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Giorgio Agamben, La place de la politique

Quodlibet (dernières méditations)

D 31 janvier 2023     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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Pasolini, L’Évangile selon saint Mathieu.
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La vérité et le nom de Dieu

Depuis près d’un siècle, les philosophes parlent de la mort de Dieu et, comme c’est souvent le cas, cette vérité semble aujourd’hui acceptée tacitement et presque inconsciemment par le commun des mortels, sans toutefois que ses conséquences soient mesurées et comprises. L’une d’entre elles — et certainement pas la moins pertinente — est que Dieu — ou plutôt son nom — a été la première et la dernière garantie du lien entre le langage et le monde, entre les mots et les choses. D’où l’importance décisive dans notre culture de l’argument ontologique, qui tenait Dieu et le langage insolubles, et du serment prononcé sur le nom de Dieu, qui nous obligeait à répondre de la transgression du lien entre nos mots et les choses.

Si la mort de Dieu ne peut qu’impliquer la rupture de ce lien, cela signifie alors que le langage dans notre société est devenu constitutivement un mensonge. Sans la garantie du nom de Dieu, toute parole, comme le serment qui en assure la vérité, n’est que vanité et parjure. C’est ce que nous avons vu apparaître au grand jour ces dernières années, lorsque chaque mot prononcé par les institutions et les médias n’était que creux et imposture.

Aujourd’hui, une époque presque bimillénaire de la culture occidentale, qui a fondé sa vérité et sa connaissance sur le lien entre Dieu et le logos, entre le nom sacro-saint de Dieu et les simples noms des choses, touche à sa fin. Et ce n’est certainement pas un hasard si seuls les algorithmes, et non le mot, semblent encore avoir un lien avec le monde, mais uniquement sous la forme de probabilités et de statistiques, car même si les nombres ne peuvent en fin de compte que se référer à un homme qui parle, ils impliquent toujours d’une certaine manière des noms.

Si nous avons perdu la foi dans le nom de Dieu, si nous ne pouvons plus croire au Dieu du serment et de l’argument ontologique, il n’est cependant pas exclu qu’une autre figure de la vérité soit possible, qui ne soit pas seulement la correspondance théologiquement obligatoire entre le mot et la chose. Une vérité qui ne s’épuise pas à garantir l’efficacité du logos, mais sauve en elle l’enfance de l’homme et préserve ce qui est encore silencieux en lui comme le contenu le plus intime et le plus vrai de ses paroles. Nous pouvons encore croire en un Dieu enfant, comme cet enfant Jésus que, comme on nous l’a appris, les puissants voulaient et veulent tuer à tout prix.

5 décembre 2022.


Pasolini, L’Évangile selon saint Mathieu.
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John Barclay, Argenis. 1ère édition : 1621.
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Liberté et insécurité

