4 5

  Sur et autour de Sollers
vous etes ici : Accueil » SUR DES OEUVRES DE TIERS » Le mystère du mal. Benoît XVI et la fin des temps, de Giorgio (...)
  • > SUR DES OEUVRES DE TIERS
Le mystère du mal. Benoît XVI et la fin des temps, de Giorgio Agamben

D 6 janvier 2023     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


En accomplissant son « grand refus », Benoît XVI n’a pas fait preuve de lâcheté, mais d’un courage qui prend un sens et une valeur exemplaires. Sa décision attire l’attention sur la distinction entre deux principes essentiels de notre tradition éthico-politique, dont nos sociétés semblent avoir perdu toute conscience : la légitimité et la légalité. Si la crise que traverse actuellement notre société est si grave et si profonde, c’est parce qu’elle ne met pas seulement en question la légalité des institutions, mais aussi leur légitimité, ni seulement, comme on le répète trop souvent, les règles et les modalités de l’exercice du pouvoir, mais le principe même qui le fonde et le légitime.
Le « mystère du mal » dont parle l’apôtre Paul n’est pas un sombre drame théologique qui retarde la fin des temps, paralysant et rendant toute action énigmatique et ambiguë, mais un drame historique où le Dernier Jour coïncide avec le moment présent et où chacun est appelé à jouer son rôle sans réserves et sans ambiguïté.

Le mystère du mal. Benoît XVI et la fin des temps
de Giorgio Agamben, traduit de l’italien par Joël Gayraud,
Bayard, 150 p. 14,90 €

LIRE LE LIVRE

GIF

I
GIF

Le mystère de l’Église

GIF
1.
GIF

Dans ces pages, nous tenterons de comprendre la décision du pape Benoît XVI en la situant dans le contexte théologique et ecclésiologique qui lui est propre. Cependant, nous considérerons cette décision dans son exemplarité, c’est-à-dire pour les conséquences qu’il est possible d’en tirer pour une analyse de la situation politique des démocraties dans lesquelles nous vivons.

En effet, nous sommes convaincus que, en accomplissant le « grand refus », Benoît XVI n’a pas fait preuve de lâcheté — comme, selon une tradition exégétique nullement assurée, Dante l’aurait écrit à propos de Célestin V —, mais plutôt d’un courage qui revêt de nos jours un sens et une valeur exemplaires. Les raisons invoquées par le pontife pour motiver sa décision, certainement en partie véridiques, ne sauraient en aucune manière expliquer un geste qui, dans l’histoire de l’Église, a un sens bien particulier. Ce geste prend tout son poids si l’on se rappelle que le 4 juillet 2009 Benoît XVI avait déposé sur la tombe de Célestin V à Sulmone le pallium qu’il avait reçu au moment de son investiture, ce qui prouve que sa décision avait été préméditée. Célestin V avait justifié son abdication presque dans les mêmes termes que Benoît XVI, en parlant de « faiblesse du corps » (debilitas corporis ; Benoît XVI a invoqué une diminution de la « vigueur du corps », vigor corporis) et d’« infirmité de sa personne » (infirmitas personae) ; mais déjà les sources anciennes nous informent que la vraie raison était à chercher dans son mépris « pour les actes de prévarication et de simonie de la cour ».

Pourquoi cette décision nous apparaît-elle aujourd’hui exemplaire ? Parce qu’elle attire fortement l’attention sur la distinction entre les deux principes essentiels de notre tradition éthico-politique, dont nos sociétés semblent avoir perdu toute conscience : la légitimité et la légalité. Si la crise que notre société traverse en ce moment est si profonde et si grave, c’est parce qu’elle ne met pas seulement en question la légalité des institutions, mais aussi leur légitimité ; pas seulement, comme on le répète trop souvent, les règles et les modalités de l’exercice du pouvoir, mais le principe même qui le fonde et le légitime.

Les pouvoirs et les institutions ne sont pas aujourd’hui délégitimés parce qu’ils sont tombés dans l’illégalité ; c’est plutôt le contraire qui est vrai : si l’illégalité est aussi répandue et généralisée, c’est parce que les pouvoirs ont perdu toute conscience de leur légitimité. Aussi est-il vain de croire que l’on peut affronter la crise de nos sociétés par l’action — certainement nécessaire — du pouvoir judiciaire : une crise qui frappe la légitimité ne peut être résolue sur le seul plan du droit. L’hypertrophie du droit, qui prétend légiférer sur tout, trahit même, par un excès de légalité formelle, la perte de toute légitimité substantielle. Comme le montre l’irrépressible processus de décadence dans lequel sont entrées nos institutions démocratiques, la tentative de la modernité pour faire coïncider légalité et légitimité, en tentant d’assurer à l’aide du droit positif la légitimité d’un pouvoir, est totalement insuffisante. Les institutions d’une société ne restent vivantes que si les deux principes (qui, dans notre tradition, ont aussi reçu le nom de droit naturel et de droit positif, de pouvoir spirituel et de pouvoir temporel ou, à Rome, d’auctoritas et de potestas) restent présents et agissent en elles sans jamais prétendre coïncider.

