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Poussin et l’amour (« un jeune homme qui a une furie du diable »)

Musée des Beaux Arts de Lyon (jusqu’au 5 mars 2023)

D 8 février 2023     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Pileface a déjà présenté l’exposition « Poussin et l’amour » visible au Musée des Beaux Arts de Lyon depuis le 26 novembre et jusqu’au 5 mars. Les vacances scolaires approchent et, entre deux manifestations contre la réforme des retraites, vous aurez peut-être l’occasion d’aller la voir. Yannick Haenel, grand voyageur, l’a vue. Il en parle dans sa dernière chronique de Charlie hebdo. L’exposition présente une quarantaine de toiles et de dessins. Sept toiles proviennent du musée du Louvre dont L’Inspiration du poète et Apollon amoureux de Daphné (ne vous y trompez pas : Apollon et Dionysos que l’on oppose traditionnellement ont le même père clandestin : Zeus — ou Jupiter pour les Romains [1]). Cette dernière toile, Apollon amoureux de Daphné, vous l’avez peut-être déjà vue ici-même. Ça ne vous dit rien ? Pourtant, Sollers en a parlé à plusieurs reprises et, la dernière fois, dans Légende et Agent secret, les deux livres qu’il a publiés simultanément en 2021. Apollon amoureux de Daphné est inspirée d’Ovide. Poussin (1594-1665), on le sait, a été très tôt influencé par sa lecture des poètes latins et des Métamorphoses [2]. On lui a fait la réputation d’être un peintre philosophe austère : c’est n’avoir rien vu, même si l’on n’a eu eu accès qu’aux peintures exposées au Louvre. Certes, Poussin a peint de nombreux sujets issus de la mythologie et de la Bible, mais, comme les grands peintres vénitiens (Tintoret, Le Titien, avant lui, plus tard Tiepolo), il a su mêler, pour notre plus grand bonheur, l’amour sacré et l’amour profane...


Poussin, L’Inspiration du poète, vers 1629.
Le Louvre. Photo A.G., 25 janvier 2017 (avant la restauration du tableau [3]).
ZOOM : cliquer sur l’image.

Entretiens avec les commissaires de l’exposition

Nicolas Milovanovic, co-commissaire de l’exposition, répond aux questions d’Alexandre Le Mer (Europe 1, 29 novembre 2022).

« C’est vraiment le jeu du désir par le regard »

« Poussin est un peintre extraordinairement sensuel »

Co-commissaire, avec Ludmila Virassamynaïken et Mickaël Szanto, de « Poussin et l’amour » au musée des beaux-arts de Lyon, le conservateur en chef du département des Peintures du Louvre, spécialiste de peinture française du XVIIe, évoque cette thématique à première vue inattendue.

Pourquoi l’exposition est-elle présentée au musée des beaux-arts de Lyon ?

À l’origine de ce projet, ce sont les achats exceptionnels par ce musée de deux tableaux de Poussin : La Fuite en Égypte, en 2008 puis La Mort de Chioné, en 2016. Le premier était très cher et il a été compliqué de réunir l’argent. Le second a été une acquisition très audacieuse, le tableau n’étant alors accepté que par Denis Mahon, suivi par Pierre Rosenberg. Si ce musée a acheté ces deux tableaux hors norme, c’est notamment parce qu’il y a une part de Lyon en Poussin. C’est en quelque sorte un artiste lyonnais ! Un de ses biographes, Giovanni Battista Passeri, dit qu’il y a passé plusieurs années. Henriette Pommier a découvert récemment qu’il s’y trouvait en mars et en juin 1622. Elle a aussi identifié une mention de la Chioné dans l’inventaire après décès de Silvio II Renon de 1691, petit-fils de Silvio I. Maître ouvrier en soie venu d’Italie dans les années 1610, ce dernier est un passionné de peinture. Il se constitue une belle collection avec plusieurs Poussin, qui a à peu près le même âge que lui. À la suite de ses deux acquisitions exceptionnelles, le musée de Lyon désirait proposer un événement Poussin. Or, après l’exposition « Poussin et Dieu » que Mickäel Szanto et moi avions présentée au Louvre en 2016, nous souhaitions montrer qu’au-delà du peintre philosophe, Poussin est aussi un peintre très terre à terre, attaché aux émotions humaines, notamment celles amoureuses.

Le contexte actuel a-t-il impacté l’organisation de cette manifestation ?

