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Sur la rivalité Philippe Sollers - Jean-Edern Hallier

D 26 octobre 2022     A par Viktor Kirtov - Michaël Nooij - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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Bonjour Viktor,

Viens de finir "Jean-Edern Hallier, l’idiot insaisissable" de Jean-Claude Lamy où l’on apprend certains détails surprenants sur leur relation jamais évoqués ailleurs à ma connaissance. Quelques anecdotes seulement.
Par contre "Histoire de Tel Quel 1960-1982" ou "De tel-quel à l’infini" (2006) de Philippe Forest, c’est d’un autre calibre.
Amitiés,
M. N.

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LA RIVALITE AMOUREUSE

Extraits de "Jean-Edern Hallier, l’idiot insaisissable" par Jean-Claude Lamy

Le résumé du livre par l’éditeur Albin Michel

1997, Jean-Edern Hallier tombe de son vélo, à Deauville, foudroyé par une crise cardiaque. L’écrivain et polémiste disparaît un an après François Mitterrand qui l’avait tant admiré puis haï au point de confier à Roland Dumas : « Ce sont des individus qui ne méritent qu’une balle dans la tête. »
Hallier, le borgne rebelle devenu presque aveugle, fondateur du brûlot L’Idiot international, n’était pas seulement l’aventurier de la vie politique jouant les Don Quichotte. De la race des grands écrivains de la seconde moitié du XXe siècle, il laisse derrière lui une oeuvre importante, publiée essentiellement aux éditions Albin Michel.

À partir d’archives, de témoignages inédits et de souvenirs personnels, Jean-Claude Lamy évoque la vie de ce personnage dont les excès médiatiques ont souvent masqué la flamboyante inspiration jusqu’à faire de lui un histrion (« je fais ma pub et je vous emmerde », lançait-il à ses adversaires). Et il révèle le créateur qui a secoué le monde littéraire avec des livres majeurs et une liberté de ton inimaginable aujourd’hui.

le livre sur amazon.fr
608 pages
Albin Michel, 2017


Le 20 janvier 1991, Jean-Edern Hallier vend à la criée le numéro de "l’idiot international" qui proteste contre la guerre en Irak. Photo © AGIP
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A propos de l’auteur

Successivement responsable de la rubrique littéraire de France Soir, chroniqueur au Figaro, critique au Midi Libre, Jean-Claude Lamy a publié plus d’une vingtaine de livres comme romancier et biographe, dont Prévert, les frères amis - Prix Goncourt de la biographie - Mac Orlan, l’aventurier immobile - Prix Cazes-Brasserie Lipp - Brassens, le mécréant de Dieu, véritable succès de librairie. Proche de Françoise Sagan, il a écrit, avec sa complicité la première biographie de l’auteur de Bonjour tristesse. Il a également bien connu Céleste Albaret, la gouvernante de Marcel Proust.

A propos d’Elisabeth B.

La rivalité Sollers-Hallier qui s’exerce dans la direction de la revue Tel Quel peut aussi déborder sur le terrain amoureux longtemps après l’éviction de J-E Hallier de Tel Quel. Relation complexe que celle entretenue par ces deux hommes.

EXTRAITS (2 pages)

Transcription 2ème page

JEAN-EDERN HALLIER, L’IDIOT INSAISISSABLE (p. 386)

reconnaît-elle dans le personnage d’Élisabeth B. ou plus mystérieusement d’El des Carnets impudiques ? Quand nous nous croisons dans des salons du livre, elle ne m’écoute que d’une oreille !
Dans son roman Un couple modèle, un homme, deux femmes, elle joue des multiples possibilités du trio. « Quand Val caresse Ana, écrit-elle, c’est moi qu’il touche à travers elle, c’est à moi qu’il donne ce qu’elle croit recevoir. » Elisabeth, Hallier et Sollers... El, Jean-Edern et Eric... « Nous deux ? Nous trois ?... » Les simulacres de l’amour sont nombreux. Leur variété est infinie. L’amour devient un jeu pour le meilleur et pour le pire. Fiction ou réalité ?

