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« Kafka ne veut pas mourir », le livre de Laurent Seksik

avec Robert, Dora, Ottla

D 18 mars 2023     A par Viktor Kirtov - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Publié chez Gallimard, nous découvrons Franz Kafka dans les derniers jours de sa vie au travers du regard de ses proches : son ami Robert Klopstock, l’étudiant en médecine, sa sœur Ottla, ainsi que sa compagne Dora Diamant (ou Dymant, selon les graphies). Trois vies, par le biais desquelles est donné à voir une version de Kafka plus intime, nourrie de sa correspondance. Un Kafka qui ne meurt pas, à la fois ami, amant, frère et génie littéraire


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352 pages
le livre sur amazon.fr

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Résumé

"Tuez-moi, sinon vous êtes un assassin." Telles sont les dernières paroles de Franz Kafka qui implore une autre dose de morphine à Robert Klopstock, son ami étudiant en médecine. À son chevet, sa compagne Dora Diamant veille sur lui. Tandis qu’Ottla, la soeur chérie, attend à Prague des nouvelles. Robert, Dora, Ottla : ce roman raconte l’histoire de ces trois personnages clés de la vie de Kafka et entrecroise leurs destins, marqués au-delà de l’imaginable par sa présence et son oeuvre. Robert deviendra, à New York, un éminent chirurgien spécialiste de la tuberculose. Dora survivra à la persécution nazie puis stalinienne, en portant jusqu’à nous la mémoire de Kafka. Ottla, elle, accompagnera dans les chambres à gaz un groupe d’enfants juifs après avoir célébré, au camp de Theresienstadt, le soixantième anniversaire de la naissance de son frère. À travers ce roman dans le siècle, Laurent Seksik explore de manière inédite l’oeuvre et la vie de Franz Kafka. L’auteur des Derniers jours de Stefan Zweig et du Cas Eduard Einstein mêle à nouveau, avec émotion et érudition, la grande histoire et le tragique de vies façonnées par l’empreinte d’un géant.

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En deux mots...

Ce livre est moins un récit sur Franz Kafka que sur la force d’une œuvre, d’une pensée, d’un art qui perdure malgré les fanatismes de tous bords. C’est ce en quoi Franz Kafka ne veut pas mourir. Cette force reste présente malgré la haine, les persécutions et le temps qui passe grâce à trois témoins forts de leur époque. Cela nous renvoie aux heures sombres des fanatismes religieux actuels, aux luttes sans merci des peuples contre l’obscurantisme de leurs dirigeants, aux bruits de bottes qui résonnent à nouveau à l’Est. Mais cela nous donne aussi une forme d’espoir à l’idée que la pensée et la culture peuvent et doivent rester plus fortes que toutes les menaces qui s’accumulent à nouveau à l’horizon.

Cécile Rault
pour Culture-Tops
9 février 2023

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Critique de la Revue des deux Mondes


Littérature

Par Isabelle Lortholary
MAR 9, 2023

Raconter autrement Franz Kafka et cinquante ans d’un siècle marqué par l’Holocauste, telle est l’entreprise de Laurent Seksik, dont on connaît le goût pour l’enfance des écrivains(par son émission hebdomadaire sur France Inter en 2022), l’intérêt pour la littérature de langue allemande (il est l’auteur des Derniers Jours de Stefan Zweig, a adapté Le Monde d’hier au théâtre) et les connaissances scientifiques (puisqu’il est également médecin).

LIRE AUSSI : Le destin de Kafka par Pierre de Boisdeffre.

Pour réussir ce récit d’une vie et d’un demi-siècle, Seksik débute paradoxpdf/Le_destin_de_Kafka2alement par la mort de son sujet principal.« Tuez-moi, sinon vous êtes un assassin » : telles sont les dernières paroles prononcées par Frank Kafka le 3 juin 1924 au sanatorium de Kierling en Autriche, implorant une ultime dose de morphine à son ami Robert Klopstock, alors étudiant en médecine. Au chevet de l’auteur du Procès se trouve aussi Dora Diamant (ou Dymant selon les graphies), sa dernière compagne. Ottla, la sœur tant aimée, attend des nouvelles à Prague. Robert, Dora, Ottla : trois existences marquées par la fréquentation – l’amour, l’admiration et le souvenir – de l’écrivain austro-hongrois, avant de l’être par le génocide (Ottla mourra au camp de Theresienstadt).

Trois vies, par le biais desquelles est donné à voir [une version de Kafka plus intime, nourrie de sa correspondance. Un Kafka qui ne meurt pas, à la fois ami, amant, frère et génie littéraire. Près de cinquante ans plus tard, en 1972, le professeur Robert Klopstock est devenu un éminent chirurgien spécialiste de la tuberculose. Il est le seul survivant du trio. À la veille de son départ à la retraite, il doit prononcer ses adieux devant l’équipe de l’unité de chirurgie thoracique qu’il a dirigée au Veterans Hospital de Brooklyn. La vie lui a réussi, songe-t-il, sa rencontre avec Franz Kafka l’a orientée.

« Ce lot de tragédies dispensées aux trois vies qui s’étaient retrouvées autour de Franz, la sienne, celle de Dora, celle d’Ottla, semblaient parfois appartenir à un autrefois irréel. Avait-il traversé tous ces lieux, rencontré tous ses personnages ? » La rencontre a eu lieu et le lecteur de ce formidable "Franz Kafka ne veut pas mourir" en est un témoin privilégié.

Revue des deux Mondes

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« Dora Diamant : sur le seuil du bonheur ».

Une émission de Radio France du 13 avril 2022, dans la série documentaire : « Felice, Milena, Dora, Ottla : quatre femmes avec Kafka »

Dora, la militante de la culture yiddish et l’amoureuse de la dernière chance de Kafka.