Oui, fortement. Le contexte de préparation a été catastrophique, du fait de la pandémie en premier lieu. Il n’a pas été simple d’obtenir les prêts : il a fallu se battre, même si les collègues sont très compréhensifs, car il existe une sorte de solidarité entre nous. Puis, la guerre en Ukraine a fait tomber une douzaine de prêts russes. Or, l’Ermitage est le deuxième musée de Poussin au monde, et le musée Pouchkine possède également des choses incroyables. Les prêts étaient obtenus et les essais pour le catalogue commandés aux collègues russes. On ne les a pas et c’est un manque. On ne peut donc pas présenter la série entière des Nymphe et satyres dont il existe trois versions : à Dublin, au Prado et au musée Pouchkine. Comme d’autres rapprochements, qui sont faits dans le même espace, cette série montre que Poussin s’est répété dans sa jeunesse.


Nicolas Poussin, Vénus et Adonis, vers 1628-1629, huile sur toile. The Kimbell Art Museum..
© The Kimbell Art Museum. ZOOM : cliquer sur l’image.

Quel est le propos de l’exposition ?

L’idée est de jeter un nouveau regard sur la peinture de Poussin. Le thème de l’amour l’a obsédé toute sa vie et se retrouve dans son œuvre, mais d’une manière différente selon les époques. Son approche est clairement érotique dans ses peintures de jeunesse et au cours de ses années romaines. Puis, dans les années 1630, c’est la folie bachique qui l’intéresse, il peint notamment de nombreuses bacchanales pour Richelieu. Après, la maladie l’affecte, l’amour devient mélancolique, lié à la mort, avec un traitement plus dramatique. Beaucoup de choses restent néanmoins à découvrir sur la fin de sa vie. Et plus encore sur ses années de jeunesse, à Rome et avant. Un faisceau d’indices tend à montrer que c’est quelqu’un qui a pratiqué l’amour vénal, à Rome, en même temps qu’il le peignait. Mais il ne faut pas aller trop loin et rester prudent dans nos interprétations…

Comment ce grand thème de l’amour est-il mis en scène ?

L’exposition est construite en cinq sections, à la fois thématiques et chronologiques, avec le plaisir des yeux comme fil conducteur. Elle est conçue pour « le plaisir de la délectation », comme le disait Poussin lui-même ! La rencontre des œuvres est capitale. La beauté et la puissance du regard ont été les maîtres mots de l’accrochage, raison pour laquelle on a décidé de ne montrer que du Poussin. Peintures et dessins, et finalement pas de gravures. On a hésité, notamment pour évoquer les tableaux vandalisés ou ceux disparus. Mais on n’a pas pris le risque d’affaiblir le message : notre souhait est de faire comprendre que Poussin est un immense peintre. Vous pouvez admirer là des œuvres qu’on ne voit jamais, car elles sont refusées du corpus et souvent remisées dans les musées, ou parce qu’elles viennent juste d’être découvertes, sur le marché et parfois même chez des collectionneurs privés. C’est le cas du Narcisse qui a réapparu dans une vente, il y a un an, à New York, que le public pourra voir pour la première fois, ainsi que le tableau complètement inattendu qu’on a découvert avec Mickaël dans une collection parisienne et qui provient de la collection Paul Jamot. Personne ne l’a vu, pour l’instant, pas même les plus grands spécialistes ! Et il y a aussi le tout dernier tableau de Poussin, Apollon pleurant la mort de Daphné, resté inachevé, très fragile et très émouvant. Je le trouve bouleversant : quand on le regarde de près, on sent que chaque coup de pinceau a été un effort. L’amour est de nouveau là mais la mort est au cœur du tableau… C’est un prêt vraiment exceptionnel du Louvre.


Nicolas Poussin, Nymphe et satyre buvant, vers 1626-1628, huile sur toile.
© Museo Nacional del Prado. ZOOM : cliquer sur l’image.

Abordez-vous la question de l’érotisme ?

Bien sûr ! La deuxième section de l’exposition, intitulée « Corps désirés », est consacrée aux tableaux les plus charnels. Elle met en scène le désir qui passe par le regard et qui se concentre ici sur des nudités féminines : Vénus, des nymphes, etc. Poussin est vraiment un peintre ultra érotique ! On a d’ailleurs découvert que certains de ses tableaux ont été vandalisés pour des raisons de convenance, de pruderie. C’est le cas notamment du petit tableau de la collection Jamot que l’on a identifié chez une collectionneuse à Paris, et dont la restauration a révélé une lacune importante au niveau des fesses de Vénus. On retrouve une lacune similaire, au même endroit, sur le tableau de Dublin, Nymphe et satyre ainsi que sur Vénus et Adonis de Providence, aux États-Unis. Dans un texte manuscrit conservé à la BnF, le collectionneur Louis-Henri de Loménie de Brienne raconte que « sa » Vénus de Poussin est nue, les jambes écartées, que c’est trop difficile pour lui et qu’il découpe le tableau pour le rendre plus acceptable. Jusque-là, on ne savait pas vraiment que l’artiste avait été censuré et vandalisé, parce que jugé trop érotique.