N’oublions pas le monologue écrit par Jean Cocteau pour Jean Marais : « Suis-je un menteur ? Je vous le demande ? Je suis plutôt un mensonge. Un mensonge qui dit toujours la vérité. » Conversation entre libertins. Interrogé par Jean-Edern Hallier dans Paris Match après la sortie de Femmes, Philippe Sollers lui déclare notamment : « Il faut encourager la liberté des femmes, le clitoris oblique, leurs passions individuelles, le désordre qui est en elles, leur permettre de jouir sans cesse. »
Jean- Edern se souvient de ce que lui disait son père quand il était adolescent : « Couche avec les Anglaises, tu n’auras jamais d’ennuis avec elles. » Il épousa Anna Devoto. « Ah, les Italiennes ! » s’exclame-t-il devant Sollers qui remarque : « Songez que même Stendhal arrive à se faire aimer des Italliennes. Ce n’est pas si mal• »

Le 2 janvier 1987, Jean-Edern et El sont de retour à Paris où le temps gris et froid est aussi triste que les deux amants désunis. Dix-sept heures de voyage avant l’arrivée à l’aéroport de Roissy et la cérémonie des adieux. Deux taxis différents, pour rentrer chacun chez soi.

« Embrassons-nous longuement, farouchement, pour la dernière fois, lui avais-je dit.


Collection : Paris Match. Archive, 1 septembre 1986
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1984. « Sollers joue Diderot » avec Elisabeth Barillé comme partenaire


(durée : 19’07" — Jean-Paul Fargier. Sollers joue Diderot)
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(durée:03’54"" — Jean-Paul Fargier. Sollers joue Diderot)
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Un film de Jean-Paul Fargier de 1984.
Elisabeth Barillé a 24 ans, Philippe Sollers, 48 ans.
Jeux de séduction. L’œil de la caméra de Fargier capte une complicité sensuelle naturelle entre ces deux-là. Naturelle ou comédie ? Si c’est joué, c’est bien joué ! Pourtant Elisabeth Barillé n’n’est pas une comédienne professionnelle mais elle est une pratiquante du libertinage et Sollers le sait très bien. Ces deux-là ne se retrouvent pas pour la première fois pour ce film, ils se connaissent « bibliquement » depuis les 22 ans de la belle. Nous l’apprenons dans Portrait du Joueur de Sollers comme nous le découvrirons plus avant.. Adéquation du rôle et de la personne mise en lumière par la caméra de Fargier.

VOIR AUSSI Diderot bouge encore, Sollers le ressuscite

1985 Joan (Elisabeth Barillé) in "Portrait du Joueur"


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le livre sur amazon.fr (édition Futuropolis illustrée)

EXTRAITS

1. Préface

Joan, une journaliste de vingt-deux ans, la confrontation cruelle et comique entre deux générations, celle « de 68 » et celle « d’après 68 ».

Joan est très jolie. Vraiment très.

2. Chapitre II

Ce n’est pas ma faute si j’ai fini par avoir quatre vies plutôt intéressantes, là où la plupart n’en ont difficilement qu’une, une et demie, une trois quarts. Ingrid, pour l’amour au-delà de tout. Norma pour la réalité dure, complice, tendre, critique,
comptable. Joan pour les images. Sophie pour l’application réfléchie des gestes. Je vais vous raconter ça, c’est promis. En tout cas, principe : jamais deux femmes ! Une ou trois, ou quatre, ou mille, ou aucune. Jamais deux ! Jamais ! Comme l’a dit excellemment Lichtenberg : « Un homme va être condamné en Angleterre pour bigamie. Son avocat le sauve en prouvant qu’il avait trois femmes. » Voilà une loi fondamentale. Elle ne souffre aucune exception.

Je venais juste de quitter les Éditions de l’Autre après avoir publié mon best-seller érotique chez un autre éditeur.

J’ai rencontré Joan... Interview pour son magazine international... Comment fonctionnent les tubulures du succès... Elle m’a soufflé en entrant chez moi : ah, l’Image ! On aurait dit qu’elle sortait du papier glacé en couleurs, insolente, vive, émergeant de tous les bains moussants et de toutes les eaux de toilette imaginables, les plus sophistiquées, les plus chères, celles pour lesquelles vous avez les plus belles publicités exotiques, terrasses au soleil à Manhattan, plage indiscernable et nocturne au fin fond du Brésil, coucher de soleil aux Bahamas, matinée à Sydney, soirée à Pékin... « La femme est une île, Fidji est son parfum... ». Vingt-deux ans, débuts dans le journalisme... Vapeur, beauté mannequin, star... Brune, retroussée, ronde...
– J’ai beaucoup aimé votre livre.
– C’est gentil.
– Non, vraiment beaucoup. Surtout les scènes à Venise.
– Rien ne vous a choquée ?
– Ah non. Quoi, par exemple ?

