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Joan Mitchell : de la peinture comme raison d’être

par Marcelin Pleynet

D 29 octobre 2022     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



De juin à septembre 1982, Joan Mitchell expose un « choix de peintures (1970-1982) », à l’ARC, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. L’exposition est réalisée par Suzanne Pagé et Béatrice Parent. Suzanne Pagé est également responsable de l’exposition qui se tient jusqu’au 27 février 2023 à la Fondation Louis Vuitton [1]. En 1982, Marcelin Pleynet écrit la préface du catalogue. Cette préface sera reprise en 1986 dans le volume Les États-Unis de la peinture publié au Seuil dans la collection de Denis Roche Fiction & Cie. Ce n’est pas un critique d’art, c’est un poète qui parle, la citation de Shakespeare par laquelle il commence son texte donne le ton. Ce qui s’entend aussi bien musicalement que picturalement. Bien qu’il ne traite que d’une période limitée de l’oeuvre picturale de Joan Mitchell, celle des années 70 (certaines oeuvres figurent dans la nouvelle exposition), il m’a semblé utile de republier ce texte qui reste, quarante ans après, un éclairage lumineux « parce que — je reprends ici les mots par lesquels Pleynet conclut — ce souvenir témoigne aussi pour moi qu’un certain discours sur la peinture peut faciliter l’approche d’une œuvre dans la mesure où, pour ce discours comme pour l’œuvre, la peinture a sa "raison" d’être dans la peinture. » Suivent des propos recueillis de Joan Mitchell pour le catalogue de 1982, Mitchell qui, alors, « ne voulai[t] pas une rétrospective » de peur de voir sa « vie déroulée devant [elle] comme un album de photographies. » La peinture n’est pas la photographie. « La peinture c’est l’inverse de la mort, elle permet de survivre, elle permet aussi de vivre. »

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Catalogue, 1982.
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Joan Mitchell :
de la peinture comme raison d’être

(1982)
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pour Thomas B. Hess

Que dire de ce moment d’émerveillement et d’exception qu’est la rencontre d’une œuvre ? On voudrait d’abord se taire parce que tout l’espace et toute la pensée sont occupés du mouvement d’un grand silence. Ce qui retient et soutient le regard, mobilise l’écoute. A l’évidence, nous y sommes et nous sommes de ce qui ne s’échange pas. Il y va d’une stupéfaction et, paradoxe, d’un aveuglement ébloui où apparaît un autre monde proche, voisin, identique et plus réel encore parce que nous percevons par nous, en nous, ce qui semble devant nous ; parce que nous ne percevons que ce que nous sommes. Et comme un rêve

« The isle is full of noises,
Sounds, and sweet airs, that give delight and hurt not :
Sometime a thousand twangling instruments
Will hum about nine ears ; and sometime voices,
_That, if I then had waked after long sleep,
Will make me sleep again — and then, in dreaming,
The clouds methought would open, and show riches
Ready to drop upon me, that when I waked
I cried to dream again.
 »

« Cette île est pleine de rumeurs
De bruits, d’airs mélodieux qui charment sans nuire.
Tantôt ce sont mille instruments qui vibrent, qui
Bourdonnent à mes oreilles. Tantôt des voix,
Alors même que je m’éveille d’un long somme,
M’endorment à nouveau pour me montrer en songe
Dans les nuées qui s’entrebâillent, des trésors
Prêts à m’échoir, tant et si bien qu’à mon réveil
Je supplie de rêver encore [2]. »