2.
GIF

Chaque fois que l’on évoque la distinction entre légitimité et légalité, il convient de préciser que l’on n’entend pas ainsi, selon une tradition qui définit la pensée dite réactionnaire, que la légitimité soit un principe substantiel hiérarchiquement supérieur, dont la légalité juridico-politique ne serait qu’un épiphénomène ou un effet. Pour nous, au contraire, légitimité et légalité sont les deux parties d’une même machine politique qui non seulement ne doivent jamais être rabattues l’une sur l’autre, mais doivent aussi rester toujours en quelque manière opérantes pour que la machine puisse fonctionner. Si l’Église revendique un pouvoir spirituel auquel le pouvoir temporel de l’Empire ou des États devrait rester subordonné, comme cela s’est produit dans l’Europe médiévale, ou si, comme ce fut le cas dans les États totalitaires du XXe siècle, la légitimité prétend se passer de la légalité, alors la machine politique tourne à vide avec des résultats souvent désastreux ; si, d’autre part, comme cela se passe dans les démocraties modernes, le principe légitimant de la souveraineté populaire se réduit au moment électoral et se résout en règles procédurales juridiquement préétablies, la légitimité risque de se dissoudre dans la légalité et la machine politique est également paralysée.

C’est pour cela que le geste de Benoît XVI nous paraît si important. Cet homme, qui était à la tête de l’institution revendiquant le titre de légitimité le plus ancien et le plus lourd de signification, a remis en question avec son geste le sens même de ce titre. Face à une curie qui, totalement oublieuse de sa propre légitimité, suit obstinément les raisons de l’économie et du pouvoir temporel, Benoît XVI a choisi de n’user que du pouvoir spirituel, de la seule manière qui lui semblait possible, c’est-à-dire en renonçant à l’exercice du vicariat du Christ.

De cette façon, c’est l’Église même qui a été mise en question jusqu’à ses racines.

3.
GIF

Une compréhension plus approfondie du geste de Benoît XVI exige de le rapporter au contexte théologique, qui seul peut permettre d’en apprécier pleinement le sens, et, en particulier, à la conception que le pape lui-même se faisait de l’Église. En 1956, à l’âge de trente ans, le théologien Joseph Ratzinger publie dans la Revue des études augustiniennes un article intitulé « Considérations sur le concept d’Église de Tyconius dans le Liber regularum ».

Tyconius, actif en Afrique dans la seconde moitié du IVe siècle et classé d’habitude comme hérétique donatiste, est en réalité un théologien extraordinaire, sans lequel Augustin n’aurait jamais pu écrire son chef-d’œuvre La Cité de Dieu. Son Liber regularum (sa seule œuvre conservée avec des fragments d’un Commentaire sur l’Apocalypse) contient en effet, sous la forme d’une série de sept règles pour l’interprétation des Écritures, un véritable traité d’ecclésiologie.

La seconde règle, qui porte le titre De domini corpore bipartito et qui a son répondant dans la septième De diabolo et eius corpore, est celle sur laquelle le jeune Ratzinger focalise son attention. « Le contenu essentiel de la doctrine du corpus bipartitum, écrit-il, consiste dans la thèse que le corps de l’Église a deux côtés ou aspects : un côté “gauche” et un côté “droit”, un côté coupable et un côté béni, qui constituent pourtant un corps unique. Cette thèse, Tyconius la trouve exprimée, avec encore plus de force que dans la dualité des fils d’Abraham et de Jacob, dans les passages des Écritures où non seulement les deux aspects, mais leur cohésion en un corps unique devient visible : fusca sum et decora, dit l’épouse du Cantique des cantiques (1,4), “je suis noire et belle”, c’est-à-dire : l’épouse unique du Christ, dont le corps est celui de l’Église, a un côté “gauche” et un côté “droit”, comprend en soi aussi bien le péché que la grâce » (Ratzinger 1, p. 179-180).