Quelles sont ses sources en matière d’érotisme ?

Ses peintures érotiques ne sont pas aussi titianesques qu’on veut bien le dire. Les racines de son inspiration se trouvent moins chez Titien que dans l’entourage de Raphaël, chez Giulio Romano ou Marcantonio Raimondi notamment, lors du moment clairement érotique qui advient à Rome dans les années 1520-1530, après la mort de Raphaël. Et il y a les Carrache aussi : Augustin grave la série des « Postures », censurées par ailleurs, comme I Modi de Raimondi… Et derrière tout cela, il y a évidemment l’antique. Certaines statues ou bas-reliefs romains ont été interprétés par plusieurs graveurs, Raimondi et des membres de l’entourage de Maître D.

Nicolas Poussin est-il selon vous un peintre sensuel ?

Poussin est un peintre extraordinairement sensuel, ce qu’entend montrer l’exposition, qui est une exposition engagée. Il faut regarder tous ces tableaux laissés longtemps de côté : le plaisir de peindre y est vraiment perceptible. On sent une liberté et une sensualité de touche dans les empâtements. C’est un artiste plein de feu, un peintre virtuose. Son ami, le cavalier Marin, le décrit comme « un giovane che ha una furia da diavolo », c’est-à-dire « un jeune qui a une furie du diable  ». Cette phrase du poète italien prend ici vraiment tout son sens ! (La Gazette Drouot)

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Ludmila Virassamynaïken, Conservatrice en chef du Patrimoine du musée des Beaux Arts de Lyon, présentait l’exposition au micro de Super Nova Lyon le 19 janvier. Extraits.

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Visite privée de l’exposition

Qui sait aujourd’hui que Nicolas Poussin s’est adonné au pur plaisir de peindre, en déployant une iconographie des plus licencieuses, et que certains de ses tableaux ont été jugés si érotiques qu’ils ont été mutilés, découpés, voire détruits, dès le XVIIe siècle ?
C’est donc grâce au thème de l’Amour que l’exposition dévoile un Poussin méconnu dont les tableaux déclinent les modalités de la domination de l’Amour sur les hommes et les dieux sont mis en scène à travers les mythes de l’antiquité gréco-romaine.

Pour cette visite privée exceptionnelle, nous sommes accompagnés par Nicolas Milovanovic, conservateur en chef du Patrimoine au Département des Peintures du Louvre, Mickaël Szanto, maître de conférences à Sorbonne Université et Ludmila Virassamynaïken, conservatrice en chef du Patrimoine, en charge des peintures et sculptures anciennes au musée des Beaux-Arts de Lyon.

1. LE SOUFFLE DE L’INSPIRATION
2. CORPS DÉSIRÉS
3. L’IVRESSE DIONYSIAQUE
4. AMOUR ET MORT
5. OMNIA VINCIT AMOR

LE (SPLENDIDE) CATALOGUE DE L’EXPOSITION [4]

LE DOSSIER DE PRESSE

Exposition Poussin et l’amour. Exposition Picasso/Poussin/bacchanales. Espace presse


Nicolas Poussin, Bacchanale d’enfants - Procession en hommage à Bacchus, 1626.
Rome, Palazzo Barberini. Photo A.G., 18 juin 2015. ZOOM : cliquer sur l’image.

Nicolas Poussin, Bacchanale d’enfants II - Les effets de l’ivresse, 1626.
Rome, Palazzo Barberini. Photo A.G., 18 juin 2015. ZOOM : cliquer sur l’image.

“Poussin et l’amour” au Musée des Beaux Arts de Lyon

Affaire critique. Vendredi 6 janvier 2023

Une exposition qui permet de (re)découvrir Nicolas Poussin sous l’angle de l’amour et ses représentations.

Chaque jour, un objet culturel passé au crible d’une critique libre et assumée. Aujourd’hui, Lucile Commeaux nous parle de “Poussin et l’amour”, une exposition qui se tient jusqu’au 5 mars 2023 au Musée des Beaux-Arts de Lyon.

C’est un plaisir de découvrir Nicolas Poussin sous un autre angle, peintre plutôt austère, devant les toiles duquel on passe parfois un peu vite dans les galeries du Louvre, où leurs grands formats et leurs sujets philosophiques intimident un peu. Cet angle, c’est donc l’amour et ses représentations — allégorique, mythologique, érotique — dans un ensemble de peintures moins connues nichées dans une petite dizaine de salles du musée lyonnais.


Nicolas Poussin, La Mort de Chioné, vers 1619-1622. Huile sur toile.
Lyon, musée des Beaux-Arts. Image © Lyon MBA - Photo Alain Basset.
ZOOM : cliquer sur l’image.