Et c’est ainsi que la musique, que l’art magique du poète dit la magie de l’œuvre d’art et que la peinture, lorsqu’elle atteint à sa perfection, est comme une île pleine de rumeurs et de charmes dans l’océan des songes et de la vie. Mais nous ne sommes pas tout ce que nous sommes et nous savons bien, comme le peintre, que la rencontre de l’œuvre d’art, que ce partage, que cet étonne­ ment, que cette admiration, que cette vie qui est en nous plus que la vie, que notre survie nous échappe ; et comme le silence habite ce que nous écoutons, nous parlons de ce qui nous échappe. Ainsi en est-il au mieux des discours et commentaires sur l’art comme enquête, témoignage sur une expérience vécue et qui ne dit rien. Ainsi en est-il du texte et du commentaire sur l’art d’abord adressé à celui qui l’écrit... Ainsi nous écrivons-nous comme à un ami lointain. Nous entretenons l’évocation de ce qui fut présence, et nous nous entretenons de la présence de cette évocation. L’écrit, la lettre, la photographie, évoquent la mémoire vive de l’œuvre, sa présence et sa séparation en correspondance. Dans le lent cheminement de la connaissance, de la reconnaissance et de l’intimité, la mémoire en séparation brule de tous ses feux. Et nous savons bien que notre vision et notre pensée s’établissent d’un ensemble de faits et de détails qu’il nous faut toujours reconstituer ; que l’œuvre que nous avons reconnue et que nous admirons, où nous nous admirons aussi de l’avoir reconnue et de nous y être reconnu, participe d’une vie qui nous est d’autant plus proche qu’elle est plus autonome, et que tout ce qui reconstitue cette autonomie fait pour nous proximité.
Comment aborder, comment comprendre, comment partager l’expérience qu’est notre vision des peintures de Joan Mitchell ? Comment dire, de ces œuvres, ce qui frappe d’évidence et de réel ? Comment reconnaître, com­ ment dire ce que nous partageons de la réalité de l’œuvre d’art, si ce n’est en parlant de cette fréquentation, de cette familiarité qui n’est pas de l’œuvre mais, si je puis dire, de nos conditions, de nos conditionnements, de ce qui conditionne notre rencontre et la mémoire de notre rencontre avec l’œuvre ? Ainsi, je me souviens parfaitement avoir vu pour la première fois les peintures de Joan Mitchell à Paris au tout début des années soixante, à la galerie Neuf­ ville, puis à la galerie Lawrence. J’avais vingt-sept ans. A travers Joan Mitchell, je découvrais la peinture américaine, je découvrais un nouveau continent de la peinture. Et c’est sans doute de cela que tout d’abord je garde la mémoire. Non pas la mémoire d’un voyage que je fis par la suite, mais la mémoire du voyage qu’avaient fait les tableaux que je découvrais. C’est de cela d’abord que se particularise pour moi la rencontre avec l’œuvre de Joan Mitchell. Et je pense aujourd’hui qu’il n’y a rien là d’exceptionnel ; en serait-il besoin, que l’actuelle exposition de l’ARC le prouverait. Dans ma mémoire comme dans le réel, l’œuvre de Joan Mitchell est associée à deux continents ; et dans un geste qui lui est particulier, elle donne dimension à l’un et à l’autre, elle s’approprie les qualités de l’un et de l’autre. Que l’on regarde la biographie de l’artiste et l’on s’apercevra en effet que, depuis près de quarante ans, ce passage, ce partage d’un continent à l’autre, d’une métropole à l’autre, accompagne, et forcément d’une certaine façon, participe à la réalisation de l’œuvre. C’est après une année de voyage à travers l’Europe, en 1948-1949, que Joan Mitchell quitte Chicago pour s’installer à New York où