Ratzinger souligne ce qui distingue cette thèse de celle d’Augustin, qui s’en est pourtant certainement inspiré pour son idée d’une Église permixta de bien et de mal. « Il n’y a pas (chez Tyconius) cette antithèse marquée entre Jérusalem et Babylone, qui est si caractéristique d’Augustin. Jérusalem est en même temps Babylone, l’inclut en soi. L’une et l’autre constituent une seule cité qui a un côté “gauche” et un côté “droit”. Tyconius n’a pas développé, comme Augustin, une doctrine des deux cités, mais celle d’une seule cité avec deux côtés » (ibid., p. 180-181).

Il résulte de cette thèse radicale, qui divise, et en même temps unit, une Église des méchants et une Église des justes, que, selon Ratzinger, l’Église, jusqu’au Jugement universel, est à la fois Église du Christ et Église de l’Antéchrist. « D’où il s’ensuit que l’Antéchrist appartient à l’Église, croît en elle, et avec elle jusqu’à la grande discessio, qui sera introduite par la revelatio définitive » (ibid., p. 181).

4.
GIF

C’est sur ce dernier point qu’il convient de réfléchir pour comprendre les implications de la lecture de Tyconius sur la conception — tant chez le jeune théologien de Freising que chez le futur pape — de l’essence et du destin de l’Église. Comme nous l’avons vu, Tyconius distingue une Église noire (fusca), composée des méchants qui forment le corps de Satan, et une Église juste (decora), composée des fidèles du Christ. Dans l’état présent, les deux corps de l’Église sont inséparablement mêlés, mais ils se diviseront à la fin des temps : « Il en va ainsi depuis la passion du Seigneur jusqu’au moment où l’Église qui retient sera mise à l’écart par le mystère du mal (mysterium facinoris), afin que, quand le temps sera venu, l’impie se révèle, comme le dit l’Apôtre » (Tyconius, p. 74).

Le texte de l’écriture que cite Tyconius (« comme le dit l’Apôtre ») est le même que celui auquel Ratzinger fait allusion en parlant d’une « grande discessio » : il s’agit d’un passage célèbre et obscur de la Seconde Épître de Paul aux Thessaloniciens, qui contient une prophétie sur la fin des temps. Nous la donnons ici dans une traduction la plus fidèle possible :

Nous vous demandons, frères, à propos de la venue (parousias) de notre seigneur Jésus Christ et de notre réunion auprès de lui, de ne pas vous laisser agiter trop vite dans votre esprit ni alarmer par une parole inspirée, un discours ou une lettre prétendument envoyée par nous, et selon quoi le jour du Christ serait imminent. Que nul ne vous trompe d’aucune manière : en effet, auparavant viendra l’apostasie et se révélera l’homme de l’anomie (ho anthropos tes anomias), le fils de la destruction, celui qui s’oppose et qui s’élève au-dessus de tout ce qui est nommé Dieu ou est objet de culte, allant jusqu’à siéger en tant que Dieu dans le temple de Dieu, se faisant connaître lui-même comme Dieu. Ne vous rappelez-vous pas que, lorsque j’étais encore parmi vous, je vous disais cela ? Maintenant vous savez ce qui retient (to katechon) et sera révélé en son temps. Le mystère de l’anomie (mysterion tes anomias, que la Vulgate traduit par mysterium iniquitatis ; et dans la traduction dont se sert Tyconius par mysterium facinoris) est déjà à l’œuvre ; que seulement celui qui retient (ho katechon) retienne jusqu’à ce qu’il soit mis dehors, alors se révélera l’impie (anomos, littéralement « le sans-loi »), que le seigneur Jésus éliminera du souffle de sa bouche et rendra inopérant par la manifestation de sa venue ; la venue [de l’impie] se fera selon l’être en acte de Satan dans chaque puissance, par des signes et de faux prodiges et par toutes les tromperies de l’injustice à l’intention de ceux qui se sont perdus pour n’avoir pas accueilli l’amour de la vérité en vue de leur salut (2 Th 2,1-10).
5.
GIF