Dix minutes plus tard, c’est moi qui l’interviewe... Enfance protégée, pieuse... Comme Sophie... Mais rien ne fait peur à Joan, maintenant, elle est au courant, elle tient à ce que je le sache... Voilà, on tourne... On s’approche... On avance... Je m’assois près d’elle, comme dans le livre... Lui prends la main... Elle me laisse faire gentiment... J’en suis fou... Quelle beauté ! Je quitte tout, je divorce, je l’épouse ! J’entends d’ici les rumeurs d’admiration quand on rentrera dans un restaurant... « Le salaud, il ne s’ennuie pas »... « C’est sa nouvelle ? »... « Ravissante »... On s’embrasse passionnément... Elle se déshabille avec naturel, presque trop... L’idéal ! La perle ! Ce que tout homme rêve d’avoir possédé un jour ! Séquence de cinéma !
Superproduction ! Hollywood ! Légende ! On s’allonge... J’opère... Elle commence à me griffer convulsivement le dos... J’essaye de la calmer, je commence à comprendre... Hélas, c’est bien ça... Rien... Elle me mord, remue, gémit, s’exaspère... J’essaye d’éviter les plus gros bleus pour la salle de bains, demain, avec Norma...


« Elle commence à me griffer convulsivement le dos… ». Dessin de Martin Veyron, "Portrait du Joueur", édition illustrée Futoroplis- Gallimard
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Je fais semblant de jouir pour aller plus vite... Elle y croit, elle a l’air contente... M’embrasse sur la joue, comme une enfant de douze ans... On se quitte bons amis, on devient amis... Elle me raconte ses sorties, ses coucheries toujours empreintes de bonne volonté, « ça leur fait tellement plaisir »... Comme si c’était une action charitable de les laisser s’approcher et rentrer dans sa beauté, comme ça, gratuitement, lueur soudaine dans leurs vies mécaniques, moroses... Donnant les détails sans aucune gêne, sans la moindre pudeur, comme si elle parlait d’un article qu’elle avait lu, d’un reportage sur les Eskimos ou les Pygmées australiens...

– Il vous fait la cour ?
– Un peu.
– Vous avez couché avec lui ?
– Un peu.
– Comment ça, un peu ?
– Comme d’habitude.

Confirmant par là que, même si elles sentent quelque chose, l’acte, à proprement parler, est aussi loin d’elles qu’une opération sous hypnose ou anesthésie... Joan a fini par m’expliquer que, pour elle, le mieux était la masturbation sur fond de musique...


Joan, dessin de Martin Veyron,."Portrait du Joueur", édition illustrée Futoroplis- Gallimard
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Elle prétend éprouver là de véritables extases... Je lui ai demandé de le faire devant moi... Elle a bien voulu, et, bien entendu, a été obligée de s’arrêter au bout de dix interminables minutes à se caresser, nue, par terre, n’ayant gardé que son collier de perles. Tableau de rêve. Titien en mouvement. Montre en main de ma part. Cantate de Bach.

– Je ne sais pas ce qu’il y a. Ça ne marche pas.

Mais ça a marché tout de suite en rentrant chez elle... Au téléphone... Dans le vacarme triomphal du Messie de Haendel. Long hurlement de soprano pour finir. Alleluia. « Merci ! – Bonne nuit ! – Bonne nuit ! » Elle me dit qu’elle est sûre d’elle, de temps en temps, aussi, aux cabinets... Trente secondes... Même pas... Ça la prend tout à coup en train d’écrire... Elle y va... Ce qu’elle entend, ou a besoin d’entendre, à ce moment-là, c’est une voix ressemblant à celle de son père en train de laisser tomber : « petite salope » ou : « c’est vraiment une petite salope ». D’après elle, effet immédiat. Ça la détend.

Ce qui est comique, si l’on veut, pas surprenant mais tout de même incroyable, c’est que les types ne s’aperçoivent de rien... Ils foncent dans le panneau avec enthousiasme, ahuris et flattés de ce cadeau qui leur tombe dessus, jeune Miss Monde bourgeoise, bien élevée, cultivée... Après quoi, ils tiennent courageusement à la faire jouir... « Il y en a qui se défoncent carrément les poignets, les mâchoires...