elle fait la connaissance et fréquente ce qu’il est convenu d’appeler la première génération des expressionnistes abstraits. Si l’on souhaite comprendre ce qu’il en est de ce passage de l’artiste entre les États-Unis et l’Europe, il faut évidemment tenir le plus grand compte de ce qu’il en fut, pour la décisive formation de son art, de la rencontre de Willem de Kooning, Philip Guston et Franz Kline en ces années cinquante. On peut dire en effet que le « Eighth Street Artists Club » que Kline, Pavia, de Kooning, Marca-Relli et quelques autres inaugurent en 1949, et que fréquente Joan Mitchell dès le début de 1950, joue un rôle d’autant plus considérable que chacun de ces artistes est alors en pleine maturité et en pleine possession de ses moyens. N’oublions pas que 1950 est l’année où Willem de Kooning réalise (au mois de juin) avec Excavation, un de ses chefs-d’œuvre, qui sera dès 1951 à la place d’honneur dans l’exposition « Abstract Painting and Sculpture in America » du musée d’Art moderne de New York ; l’année où Franz Kline produit l’admirable Nijinsky de la collection Albert H. Newman. 1950 est également l’année où de Kooning commence à travailler sur Woman I ; où Jackson Pollock expose trente­ deux peintures, dont Lavender Mist, Shadows et Autumn Rhythm, chez Betty Parson. On n’en finirait pas de recenser ce qui donne dès lors une dimension internationale à la création et à la scène picturale américaine, et forme le climat que trouve Joan Mitchell lors de son arrivée à New York. Climat dans lequel aura lieu en 1951 sa première exposition à la New Gallery de New York. La peinture américaine et, disons-le, la peinture en général, a alors gagné une nouvelle indépendance, à la fois dans son rapport au modèle et dans son traitement du sujet. Ce n’est pas seulement le succès que rencontre en cette fin d’année 1950 l’exposition de Pollock chez Betty Parson qui donne au monde de l’art new-yorkais ce dynamisme, c’est d’abord la quantité, la qualité et la vitalité des artistes ; le succès ne fait qu’ajouter à la maîtrise et au lyrisme dont témoignent les œuvres qui vont alors, justement à ce même moment, se confronter explicitement à l’art des Européens. C’est ainsi que, toujours en cette même fin d’année 1950, Leo Castelli organise à la galerie Sidney Janis une exposition-confrontation des peintres américains et français, où l’on trouve côte à côte Matta, Gorky, Pollock, de Kooning, Kline, Lanskoy, Soulages, Dubuffet et de Staël. Je ne sais pas si Joan Mitchell a assisté au débat sur les tendances de l’art américain et français qui vint clôturer l’exposition. Mais on comprend bien qu’une telle confrontation et qu’un tel débat ne pouvaient se produire qu’à avoir déjà eu lieu. Non point tant entre ces artistes américains et ces artistes français, mais pour chacun ailleurs, et si j’osais je dirais : dans un autre temps. Il est bien évident que chacun de ces artistes, qu’il soit américain ou français, avait entretenu et entretenait encore un dialogue, un débat-confrontation, non pas d’abord avec les hommes et les femmes de sa génération, mais avec les créateurs de la génération précédente ; autrement dit, avec une vision de l’histoire telle qu’à la fois elle déterminait et qualifiait leur œuvre et l’histoire. Inutile de dire qu’à partir de là, les disputes et les malentendus abondent et que nous n’en avons pas fini de construire et d’enquêter sur les tenants et les aboutissants d’aventures dont il ne faut pourtant pas oublier qu’elles sont d’abord ce qu’elles sont, en ce qu’elles sont d’abord singulières.