Dora Diamant avait 24 ans quand elle rencontra Kafka à l’été 1923, elle écrira plus tard l’impression que l’écrivain lui laissa alors : “Quand je rencontrai Kafka pour la première fois, je compris qu’il correspondait à l’idée que je me faisais de l’homme.” Berlinoise d’adoption, elle avait fui les traditions juives orthodoxes de sa petite ville de Pologne. Yiddishophone, hébraïsante, Dora était l’incarnation de ce "judaïsme authentique" des "ost-juden" qui fascinèrent tant Kafka.

Reiner Stach, biographe de Kafka raconte comment dès sa première conversation avec la jeune fille il se rendit compte que leurs centres d’intérêts se complétaient : “Kafka voulait en savoir plus sur le judaïsme de l’Est, pas seulement sur les gens, mais sur leurs traditions, leur culture, leur pratique religieuse... Réciproquement, Dora était très curieuse de la culture occidentale. Et là, c’était Kafka, l’expert. Il pouvait lui en apprendre beaucoup sur la littérature allemande et la littérature anglaise, etc. Bref, ils se complétaient merveilleusement. Pour lui, c’était une situation incroyablement stimulante qu’il n’espérait plus vivre, résignée comme il l’était.”

A LIRE AUSSI : Kafka sociologue
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Avec Dora, femme réelle, femme de l’action et du dévouement, il n’y eut pas de brouillage/brouillard épistolaire mais, pour Kafka, la possibilité radicale de rompre, enfin, avec Prague et les poids familiaux. Dès Septembre 1923, il parvint enfin à réaliser ce dont il rêvait depuis de longues années : quitter Prague, s’installer à Berlin et y vivre avec Dora malgré les difficultés matérielles et les attaques de plus en plus vives de sa tuberculose. Reiner Stach explique le rôle alors essentiel de Dora dans la vie de Kafka : “Elle a tout mis en œuvre pour que Franz ait une chance de survivre. Elle s’est occupée de l’argent, de la correspondance, de l’organisation de tout. Elle a tout fait. Elle a cuisiné aussi. C’est incroyable, en réalité, elle n’avait plus de vie à elle. “

Mais cette vie commune et simple prit fin avec la dégradation de l’état de santé de Kafka, ardemment veillé par Dora de sanatoriums en sanatoriums. Elle écrivait alors : “Rien de changé. Grâce aux injections, il dort un peu. Mon seul souhait est qu’il ne souffre pas. La médecine n’a plus rien à lui donner, mais je ne perds pas espoir, Franz doit vivre. Il porte en lui son salut et en cela, comme pour le reste, il ne peut décevoir. “Malgré l’extraordinaire dévouement de Dora, Kafka mourut le 3 Juin 1924.

Dora s’installa ensuite à Berlin où elle se maria et eut une petite fille. Elle suivit son mari, communiste, en Union Soviétique après l’arrivée des Nazis au pouvoir, mais alors que celui-ci avait été arrêté, Dora parvint, miraculeusement, à quitter l’URSS avec sa fille, en 1938 pour l’Angleterre. D’abord internée en tant qu’Allemande, "étrangère ennemie", sur l’Ile de Man, elle parvint à s’installer à Londres y devenant une figure centrale de la scène culturelle yiddish jusqu’à sa mort précoce à la fin des années 1950.

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Un documentaire de Ruth Zylberman, réalisé par Julie Beressi ;Laurent Lederer et Sonia Masson.

Avec  :

Kathy Diamant, Professeur à l’Université de San Diego, Californie, auteur d’une biographie de Dora Diamant, fondatrice du Kafka Project.

Reiner Stach, écrivain, auteur de la plus exhaustive biographie de Franz Kafka parue à ce jour, à paraître en français.

Philippe Zard, professeur de littérature comparée à l’université Paris-Nanterre.

Archives de Marthe Robert, traductrice et essayiste.

Carole Ksiazenicer-Matheron, Maîtresse de conférence en littérature comparée à l’Université Paris III.

Comédiens : Rainer Sievert (Franz Kafka) ; Dinara Drukarova (Dora Diamant)

TEXTES CITES
Franz Kafka, Lettres à sa famille et ses amis, traduction Marthe Robert, Claude David, Jean-Pierre Danes, Œuvres Complètes, Bibliothèque de la Pleiade, Gallimard, 1984.

Dora Diamant, Notes inédites présentées par Marthe Robert, Revue Evidences, Novembre 1952.

BIBLIOGRAPHIE
Kathy Diamant, Le dernier amour de Franz Kafka, la vie de Dora Diamant, traduit par Jacqueline Sudaka-Bénazéraf, Hermann, 2006.

Franz Kafka, Œuvres Romanesques T.I et II, édition sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre, Bibliothèque de la Pleiade, Gallimard, 2018.

Reiner Stach, Kafka,The Decisive Years ;The Years of Realization ; The Early Years. 3 T. Frankfurt am Main : S. Fischer Verlag, Princeton University Press, 2008, 2012, 2014.

Philippe Zard, Sillage de Kafka, études réunies par Philippe Zard, collection "L’esprit des lettres", Editions Le Manuscrit, 2007.

LIENS
Kafka’s doomed love : The final chapter of a tragic romance ends next week in a London cemetery. Article de Yehuda Koren àlire sur le site duKafka Project.

"Franz Kafka was my lover" : Dora Diamant (1898-1952)
United Synagogue Cemetery, Marlow Road, East Ham, portrait publié sur le site dédié aux cimetières londoniens, The London Dead.

The Search for Kafka’s lost Love Letters last Notebooks. Article de Kathi Dimant, San Diego State University, in Journal of Kafka Society of America, 2011-2012.

Notes inédites de Dora Dymant sur Kafka.Article de Marthe Robert, publié dans la revue Evidencesn°28, novembre 1952.

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Ottla

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De ses trois sœurs, la plus jeune, Ottla (Ottilie) était sans aucun doute la plus proche de Franz Kafka. Il écrira d’ailleurs à son sujet : “J’ai trois sœurs, l’une mariée, l’autre fiancée, sans préjudice de mon amour pour les autres, la célibataire et de loin, celle que je chéris le plus.”