Ce passage concerne la fin des temps, dont la venue est liée à l’action de deux personnages, l’« homme de l’anomie » (ou le « hors-la-loi », anomos) et « celui ou (ce) qui retient » c’est-à-dire retarde la venue du Christ et la fin du monde. Bien que Paul ne semble pas connaître le terme Antéchrist, à partir d’Irénée (puis, de façon concordante, chez Hippolyte, Origène, Tertullien et Augustin) le premier personnage a été identifié avec l’Antéchrist de la Première Épître de Jean. Le katechon, qui retient la fin des temps, a été en revanche identifié par les Pères dans deux puissances opposées : l’Empire romain et l’Église elle-même. La première interprétation remonte à Jérôme, selon lequel l’Apôtre n’avait pas voulu nommer ouvertement l’Empire pour ne pas être accusé d’en souhaiter la ruine. La seconde interprétation, comme nous l’avons vu, remonte précisément à Tyconius qui avait identifié l’Église (ou mieux, une partie de celle-ci, l’Église fusca) avec l’Antéchrist. Dans le livre XX de La Cité de Dieu, Augustin le suggère discrètement sans pour autant le nommer : « D’autres pensent, écrit-il, que les paroles de l’Apôtre ne concernent que les méchants et les hypocrites qui se trouvent dans l’Église, jusqu’à ce qu’ils soient assez nombreux pour former le grand peuple de l’Antéchrist. Ce serait là le mystère de l’iniquité, puisqu’il est caché, […] et ils croient que c’est à ce mystère que se réfère Jean l’évangéliste dans son Épître […] De même qu’avant l’heure que Jean dit être la dernière, de nombreux hérétiques, qu’il appelle Antéchrists, sont sortis de l’Église, de même quand le moment sera venu, en sortiront tous ceux qui n’appartiennent pas au Christ, mais au dernier Antéchrist, lequel se révélera alors » (XX, 19).

Tyconius connaît donc un temps eschatologique dans lequel s’accomplira la séparation des deux Églises et des deux peuples : à la fin du IVe siècle déjà, il existait donc une école de pensée qui voyait dans l’Église romaine, plus précisément dans le caractère biparti de son corps, la cause du retard de la parousie.

6.
GIF

La première hypothèse, qui identifiait le pouvoir qui retient à l’Empire romain, a été revendiquée au XXe siècle par un grand juriste catholique, Carl Schmitt, qui voyait dans la doctrine du katechon la seule possibilité de concevoir l’histoire d’un point de vue chrétien : « La foi en une force qui retient la fin du monde, écrit-il, jette le seul pont qui mène de la paralysie eschatologique de tout devenir humain jusqu’à une puissance historique aussi imposante que celle de l’Empire chrétien des rois germaniques » (Schmitt, p. 64). Quant à la seconde hypothèse, elle a été reprise de nos jours par un théologien génial, méconnu de l’Église, Ivan Illich. Selon Illich, le mysterium iniquitatis dont parle l’Apôtre n’est autre que la corruptio optimi pessima, c’est-à-dire le pervertissement de l’Église qui, en s’institutionnalisant toujours plus comme une prétendue societas perfecta, a fourni à l’État moderne le modèle de sa prise en charge intégrale de l’humanité.

Mais, auparavant déjà, la doctrine de l’Église romaine comme katechon avait trouvé son expression la plus extrême dans la légende du Grand Inquisiteur que raconte Ivan Karamazov dans le roman de Dostoïevski. Ici l’Église n’est pas seulement le pouvoir qui retarde la seconde venue du Christ, mais celui qui cherche à la rendre définitivement impossible (« va-t’en et ne reviens plus, » dit au Christ le Grand Inquisiteur).

7.
GIF

Lors de l’audience générale du 22 avril 2009, deux mois avant de déposer son pallium sur la tombe de Célestin V, Benoît XVI a évoqué de nouveau la figure de Tyconius à propos de la manière dont nous devons comprendre « le mystère de l’Église » aujourd’hui. En parlant d’Ambroise Autpert, un théologien du VIIIe siècle auteur d’un commentaire sur l’Apocalypse, qui avait été inspiré par celui de Tyconius, il écrit que « dans son commentaire de l’Apocalypse, Tyconius voit surtout se refléter le mystère de l’Église. Il était arrivé à la conviction que l’Église était un corps biparti ; une partie appartient au Christ, mais il est une autre partie qui appartient au diable » (Ratzinger 2). Que la thèse de Tyconius, défini comme « grand théologien », reçoive maintenant la sanction de l’évêque de Rome n’est certainement pas quelque chose d’indifférent. Ce qui est en question, ce n’est pas seulement la thèse du corps biparti de l’Église ; ce sont aussi et surtout ses implications eschatologiques, c’est-à-dire la « grande discessio », la grande séparation entre les méchants et les fidèles — entre l’Église comme corps de l’Antéchrist et l’Église comme corps du Christ — qui doit se produire à la fin des temps.

Essayons alors de situer la décision du pontife dans ce contexte théologique, auquel il appartient indiscutablement. Dans cette perspective, l’abdication ne peut pas ne pas évoquer quelque chose comme une discessio, une séparation de l’Église decora d’avec l’Église fusca ; cependant Benoît XVI sait que cette discessio ne peut ni ne doit se produire qu’au moment de la seconde venue du Christ, qui est précisément ce que la bipartition du corps de l’Église, agissant comme katechon, semble destinée à retarder.