Joan Mitchell dans son atelier de Vétheuil.
Photo reproduite dans Les Etats-Unis de la peinture.
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Pourtant, à suivre ces dix années de peintures qu’expose aujourd’hui Joan Mitchell, on ne peut s’empêcher de penser à tout ce que notre regard aujourd’hui doit à cette vision maîtrisée (de l’histoire de l’art et de l’histoire de notre sensibilité) que nous propose l’artiste ; et à ce que cette vision marque des échanges au passage de l’Océan. Ce qui s’établissait de la carrière de l’artiste et de l’histoire de l’art moderne à New York dans les années cinquante ; ce qui s’établissait dans le lyrisme, le dynamisme, la vitalité et peut-être aussi le chauvinisme d’une nouvelle et monumentale indépendance apparaît aujourd’hui admirablement dominé dans la splendide maturité de l’œuvre. Nous n’oublions pas, bien sûr, que Joan Mitchell est une artiste américaine, comme nous n’oublions pas que Titien fut italien, Rembrandt hollandais et Rubens flamand. Mais déjà, comme pour les grands maîtres du passé, nous oublions sa nationalité. L’œuvre est de cet échange et de ce passage des frontières et des océans qui nous font reconnaître un Manet ou un Goya à Berlin, à New York, à Madrid, à Londres ; et nous font oublier, dans la grande galerie du Louvre, que Fragonard fut français. C’est ainsi, c’est si je puis dire dans cette leçon, que je comprends la division de l’œuvre de Joan Mitchell entre Paris et New York, à partir de 1955. La carrière de Rubens ne se partage-t-elle pas entre Gênes, Paris, Londres et Anvers ? Et qui prétendra que Rubens n’est pas Rubens avant d’être flamand ?
Telles sont les premières réflexions que m’inspirent la rencontre de Joan Mitchell. Et ce n’est sans doute pas par hasard si ces réflexions m’entraînent à évoquer les grands maîtres du passé. Sans doute d’abord parce que je considère Joan Mitchell comme un maître du présent, mais sur­ tout parce que son œuvre m’entraîne irrésistiblement dans cet univers hors du temps et de l’histoire où dialoguent non plus les misérables accidents de la chronologie, mais les qualités de l’être. Et où, à mon sens, pour ce qui concerne la peinture, dialoguent essentiellement les picturalités. Parce que, de ce partage et de ce passage de l’histoire et de l’Océan, Joan Mitchell semble en effet avoir d’abord retenu l’obligation d’une présence sans frontières à la motivation et à l’acte pictural. De telle sorte que celui-ci paraît tout naturellement s’associer à la geste, au grand poème épique de cette action picturale qui emporte, brasse et transcende les limites de l’image. Et ici, il nous faut prendre en considération, si je puis dire à la lettre de l’événement qu’il constitue, ce partage entre la France et New York qui, depuis 1955, marque la biographie de Joan Mitchell. Il nous faut prendre en considération ce qu’il en est de la lumière de Vétheuil et du ciel de New York. Ce qu’il en est de ces deux événements dans la constance et dans la dynamique d’une perception. Ce n’est pas seule­ ment le titre évocateur Clearing du triptyque de la collection du Whitney Museum, actuellement présenté à l’ARC, et que j’ai vu pour la première fois à la galerie Jean Fournier en 1973, ce n’est pas seulement cet ensemble de tableaux plus anciens, rapportés d’un séjour au Canada, c’est toute l’œuvre de Joan Mitchell qui s’établit dans son ressourcement à l’énergie superbe du geste d’intelligence que l’artiste entretient avec la lumière. L’artiste vit dans l’atelier de ce dehors qui l’habite, de ce dehors qui trace ses réseaux, de ce qui violemment frappe et emporte, dans la dramatisation ou le lyrisme de son chant, la forme illusoire des êtres et des choses. Ce sans quoi les êtres et les choses ne seraient que de confuses et obscures masses, la lumière, tient dans sa force d’un aveuglement, d’un feu, dont l’artiste, qui l’assume et la maîtrise, expose la dimension, le paysage sombre ou clair de sa vérité. Lyrique ou tragique ou désespéré, il y a un enthousiasme pour le miracle de la lumière et de la création, dans l’œuvre de Joan