Quand on entre dans l’exposition, la première toile qu’on voit, c’est La Mort de Chioné, tout juste acquise par le Musée des Beaux-arts et juste retour puisqu’elle fut peinte en 1622 pour le négociant en soierie lyonnais Sylvio Reynon. On y voit la malheureuse Chioné inerte sur un sol forestier, dans sa bouche, la flèche que vient de décocher une Diane vengeresse projetée au-dessus d’elle, et à son côté, père et enfants éplorés. La composition est saisissante, notamment cette posture de la déesse comme suspendue en haut à gauche du tableau. On peut y lire une sorte de programme de l’exposition, et de la manière dont Poussin a fait sien le sujet amoureux.

L’amour dans tous ses états

D’abord il y a l’inspiration ovidienne. Le texte des Métamorphoses est, on l’apprend, une source constante d’inspiration et de réflexion pour Poussin, qui l’a découvert aux côtés du poète italien Giambattista Marino, et dont il décline régulièrement, tout au long de sa pratique, les sujets mythologiques : Narcisse, Bacchus et Midas, Pyrame et Thisbé, Daphné, on peut circuler entre les œuvres comme dans un recueil poétique, dont chaque opus est l’occasion d’une réflexion sur les pouvoirs de l’Amour, vainqueur, cruel, tendre.

Ce corps de Chioné au sol est très caractéristique : nu et abandonné dans une posture lascive sur le côté, il est à la fois érotique et morbide, avec cet angle bizarre du bras gauche, et surtout cette couleur de la peau : blanche légèrement verdâtre, cadavérique en somme, une teinte singulière qu’on retrouve dans d’autres toiles, et c’est le plus troublant, pas forcément sur des corps morts, mais comme pour avertir celui qui regarde de la présence, toujours, de la mort dans le sujet amoureux.

A l’inverse Diane au-dessus est flamboyante dans un drapé d’un rose très vif et assez surprenant, ce vêtement c’est la première chose qu’on voit, c’est le signe de la sensualité et de la gaieté, une dimension que l’exposition met particulièrement en valeur, notamment avec une série de tableaux dont le sujet est le même et la composition aussi assez similaire. Dans un décor bucolique, Vénus est allongée, nue, elle dort, autour d’elle plusieurs satyres l’observent, soulèvent son vêtement, voire même se donnent du plaisir cachés derrière un arbre. On connaissait peu cette dimension érotique de Poussin, c’est assez ludique de la voir ainsi déclinée, il y a aussi une version dans laquelle les genres sont inversés et que j’ai beaucoup aimée une Armide aux seins nus et à la chevelure dorée, le bras accroché par un petit Cupidon insistant, qui observe avec avidité un beau Renaud endormi sous les boucles blondes.


Nicolas Poussin, Renaud et Armide. Huile sur toile, 82,2 x 109,2 cm.
Dulwich, Dulwich Picture Gallery. Image © Dulwich Picture Gallery / Bridgeman Images.
ZOOM : cliquer sur l’image.

L’exposition s’achève avec le dernier tableau de Poussin, peint vers 1664 et qu’il n’a jamais terminé. C’est un Apollon amoureux de Daphné, toute la composition est là, dans une grande toile sur fond bucolique à nouveau, de multiples figures racontent le mythe de cette jeune fille que le dieu tente de séduire, et tout est comme en suspens : le désir d’Apollon, la fuite de Daphné, la mort de son amant Leucippe, la frayeur de son père, dans des couleurs sombres et mates, qu’on imagine être une première couche. C’est émouvant, et c’est aussi révélateur du rapport indécis de Poussin au sujet amoureux, toujours envisagé comme ambivalent, dynamique, et complexe. Retranscription de la chronique radio de Lucile Commeaux.


Nicolas Poussin, Mars et Vénus, 1630.
Le Louvre. Photo A.G., 25 janvier 2017. ZOOM : cliquer sur l’image.

Vérité des baisers

Yannick Haenel

Mis en ligne le 8 février 2023
Paru dans l’édition 1594 de Charlie du 8 février

Je reviens de Lyon, où j’ai vu une exposition merveilleuse au ¬musée des Beaux-Arts : « Poussin et l’amour ». C’est jusqu’au 5 mars, et franchement, depuis que j’ai contemplé ces nudités, ces baisers, ces étreintes, eh bien les ténèbres contemporaines, la guerre, l’inflation, la connerie des néopuritanismes, tout m’apparaît comme un écran traversable : le cœur et le désir sont plus forts que cet enfer.