Ottla, très influencée par son frère, est celle qui tenta de s’émanciper de l’ordre familial régenté par ce fameux père, Hermann, auquel Kafka écrivit une lettre non moins fameuse qu’il n’envoya jamais. Sur cette proximité fraternelle, Reiner Stach, biographe de Kafka explique : “Elle était pour lui une sorte d’allié parce que Franz et Ottla, étaient les personnes les moins adaptées de cette famille, Franz bien sûr, à cause de ses intérêts littéraires, de sa sensibilité, etc. Et Ottla, parce qu’elle avait un caractère rebelle, elle ne pouvait pas se soumettre en tout.” Petr Balajka, le biographe d’Ottla ajoute : “Franz n’avait pas la force de s’exprimer ouvertement contre son père, Ottla au contraire, faisait ce qu’elle voulait sans se laisser freiner. Son entêtement, son obstination et son courage étaient autant de qualités dont Franz avait l’impression de manquer et qu’il admirait énormément chez sa sœur. Elle avait ce qui lui manquait, ce qu’il aurait voulu avoir et c’est cela qui les rendait si proches.”

Kafka évoquera encore cette sœur chérie en ces termes : “Ottla m’apparaît à certains moments comme la mère que je voudrais de loin, pure, vraie, honnête, conséquence, humilité et fierté, réceptivité et quant à soi, dévouement et indépendance, pudeur et courage. Tout cela dans un équilibre infaillible.”

Après avoir longtemps travaillé dans le magasin familial, Ottla n’hésita pas à transgresser les règles familiales en nouant une liaison puis en se mariant avec un tchèque, chrétien, Josef David … Surtout, elle entreprit avec le soutien émerveillé de son frère, des études d’agricultures. Elle l’accueillit d’ailleurs dans la ferme de Zürau (Sirem) où Franz vécut et écrivit quelques mois. Protectrice, Ottla le fut encore quand elle se fit l’intermédiaire de son frère pour négocier en son nom des congés auprès de l’Office d’assurance qui l’employait ou quand elle lui proposa de venir travailler au calme dans la petite maison de la ruelle d’Or qu’elle avait louée, permettant à Kafka d’échapper à ce « quartier général du bruit » qu’était pour lui la maison parentale.

Cette proximité exceptionnelle ne se démentit jamais jusqu’à la mort de Kafka en 1924, comme en témoignent les lettres conservées d’Ottla et Franz. L’essayiste Marthe Robert estime que c’est le vrai Kafka qui apparait dans ces échanges entre le frère et la sœur : ”Les lettres à Ottla reflètent simplement les relations très, très étroites, très affectueuse plus que ça même d’un frère et d’une sœur, d’un grand frère et d’une petite sœur. Elle nous montre un homme qui était le vrai, je veux dire quand il n’écrivait pas.

Tout comme ses sœurs qui furent, elles, déportées au ghetto de Lodz puis assassinées à Chelmno, Ottla fut déportée à Terezin et à Auschwitz où elle fut assassinée en octobre 1943.

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Un documentaire de Ruth Zylberman, réalisé par Julie Beressi.

Avec :

Reiner Stach, écrivain, auteur de la plus exhaustive biographie de Franz Kafka parue à ce jour, récemment publiée en français.

Petr Balajka, écrivain et photographe, auteur d’une biographie d’Ottla Kafka-Davidová

Michal Frankl, historien, professeur à l’Institut Masaryk et à l’Académie Tchèque de Sciences.

Archives de Marthe Robert, traductrice et essayiste.

Archives de Vera Saudková, fille aînée d’Ottla Kafka-Davidová.

Comédiens : Rainer Sievert (Franz Kafka) ; Chloé Réjon (Ottla Kafka) ; Laurent Lederer ,Sonia Masson, Phil Bouvard, et Romain Lemire.

TEXTES CITES
Franz Kafka, Lettres à Ottla, traduction Marthe Robert, Gallimard, 1978.

Lettres d’Ottla Kafka à Josef David et à sa famille, non publiées.

BIBLIOGRAPHIE
Petr Balajka,Das tragische Schicksal der Lieblingsschwester Franz Kafkas,Tredition, 2019.

Franz Kafka,Œuvres Romanesques T.I et II, édition sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre, Bibliothèque de la Pleiade, Gallimard, 2018.

Reiner Stach, Kafka,The Decisive Years ;The Years of Realization ; The Early Years. 3 T.Frankfurt am Main : S. Fischer Verlag, Princeton University Pres, 2008, 2012, 2014.

Alena Wagnerová,La famille Kafka de Prague, Grasset, 2004.

Jiri Weil,Vivre avec une étoile, Denoël, 1992.

LIENS
Florence Bancaud, De l’éducation corruptrice ou : Les années de déformation du jeune Kafka, inGermanican°30, 2002.

The Final Journey of Franz Kafka’s Sisters.Article de Grzegorz Gazda, université de Lodz, Pologne.

‘Es geht mir gut’ (‘I am ?ne’) : Postcard from Ottla, Kafka’s Favourite Sister.Extrait du livre de Subhash Jaireth, université de Canberra, Travels with Writers and Poets (2020).

Tall Kafka and His Sisters.Extrait d’un discours de Cynthia Ozick au Pen American Center en mars 1988.

Kafka à Prague, sur le site dédié aux Maisons d’écrivains.