8.
GIF

Tout dépend ici de la manière dont on interprète le thème eschatologique, qui est inséparable de la philosophie chrétienne de l’histoire (mais peut-être toute philosophie de l’histoire est-elle constitutivement chrétienne) et, en particulier, du sens qu’on attribue au passage de l’Épître de Paul. On sait, comme l’avait déjà observé Troeltsch, que l’Église a fermé depuis longtemps son office eschatologique (Troeltsch, p. 36) ; mais la décision de Benoît XVI montre précisément que le problème des choses dernières continue à agir souterrainement dans l’histoire de l’Église. En effet, l’eschatologie ne signifie pas nécessairement — comme le suggère Schmitt — une paralysie des événements historiques, au sens où la fin des temps rendrait toute action inutile. Tout au contraire, ce qui fait partie intégrante du sens des choses dernières, c’est qu’elles doivent guider et orienter l’action des avant-dernières choses. C’est ce que Paul, qui se réfère toujours au temps messianique avec l’expression ho nyn kairos, le « temps de maintenant », ne se lasse pas de rappeler, en enjoignant aux Thessaloniciens de ne pas se laisser troubler par l’imminence de la parousie. Ce qui intéresse l’Apôtre n’est pas le dernier jour, n’est pas la fin des temps, mais le temps de la fin, la transformation intérieure du temps que l’événement messianique a produite une fois pour toutes et la transformation de la vie des fidèles qui s’ensuit. Le mysterium iniquitatis de la Seconde Épître aux Thessaloniciens n’est pas un arcane surtemporel, dont le seul sens est de mettre fin à l’histoire et à l’économie du salut : c’est un drame historique (en grec mysterion signifie « action dramatique ») qui est, pour ainsi dire, en cours à chaque instant et dans lequel ne cesse de se jouer le sort de l’humanité, le salut ou la ruine des hommes. Et l’une des thèses du Commentaire de l’Apocalypse de Tyconius, que Benoît XVI connaissait bien, était que les prophéties de l’Apocalypse ne se réfèrent pas à la fin des temps, mais à la condition de l’Église dans l’intervalle entre la première et la seconde venue du Christ, c’est-à-dire dans le temps historique que nous sommes encore en train de vivre.

9.
GIF

Cela signifie, dans le cas de la séparation entre les deux côtés du corps de l’Église, que la « grande discessio » dont parlait le jeune Ratzinger n’est pas un événement seulement futur, qui, comme tel, doit être séparé du présent et relégué à la fin des temps : c’est plutôt quelque chose qui doit orienter ici et maintenant la conduite de tout chrétien et, en premier lieu, du pontife. Contrairement à la thèse de Schmitt, le katechon, le « pouvoir qui freine » — qu’il soit identifié à l’Église ou à l’État — ne saurait inspirer ni différer en aucune manière l’action historique des chrétiens.

Placé dans le contexte qui lui est propre, le « grand refus » de Benoît XVI est tout autre qu’un renvoi au futur schisme eschatologique : il rappelle, au contraire, qu’il n’est pas possible que l’Église survive, si elle reporte passivement à la fin des temps la solution du conflit qui en déchire le « corps biparti ». Tout comme le problème de la légitimité, le problème de ce qui est juste et de ce qui est injuste ne peut être éliminé de la vie historique de l’Église, mais doit inspirer à tout instant la conscience de ses décisions dans le monde. Si l’on feint d’ignorer, comme elle l’a fait souvent, la réalité du corps biparti, l’Église fusca finit par l’emporter sur l’Église decora et le drame eschatologique perd tout sens.

La décision de Benoît XVI a remis en lumière le mystère eschatologique dans toute sa puissance explosive ; mais c’est seulement ainsi que l’Église, qui s’est égarée dans le temps, pourra retrouver une juste relation avec la fin des temps. Il y a, dans l’Église, deux éléments inconciliables et, cependant, étroitement liés : l’économie et l’eschatologie, l’élément mondain-temporel et celui qui se maintient en relation avec la fin des temps et du monde. Quand l’élément eschatologique s’éclipse et rentre dans l’ombre, l’économie mondaine devient proprement infinie, c’est-à-dire interminable et sans but. Le paradoxe de l’Église est que, du point de vue de l’eschatologie, elle doit renoncer au monde, mais ne peut le faire parce que, du point de vue de l’économie, elle est du monde et ne peut renoncer à lui sans renoncer à elle-même. C’est justement ici que se situe la crise décisive : parce que le courage — ceci nous semble être le sens ultime du message de Benoît XVI — n’est que la capacité de se maintenir en relation avec sa propre fin.