– Et vous, pendant ce temps ?
– J’aime bien être assise dans un fauteuil et lire le journal.
– Quel journal ?
– L’Expansion. Ou L’Express. Un article économique.
– Ils seraient contents de savoir ça pour leur publicité !
– Vous croyez ?
– Non, je ne crois pas. Mais tout de même, quelle photo !
– En tout cas, c’est drôle, c’est comme s’il fallait deux niveaux étanches.
– Oui, dis-je, la division du travail.
– On est divisé, hein ? C’est ça... Je le fais, et je ne le fais pas. Il y a quelqu’un à côté de moi, qui est moi, et qui le fait pendant que je ne suis pas là. Il se passe quelque chose et rien. On est réveillé et on dort. On est en vie, et on est en mort. Est-ce qu’on peut dire ça : être en mort ?
– Pourquoi pas, dis-je, c’est plutôt ce qu’on observe partout, non ?
– Au moment du sexe ? Entre un homme et une femme ?
– Vous ne trouvez pas ?
– C’est vrai qu’ils ont l’air un peu apoplectiques. Somnambuliquement dans le résultat. La course. La ligne d’arrivée. Comme une vie qui aurait envie de se débarrasser d’elle-même, de mourir. Ils ont envie de mourir.

– Et vous ?
– Je ne sais pas. Il y a comme un réflexe, ou un devoir, ou une vieille ruse instinctive, nocturne qui consiste à ne pas troubler le spectacle, à les recevoir.
– Vous leur donnez un reçu ?
– Je leur donne ce qu’ils ont envie d’avoir.
– Et qui est ?
– La possibilité d’éclater de prétention, tout de suite après... Je leur laisse à peine le temps, remarquez. Je m’en vais tout de suite.
– Vous devriez vous faire payer, à ce compte-là.
– Mais non, c’est pour moi que je le fais.
– Sans bénéfice ?
– Pas du tout, il y en a un.
– Mais lequel ?
– Peut-être d’effacer, d’un seul coup, toutes ces expressions de la journée, ces regards sur moi, même pas de désir, de convoitise bête, pseudo-complice ; tous ces regards allumés, idiots. Vous ne pouvez pas savoir ce que c’est, la révélation, au jour le jour, à chaque instant, de l’idiotie universelle... Quand j’en laisse rentrer un, c’est comme si je leur fichais à tous la tête sous l’eau. En leur montrant que ce n’est rien, qu’il n’y a rien, qu’ils poursuivent tous des hallucinations, des chimères. Qu’ils sont du vent. Que le système entier est du vent, et voulu comme tel. C’est plus dur que de les faire payer, finalement. Ça me repose.

– Ça va vous fatiguer un jour.
– Mais je suis jeune ! »

Elle n’a pas dit : oh ! pardon ! mais presque. Et elle a raison. Elle pourrait être une des filles d’Hélène ou de Laure, Blandine, par exemple, qui n’est pas si mal... Elle a raison, elle a raison. Je pourrais être son oncle. Je suis son oncle. C’est même ce qui lui a paru si excitant, la première fois. Comme de respirer sur moi des traces de femmes : comment sont-elles et comment font-elles ? Leurs trucs, leurs astuces. Celles qui ont l’expérience, les vieilles joueuses de poker. Vous, vous êtes tout au plus une plaque sensible, un négatif, parfois un enjeu. Voilà aussi pourquoi elle me mordait et me griffait si fort... Message pour Norma, en morse... Hiéroglyphes... Bouteille à la mer...

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Elle a raison, Joan... Deux fois son âge, maintenant... On ne se voit que de temps en temps. On n’y tient pas tellement à se voir, et pour cause. Mais il y a quand même les avertissements intimes, cellulaires, prouvant que les forces déclinent petit à petit, en silence...

*

Chapitre III

Je suis là en week-end, venant de l’île où je passe, comme d’habitude, mes vacances d’été... Avion à La Rochelle, bimoteur à hélices Fairchild Hiller FH-227 B... Je sais que Joan sera là pour son magazine... Enquête en couleurs sur les châteaux... On dînera ensemble...