Il paraît que Nicolas Poussin (1594–1665) serait le peintre sévère du classicisme français : grâce à cette exposition, on découvre qu’il fut plus secrètement un érotique. Certains de ses tableaux ont été détruits, d’autres ont été censurés, mutilés par des « repeints de pudeur » (j’adore l’expression). Les voici rendus à leur sensualité, offerts à l’exubérance gratuite des formes et des couleurs.

Oui, gratuite : l’amour a lieu pour rien. C’est là sa beauté folle. Vénus, Diane et les nymphes se pâment devant nous, sorties des Métamorphoses d’Ovide comme d’une corne d’abondance. Et puis il y a Apollon et Dionysos avec son cortège de satyres (merveilleux satyres qu’on voit dialoguant avec les nymphes, et qui aujourd’hui seraient dénoncés par la néopruderie qui n’y comprend rien).

Philosophie unique

Le vin coule à flots, les sous-bois sont remplis d’amants enlacés, le monde est plein de poitrines heureuses. Une seule philosophie : le plaisir et l’amour (qui sont une même chose). « Omnia vincit amor », a écrit Virgile : l’amour triomphe de tout. Et si la mort est là, c’est que les passions humaines sont tissées de violence.
Jésus multipliait les pains  ? Poussin multiplie les baisers. La peinture est le vrai miracle car s’y dévoile en toute clarté ce qui se dissimule dans des chambres. Les corps qui font l’amour sont-ils si gênants  ? La société préfère montrer ceux qui s’entretuent.
Dans ces peintures où les drapés bleus et rouges libèrent les carnations, dans ces lavis bruns sur papier où sont tracées à l’encre des scènes plus « explicites », on respire une liberté essentielle.

La découverte du palais invisible

Il existe une île enchantée où la distance qui sépare le regard de la nudité s’annule, où le cœur jouit de l’objet qu’il convoite, où l’amour et le désir s’accomplissent ensemble : c’est un palais invisible, logé en chacun de nous, où à chaque instant, et dans le plus grand des secrets, ont lieu des orgies délicates et crues. Ces orgies ouvrent une clairière dans votre vie.

Je vous le dis très tranquillement : l’expérience sexuelle et l’expérience poétique, en se rejoignant, donnent sur ce qui est empêché partout : la vérité. C’est ainsi, comme dit Poussin, qu’on cueille le rameau d’or, celui qui, depuis Virgile, doit être cueilli si l’on veut entrer dans l’expérience. La vérité, ça se cherche, ça se trouve et ça se cueille à travers la peinture, l’écriture, le dessin ou l’amour. À chacun de nous d’en déchiffrer le trésor inouï.

LIRE AUSSI : Liberté du derrière
L’âme est un étrange chevalier


Nicolas Poussin, Nymphe endormie surprise par des satyres, vers 1626.
© Kunsthaus Zürich. ZOOM : cliquer sur l’image.

Légende Agent secret, roman

Un film de G.K. Galabov et Sophie Zhang

Vous ne l’avez pas encore vu ? Il n’est jamais trop tard et ça vaut le détour.

« Heureux celui dont les façons de procéder rencontre la qualité des temps »

Machiavel [5]

Ré-Londres-Pékin-Paris, 2020-2021.

C’est un film qu’on pourrait dire crépusculaire (les plans des paysages marins et du ciel, filmés à l’île de Ré, n’ont jamais été aussi beaux [6]) si l’on se souvient toutefois, avec Baudelaire, qu’il y a un crépuscule du soir (« Voici le soir charmant, ami du criminel ») et un crépuscule du matin (« L’aurore grelottante en robe rose et verte »). Un film « testamentaire » comme l’écrivait Antoine Gallimard à Sollers lors de la publication de Légende ?

Apollon amoureux de Daphné

Un film testamentaire ? Comme le tableau de Poussin ? Dès les premiers plans du film Légende Agent secret, apparaît Apollon amoureux de Daphné peint par Nicolas Poussin en 1664, un an avant sa mort. Puis la toile réapparaît, vers la 11e minute, alors que Sollers évoque la vie mystérieuse et aventureuse de Rimbaud. Certains ont vu dans une des Illuminations, « Aube », et son « bois de lauriers » une allusion à Daphné. Rappelons que le thème est tiré des Métamorphoses d’Ovide (I, 452-567).