10.
GIF

Nous avons tenté d’interpréter l’exemplarité du geste de Benoît XVI dans le contexte théologique et ecclésiologique qui lui est propre. Or, si ce geste nous intéresse, ce n’est certes pas dans la seule mesure où il renvoie à un problème interne à l’Église, mais plutôt parce qu’il permet de cerner un thème authentiquement politique, celui de la justice, qui, comme celui de la légitimité, ne peut être éliminé de la praxis de notre société. Nous savons parfaitement que le corps de notre société politique, comme celui de l’Église et peut-être encore plus gravement, est, lui aussi, biparti, fait d’un mélange de mal et de bien, de crime et d’honnêteté, d’injustice et de justice. Cependant, dans la praxis des démocraties modernes, ce n’est pas là un problème politique et substantiel, mais juridique et procédural. Ici aussi, comme cela s’est produit pour le problème de la légitimité, il est résolu sur le plan des normes qui interdisent et punissent, quitte à devoir ensuite constater que la bipartition du corps social devient chaque jour plus profonde. Dans la perspective de l’idéologie libérale aujourd’hui dominante, le paradigme du marché autorégulateur s’est substitué à celui de la justice et feint de pouvoir gouverner une société toujours plus ingouvernable selon des critères exclusivement techniques. Encore une fois, une société ne peut fonctionner que si la justice (qui correspond, dans l’Église, à l’eschatologie) ne reste pas une simple idée, totalement inopérante et impuissante face au droit et à l’économie, mais parvient à trouver une expression politique sous une forme capable de contrebalancer l’aplatissement progressif sur un unique plan technico-économique de ces principes coordonnés, mais radicalement hétérogènes — légitimité et légalité, pouvoir spirituel et pouvoir temporel, auctoritas et potestas, justice et droit —, qui constituent le patrimoine le plus précieux de la culture européenne.

GIF
GIF

Agamben, au sommet de sa théologie de l’histoire

Le philosophe italien, exégète des épîtres de Paul et des Pères de l’Église, a-t-il élucidé la raison véritable de la renonciation de Benoît XVI, en 2013  ? Il en fait, en tout cas, une lecture eschatologique qui interpelle, au-delà de l’histoire propre de l’Église, «  la situation politique des démocraties » et la « décision de chacun » face au mal.
GIF

Relativement peu connu du public, certes un peu difficile à lire autrement qu’avec la concentration d’un étudiant, le penseur italien Giorgio Agamben, né à Rome en 1942, bénéficie aujourd’hui d’une reconnaissance internationale considérable chez les philosophes, mais aussi chez les théologiens. En témoignent, tout dernièrement, en France, le très riche numéro double de la revue Critique (janvier et février 2017) qui lui est entièrement consacré, ainsi que la publication en un seul fort volume de neuf de ses quelque trente-cinq livres, parmi les plus importants, sous le titre générique d’Homo Sacer (« homme sacré », mais qui ne dispose plus d’aucun droit civique), en novembre dernier [1].

Tyconius « sans lequel Augustin n’aurait pu écrire La Cité de Dieu »
GIF

Alors que l’accent est souvent mis, chez ses lecteurs, sur sa philosophie politique, très inspirée par Walter Benjamin et Michel Foucault, notamment, une véritable théologie de l’histoire apparaît de plus en plus comme le fil d’Ariane de la part la plus originale et, sans doute, la plus nécessaire aujourd’hui de son œuvre (lire nos repères). Exégète et même philologue d’une rigoureuse précision des épîtres de Paul et de Jean, lecteur aussi de tous les Pères de l’Église, premièrement d’Augustin, mais aussi de Jérôme, d’Irénée de Lyon, d’Origène, de Tertullien et du trop méconnu Tyconius qui inspira profondément saint Augustin et Benoît XVI (depuis le milieu des années 1950), Giorgio Agamben a aussi mis en exergue, comme personne avant lui, le plus haut sens de la vie des moines, sorte de libération du strict droit, promue par le monachisme occidental, depuis Pacôme jusqu’à saint François d’Assise [2].

Aujourd’hui, deux textes d’une rare densité, rassemblés par les éditions Bayard [3], nous mènent jusqu’au sommet de la méditation continuelle du philosophe italien sur les lettres de Paul, notamment sur la deuxième épître aux Thessaloniciens et ses précisions sur la fin des temps et la parousie, c’est-à-dire «  le jour du Christ », ou «  le jour du jugement universel ». Pour cette ultime ascension, Giorgio Agamben a suivi pas à pas l’exégèse d’Augustin, mais surtout celle de Tyconius, « un personnage extraordinaire sans lequel Augustin n’aurait pu écrire son chef-d’œuvre, La Cité de Dieu ».