Mitchell, qui porte la miraculeuse synthèse de l’œuvre. Que ce soit explicitement, avec l’ensemble des Tilleuls de 1978 (ou implicitement par exemple avec cet admirable petit tableau de 1977, la Lande), l’artiste, tout au long de sa carrière, n’a cessé d’indiquer ce que le travail de l’atelier supposait comme consumation d’une sensible et intelligente reconnaissance du monde et des apparences. C’est de cette lumière vraie, qui consume les choses (et la vision) de l’intérieur et de l’extérieur, que naît la dimension de l’œuvre d’art. C’est dans le monde de cette lumineuse et profonde consumation du monde que naît le tableau, le paysage pictural du monde. Je ne voudrais pas ici trop intellectualiser ce qui arrive d’abord à nous comme une des manifestations visuellement les plus amples, les plus sensibles, et les plus conséquentes du geste pictural moderne. Mais il faut pourtant s’arrêter à cet élément peu commun dans une exposition de peinture contemporaine et qui constitue presque le tiers des œuvres qui nous sont ici présentées : à savoir la constitution de l’unité picturale en polyptyque. La constitution de l’unité picturale par rapprochement et déploiement d’un dialogue chromatique et formel. Comme si le passage de la perception de l’extérieur à l’intérieur de l’atelier, comme si la lumière qui constitue la mémoire visuelle de l’artiste s’établissaient comme espace pictural dans le rapprochement dialogué d’une multiplicité de plis (pour retenir étymologiquement le sens de polyptyque). Je dirai qu’en un premier temps, la peinture est aussi constituée de la division du temps de l’artiste en diptyque, entre les États-Unis et la France, entre l’intérieur et l’extérieur de l’atelier. Ce que j’avance là, en des termes plus psychologiques qu’essentiellement picturaux, se soutient de la mise en place et de l’organisation formelle des œuvres. Si j’ai d’abord insisté sur l’importance de la lumière dans la détermination créatrice de Joan Mitchell, c’était, d’une part, bien sûr pour marquer le passage de l’extérieur, de la perception, à la conception, à la création ; mais aussi pour mettre en évidence le caractère particulier de l’organisation formelle de l’œuvre. Dans une œuvre de Joan Mitchell, la picturalité, la qualité picturale, se manifeste tout d’abord à la fois comme qualité chromatique et comme qualité d’exécution (de facture), sans qu’on puisse jamais déterminer laquelle de ces qualités commande l’autre. La saveur, la richesse chromatique des deux grands quadriptyques de 1982 sont à ce point associées à la diffusion de l’énergie qui habite la complexité et la qualité de facture de l’exécution, que, dans leur association, elles transcendent les éléments et les caractéristiques de leurs qualités réciproques. Je veux dire que le geste transcende le dessin, comme la couleur transcende le plan, au bénéfice de la création, du dessein pictural. L’organisation formelle de la toile se constitue de ce passage, de ce déplacement l’un sur l’autre de la qualité de chacun des éléments qu’elle propose. Si le geste transcende le dessin, et la couleur le plan, c’est, à mon avis, que le geste vers la toile est d’abord vers la lumière ; ce qui le charge d’une force, d’une énergie exceptionnelles (mais sans violence) et détermine sa couleur. Ce traitement du geste dans la réalisation chromatique de son énergie, ce déplacement du dessin dans la couleur constitue, par indications lumineuses, fixations et reflets, la création spatiale de l’œuvre. Le propre de cette énergie soufflée dans sa richesse chromatique étant engagé dans le constant déplacement du plan de la toile par le plan pictural. Et ce qui donne à cette œuvre son exceptionnelle dimension artistique, c’est que, dans ce processus, la multiplicité des plans picturaux qui constituent chaque peinture s’établit d’un déplacement proche de celui de l’énergie du geste sur la couleur. L’espace de la peinture s’indique ainsi du dialogue de la transparence et de la respiration lumineuse (plus ou moins lumineuse) des plans picturaux. Ce mode d’organisation formelle est