Nicolas Poussin, Apollon amoureux de Daphné, 1664.
Le Louvre. Photo A.G., 25 janvier 2017. ZOOM : cliquer sur l’image.
« Le dernier tableau de Poussin a été peint d’une main tremblante et a été laissé inachevé. Un grand vide central sépare le groupe d’Apollon, à gauche, et celui de Daphné, à droite. Comme dans les Métamorphoses d’Ovide, Daphné enlace son père, le dieu-fleuve Pénée, pour qu’il l’aide à demeurer vierge. Le désir d’Apollon restera inassouvi, puisque Daphné échappera à son étreinte en étant transformée en laurier. À l’arrière-plan, gît le cadavre de Leucippe qui, amoureux de Daphné, a été mis à mort pour avoir tenté de l’approcher. Ce tableau montre la puissance vitale et destructrice de l’amour, tandis que la beauté terrestre, son objet, s’échappe sans cesse pour prendre des formes nouvelles. »

En 1994, déjà, Sollers parlait de cette toile sans réserve...

« Quand l’usure du temps est trop grande, je vais voir au Louvre cette merveilleuse lettre volée, tableau inachevé : Apollon amoureux de Daphné. Le dehors, d’emblée, est aboli. Plus de circulation, d’événements, de fausses informations, de cotations, de psychisme abusif ou d’hystérie inutile : Poussin interrompt, il rompt.
[...] Je reviens à cet Apollon et Daphné, clairière du Louvre. Quel paradis profond et frais, quel concert. Le cercle qui en forme le centre n’en finit pas de s’enchanter des figures incompatibles qui le bordent, toutes occupées à une action rentrée. Contradiction : l’arc et la lyre. Présence : qui ne se ressemble pas, et ne se ressemblera jamais, s’est rassemblé dans un temps suspendu de flèche. Le rouge appartient au dieu. Les deux nymphes, la bleue et la jaune, perchées dans les arbres, ont une insolence de bonheur énigmatique dont tous les esprits libres se souviendront. »

Réserve de Poussin, La guerre du goût, 1994.

Dans Agent secret (Mercure de France, 2021, p. 165-166)

« Ce tableau de Nicolas Poussin est pour moi sacré. Il est au Louvre, Poussin l’a peint à la toute fin de sa vie et l’a laissé inachevé, c’est sa dernière œuvre. Il suffit de comprendre pourquoi. Ce tableau s’appelle Apollon amoureux de Daphné. Le voilà assis à gauche, là, Apollon. Qui est cette Daphné, qui va devenir un personnage très important dans un prochain roman, qui s’appellera Légende, où elle devient une amie d’enfance que je vais retrouver beaucoup plus tard alors qu’on a été lycéens ensemble, dans ce lycée qui, pour la première fois, acceptait les filles. Avec un peu d’imagination, on pouvait se débrouiller pour se servir des jardins de Bordeaux, surtout avec une fille qui s’appelait Daphné. Savez-vous en quoi elle a été transformée pour échapper aux assiduités d’Apollon ? En laurier.


Le Bernin, Apollon et Daphné, 1623-1625.
Photo A.G., 23 juin 2015.
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Vous avez la même représentation à la galerie Borghèse à Rome, avec la sculpture du Bernin, Apollon et Daphné. Tous ont rêvé d’étreindre une femme qui se transforme en laurier. Le laurier est l’arbre d’Apollon. Daphné veut dire laurier. Évidemment tout cela vous parle à mots couverts, et vous n’êtes pas obligés de croire qu’Apollon n’a pas eu de rapports intimes avec Daphné. Personnellement je pense que cette Daphné mérite la plus grande attention. En tout cas, voici une reproduction qui n’est pas assez éclairée, de ce tableau génial. Dans les deux arbres du tableau, vous avez deux nymphes très élégantes, l’une jaune, l’autre bleue. Tout est plein de nymphes, c’est extraordinaire, Apollon est donc un nymphomane professionnel. C’est drôle qu’on ait gardé ce mot pour des désirs exagérés attribués au sexe féminin, et vous avez, dans la foulée, Mallarmé et son Après-midi d’un faune, qui fait dire à son faune : « Ces nymphes, je les veux perpétuer. » Vous écoutez en même temps Debussy et vous êtes au cœur de la végétation française.
Les secrets de la sexualité sont uniquement trouvables en français. En France, tout le tissu naturel est construit sur un savoir sexuel énorme. Je ne vais pas vous citer Sade ou Baudelaire, vous avez compris. »

Et dans Légende donc (Gallimard, 2021, p. 50) car il faut lire Légende et Agent secret ensemble :

« Apollon amoureux de Daphné est un des tableaux les plus mystérieux du monde. Il a été peint par Nicolas Poussin peu avant sa mort entre 1660 et 1664. Le peintre, sans l’achever, l’a offert à un cardinal italien, et il n’a été acheté par le Louvre que trois siècles plus tard, où je vais le voir le plus souvent possible. Je rentre en lui par la gauche, je m’installe confortablement à la place du dieu rouge, j’ai sous les yeux, à ma disposition, un flux de nymphes toutes plus désirables les unes que les autres, et Daphné, dans cette fresque, est évidemment unique. J’ai deux protectrices : la nymphe jaune, assise dans le grand laurier, et la bleue, tenant fermement une branche de l’arbre sacré. Le paysage se regarde de partout, et l’harmonie répand ses métamorphoses sur fond de silence.