Une dominante eschatologique dans la théologie de Benoît XVI
GIF

Le cheminement est dès lors clairement tracé. En 1956, Joseph Ratzinger, prêtre depuis 1951 et docteur en théologie depuis 1953, s’apprête à soutenir sa thèse d’habilitation, afin de devenir professeur d’université, sur la théologie de l’histoire chez saint Bonaventure. Il est aussi, à cette date cruciale pour lui, l’auteur d’un article remarqué sur « le concept de l’église dans le Livre des Règles de Tyconius » [4], dans lequel le futur cardinal (1977), préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi (1981) et pape Benoît XVI (2005) forge sa propre théologie de l’histoire. Une théologie dont Giorgio Agamben souligne la dominante eschatologique et qu’il considère comme étant la source véritable de la renonciation (le philosophe écrit « abdication ») de Benoît XVI à sa charge pontificale, en février 2013, plutôt que la diminution de la « vigueur du corps » et l’«  infirmité de sa personne » officiellement invoquées.

Relevant le geste symbolique de Benoît XVI déposant, en juillet 2009 déjà, le pallium (manteau) pontifical sur la tombe de Célestin V, un ermite bénédictin, réputé proche des Franciscains spirituels, qui renonça à sa charge après seulement cinq mois de pontificat (juillet-décembre 1294) par « mépris pour les actes de prévarication et de simonie de la cour », Giorgio Agamben en déduit que Benoît XVI a accompli, moins de quatre ans plus tard, un « grand refus » prémédité. Et inspiré par la théologie et l’ecclésiologie de Tyconius… De fait, lors de l’audience générale du 22 avril 2009, le pape évoquait de nouveau l’inspirateur d’Augustin en ces termes  : « Dans son commentaire de l’Apocalypse, Tyconius voit surtout se refléter le mystère de l’Église. Il était arrivé à la conviction que l’Église était un corps bipartite  ; une partie appartient au Christ, mais il est une autre partie qui appartient au diable. » [5] Partageait-il alors cette conviction, comme l’affirme Giorgio Agamben  ?

La tension interne entre « méchants » et « justes »
GIF

Déjà, en 1956, le jeune Joseph Ratzinger – il n’avait pas trente ans – donnait à redécouvrir, dans la Revue d’études augustiniennes et patristiques, l’ecclésiologie de Tyconius  : « Le corps de l’Église a deux côtés ou aspects  : un côté gauche et un côté droit, un côté coupable et un côté béni, qui constituent pourtant un corps unique. (…) L’épouse unique du Christ, dont le corps est celui de L’Église, comprend en soi aussi bien le péché que la grâce. » [6] Et il en déduisait que cette tension interne entre «  méchants » et «  justes » ne peut trouver sa résolution qu’à « la fin des temps », lors du «  jugement universel » et de la parousie du Christ, après que l’Antéchrist aura été expulsé de l’Église.

Giorgio Agamben adhère manifestement à cette eschatologie [7] et postule même qu’elle est la seule philosophie de l’histoire possible. Une philosophie qui assume d’être une théologie. Dès lors, le propos interpelle vivement notre époque  : « La grande discessio (séparation entre l’Église du Christ et celle de l’Antéchrist) dont parlait le jeune Ratzinger n’est pas un événement seulement futur, qui, comme tel, doit être séparé du présent et relégué à la fin des temps  : c’est plutôt quelque chose qui doit orienter ici et maintenant la conduite de tout chrétien… Le problème de ce qui est juste et de ce qui est injuste ne peut être éliminé de la vie historique de l’Église, mais doit inspirer à tout instant la conscience de ses décisions dans le monde. » [8]

À partir de cette première focalisation sur le monde actuel, le philosophe italien, revenant aux leçons de Paul et d’Augustin sur « les temps de la fin », dévoile « le grand drame du péché et de la rédemption » qui se joue dans notre histoire, en reprenant les mots du génial médiéviste Marc Bloch. Il piste dans nos sociétés l’avènement du « mystère de l’anomie » (absence de loi et d’ordre), le développement du «  mystère du mal », le conflit entre l’Antéchrist et le Messie, entre Satan et Dieu… Cette remise en perspective théologique de l’histoire étant accomplie, Giorgio Agamben se permet une apostrophe à la fois éthique et politique qui relève, selon lui, du « salut »  : « Le mal n’est pas un drame théologique obscur qui paralyse et rend énigmatique et ambigüe toute action, mais c’est un drame historique où la décision de chacun est à chaque fois en question. (…) C’est en ce drame toujours en cours que chacun est appelé à tenir son rôle sans réserves et sans ambiguïtés. » [9] Il y a, incontestablement, beaucoup de la vigueur légendaire de Paul dans cet appel à la « décision ».