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Kafka et Prague

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Voici ce qu’en dit Marthe Robert, traductrice de son journal :


« La ville apparaît, certes, avec ses rues, ses places, ces vieux ponts, avec son atmosphère médiévale qui s’accorde si intimement avec l’inspiration de Kafka que son entourage a pu voir, dans le style du Procès ou du Château, une sorte de réplique au style gothique pragois. Mais derrière ce cadre familier, qu’il contemple dans ses promenades solitaires, c’est autre chose qu’il voit, une fatalité qui partout lui fait signe. (…) Cette fatalité ne tient pas uniquement au fait que Kafka était Juif dans un pays où l’antisémitisme était, pour ainsi dire, traditionnel. Elle est en grande partie déterminée par la situation historique, sociale et ethnique de Prague… Juif, Kafka est triplement suspect aux yeux des Tchèques, car il n’est pas seulement Juif, il est aussi Allemand… Mais Allemand, il ne l’est que par la langue, ce qui, certes, le relie fortement à l’Allemagne, mais nullement aux Allemands de Bohême qui, à ses yeux, ne peuvent être qu’une piètre caricature. Il est d’ailleurs séparé d’eux non seulement par leurs préjugés de race, mais encore par le ghetto aux murs invisibles dont la bourgeoisie juive s’est volontairement entourée. Ainsi, Prague donne chaque jour à Kafka le spectacle d’une société où la proximité ne fait qu’aggraver la distance, où la séparation, fondée sur une loi tacite, est tacitement observée par tous, comme si la ville elle-même était victime d’un charme. »

Crédit : https://maisons-ecrivains.fr/tag/kafka-franz/

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VOIR AUSSI

Cycle Kafka (III) - Autour de la Société Franz Kafka à Prague

Comment Kafka est devenu Kafka : Une biographie titanesque, enfin publiée en France

Où est le vrai Kafka ? (textes de Sollers)

Kafka, le temps des décisions

KAFKA SUR PILEFACE

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Feuilleter le livre : Prologue, Robert

Prologue
Robert


On pourrait faire de Kafka le personnage
d’une légende...
WALTER BBENJAMIN

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PROLOGUE

Kierling, le 4 juin 1924

Nous, le Dr Hugo Hoffmann, médecin diplômé de la Faculté de Vienne, administrateur du sanatorium de Kierling, certifions, conformément à l’article 29 du règle¬ment intérieur de l’établissement, la déclaration ci-après et l’attestons pour vraie.
(Note à l’attention du secrétariat : un double du dossier médical sera adressé au Pr Pick, à Prague, et au Dr Siegfried Löwy, médecin traitant et oncle du patient.)

Nous avons constaté, hier, 3 juin 1924, le décès du patient Franz Kafka, né le 3 juillet 1883 à Prague, de Hermann et Julie Kafka, Docteur en Droit de son état, résidant au domicile familial, travaillant au siège de l’Of¬fice d’assurances contre les accidents du travail pour le royaume de Bohême à Prague – mis en congé de sa fonction.

Le décès est lié aux suites d’une laryngite tuberculeuse fulminante ayant entraîné dénutrition et déshydratation.

Outre le larynx, la maladie avait envahi les deux pou¬mons, l’intestin et les méninges.
Depuis plusieurs jours le patient ne pouvait plus s’alimenter.

M. Kafka est arrivé dans notre établissement le 19 avril 1924.
Il avait au préalable été accueilli à l’Hôpital Universitaire de Vienne dans le service du Pr Marcus Hajek, à l’étage dédié au traitement des phases terminales de la tubercu¬lose, dans un état jugé comme désespéré. Le patient était sorti du service, contre avis médical, à la demande de ses proches, pour être transféré dans notre sanatorium.

Le patient a été vu par nos soins à son arrivée et nous avons établi le diagnostic suivant :
Tuberculose évolutive généralisée, compliquée de laryngite tuberculeuse fulminante.
À l’examen clinique :
– poumon droit : râles au niveau apical supérieur ; sibi¬lants au niveau lobaire moyen ; rauque basal ;
– poumon gauche : râles au troisième creux intercos¬tal ; sibilants au lobaire inférieur
La radioscopie pratiquée a montré deux volumineuses opacités des poumons droit et gauche dont une, apicale droite, de type caverneuse, ainsi qu’un épanchement pleural droit compressif.
La laryngoscopie a montré un défilé laryngé infranchis¬sable avec obstruction quasi totale de la gorge.

Conformément à notre protocole de traitement visant à enrayer l’évolution, nous avons prescrit :
– 5 verres de lait par jour
– 2 verres de crème fraîche entre les repas
– repos au lit 6 heures par jour
– promenade quotidienne d’une demi-heure si l’état le permet
– prélèvement et analyse des crachats
– pesée matin et soir
– prise de la température quatre fois par jour, avec pointage de la courbe
– injection de 10 ml d’éthanol en regard des nerfs laryngés supérieurs à visée antalgique et palliative.

Signalé comme végétarien, le patient Kafka a décliné les repas de viande rouge proposés en complément calo¬rique indispensable au traitement – signalons que les 2 dernières semaines, toute ingestion de ce type d’aliment était proscrite vu l’état de la gorge du patient.
Le patient Kafka a toujours montré une connaissance précise de l’état de sa maladie.
Selon les conclusions de l’interrogatoire du patient, la maladie avait commencé il y a une décennie, en l’an¬née 1913 ou 1914.
La maladie était restée quiescente un certain temps, manifestée par une seule asthénie et des maux de ventre violents témoignant d’une possible atteinte tuberculeuse du tube digestif et des ganglions lymphatiques.
La manifestation inaugurale de la maladie s’est décla¬rée au mois d’août 1917, par une hémoptysie nocturne massive à laquelle ont succédé plusieurs crachats de sang itératifs les jours suivants. Le patient était alors dans sa 34e année.
Les facteurs favorisant la contamination par le bacille de Koch étaient : la vie dans une capitale, l’appétence du patient pour le lait cru non pasteurisé et non bouilli – qui, on le sait, favorise la transmission du bacille par le lait de vaches tuberculeuses.
Le patient a alors consulté le Dr Mülhstein, généraliste à Prague, qui a diagnostiqué une simple bronchite.
Devant la persistance des symptômes, le patient Kafka a consulté le Pr Friedl Pick qui a diagnostiqué la tuberculose pulmonaire. La radiographie a constaté l’atteinte de la région apicale du lobe pulmonaire droit.
Le Pr Pick a prescrit des injections de tuberculine que le patient a refusées.
De 1917 à 1921, la maladie a été relativement contenue, manifestée par des céphalées intenses pouvant être en rapport avec l’envahissement des méninges et des douleurs abdominales aiguës sans doute liées à l’envahisse¬ment de la cavité digestive.
La maladie a pu permettre une relative conservation de la vie professionnelle et personnelle du patient Kafka.
À partir de janvier 1921, la maladie évolue défavorablement et impose une succession de séjours en sanatoriums, dont celui de Merano (Italie du Nord) et celui de Matliary (Hautes Tatras), avec interruption fréquente de l’activité professionnelle du patient.
Voilà 9 mois, en septembre 1923, le patient est atteint par la grippe espagnole. Le virus grippal a aggravé les lésions par une double pneumonie qui a laissé le patient dans le coma pendant 72 heures. Contre toute attente vu l’état du patient, l’infection a finalement été jugulée.
Succédant à l’épisode de grippe, le séjour prolongé du patient à Berlin durant le particulièrement rigoureux hiver dernier, vécu dans des conditions de grande précarité, a entraîné l’évolution irréversible vers l’atteinte laryngée.
Le 3 mai dernier, après examen du patient, le Dr Oskar Beck a rendu ses conclusions dans un courrier que je reproduis ci-après et qui se trouve dans le dossier du patient Kafka :