tout à fait explicite dans une toile comme Pour ses malinois (1981) qui figure dans la présente exposition et où, associés à la ponctuation du vert clair, les plans , que propose l’ocre jaune emporté sur la droite du tableau, se différencient des plans du bleu outre­ mer, qu’ils engagent pourtant dans la transparente respiration rose où ils se diffusent, dirait-on, au-dedans comme au-dehors de la toile. L’association des plans picturaux dans leurs qualités chromatiques, fixant et déréalisant les limites de la toile, constitue, dans sa manifestation lumineuse, un espace dont la réalité, participant des conditions (lumière) de son appréhension, ne peut pas ne pas être évocatrice des bonheurs et des malheurs, des aventures de notre perception, puisqu’elle est, elle aussi, déterminée par la lumière qui la qualifie. Que, par analogie, nous y voyions d’abord de la nature et du paysage, plutôt que de la peinture, n’est-ce pas d’abord parce que, dans notre vision de l’art, nous sommes toujours entraînés, à, si je puis dire, « naturaliser » nos goûts et notre perception ? Je ne veux, bien entendu, pas dire ici que Joan Mitchell n’a pas un sens exceptionnel de la nature et du paysage, ni qu’elle ne trouve pas là, pour une part, son inspiration ; mais ce sens et cette inspiration réalisent une sensibilité et un savoir qui ne sont ni de nature ni de paysage. Et si je dis, pour éclairer ma vision du tableau, qu’il est « un paysage pictural », j’entendrai d’abord qu’il est vécu, en qualité, comme « paysage » (nature) de la picturalité. Que l’on considère certains polyptyques comme W et Orange (1972), ou comme Little Trip (1969) qui figure dans l’actuelle exposition de l’ARC, et l’on constatera que Joan Mitchell peut également jouer le plan de la toile en décrochement. Dans Little Trip, le premier et le dernier panneau du polyptyque sont plus grands de 8 cm que les trois panneaux qu’ils encadrent, comme dans W et Orange le panneau central est légèrement plus haut que ceux qui l’entourent. Cette conception de la peinture en polyptyques tend évidemment à indiquer que l’œuvre se constitue, constitue son homogénéité, du rapprochement des éléments dont l’autonomie se trouve soumise à l’ellipse de l’organisation finale. C’est dans cet ordre qu’elle répond de tout ce qui la constitue d’inspiration et d’évocation sans jamais s’y soumettre. Et ce jusques et y compris pour ce qui concerne la définition des éléments picturaux tels que couleur, facture, gestualité. Si, dans tel ou tel polyptyque, un ou plusieurs panneaux se trouvent soumettre les autres, ou y être soumis, n’est-ce pas que la détermination de l’inspiration picturale l’emporte sur l’inspiration de nature ? Qu’on s’attarde à ce qui, chez presque tout peintre , fixe ce que l’on peut appeler « l’inspiration » picturale, la facture (le traitement du geste spontané dans la réalisation chromatique de son énergie), et l’on ne pourra pas ne pas être frappé d’une élégance et d’une distinction qui, en peinture, ne devient naturelle qu’à avoir été longuement pratiquée, cultivée ; et qui, dans cet effet justement de culture, justifie, semble-t-il, la singularité du plaisir visuel que donnent ces beaux tableaux.
C’est ainsi que l’évocation de la présence et de la rencontre d’une œuvre nous entraîne dans une libre association visuelle (et forcément affective) qui ne livre au mieux que certaines des conditions de cette rencontre dans les rumeurs d’un songe. Rien d’autre ne peut se dire de l’œuvre picturale, qui ne peut se dire et s’entendre qu’en peinture, que l’évocation de sa rencontre. Et si j’ai tenu à associer Thomas B. Hess à cette évocation, ce n’est pas seulement parce qu’il fut un de mes amis, mais parce qu’en 1966, à New York, il sut me faire partager ce qui l’attachait plus particulièrement à certains artistes et notamment à Joan Mitchell ; parce que ce souvenir témoigne aussi pour moi qu’un certain discours sur la peinture peut faciliter l’approche d’une œuvre dans la mesure où, pour ce discours comme pour l’œuvre, la peinture a sa « raison » d’être dans la peinture.