Antoine Peillon, La Croix, 21 mars 2017.

Repères

Au cœur d’une œuvre philosophique inclassable, l’approche théologique de l’histoire de l’Occident par Giorgio Agamben s’est déployée dans sept principaux ouvrages, où l’exégèse des épîtres de Paul ainsi que l’étude des traditions patristique et franciscaine sont inlassablement approfondies, depuis une vingtaine d’années.

* Le Temps qui reste  : un commentaire de l’Épître aux Romains, Payot & Rivages, 2000

* Le Règne et la gloire. Pour une généalogie théologique de l’économie et du gouvernement, Seuil, 2008

* De la très haute pauvreté  : règles et forme de vie, Payot & Rivages, 2011

* Opus Dei  : archéologie de l’office, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2012

* Qu’est-ce que le commandement  ?, Payot & Rivages, 2013

* Pilate et Jésus, Payot & Rivages, 2014

* Le Mystère du mal. Benoît XVI et la fin des temps, Bayard, 2017

GIF
GIF

L’église et le royaume

Giorgio Agamben, Père Eric Morin, 8 mars 2009.

Il s’agit d’éclairer la question du messianisme de saint Paul, de présenter et de discuter l’enjeu de sa christologie dont l’influence dans l’histoire dépasse les frontières visibles de l’Eglise pour rencontrer les fondations de la pensée occidentale.

« L’adresse de l’un des textes les plus anciens de la tradition ecclésiastique, la lettre de Clément aux Corinthiens, commence par ces mots : “L’Eglise de Dieu en séjour à Rome à l’Eglise de Dieu en séjour à Corinthe”. Le mot grec paroikousa, que j’ai traduit “en séjour”, désigne le séjour de l’exilé, du colon ou de l’étranger par opposition à l’habitation à demeure du citoyen, qui se dit en grec katoikein. Je voudrais reprendre cette formule pour m’adresser ici et maintenant à l’Eglise de Dieu, en séjour ou en exil à Paris. Pourquoi choisir cette formule ? C’est que le sujet de ma conférence est le messie et paroikein, vivre en séjour, est la définition même de l’habitation du chrétien dans le monde et de son expérience du temps messianique. » Giorgio Agamben.

GIF

Lire, sur le site Internet de l’Église catholique de Paris, une conférence de Carême, « L’Église et le Royaume » (texte intégral), donnée à Notre-Dame de Paris, le 8 mars 2009.


[1Seuil, collection « Opus », 2016. Ce volume rassemble  : Le Pouvoir souverain et la vie nue (1997)  ; État d’exception (2003)  ; Le Sacrement du langage (2009)  ; Le Règne et la Gloire (2008)  ; Opus Dei (2012)  ; La Guerre civile. Pour une théorie politique de la Stasis (2015)  ; Ce qui reste d’Auschwitz. L’archive et le témoin (1999)  ; De la très haute pauvreté, 2011  ; L’Usage des corps, 2015.

[2De la très haute pauvreté  : règles et forme de vie, Payot & Rivages, 2011.

[3Le Mystère du mal. Benoît XVI et la fin des temps, Bayard, 2017, 96 p., 14,90 euros.

[4« Beobachtungen zum Kirchenbegriff des Tyconius im Liber regularum », Revue d’études augustiniennes et patristiques, 1956, vol. 2, pages 173-185. Cf. Tyconius, Le Livre des Règles, avec introduction, texte latin, traduction française et notes de Jean-Marc Vercruysse, Éditions du Cerf, collection Sources chrétiennes, 2004.

[5Benoît XVI, audience générale, mercredi 22 avril 2009, « L’enseignement du moine saint Ambroise Autpert »

[6« Beobachtungen zum Kirchenbegriff des Tyconius im Liber regularum », Revue d’études augustiniennes et patristiques, 1956, vol. 2, pages 179-180.

[7Du grec eschatos, « dernier », et logos, « parole »  : discours sur la fin des temps et du monde.

[8Le Mystère du mal. Benoît XVI et la fin des temps, Bayard, 2017, p. 27.

[9Idem, pages 57 et 58.

Un message, un commentaire ?

Ce forum est modéré. Votre contribution apparaîtra après validation par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
  • NOM (obligatoire)
  • EMAIL (souhaitable)
Titre

RACCOURCIS SPIP : {{{Titre}}} {{gras}}, {iitalique}, {{ {gras et italique} }}, [LIEN->URL]

Ajouter un document