Jean Barclay, dans son roman prophétique Argenis (1621), a défini en ces termes le paradigme de la sécurité que les gouvernements européens allaient progressivement adopter par la suite : "Ou bien on donne aux hommes leur liberté, ou bien on leur donne la sécurité, pour laquelle ils abandonneront la liberté". La liberté et la sécurité sont donc deux paradigmes antithétiques de gouvernement, entre lesquels l’État doit chaque fois faire son choix. S’il veut promettre la sécurité à ses sujets, le souverain devra sacrifier leur liberté et, inversement, s’il veut la liberté, il devra sacrifier leur sécurité. Michel Foucault a cependant montré comment il faut comprendre la sécurité (la sureté publique), que les gouvernements physiocratiques, à commencer par Quesnay, ont été les premiers à assumer explicitement parmi leurs tâches dans la France du XVIIIe siècle. Il ne s’agissait pas — à l’époque comme aujourd’hui — de prévenir les catastrophes, qui, dans l’Europe de ces années-là, étaient essentiellement des famines, mais de les laisser se produire afin d’intervenir ensuite immédiatement pour les gouverner dans le sens le plus utile. Gouverner retrouve ici son sens étymologique, c’est-à-dire "cybernétique" : un bon pilote (kibernes) ne peut éviter les tempêtes, mais lorsqu’elles se produisent, il doit tout de même être capable de diriger son navire en fonction de ses intérêts. L’essentiel, dans cette perspective, était de répandre un sentiment de sécurité parmi les citoyens, en leur faisant croire que le gouvernement veillait à leur tranquillité d’esprit et à leur avenir.
Ce à quoi nous assistons aujourd’hui est un déploiement extrême de ce paradigme et, en même temps, son renversement opportun. La tâche principale des gouvernements semble être devenue la diffusion généralisée parmi les citoyens d’un sentiment d’insécurité et même de panique, coïncidant avec une compression extrême de leurs libertés, qui précisément dans cette insécurité trouve sa justification. Aujourd’hui, les paradigmes antithétiques ne sont plus la liberté et la sécurité ; pour reprendre les termes de Barclay, on devrait plutôt dire aujourd’hui : "donnez aux hommes l’insécurité et ils renonceront à la liberté". Il n’est donc plus nécessaire que les gouvernements se montrent capables de gouverner les problèmes et les catastrophes : l’insécurité et l’urgence, qui sont désormais le seul fondement de leur légitimité, ne peuvent en aucun cas être éliminées, mais — comme nous le voyons aujourd’hui avec la substitution de la guerre entre la Russie et l’Ukraine à la guerre contre le virus — seulement articulées de manière convergente, mais chaque fois différente. Un gouvernement de ce type est essentiellement anarchique, en ce sens qu’il n’a aucun principe auquel adhérer, si ce n’est l’urgence qu’il produit et entretient.
Il est cependant probable que la dialectique cybernétique entre l’anarchie et l’urgence atteigne un seuil, au-delà duquel plus aucun pilote ne pourra diriger le navire et les hommes, dans le naufrage désormais inévitable, devront se remettre en question sur la liberté qu’ils ont si imprudemment sacrifiée.

8 décembre

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Elon Musk assiste à la 21e fête annuelle d’Halloween de Heidi Klum
au Sake No Hana, Moxy Lower East Side, New York, le 31 octobre 2022.

Noam Galai / Getty Images Nort America for Heidi Klum / AFP. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Technologie et gouvernement

Certains des esprits les plus brillants du XXe siècle se sont accordés pour identifier le défi politique de notre époque comme étant la capacité à gouverner le développement technologique. "La question décisive", a-t-on écrit, "est aujourd’hui de savoir comment un système politique, quel qu’il soit, peut être adapté à l’ère de la technologie. Je ne connais pas la réponse à cette question. Je ne suis pas convaincu qu’il s’agisse de démocratie" [1]. D’autres ont comparé la maîtrise de la technologie à l’entreprise d’un nouvel Hercule : "ceux qui parviendront à maîtriser une technologie qui a échappé à tout contrôle et à l’ordonner de manière concrète auront répondu aux problèmes du présent bien plus que ceux qui tenteront de se poser sur la lune ou sur Mars avec les moyens de la technologie".

Le fait est que les pouvoirs qui semblent guider et utiliser le développement technologique à leurs fins sont en fait plus ou moins inconsciemment guidés par celui-ci. Tant les régimes les plus totalitaires, tels que le fascisme et le bolchevisme, que les régimes dits démocratiques partagent cette incapacité à gouverner la technologie à un point tel qu’ils finissent par se transformer presque par inadvertance dans la direction requise par les technologies mêmes qu’ils pensaient utiliser à leurs propres fins. Un scientifique qui a donné une nouvelle formulation à la théorie de l’évolution, Lodewijk Bolk, voyait ainsi l’hypertrophie du développement technologique comme un danger mortel pour la survie de l’espèce humaine. Le développement croissant des technologies tant scientifiques que sociales produit, en effet, une véritable inhibition de la vitalité, de sorte que "plus l’humanité avance sur la voie de la technologie, plus elle se rapproche de ce point fatal où le progrès sera synonyme de destruction. Et il n’est certainement pas dans la nature de l’homme de s’arrêter face à cela". Un exemple instructif est fourni par la technologie des armes, qui a produit des dispositifs dont l’utilisation implique la destruction de la vie sur terre — donc aussi de ceux qui en disposent et qui, comme nous le voyons aujourd’hui, continuent néanmoins à menacer de les utiliser.