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Joan Mitchell dans son jardin de Vétheuil par David Turnley.
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Joan Mitchell

Je ne voulais pas une rétrospective parce que je ne veux pas voir ma vie déroulée devant moi comme un album de photographies... La date de 1970 est complètement arbitraire.

Je n’ai pas d’affinités particulières avec la peinture française. Bien sûr j’aime Chardin, Matisse, Van Gogh surtout mais, pour moi, Van Gogh n’est pas français. J’adore Van Gogh, j’ai même honte d’utiliser les tournesols.

Quand j’avais 5/6 ans Van Gogh était déjà mon peintre préféré. J’allais beaucoup au musée. Depuis toujours j’ai fait des paysages à l’aquarelle, je dessinais les animaux du zoo... J’étais déchirée car je faisais aussi de la poésie et vers 11 ans, j’ai dû choisir... Ma mère était un poète et mon père, médecin, dessinait un peu comme Lautrec. )’ai d’abord fait mes études universitaires (littérature) et j’ai quitté pour l’Art lnstitute de Chicago : dans la collection tout était là, Cézanne, Mondrian, Kandinsky ...
C’était superbe. Je suis allée au Mexique, j’ai connu Orozco... Je suis partie à New York pour étudier avec Hoffmann ... mais j’ai fui parce que j’ai eu peur, je ne comprenais rien à ses interventions sur les œuvres des élèves... Après, j’ai vu tous les musées possible en Europe : les Offices, le Prado, le Louvre... De retour à New York, j’ai rencontré Kline, de Kooning et tout ce milieu formidable, très pauvre, très petit, complexe et chaleureux. J’ai exposé pour la première fois à New York en 1951 et bien sûr dans le Ninth Street Show... et puis je suis revenue en France...

A Vétheuil je suis à la campagne, en dehors de tout... mais j’adore cet endroit à cause de la lumière ; j’y suis très libre et puis j’ai mes chiens. C’est à cause d’eux que je suis venue ici tout à fait par hasard quand on a démoli mon atelier à Paris...

A Paris évidemment je voyais beaucoup plus de monde. Je ne suis pas du tout intégrée à la scène française. Je ne fais pas partie d’un groupe... Ma relation avec le monde de l’art est lointaine, elle passe surtout à travers les individus. Comme j’adore la peinture, je vais dans les galeries, les musées, chez les artistes, mais le « art world » ne m’a jamais concernée vraiment. Je connais beaucoup mieux New York qu’ici... A New York dans les années 50 j’avais beaucoup d’amis, j’aimais beaucoup cela, il y avait une grande vitalité dans l’air, dans la peinture, et dans les individus, j’adorais cela... )’accepte l’assimilation à l’Expressionnisme abstrait ... je m’y reconnais : je pense surtout à de Kooning, Kline mais j’en refuse l’aspect trop narcissique.

Je suis très influencée par ce que je vois dehors, la lumière, les champs... Dans tous mes tableaux il y a les arbres, l’eau, les herbes, les fleurs, les tournesols, etc... mais pas directement : l’eau par exemple c’est la Seine, c’est le lac Michigan aussi... c’est plutôt le sentiment que j’ai pour ces choses. Quand je commence, parfois, je veux faire une couleur, ou une forme... ou plutôt quelque chose comme le sentiment d’un tournesol qui meurt par exemple. Il faut sentir quelque chose, on ne peut expliquer : cela se voit ou ne se voit pas. C’est cela mon « sentiment » du paysage : en anglais c’est « feeling », en français sentiment a à voir avec sentimental. Pour moi c’est plutôt ressentir, éprouver... Donc ma peinture est abstraite mais c’est aussi un paysage sans être une illustration ; ce n’est pas une B. D.
Au fond le tableau doit tenir dans un rectangle avec l’espoir qu’il y ait du « sentiment » dedans. Quand ça marche, ça veut dire que ça marche avec la lumière, les couleurs, le Push and Pull de Hoffmann, la ligne... et tout le reste, avec tous les moyens de la peinture mais il faut avoir le « feeling ». Je suis assez proustienne dans le sens que je mets tout dans ma valise... la mémoire, le « feeling » du paysage, parce que, quand je voyage, je ne perds rien... J’aime ne rien perdre. Ainsi le lac Michigan, il est là, et pourtant je ne suis pas allée à Chicago depuis 1967.