A l’hôtel... Joan me rejoint dans ma chambre... Elle est ici depuis trois jours, elle revient de Saint-Émilion, elle me raconte ses visites, les paysages, la dégustation, les conversations avec les propriétaires... Elle a ramassé toute une documentation sophistiquée... L’Amateur de Bordeaux, par exemple,

Joan a dragué, dès son arrivée, le reporter-photographe de son journal... Elle m’en parle longuement... Il est bisexuel, charme des charmes... Ils sont allés un peu partout dans la région et, si je comprends bien, ont passé le reste du temps à faire l’amour....

…Elle me regarde sans comprendre, la jolie Joan dans sa robe décolletée noire... Pourquoi comprendrait-elle, d’ailleurs ? Ma réflexion doit lui paraître une réaction de vieux... Peut-être même imagine-t-elle que je suis jaloux de son play-boy photographe ? Sur lequel elle insiste complaisamment, en attendant, je suppose une montée des prix de ma part ? Mais qu’est-ce qu’elle voudrait ? Que je l’épouse ? Sans doute, sans doute... La seule fois où je l’ai vue se troubler, elle qui peut raconter en détails n’importe quel coït d’occasion, c’est quand elle m’a parlé du mariage d’un de ses anciens fiancés... Toute rouge, soudain... Émue... Robe blanche... Église... Clichés éternels... – Quelque chose ne va pas ? – Non... Rien... Fatigue. Elle m’ennuie. Le Système, à travers elle, m’ennuie. Le truc. Sonnerie. Déclic. Salivation supposée. Être jaloux –

Comment, vous n’êtes pas jaloux ? Pas jaloux = pas humain. Fatigue. Qu’ils se débrouillent. Depuis le temps que ça dure... Toujours le même eczéma, la même plaie grattée jusqu’à l’os... – On rentre, non ? Je demande au taxi de passer par le cours Montesquieu...

[...]

Elle sait vaguement que je suis d’ici. Mais ça ne l’intéresse pas. Moi non plus, finalement... Elle va téléphoner à son photographe dans sa chambre. « Alors, ça c’est bien passé avec ton écrivain ? – Oui, oui... » Le truc va marcher sur lui... Pavlov... Le truc de l’autre homme... Automatique... Pas de problème...

*

Fête aux environs de Paris...Invitation de Joan...

Milieu coke... Ça sniffe un peu partout dans les coins... Elle est avec un nouvel amant, un steward de la TWA, dragué entre Paris et New York... Je comprends vite ce qu’elle veut, elle m’en avait d’ailleurs déjà parlé... Pénombre au premier étage de la maison de campagne... Chambre... Faire l’amour devant quelqu’un... Qui peut comprendre ça, sinon moi ? Oncle Philippe ? En réalité, elle doit se demander s’il est possible que quelqu’un d’autre qu’elle-même conserve son sang-froid dans ce genre de situation. Elle veut un miroir. C’est moi. Bien. Je fume en les regardant. Ça devient vite ennuyeux. Je redescends prendre un verre. Un peu de poudre ? Non, merci. Joan revient une demi-heure après... Le type a dû filer pour Paris... On se retrouve dans une bibliothèque...

– Ça s’est bien terminé ? dis-je.
– Mais oui... Qu’est-ce que vous en avez pensé ?
– Vous remuez beaucoup, il me semble.
– Il est adorable, vous savez.
– Sûrement... Vous avez joui ?
– Non. Mais aucune importance.
– Qu’est-ce qui en a ?
– Je me le demande.
– Une vraie petite salope ? –
– Taisez-vous, vous allez me troubler.