Hier, j’ai été appelé par Mlle Dora Dymant à Kierling.
M. le Dr Kafka éprouvait de violentes douleurs dans le larynx, surtout lorsqu’il toussait. Quand il prend de la nourriture, les souffrances s’aggravent de telle sorte qu’il lui est presque impossible d’avaler.
J’ai pu constater dans le larynx un processus de désa¬grégation de caractère tuberculeux, affectant également une partie de l’épiglotte. En un tel cas, une intervention chirurgicale est absolument impraticable, et j’ai ordonné une injection d’alcool dans le nervus laryngeus superior.
Aujourd’hui Mlle Dora Dymant m’a téléphoné pour me dire que l’action n’a été que temporaire et que les dou¬leurs ont repris avec la même intensité.
J’ai conseillé à Mlle Dymant de ramener M. le Dr Kafka à Prague puisque le Dr Neumann a, quant à lui, estimé ses chances de survie à trois mois.
Mlle Dora Dymant a refusé car elle croit que le patient prendrait ainsi conscience de la gravité de son état.
Il serait bon que vous donniez à ses parents tous les éclaircissements nécessaires sur le sérieux de la situation.
Je m’explique très bien, psychologiquement, le désir de Mlle Dymant, qui s’occupe du malade avec une touchante abnégation, de convoquer à Kierling une conférence de spécialistes.
J’ai dû lui expliquer que les poumons aussi bien que le larynx de M. le Dr Kafka étaient dans un tel état qu’aucun spécialiste ne peut lui venir en aide et qu’on ne peut attendre d’adoucissement que du pantopon ou de la morphine.

Ayant conservé toute sa conscience jusqu’à ses ultimes instants, mais ayant perdu l’usage de la parole en raison de l’envahissement du larynx, le patient s’exprimait ces dernières semaines par la rédaction de notes.
Les causes de la mort, ce jour du 3 juin, sont liées à la répétition des injections de morphine pratiquées en vue d’atténuer les souffrances du patient et l’étouffement causé par l’envahissement du larynx.
Identité des personnes venues au chevet du patient et inscrites dans le registre de l’établissement :
– M. et Mme Kafka, père et mère du patient. Visite le 28 avril 1924 ;
– M. Max Brod, ami du patient, plusieurs visites dont la dernière, le 11 mai 1924 ;
– le Dr Siegfried Löwy, oncle du patient, également le 11 mai 1924 ;
de façon continue et dormant à demeure, chambre 14 et chambre 15 de notre établissement, ayant joué un rôle considérable dans le suivi et les soins du patient :
– Mlle Dora Diamant (Dymant, ou Dyamant), compagne du disparu ;
– M. Robert Klopstock, étudiant en médecine à Budapest et ami du patient.
Il avait été accordé à M. Klopstock, vu ses compétences médicales, et avec l’accord du Dr Kafka, la prise en charge du patient.

C’est M. Klopstock qui a signalé le décès du patient Kafka, après lui avoir donné les derniers soins, notamment l’injection de morphine létale.
Le patient a été veillé dans la chapelle attenante à l’établissement, par Mlle _ Dora Diamant.
Il a été laissé à M. Robert Klopstock, à sa demande, le soin de prévenir la famille.

Le patient Kafka sera inhumé à Prague, le 11 juin 1924.


La tombe de Kafka dans le nouveau cimetière juif de Prague.
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première partie

ROBERT

2 février 1921

Il vit comme un mauvais présage la traînée de fumée noire laissée par la locomotive derrière elle. Une succes¬sion de falaises et de pics défilait par la fenêtre du com¬partiment. Le plus haut de la chaîne des Tatras domine les Carpates de ses 2 500 mètres d’altitude, avait-il lu. Vers la vallée, des forêts d’épicéas déroulaient un tapis sombre qui venait se fondre au bas des sommets neigeux dans la grisaille des montagnes. Il se demanda combien diable pourrait durer son séjour au sanatorium. Ma réclusion, corrigea-t-il. Le professeur Imre Dietz, un de ses maîtres à la faculté de médecine, celui-là même qui lui avait conseillé Matliary pour soigner sa tuberculose, avait eu un silence gêné lorsqu’il lui avait posé la question. « Qui peut savoir ce que réserve cette maladie ? » avait fini par lâcher le professeur, avant de lancer, sur un ton de condoléances : « Soyez confiant, Klopstock, vous vous en sortirez. »

La vision d’un chamois sur une roche lui arracha un sourire. Qu’Imre Dietz aille en enfer, avec tout le col¬lège des professeurs de Budapest ! Il ne resterait pas les bras croisés à attendre que les lésions qui rongeaient ses poumons s’amenuisent, privées de l’oxygène dont elles se nourrissaient sous l’effet supposément bienfaiteur de ces hauteurs. Il saurait saisir sa chance. Le doyen de la faculté de médecine l’avait autorisé à reporter ses examens pour raisons de santé. Sa malle recélait une bibliothèque entière de cours de médecine, livres d’anatomie, manuels de chirurgie. La mémoire a toujours été mon fort, s’enor¬gueillit-il. À son retour à Budapest, il en remontrerait à ses camarades de promotion qui l’avaient enterré vivant en apprenant la nature de l’affection dont il souffrait.