Il est donc possible que l’incapacité à gouverner la technique soit inscrite dans le concept même de "gouvernement", c’est-à-dire dans l’idée que la politique est par nature cybernétique, c’est-à-dire l’art de "gouverner" (kybernes est en grec le pilote du navire) la vie des êtres humains et leurs biens. La technique ne peut être gouvernée car elle est la forme même de la gouvernementalité. Ce qui a été traditionnellement interprété — depuis la scolastique jusqu’à Spengler — comme la nature essentiellement instrumentale de la technologie trahit l’instrumentalité inhérente à notre conception de la politique. L’idée que l’instrument technologique est quelque chose qui, fonctionnant selon sa propre finalité, peut être utilisé pour les besoins d’un agent extérieur est ici décisive. Comme le montre l’exemple de la hache, qui coupe en vertu de son tranchant, mais qui est utilisée par le menuisier pour fabriquer une table, l’instrument technique ne peut servir la fin d’un autre que dans la mesure où il réalise la sienne. Cela signifie, en dernière instance — comme on le voit dans les dispositifs technologiques les plus avancés — que la technologie réalise sa propre fin en servant apparemment la fin d’autrui. Dans le même sens, la politique, comprise comme oikonomia et gouvernement, est cette opération qui réalise une fin qui semble la transcender, mais qui lui est en réalité immanente. En d’autres termes, politique et technique s’identifient sans résidu, et un contrôle politique de la technique ne sera possible que si nous abandonnons notre conception instrumentale, c’est-à-dire gouvernementale, de la politique.

2 janvier 2023

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Jérôme Bosch, Extraction de la pierre de folie (huile sur bois).
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La place de la politique

Les forces poussant à une unité politique mondiale semblaient tellement plus fortes que celles dirigées vers une unité politique plus limitée, comme l’unité européenne, qu’on pouvait écrire que l’unité de l’Europe ne pouvait être qu’"un sous-produit, pour ne pas dire un sous-produit de l’unité globale de la planète". En réalité, les forces poussant à l’unité se sont révélées tout aussi insuffisantes pour la planète que pour l’Europe. Si l’unité européenne, pour donner lieu à une véritable assemblée constituante, aurait présupposé quelque chose comme un "patriotisme européen", qui n’existait nulle part (et dont la première conséquence a été l’échec des référendums pour approuver la soi-disant constitution européenne, qui, d’un point de vue juridique, n’est pas une constitution, mais seulement un accord entre États), l’unité politique de la planète présupposait un "patriotisme de l’espèce et ou du genre humain" encore plus difficile à trouver. Comme l’a justement fait remarquer Gilson, une société de sociétés politiques ne peut être elle-même politique, mais a besoin d’un principe métapolitique, comme l’a été la religion, du moins dans le passé.

Il est donc possible que ce que les gouvernements ont tenté de réaliser à travers la pandémie soit justement un tel "patriotisme de l’espèce". Mais ils n’ont pu le faire que de manière parodique, sous la forme d’une terreur partagée face à un ennemi invisible, dont le résultat n’a pas été la production d’une patrie et de liens communautaires, mais d’une masse fondée sur une séparation sans précédent, prouvant que la distance ne pouvait en aucun cas — comme l’exigeait un mot d’ordre odieux et obsessionnellement répété — constituer un lien "social".