On rit... On fait tinter légèrement nos verres. Tout ça me rappelle des tas de soirées où je devais penser qu’il se passerait quelque chose... Des nuits blanches un peu partout, rentrant les unes dans les autres, jardins animés, silhouettes confuses, bruit des conversations, danses à peine esquissées, groupes silencieux, avec, de temps en temps, de vains efforts de quelques leaders pour faire exister un peu la séquence. Attente du matin... De nouvelles filles sont là, ce sont les mêmes, elles trouvent toujours aussi important qu’on les évalue en douce... Je dis à Joan que je rentre. Elle s’en va aussi. Me ramène en voiture jusque devant chez moi. M’embrasse... C’est drôle comme elle ne m’excite à aucun moment. C’est même ça qui m’excite : ne pas être excité à ce point... Je rentre. Elle me téléphone... Cette fois, c’est le Requiem de Mozart... Bon... Elle finit par spasmer assez vite... Dormez bien... Rien. Il ne se passe rien du tout. Jamais. Nulle part. A aucun moment. Joan en est encore à le découvrir peu à peu. Il lui faudra du temps. Peut-être n’y arrivera-t-elle jamais. Comment est-ce arrivé à Sophie [1] ? Impressionnant. Pas envie de savoir. Les gestes suffisent. Dédiés au fait qu’il ne se passe rien. Voilà : on va célébrer ça. une fois de plus. On ne fait rien. Ce qu’on fait n’a aucune signification. On pourrait aussi bien ne rien faire. Ne plus jamais se voir. Nous ne sommes rien. C’est bien cela qui a lieu ? Rien ? Oui, rien. Dis-le-moi encore. Et encore. Qu’on sache vraiment à quel point l’espace et le temps sont profonds, gratuits, d’une ouverture infinie au cœur même de la prison. Répète-le-moi, chérie. Encore et encore. Jamais assez. Redis-moi les mots. Lourds, visqueux, chargés, rauques, et par là même aériens, soyeux, flottants, lumineux. Chuchote-moi la mort qui délivre, les mauvaises pensées qui raffermissent et qui purifient. Comme à Saint-Sulpice... Tu te souviens de Saint-Sulpice ? […]

Je réentends la voix confortable de Joan : « Dans très longtemps, quand vous serez vieux, j’écrirai peut-être un livre sur vous... » Elle perçoit mon léger sursaut. « Dans très, très longtemps, bien sûr. » Tiens, qu’est-ce qui lui prend ? Elle m’a réévalué pendant l’été... Quoi ? Difficile à dire. Photo ici ou là. Bout d’article. Éreintement ayant produit l’effet contraire. Réflexion qu’elle n’attendait pas de la part de quelqu’un qui l’impressionne ou qui lui a promis une affaire intéressante. « Oui, en somme, ce n’est pas pressé », dis-je. On change de sujet. Elle part pour le Brésil.

« Le photographe est bien ?
– Très sympathique.
– Et votre steward ?
– Lequel ? – Celui de la TWA ?
– Disparu. »

D’habitude, elle me raconterait tout de suite qui est le nouveau. Là, non. Silence. « Quand vous serez vieux... » Fixée. Embusquée. A l’affût. Patiente. Le guet du chasseur. Ça finira bien par se produire. Il suffit d’attendre. De savoir attendre. Ça se produit toujours. Immanquablement.

*

J’ai mis ma vie en dehors de la vie, et maintenant je suis au spectacle. J’aime Ingrid et Norma, même si je n’ai presque rien dit sur elles. J’aime Joan et Sophie, et les jeux que nous nous sommes construits. J’aime Lena, ma mère ; Laure, ma sœur ; Julie ma fille. Le plus agréable, c’est qu’un certain nombre de femmes soient devenues des amies. Des amis ? Non. Des curiosités, des estimes, des soutiens, des appréciations et même, parfois, des passions. Le temps de passer des seuils historiques. Et puis j’oublie.

*

C’est Joan. Eh bien, qu’elle vienne. – Voilà. Je voulais vous le dire... Bref, elle se marie. Avec le rédacteur en chef adjoint des Nouvelles économiques qui, semble-t-il, est très amoureux d’elle. Bravo. Elle part pour Hong Kong en voyage de noces. Rebravo. Est-ce qu’elle est contente ? Oui... Non... Pas très contente de mon absence de réaction... De mes félicitations immédiates et sincères... Elle est très tendue... J’ai l’impression qu’elle va se mettre à crier : « Salaud ! si tu m’épouses, je veux bien m’enfermer avec toi dans n’importe quel bled ! Abandonner Hong Kong, la vie de palace et la grande vie à Paris et dans toutes les capitales du monde ! Dis un mot, crétin ! »... Mais Joan est la bonne éducation même. Je parie qu’elle aura son enfant dans les deux ans. Qu’elle va très bien s’occuper de tout ça, de son mari, de son appartement, de ses relations. Elle va devenir précise, puritaine. Ce qu’elle est déjà sans le savoir. Un amant, peut-être, dans six ou sept ans... Après le deuxième enfant... Elle sort tout à fait de ma longueur d’ondes... Bon voyage... Adieu... Et peut-être à bientôt, on ne sait jamais... Je l’embrasse.