Toute l’oeuvre de Dostoïevski finissait de remplir la malle. Dostoïevski meublerait les semaines de solitude et d’ennui. Dostoïevski valait la compagnie des hommes. Robert s’était promis de tout relire. Il aimait les défis. Apprendre la médecine et lire tout Dostoïevski suffisaient au bonheur d’un individu, en tout cas au sien. Qu’aurait-il d’autre à faire que lire et étudier, sinon avaler ces tonnes de litres de lait et ces kilos de crème fraîche censés vaincre le bacille tuberculeux ?

Peut-être ces interminables journées lui offriraient-elles le loisir de reprendre l’écriture de son roman. Il s’inventait toujours des excuses pour ne pas y replonger, repoussait sans cesse l’heure. Là-haut, il n’aurait aucune excuse, pas d’amours incompris ou de nuits de garde à l’hôpital. Le vide des sommets étirait le temps à l’infini. Il allait enfin pouvoir réaliser son rêve. Il rêvait depuis toujours d’être écrivain. Il ne s’imaginait pas vivre une vie entière sans avoir écrit un roman. Il avait de l’ambition pour dix, il serait Tchekhov ou personne, sa vie serait vouée à guérir les corps et à réconforter les âmes. Mais à l’instant de prendre la plume, il se trouvait face à un gouffre, comme tétanisé par le doute. Chaque ligne lui coûtait. Les mots tombaient au compte-gouttes. Et ses dialogues sonnaient faux. Il était assailli par toutes sortes de questions. Fallait-il faire un avec sa souffrance pour l’exprimer entièrement ou convenait-il de s’oublier tota¬lement ? Comment ordonner son récit, donner chair à ses personnages ? Il n’avait pas d’idée précise concernant la fin, de quelle manière, alors, progresser dans l’inconnu ? Son histoire comptait une douzaine de chapitres, il n’était satisfait d’aucun. L’inspiration se cachait-elle dans les livres ou dans la vie réelle ? Il avait lu tout ce qu’il lui était possible de lire, mais, à vingt ans et des poussières, en connaissait-il assez sur l’existence ?

Il rêvait d’une âme charitable qui pourrait mettre un terme à ses questionnements. Mais ses professeurs lui auraient ri au nez en découvrant qu’il nourrissait une vocation autre que la médecine. Sans parler de ses cama¬rades de promotion, obsédés par leur carrière ou pire qui ambitionnaient simplement de couler des jours heureux. Les jours heureux, Robert, ça lui filait le cafard.

Peut-être devrait-il afficher des prétentions littéraires plus modestes et se contenter de reprendre cet article sur Alfred Döblin que lui avait commandé un journal de Budapest à la porte duquel il était allé frapper – apprenant qu’il était étudiant en médecine et épris de littérature, le rédacteur en chef de cette feuille de chou l’avait mis à l’épreuve en lui proposant un sujet consacré à l’écrivain-médecin berlinois.

Bercé par le mouvement du train, il finit par s’endor¬mir. C’était naturellement un mauvais sommeil, auquel le ferraillement de la locomotive à l’approche de la gare de Tatra Lomnitz vint mettre un terme. Il écarquilla les paupières. Il était arrivé à destination. Les maisons étaient recouvertes d’une neige épaisse, le ciel inondé de brume. Dans les hauteurs, il put distinguer le pic du Lomnitz, qui surplombait les lieux. La mort au grand air, songea-t-il.

La directrice du sanatorium, Mme Forberger, avait assuré dans sa lettre qu’on l’attendrait sur le quai. Il quitta le compartiment et descendit du train sa malle à la main. Le quai était presque désert. À l’autre bout, un homme emmitouflé sous une veste longue, une chapka sur la tête, agitait une main dans sa direction. Il répondit à son salut. L’homme vint vers lui d’un pas rapide et après les présen¬tations d’usage le convia à le suivre.

« Qu’avez-vous mis dedans, un cadavre ? » lança-t-il après s’être emparé de la malle.
Robert le suivit jusqu’à l’attelage au-dehors, monta sur le siège arrière. L’homme fit claquer son fouet dans l’air et tira sur les rênes. Le véhicule fila dans la neige. On tra¬versa le village. À l’orée des dernières maisons, on s’en¬fonça dans une forêt. Robert grelottait de froid sous son manteau léger, à peine bon pour les rigueurs de l’hiver à Budapest. Le cocher entama la conversation :

