’ai Idris Muhammad. Ce sont trois personnalités de La nouvelle Orléans que vous ne pouvez que rejoindre, à défaut de pouvoir les battre.

Quand vous jouez avec votre groupe, quelle est votre vision de l’interjeu ? Vous vous considérez comme le leader qui doit dicter sa musique au groupe ou bien est ce que les autres vous suggèrent des changements dans la musique ?

Je conduis toute ma musique, de façon très vivante. Ils doivent attendre mes instructions, car je sais exactement ce que je veux. Si ce sont des musiciens de très haut niveau, ils peuvent utiliser ces indications pour faire des choses merveilleuses. Parce qu’ils ont beaucoup de liberté, il y a de la discipline mais beaucoup de liberté dans ma musique, beaucoup plus qu’ailleurs car la discipline est le seul moyen d’obtenir la liberté. On n’a pas de liberté sans discipline, que ce soit en philosophie, en musique, en médecine, en droit, dans le business.

Que pensez vous de la jeune génération de pianistes, des gens comme Jacky Terrasson et Brad Melhdau ?

La jeune génération est très impressionnante, pour le moins. Ce qu’ils font est absolument phénoménal, mais ce qu’Art Tatum faisait était aussi phénoménal (rires). Il n’y a pas encore beaucoup de voix comme Charlie Parker ou Art Tatum qui soient apparues. C’était des voix particulières et à chaque époque on a ce genre de personnalités, mais elles disparaissent rapidement. Tout se ressemble maintenant et cela est tout à fait évident avec le progrès technique que nous connaissons. Il y a ce dicton un peu éculé "Il n’y a rien de nouveau sous le soleil". Ahmad Jamal ne croit pas dans le terme "personne créative", mais il y a beaucoup de gens qui reflètent la créativité. Un créateur est celui qui crée la soleil, la lune, le corps humain. Aucun homme n’en est capable. Tout cela est très évident quand on compare Art Tatum qui est mort depuis plusieurs années et certains des grands techniciens de nos jours. Aucun technicien vivant ne surpassera Art Tatum, parce qu’il avait un don particulier. Et vous allez être très déçu si vous tentez de l’imiter, on ne peut être que soi-même, pas Art Tatum. D’un autre côté, vous avez un pianiste simple, superficiel comme Erroll Garner, qui, pour moi, était un des plus grands pianistes du 20ème siècle. On a maintenant de grands techniciens, mais on n’entend pas souvent de voix aussi particulières que celles de Dizzy Gillespie ou Charlie Parker. Tout ceux qui ont créé et développé cette industrie, Louis Armstrong, Art Tatum, Erroll Garner, Charlie Parker, Dizzy Gillespie arrivent seulement une fois en un siècle et ça n’est pas très souvent (rires).

Vous pensez que ça n’arrivera plus ?

Cela tient à l’époque dans laquelle on vit. C’est une époque de haute technicité, où la technologie est partout. Avec la technologie, il faut de l’âme. Sans l’esprit intérieur et cette beauté qui accompagne une grande civilisation, on ne peut pas avoir de grandes réalisations. Nous avons une grande technologie, mais nous avons perdu l’esprit. Une chose qui manque dans mon métier, c’est cette grande camaraderie qui a rendu célèbres des gens comme Fats Waller, Sidney Bechet, Ben Webster, Billy Strayhorn. C’était des êtres particuliers qui avaient développé une camaraderie. Lester Young donnait aux gens des noms comme "Lady Day" et ce nom leur restait pour la vie. C’est cette camaraderie qui a créé cette industrie musicale. Il n’y aurait pas d’Elton John s’il n’y avait pas eu de Louis Armstrong, pas de Beatles, ni de David Bowie s’il n’y avait pas eu un Nat Cole. Nat Cole a bâti Capitol Records et l’industrie du disque peut actuellement faire les choses les plus idiotes, tout ce "nonsense", c’est un grand choc culturel. Ils oublient que ce qui a fait cette grande industrie était cette âme, cet esprit et ce grand progrès technique dont j’ai parlé, tout ça ensemble. Sans ces gens, on n’aurait pas la merde qu’on a actuellement, ils ont bâti la route pour toutes ces nullités. Ce n’est pas parce que le Top 50 vend que c’est bien. Le crack est une des choses qui fait le plus d’argent dans le monde, mais ce n’est pas pour ça que c’est bien. Comme cette industrie sait y faire, l’argent promeut cette merde, ce n’est pas pour ça que c’est bien. Nous vivons un grand choc culturel parce que la musique apaise la bête sauvage, mais elle peut aussi la réveiller et c’est ce qu’elle est en train de faire (rires).

Propos recueillis par Alain Le Roux.

Son dernier disque en solo

Le titre d’une des dernière Ballades d’Ahmad Jamal s’appelle « Because I love you ».

Et puis, après avoir célébré « Toulouse » dans The Essence I (1994), voici « Marseille ».

Et plutôt deux fois qu’une.

ÉCOUTER :
Ahmad Jamal : « Ravel est l’une de mes principales inspirations » (France Musique, août 2017)

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Ahmad Jamal chez lui en 2010

La légende du jazz Ahmad Jamal a disparu le 16 avril 2023 à l’âge de 92 ans.