– Oubliez tout ce qui est derrière vous, dis-je. Avancez carrément.
– Je crois que je pourrai, dit-elle.
– Bien sûr.

Je reprends mon emploi du temps minuté. Patient. – Oncle Philippe ? Je suis à Paris jusqu’à demain. Je peux te voir ? Bon, c’est Blandine, la deuxième fille de Laure. Impossible de refuser. Elle aussi, elle doit être sur le point de se marier. Je l’invite à dîner... On ne sait pas trop quoi se dire...

*

1986 Elisabeth Barillé publie Corps de jeune fille

Elle fait son entrée dans le monde littéraire à 25 ans avec Corps de jeune fille, le récit de la relation d’une jeune brune avec un écrivain célèbre. Erotisme provocateur et affirmation vigoureuse du désir d’écrire dont chacun de ses ouvrages ultérieurs témoigne. Sa réputation d’intello sulfureuse est faite.


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Résumé de l’éditeur :

Farouche, la narratrice ? Elle se laisse volontiers accoster. Encore faut-il que l’homme soit élégant, de mise et d’esprit. Et qu’il réponde à sa question : « Pourquoi m’avez-vous abordée ? » L’« écrivain » a suivi Elisa au jardin du Luxembourg. Elle lui sourit. Il l’emmène dans un bar chic, et lui déclare qu’elle sera l’héroïne de son prochain roman. Mais il va vite savoir à quel point, depuis Proust, les jeunes filles ont bien changé. De proie littéraire, la jeune étudiante de vingt-trois ans, provinciale fraîchement arrivée à Paris, risque de devenir chasseresse. D’ailleurs, c’est elle qui parle. D’elle-même, de son corps, de l’écrivain, de ses amies, des hommes. Avec une ironie cruelle, et sans fard.

Son auteure recevra la 16e édition du prix Contrepoint [2]

1987 Joan in Le Coeur Absolu. Sollers règle ses comptes

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Où l’on retrouve Joan de Portrait du Joueur, qui cette fois s’affiche avec Boris (Jean-Edern Hallier).
Dépit du narrateur : la jolie Joan n’ n’est plus aussi jolie que dans Portrait du Joueur. Le narrateur lance des mots venimeux péjoratifs : « Elle louche un peu trop », « elle est à moitié sourde », « je sais qu’elle est frigide et qu’elle ne le soupçonne même pas »…

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Elisabeth Barillé.
ZOOM : cliquer l’image
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A noter que son léger strabisme ne saute pas immédiatement aux yeux. Plus qu’un défaut, il contribue sans doute à son charme.

Quant à sa surdité partielle, elle cache son handicap, mais en fera le sujet d’un de ses livres à 56 ans : L’Oreille d’or, d’Elisabeth Barillé, Grasset, 2016, 126 p.
« L’enfant terrible du handicap, c’est l’orgueil. C’est sur son ordre que j’entame ce récit  », note Elisabeth Barillé

Secret bien gardé « Elle s’en félicite, cinq décennies plus tard  : «  Si vous m’aviez préférée parfaite, si vous m’aviez confiée aux réparateurs de la Faculté, je n’aurais pas rencontré ma solitude, je ne l’aurais pas sarclée comme un désert qui ne demande qu’à fleurir, je me serais engoncée dans la vie d’une autre. Je serais passée à côté de ma chance.  » Confrontée à l’incapacité d’entendre le camion surgi du mauvais côté ou à l’obligation de sourire bêtement à qui croit être bien entendu, sans oublier les troubles de l’équilibre, l’enfant s’est réfugiée dans les livres, prenant l’habitude de n’avouer jamais qu’elle ne pouvait rien comprendre à ce qui venait de sa gauche. Elle a persévéré, devenue la romancière brillante et séduisante dont la réussite se serait mal accommodée du sentiment d’apitoiement provoqué par l’aveu d’un handicap.
Dans ce livre court, qui relève moins de la confession que de la revendication  :, cette faiblesse est devenue sa force, et son malheur sa chance. De fait, on chercherait vainement trace, ici, de ce poison de l’écriture qu’est le ressentiment  ; même le médecin qui a provoqué la destruction de l’oreille interne par un traitement brutal, au début des années 1960, y échappe.
Un secret si bien gardé, à force d’être tu, devient consubstantiel – ce qui est tu, devient toi, songe le lecteur qui aurait envie, plutôt que d’orgueil, de parler de force d’être, refermant le livre   : une force d’être puisant dans la lecture et l’écriture, là où l’on peut aussi bien fermer les écoutilles quand montent les grandes marées de la bêtise. A mauvais entendeur, salut   ! »
Bertrand Leclair (écrivain)

Sollers règle ses comptes.