J’emploie toujours de la peinture à l’huile et des couleurs broyées à la main. Je déteste les couleurs acryliques... et puis j’aime l’odeur de l’huile. Il y a une différence de lumière, de vie, de transparence. Après mon exposition au Whitney, un marchand de couleurs m’a dit qu’il avait vendu beaucoup plus d’huile que d’habitude et que les jeunes peintres s’étaient mis à repeindre à l’huile. La permanence de certaines couleurs : bleu, jaune, orange, remonte à mon enfance : j’ai vécu à Chicago et pour moi bleu, c’est le lac. Le jaune, vient d’ici ; j’ai utilisé très peu de jaune à New York et à Paris. C’est le colza, les tournesols... on voit beaucoup de jaune à la campagne. Le mauve aussi... le matin en est plein : le matin, surtout très tôt, c’est violet ; Monet a déjà montré cela... Moi quand je sors le matin c’est violet... je ne copie pas Monet. De même à l’aube et au crépuscule il y a parfois, suivant l’atmosphère, un bleu outremer superbe... pendant une ou deux minutes.

Les formats que j’utilise, cela dépend de ce qu’on me livre... c’est comme les couleurs, cela dépend de mes réserves. Je suis plus à l’aise dans les grands tableaux, j’adore, je les vois mieux ; quelquefois je commence et ça devient un diptyque ou l’inverse. Mais pour moi, en fait, grand ou petit format, il n’y a pas de différence vraiment : mes pinceaux sont les mêmes. Si je travaille souvent en diptyque, triptyque etc... c’est d’abord pour des questions de transport et de manipulation dans mon atelier qui n’est pas grand. En plus, je n’arrive plus à travailler sur des formats horizontaux depuis 1956. Et puis la rupture entre les différents fragments crée un rythme d’espace différent et une dynamique, une vibration.

Je ne fais pas de dessin préalable ; quelquefois je dessine avec la térébenthine et très peu de couleur.

Les titres, je les donne après ou pendant. Beaucoup de mes titres parlent de territoire. La notion de « territoire » c’est marquer, délimiter son espace, comme les chiens par exemple. Je suis assez isolée et enfermée ; je ne peuple pas mes paysages avec des gens ; le « territoire » c’est mon espace ou l’espace de mes chiens.

Je peins très souvent la nuit mais je vois le paysage tout le temps... et puis je travaille le jour aussi... la lumière du jour est très importante pour moi ; le jour je vérifie les couleurs qui changent beaucoup la lumière électrique. Je suis une visuelle mais dans ma tête.

La peinture c’est l’inverse de la mort, elle permet de survivre, elle permet aussi de vivre. Pour moi « Chez ma sœur » par exemple est profondément triste... c’est la tristesse en plein soleil comme il y a de la joie dans la pluie ; pour moi, jaune ce n’est pas forcément joyeux ...

Souvent je mets de la musique pendant que je travaille — parfois j’aime le silence — la musique m’inspire. Ça me sort de moi-même. J’adore la musique. Quand je suis arrivée en France en 1948 Le Havre était très triste avec tous ces bateaux échoués, et j’ai voulu toucher la terre parce que c’était toucher le continent où Mozart avait créé...

Propos recueillis par Suzanne Pagé et Béatrice Parent, mai 1982.

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Portrait de Joan Mitchell par Timothy Greenfield-Sanders, 1981.
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Quelques-unes des oeuvres évoquées par Marcelin Pleynet


Willem De Kooning, Excavation, 1950.
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Willem De Kooning, Woman I, 1950.
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Franz Kline, Nijinsky, 1950.
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Jackson Pollock, Lavender mist, 1949.
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Jackson Pollock, Autumn Rythm (number 30), 1950.
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Joan Mitchell


Joan Mitchell, Little Trip, 1969.
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Joan Mitchell, W et Orange, 1972.
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Joan Mitchell, Clearing, 1973.
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Joan Mitchell, La Lande, 1977 ((46.355 x 38.418 cm).
Ph. Christian Baraja. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Joan Mitchell, Tilleuls, 1978.
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Joan Mitchell, Tilleul, 1978.
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Joan Mitchell, Pour ses malinois, 1981.
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[2Shakespeare, La Tempête, III, 2, 127 (trad. Pierre Leyris).

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