Ce tableau, pour moi, traverse tous les écrans, c’est l’éclaircie même. Il peut se balader sur tous les ordinateurs du monde, sans perdre un millimètre de son inexplicable beauté. L’œil et la main de Poussin nous sont devenus incompréhensibles. Personne ne pense plus à un dieu en voyant un laurier. »

Le Triomphe d’Ovide


Nicolas Poussin, Le Triomphe d’Ovide, 1624-1625.
Rome, Palazzo Corsini. ZOOM : cliquer sur l’image.

Le Triomphe d’Ovide présenté par le Musée des Beaux-Arts de Lyon.

LIRE :
Basil Nelis, D’un Ovide chrétien à un Ovide burlesque, du Moyen Âge au Grand Siècle : continuités et changements dans la traduction et dans l’illustration des Métamorphoses perçus à travers deux éditions du XVIIe siècle
Jean-Louis Hourquet, Amours ovidiennes chez Poussin : à propos de deux tableaux inspirés des Métamorphoses

Poussin amoureux

« Poussin et l’amour » , musée des Beaux-Arts de Lyon (www.mba-lyon.fr), 69001 Lyon, jusqu’au 5 mars 2023.
Nicolas Milovanovic , Mickaël Szanto et Ludmila Virassamynaïken (dir.), Poussin et l’amour (catalogue), musée des Beaux-Arts de Lyon – In fine, 2022, 368 pages, 285 illustrations, 39 €.

Le musée des Beaux-Arts de Lyon dévoile une facette méconnue de Nicolas Poussin en mettant en exergue le côté charnel et dionysiaque du grand peintre du classicisme.


Nicolas Poussin, Et in Arcadia ego (2e version), 1938-1640.
Le Louvre. Photo A.G., 25 janvier 2017. ZOOM : cliquer sur l’image.

Nicolas Poussin (1594-1665) est, en peinture, l’épitomé du classicisme. Le classicisme, ce baroque à la française qui allie à la beauté de l’arabesque l’esthétique de la géométrie. Le peintre des Bergers de l’Arcadie (Et in Arcadia ego, vers 1640) est réputé cérébral, abstrait, ses compositions ont la rigueur de qui a une tête bien faite et non moins pleine des auteurs de l’Antiquité. Poussin est a priori l’artiste apollinien plutôt que dionysiaque, à tel point que longtemps avaient été écartés certains tableaux jugés trop sensuels par les meilleurs spécialistes, tel le Britannique Anthony Blunt (1907-1983), conservateur en chef des collections royales et, pour l’anecdote, notoire espion pour le compte de l’URSS. L’exposition « Poussin et l’amour » au musée des Beaux-Arts de Lyon balaie ce préjugé et nous montre un Poussin lecteur d’Ovide et sans doute versé dans l’ars amatoria (le peintre français, qui vécut la seconde partie de sa vie à Rome, y meurt de la syphilis). Le chef-d’œuvre, acquis il y a sept ans par le musée lyonnais, ouvre la bacchanale, témoignant du passage de Poussin dans la capitale des Gaules. La mort de Chioné (vers 1622-1623), tiré des Métamorphoses d’Ovide, illustre l’épisode où Diane, en ange vengeresse, décoche une flèche dans la langue de Chioné qui s’était vantée d’avoir séduit deux dieux, Apollon et Mercure. Sur fond de paysage nocturne, le corps inerte et tout à la fois lascif de l’orgueilleuse offre un spectacle d’un pathétique ambigu. Dans la bouche entrouverte de la défunte, le dard fatal ; au-dessus d’elle, en surplomb, dans les airs, la déesse – le bras tenant l’arc, tendu, perpendiculaire à sa cible au sol – lui a donné la mort, grande, comme petite : il y a quelque chose d’extatique dans l’expression de Chioné.

Femmes nues, assoupies, perdues dans des limbes de délices, figurées en divinités ou héroïnes antiques sont comme le leitmotiv de cette ronde érotique, si bien qu’on serait tenté de surnommer cette exposition « Les belles endormies ». Dans une œuvre de jeunesse, Le triomphe d’Ovide (vers 1624), réalisée à Rome lors du premier séjour romain de l’artiste, Vénus dort d’un profond sommeil alors qu’un putto, nourrisson mafflu, symbole de l’amour, pressant son sein, en fait jaillir le lait nourricier. Mais c’est dans les deux versions de Vénus épiée par deux satyres (vers 1626), celle du Kunsthaus de Zurich et celle de la National Gallery de Londres, qu’on saisit à quel point le daimon de Poussin est Éros lui-même. Ces déesses qui sommeillent inspirées de vraies mortelles dans la ligne comme dans la couleur (une carnation d’une incroyable suavité) nous font oublier l’âge classique. « Licence » est ici à entendre aussi bien dans l’invention du peintre poète que dans la sensualité de l’artiste hédoniste. Ainsi de la nymphe endormie de La nourriture de Bacchus (vers 1626) d’un réalisme qui préfigurerait Gustave Courbet (1819-1877).