Ce grand pianiste se revendiquait de la musique classique américaine : « Je ne suis pas un musicien de jazz, avant tout je suis un musicien classique ». Pianiste précoce, Ahmad Jamal maîtrisait le répertoire classique, de Beethoven à Liszt.

Sa carrière démarre très tôt et il rencontre son premier grand succès en 1958 avec « But not for me », vendu à un million d’exemplaires.

Alex Dutilh, producteur à France Musique, souligne son influence autant dans son genre musical : «  Il n’a pas révolutionné le jazz mais il en a bougé les lignes  », qu’auprès de ses paris : «  c’est le seul à avoir refusé de jouer avec Miles Davis. »

Ahmad Jamal, l’espace et la jubilation (Alex Dutilh, France Musique, 17 avril 2023)

DERNIERS DISQUES PUBLIÉS :
Emerald City Nights - Live At The Penthouse 1963-1964 Volume 1
Emerald City Nights - Live At The Penthouse 1965-1966 Volume 2

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Nietzsche qui aimait I Remember Italy aurait dit :

« Sans la musique d’Ahmad Jamal, la vie serait une erreur. »

[1Dans Le Figaro du 17 avril, on lit :

Du Gers, Jean-Louis Guilhaumon, fondateur et directeur du Festival de Jazz de Marciac, a tenu à rendre hommage à son ami.

« Ahmad Jamal était un seigneur. Il est venu treize fois à Marciac entre 1992 et 2019. Il est le second musicien derrière Winston Marsalis à être venu aussi souvent. En 2016, il avait donné un seul concert dans l’année et c’était ici dans le Gers. En 2019, rebelote et c’était en plus son ultime concert. Il nous a offert cette exclusivité mondiale pour marquer son attachement à Marciac et j’en suis très fier. C’était un immense pianiste de jazz et un ami. En 1998, il était venu remplacer au pied levé un artiste qui avait eu l’incorrection de prendre deux engagements en même temps. Ahmad Jamal était un gentleman qui avait à cœur de bien se comporter. Dans le milieu du jazz, il était d’une élégance rare. Il nous a aussi aidés en programmation en nous signalant les nouveaux talents comme la pianiste de jazz japonaise Hiromi Uehara. Elle est revenue plusieurs fois et en coulisse après le concert, nous nous amusions à nous prendre en selfie et à l’envoyer à Ahmad Jamal resté dans sa maison du Massachusetts.
Il avait aussi une relation étroite avec ses fans qui lui apportaient des petits plats spécialement mitonnés à son attention. Il n’avait pas d’exigence particulière, il dormait indifféremment à l’hôtel de Marciac ou à Tarbes, il faisait juste attention à sa ligne. Il était diabétique depuis des décennies et mangeait une cuisine très saine. Lui ne profitait pas d’être dans le Gers pour déguster du foie gras et autres confits comme d’autres ici (rires, ndlr). C’est pour ça d’ailleurs qu’il aura vécu jusqu’à 92 ans. Il laisse un énorme vide même si la nouvelle génération est là. »

[2Exemple : l’excellent Red Garland que vous pouvez entendre ici dans son interprétation d’Ahmad blues.
Pourquoi Miles et Jamal n’ont-ils jamais joué ensemble ? La réponse est simple. Jamal, en 2011 :
« Mais c’était impossible ! Je suis un leader, dirigeant un groupe depuis l’âge de 21 ans, et Miles était un leader. Alors, vous comprenez… »

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2 Messages

  • Albert Gauvin | 19 avril 2023 - 10:20 1

    Un entretien d’Ahmad Jamal republié en anglais le 29 juin 2021 dans Gold Standard : Le pianiste Ahmad Jamal a donné au jazz une nouvelle popularité .


  • Albert Gauvin | 19 avril 2023 - 01:20 2

    J’ai reçu ce mail de Christian Tarting, écrivain, éditeur et passionné de jazz, qui dit bien ce que beaucoup ressentent à la mort d’Ahmad Jamal :

    La nouvelle nous a saisis hier matin très tôt, cher Albert : nous l’avons apprise par les infos de France Culture. Inutile de vous dire notre tristesse.
    C’est pour moi un nouveau petit délitement du monde ; il s’additionne à tant de blessures et résonne tant avec l’effondrement généralisé qu’on nous fait passer pour le contemporain.
    Voici des mois — vous savez que je suis un épistolier déplorable — que je veux vous écrire-répondre à propos d’Ahmad, et voilà qu’il nous fait le sale coup de mourir entre-temps.
    Je suis allé hier soir sur PileFace, me doutant que vous aviez conçu un hommage. Le dossier et votre chapô sont remarquables.
    Je sais que nous sommes beaucoup à être très remués par cette mort, même si elle était hélas prévisible (Alex [Dutilh], qui était hier au bord des larmes à la fin de son émission sur France Musique, m’avait fait part de l’aggravation de son état de santé).
    Pour les “live” d’Ahmad, je vous suis bien entendu, mais j’ai une vieille faiblesse pour The Awakening, le disque par lequel je l’ai connu, le premier de lui que j’ai acheté, et pour The Three Strings avec l’épatant et trop négligé Ray Crawford — réécouté hier.
    Je vais très bientôt vous envoyer un petit livre. J’attends mes exemplaires.
    Toute notre amitié d’ici là,
    Christian