Apparemment plus efficace était le recours à un principe capable de remplacer la religion, qui a été immédiatement identifié dans la science (dans ce cas, la médecine). Mais même là, la médecine en tant que religion a montré son insuffisance, non seulement parce qu’en échange du salut de toute une existence, elle ne pouvait promettre que la santé contre la maladie, mais aussi et surtout parce que, pour s’imposer comme religion, la médecine a dû produire un état de menace et d’insécurité incessantes, dans lequel virus et pandémies se succédaient sans relâche et où aucun vaccin ne garantissait la sérénité que les sacrements avaient pu assurer aux fidèles.
Le projet de création d’un patriotisme de l’espèce a échoué à tel point qu’il a finalement fallu recourir à nouveau et effrontément à la création d’un ennemi politique particulier, identifié non par hasard parmi ceux qui avaient déjà joué ce rôle : la Russie, la Chine, l’Iran.
La culture politique de l’Occident n’a pas fait un seul pas à cet égard dans une direction différente de celle dans laquelle elle avait toujours évolué, et ce n’est que si tous les principes et valeurs sur lesquels elle se fonde sont remis en question qu’il sera possible de penser autrement la place de la politique, au-delà des États-nations et de l’État économique mondial.

9 janvier 2023

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Vérité et honte

Après ce qui s’est passé ces deux dernières années, il est difficile de ne pas se sentir quelque peu diminué, de ne pas ressentir — qu’on le veuille ou non — une sorte de honte. Ce n’est pas la honte que Marx décrivait comme "une sorte de colère repliée sur elle-même", dans laquelle il voyait une possibilité de révolution. Il s’agit plutôt de cette "honte d’être des hommes" dont parlait Primo Levi à propos des camps, la honte de ceux qui ont vu se produire ce qui n’aurait pas dû se produire. C’est une honte de ce genre — on l’a dit à juste titre — que nous ressentons, avec le recul nécessaire, face à trop de vulgarité, face à certaines émissions de télévision, aux visages de leurs présentateurs et aux sourires confiants des experts, des journalistes et des hommes politiques qui ont sciemment cautionné et répandu des mensonges, des faussetés et des abus — et continuent de le faire en toute impunité.
Toute personne qui a connu cette honte sait qu’elle n’en est pas devenue meilleure pour autant. Il sait plutôt, comme le répétait Saba, qu’il est "beaucoup moins qu’avant" — plus seul, même s’il a cherché des amis et des sodalistes [2], plus muet, même s’il a essayé de témoigner, plus impuissant, même si quelqu’un a écouté sa parole. Mais il y a une chose qu’il n’a pas perdue, et qu’il a même gagnée de manière inattendue : une certaine proximité avec quelque chose pour laquelle il ne trouve pas d’autre nom que "vérité", la capacité de distinguer le son de ce mot, que l’on ne peut que croire vrai quand on l’écoute. Pour cela et de cela, il peut témoigner. Il est possible — mais pas certain — que le temps, comme le dit l’adage, finisse par faire éclater la vérité et lui donner — qui sait quand — raison. Mais ce n’est pas l’objectif de son témoignage. Ce qui l’oblige à ne pas cesser de témoigner, c’est plutôt cette honte particulière d’être, malgré tout, un homme — car, malgré tout, les hommes sont aussi ceux qui, par leurs paroles et leurs actes, l’ont obligé à avoir honte.

24 janvier 2023

Giorgio Agamben, Quodlibet.


Le Bernin, La Vérité révélée par le Temps, 1646-1652.
Photo A.G., Rome, Galerie Borghèse, 23 juin 2015. Zoom : cliquez l’image. ZOOM : cliquer sur l’image.
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A l’aide de DeepL Traducteur. Choix des illustrations A.G.


[1Martin Heidegger, Réponses et questions sur l’histoire et la politique [Entretien avec Der Spiegel] (23 septembre 1966). LIRE ICI. (A.G.)

[2Sodalité : Convivialité, fraternité. (A.G.)

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