« Je devine que c’est la première fois que vous venez ici. Vous vous y sentirez bien. L’établissement est correcte¬ment tenu, la cuisine parfaite, le personnel irréprochable. Et les patients en nombre raisonnable, une trentaine, en ce moment, tout au plus, répartis dans deux bâtiments. Si vous avez de la chance ce sera le grand pour vous, dans le cas contraire je ferai le nécessaire, vous m’avez l’air sym¬pathique, pas très prolixe mais sympathique. Et puis, nous avons un médecin à demeure. Il n’y en a pas deux comme le docteur Strelinger pour vous rassurer quand votre état s’aggrave. Dans la clientèle, il y a de tout, des Hongrois de Budapest comme vous mais plus argentés, des Tchèques de Prague, pas d’Allemands, évidemment. Pourquoi viendraient-ils ici, avec les établissements qu’ils possèdent ? Évidemment il y a aussi des juifs, vous n’êtes pas juif, mon¬sieur Klopstock ? Klopstock, cela sonne germanique. Mais ceux qui sont ici sont très bien, vous pourrez le constater. Ah, j’oubliais l’essentiel à votre âge, il y a aussi des jeunes femmes, en particulier Aranka, une Hongroise de toute beauté, et Ilonka, sublime, mais qui tousse comme une crevarde... À moins que vous ne soyez de l’autre bord, il faut de tout pour faire un monde. Ici, nous avons un capi¬taine, je ne sais pas s’il en est, mais il passe son temps à peindre, c’est quand même un signe d’être si sensible à la beauté des choses... Ah, il y a aussi un dentiste, du nom de Glauber, au petit bâtiment, et également un Tchèque, la cinquantaine, qui n’est pas au mieux, essayez de gar¬der vos distances, à ce qu’on dit la gorge est envahie. Ah, j’oubliais, au-dessus de la chambre du Tchèque, il y a un original, grand, maigre comme un clou, pas méchant mais toujours un peu à l’écart, comme s’il valait mieux que les autres, on raconte qu’il écrit des livres... Allez, nous voilà arrivés, Mme Forberger doit vous attendre. Vous verrez, une femme charmante, un peu rude. J’ai été ravi de faire la conversation avec vous. On a beau dire, les médecins sont plus humains que la plupart de leurs congénères.
— Comment s’appelle-t-il ? demanda Robert.
— Qui ?
— L’écrivain, quel est son nom ?
— Kafka, Franz Kafka... Maigre et grand comme il est, vous n’allez pas le manquer... Allez, à bientôt, on se recroisera, monsieur Klopstock. Ici, on n’a que ça à faire, se recroiser. »

Robert descendit du traîneau et avança vers l’édifice, un bâtiment au faste de vieux palace, qui commençait à plonger dans la nuit. Ses pas s’enfonçaient dans la neige, il se sentit aussitôt essoufflé par l’effort. Il monta quelques marches et entra. Le hall conforta sa première impression avec son parquet de chêne et ses fauteuils en cuir de style anglais. Sur une table basse, des journaux sur leurs baguettes de lecture. Un quotidien hongrois arrêta son regard. La une titrait sur l’accord entre l’Union soviétique et l’Estonie qui entérinait l’abandon de toute prétention territoriale de la Russie soviétique sur son voisin. Dans un grand vase, des bouquets de fleurs qui semblaient coupées de fraîche date. Une large baie vitrée donnait sur l’extérieur, près d’une grande cheminée où les braises rougeoyaient encore. Il imagina les après-midi sous la neige où l’on se réchauffait près du feu autour d’un grog en discutant de choses et d’autres. Il éprouva une soudaine fatigue, lutta contre la tentation de s’asseoir dans l’un des fauteuils, se força à aller jusqu’à la loge et appuya sur la sonnette.

Une porte s’ouvrit. Une femme se dirigea vers lui. Mme Forberger, songea-t-il. Elle l’appela par son prénom sans qu’il se fût présenté, s’inquiéta de savoir si le voyage s’était bien passé, proposa de lui montrer sa chambre, un garçon d’hôtel se chargerait de monter la malle. « Mais avant, ajouta-t-elle en quittant la loge, suivez-moi que je vous fasse découvrir votre nouvelle résidence ! » Il lui emboîta le pas.

Une porte à double battant donnait sur une vaste salle à manger dont les tables étaient dressées de napperons rouge et blanc. Deux femmes de chambre s’y activaient sous les ordres d’un maître d’hôtel. « Réveil à six heures, déjeuner à onze heures trente, annonça Forberger d’un ton martial. Dîner à dix-huit heures trente, petit déjeuner entre six heures trente et sept heures. » Une autre salle s’ouvrait en enfilade, des rangées de chaises s’y alignaient devant un piano à queue, à quelques pas d’un billard. « Si vous êtes amateur, nous avons un ou deux champions en ce moment », lança-t-elle d’une voix amicale. Près du mur, des paysages de montagne étaient disposés sur leurs chevalets.

« Et maintenant, la chambre ! » fit Forberger, tournant les talons.
Il peinait à suivre le rythme. La seule traversée de la salle l’avait épuisé. Il fut pris d’une quinte de toux. « Un brin caverneuse », remarqua Forberger. Elle avait pro¬noncé ces mots en connaisseuse, comme elle aurait jugé un plat confectionné par son cuisinier – « trop salé » ou « manque de sauce ».

Il gravit les marches d’un escalier derrière elle. « La chambre est au deuxième étage, la 215 », précisa-t-elle. Il aurait aimé lui demander de ralentir le pas. « Vous avez de la chance, fit-elle, la terrasse est exposée plein sud. » Elle en vint à évoquer le médecin du sanatorium. Le docteur Leopold Strelinger résidait dans l’annexe, la Villa Tatras, qui accueillait également quelques pensionnaires. Il consultait un jour sur deux. Ses recommandations étaient strictes : se peser quotidiennement sur le pèse-personne de l’étage – elle désigna de l’index l’obscurité du fond du couloir où l’objet était censé se trouver ; prendre sa tem¬pérature six fois par jour – « le thermomètre sera sur votre lavabo, rangé dans son étui rouge. Chaque matin, une femme de chambre viendra vous servir au balcon le verre de lait et le pot de crème fraîche également prescrits par Strelinger ». Elle s’exprimait de façon machinale, un peu comme la guide d’un musée.

Sur le palier du deuxième étage, elle s’engagea dans un couloir étroit et mal éclairé. Le souffle commençait à lui manquer. Il se promit d’aller voir Strelinger. Depuis la chambre 211, retentit une quinte de toux si puissante qu’elle ébranla les murs. « M. Hartmann fait encore des siennes », commenta froidement Forberger.