Nicolas Poussin, Echo et Narcisse, 1627-1628.
Le Louvre. Photo A.G., 25 janvier 2017. ZOOM : cliquer sur l’image.

Cette joie de l’amour irrigue partout ces tableaux où foisonnent les putti, telle une sève de vie innervant la création même. Imbu de la lecture d’Ovide, Poussin était ami de Giambattista Marino (1569-1625), dit le Cavalier Marin, poète précieux venu à la cour de France du temps de Marie de Médicis, chantre, s’il en fut, de l’amour moteur du monde. Quoi qu’il en soit, Éros est germain de Thanatos et certainement mortifère lorsque l’objet du désir ne porte que sur soi, comme le représente Écho et Narcisse (vers 1628). Observant de son unique œil, jaloux, les amours d’Acis et Galatée, Polyphème est prompt à interrompre l’idylle du berger et de la néréide. Le dessin avec le cyclope au premier plan, esquisse du tableau de Dublin, appartenant à la collection privée de Charles III, est une merveille au lavis gris et brun… L’exposition se clôt par cette grande toile inachevée où le peintre vieilli et malade met en scène Apollon amoureux de Daphné : en arrière-plan de l’œuvre peinte vers 1664, se tient Leucippe, amoureux lui aussi de Daphné et mis à mort par les compagnes de la chasseresse pour s’être travesti en femme afin de pouvoir être au plus près du corps convoité. La mélancolie n’est jamais loin dans l’œuvre de Poussin : comme l’ombre, elle auréole de sa noirceur de deuil anticipé toute entreprise humaine, fût-elle affaire de cœur.

Sean Rose, Études, janvier 2023.

Le triomphe de l’Amour chez Nicolas Poussin

Quelques clefs pour voir et lire
par Nicolas Milovanovic (cours à la Galerie Farnèse, 2022)


Nicolas Poussin, Paysage avec une nymphe et un satyre dit aussi Omnia Vincit Amor , 1625-27.
Cleveland Museum of Art. ZOOM : cliquer sur l’image.

[1Apollon est le fils de Zeus et de la Titanide Léto ; Dionysos est le fils de Zeus et de Sémélé. Cf. Haendel, Sémélé.

Apollon ou/et Dionysos ?

Lors de son séjour à Bordeaux, Hölderlin dira : « Je puis bien dire qu’Apollon m’a frappé. »

Dans Richesse de la nature (Poker, coll. L’infini, 2005), Sollers écrit : « A Bordeaux, [Hölderlin] a été frappé par Apollon, je le veux bien, mais il a surtout été touché par Eros et le vin de Dionysos. »

Mais dans sa préface aux Remarques sur Oedipe (10/18, 1965), Jean Beaufret précise que « Apollon n’est pas pour Hölderlin ce qu’il représentera pour une conscience plus moderne, à savoir le dieu qui préside dans la clarté à la création des formes plastiques. Il est pour lui tout au contraire l’élément dont la puissance provoque au tumulte de l’éveil, le "feu du ciel". Non pas un contraire absolu de Dionysos, mais bien son plus haut accomplissement comme l’extrême de la force virile. C’est à partir de là qu’il faut comprendre ce mot du poète : "Je puis bien dire qu’Apollon m’a frappé". » (Ludwig von Pigenot, Hölderlin (Munich, 1923).

[2Pour mémoire, Les Métamorphoses ont été traduits en français par Nicolas Renouard vers 1605, rééditée en 1617 avec des gravures. Les Amours a été traduit en 1621 par Jacques Belle-Fleur Percheron et L’Art d’aimer par le Sr Nasse en 1622. Dans le catalogue de l’exposition, se reporter à Nicolas Milovanovic, Poussin, Ovide et l’amour (p. 38-49).

La traduction récente de Danièle Robert vient d’être adaptée au théâtre. Cf. Les Métamorphoses d’Ovide. La traduction de Danièle Robert adaptée au théâtre.

[4Dans les abondantes bibliographies du catalogue, ne sont cités ni La lecture de Poussin ni surtout Picasso le héros. L’oubli est réparé.

[6On pense à certains plans de Godard.

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