Elle s’arrêta quelques mètres plus loin, sortit de la poche de son manteau un grand trousseau de clés, les fixa tour à tour du regard en les faisant glisser entre ses doigts, des doigts longs et fins, des mains splendides de femme, qui n’avaient rien de commun avec les mains mal entrete¬nues des jeunes filles qu’il avait pu fréquenter jusque-là. Elle glissa une clé dans la serrure. « Votre suite, jeune homme ! » Elle l’invita à entrer.

Le linoléum rutilait sous la lumière électrique. Le lit en bois était large. Une armoire massive se dressait contre un mur, que rempliraient son seul costume, ses quatre chemises et son pull en laine. Le bureau était en bois de chêne. Papier à lettres à l’enseigne de l’établissement et stylo-plume. Ici, il terminerait son roman. Avec les royal¬ties tirées des ventes, il rembourserait la société de bien¬faisance qui avait payé son séjour. Le lavabo était aussi large que l’armoire, avec ses deux robinets de nickel. Un grand miroir était fixé au mur. Sur une planche au-dessous, le thermomètre dans son étui et deux crachoirs plats avec leur fermoir en argent résumaient son avenir.

Franz Kafka ne veut pas mourir LAURENT SEKSIK

A propos de l’auteur

Né en 1962, à Nice, Laurent Seksik est médecin et écrivain. Après ses études médicales, il devient Interne des Hôpitaux. Dans le cadre de sa spécialisation en Radiologie, il exerce en tant qu’Assistant des Hôpitaux de Paris à Broussais-Hôtel-Dieu. Après avoir fini son clinicat, il a une expérience journalistique.

Il publie en 1999, son premier roman Les Mauvaises Pensées (J-C Lattès, Pockett), traduit dans une dizaine de langues, dont la prestigieuse maison d’édition allemande Rowolt. Il publie son second roman en 2004, La Folle Histoire (J-C Lattès) Prix Littré. Il devient successivement rédacteur enchef du Figaro Etudiant, éditeur aux éditions Lamartinière, rédacteur en chef du Bateau-Livres. Critique littéraire au Point.
Il anime, durant 3 ans, l’émission littéraire d’I-télé, Postface

En 2006, il publie son troisième roman La Consultation (J-C Lattès, Pockett). Retourné à l’exercice médical, il publie, en 2008, une biographie d’Albert Einstein (Gallimard Folio). En 2010, il publie un roman relatant les 6 derniers mois de la vie de Stefan Zweig avant son suicide. "Les derniers jours de Stefan Zweig ». Le livre se vend à plus de 50 000 exemplaires, il est traduit dans sept langues. L’auteur en écrit l’adaptation théâtrale. Celle-ci sera montée au théâtre Montparnasse, en septembre 2012, mise-en-scène de Gérard Gélas. En septembre 2011, Laurent Seksik publie son cinquième roman, chez Flammarion, « La Légende des Fils ».

Depuis 2006, Laurent Seksik se partage entre médecine et littérature.

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1 Messages

  • Viktor Kirtov | 11 juin 2023 - 15:49 1

    En complément de l’article ci-dessus, avec ses mots directs et percutants Franz Olivier Giesbert nous livre sa critique du livre :

    Le Point, 8 juin 2023

    « Elle avait pensé, en se couchant plus tôt que d’ordinaire, s’endormir plus facilement que les autres soirs.  » Ce n’est pas du Proust ni du Flaubert, non, c’est du Seksik, l’écrivain qui nous avait conté, en 2012, les derniers jours de Stefan Zweig.

    Ne nous emballons pas, mais le Seksik est une langue sans chichis qu’il faudrait conseiller à tous les nouveaux romanciers : elle coule de source, et ça nous fait des vacances. C’est pourquoi on ne peut arrêter la lecture de ses livres une fois qu’on les a commencés, et ce, jusque tard dans la nuit. Insomnie garantie.

    Son dernier ouvrage, Franz Kafka ne veut pas mourir, est un roman vrai, poignant et sans pathos, où vous croiserez du beau monde, de Thomas Mann à Karl Kraus. Écrit à l’os, il nous raconte les derniers jours de Franz Kafka jusqu’à son décès, le 3 juin 1924, à l’âge de 4o ans, des suites d’une Laryngite tuberculeuse fulgurante ayant envahi les deux poumons, les intestins et les méninges. Un calvaire.

    D’une érudition jamais pesante et d’une construction virtuose, mais invisible, c’est un livre à la fois sur la souffrance, un génie et son époque, à propos d’un des plus grands écrivains du XXe siècle et de trois des personnages clés de sa vie : Robert Klopstock, son ami étudiant en médecine, Dora Diamant, sa jeune compagne institutrice, et Otta, sa sœur chérie, morte à Auschwitz en 1943.

    Rassurez-vous, Laurent Seksik n’a pas oublié Max Brod, l’ami le plus proche de Kafka, qui a « sauvé » son œuvre. Il a sa place, une belle place, celui qui, grâce à Dieu, n’a pas respecté les dernières volontés du défunt : F. – ainsi qu’il signe sa lettre – lui avait en effet demandé de détruire tout ce qu’il laissait derrière lui, les lettres, les journaux intimes, les manuscrits, comme Le Procès, L’Amérique et Le Château, qui n’étaient pas achevés. Il n’en a rien fait. Merci Monsieur Brod !

    Livre chorale autour de Robert, Dora et Ottla, Franz kafka ne veut pas mourir explore leur destin, avant, pendant et après l’agonie de l’auteur de La Métamorphose, sur fond de montée des dangers et de persécutions nazies ou staliniennes. La morale de tout cela, c’est Franz Kafka, le déraciné suicidaire, qui nous donne dans son Journal intime, encore merci, monsieur Brod, de n’avoir pas non plus réduit celui-là en cendres : « Quand une fois on a accueilli le Mal chez soi, il ne demande plus qu’on lui fasse confiance. ».

    Franz Kafka ne veut pas mourir de Laurent Seksik (Gallimard, 352 p., 21,50 €)