L’EXTRAIT

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Courrier suivant de Paris. . . Tiens , une carte postale de Boris [3] . . Où avait-il disparu, celui-là. . . Bretagne. . . Côtes d’Armor. . . Ah , mais avec une autre écriture. . . J.M. . . Il ne m’écrit jamais, Boris , ça doit être une nouvelle importante. . . Importante publicitairement, s’entend. . . « Souvenir depuis cette côte des rêves , dans le rayonnement de l’amour . Merci pour Joan . Bons baisers . Boris . » Merci pour Joan ? Comprends pas . . . Ah , mais J.M. . . Non ?. . . Oui !. . . Joan !. . .
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Joan Mercier. . . Les petites lettres noires , en dessous de la graphie mangée aux mites de Boris, c’est elle ? Sûrement. . . « Nous écrivons, nous courons, nous plongeons, nous nous aimons, nous vous saluons. » Ça alors ! Deux personnages de mes livres qui convolent ensemble et m’envoient leur faire-part de coït ! Me préviennent qu’ils se sont mis à composer ! Boris, passe encore, il est censé fabriquer de temps en temps un bouquin , le dernier n’était pas si mal , une vie sexuelle de sainte Thérèse de Lisieux particulièrement sulfureuse. . . Mais Joan , elle aussi ? Elle s’y met ? Allons, bon . . . Quelle époque ! . . . Comment se sont - ils connus, ces deux-là ? Joan. . . Je l’ai laissée en train de se marier, il me semble. . . Non. . . Ils me font le coup du phalanstère. . . De la Société du Cœur Absolu à l’envers. . . L’APS . . . Amicale des personnages de S . ! . . . Dîners ! Confidences ! Partouzes ! Joan écrivain ? [4] Si c’est moi le sujet, pourquoi pas . . . J’espère qu’elle saura donner plus de détails que moi, tiens, par exemple sur notre séance, un soir, dans les allées de l’Observatoire. . . En plein été. . . On était sur un banc , dans le noir , elle assise sur moi , jambes écartées , m’embrassant à mort. . . Jupe relevée, fesses dans la brise tiède et sucrée. . . Ça marchait très bien . . . Soudain , un type s’approche. . . Un voyeur. . . Il croit qu’on est exhibitionnistes . . . Je lui fais signe de s’en aller, par - dessus l’épaule de Joan qui ne se doute de rien. . . Va coucher ! Va coucher ! . . . Sans succès, il reste là planté, presque suppliant, on doit faire un assez beau tableau, comme ça, emboîtés l’un dans l’autre, Joan surtout, elle est très jolie . . . Elle louche un peu trop, c’est vrai, mais corps élancé, souple. . . Oui, c’est entendu , elle est à moitié sourde de l’oreille droite, mais il suffit de ne pas oublier de chuchoter dans la gauche . . . N’insistez pas :, mais aucune importance , fantaisie avant tout . . . Quoi qu’il en soit, le voyeur de ma belle jeune fille sérieuse et troussée jusqu’à la taille est toujours là . . . Pétrifié . . . Probablement masturbatoire. . . Joan, languée dans ma gorge, ne se rend pas compte. . . Pas question de la prévenir. . . Elle l’apprendra donc ici. . . La raison pour laquelle je me suis refroidi, au comble de l’extase amoureuse et du délire sensuel, comme dirait maintenant Boris quelque part dans les rochers de sa foutue Bretagne à clapotis et menhirs. . . L’explication de l’interruption cynique de ce grand élan. . . Je l’ai ramenée chez moi, mais le désir était retombé, ennui. . . N’empêche que c’est aussi ce soir-là qu’elle s’est branlée consciencieusement sur le tapis , dans la bibliothèque – Je pensais que ça me réexciterait. . . Mais non. . . Je fumais sur la terrasse, je venais de temps en temps jeter un coup d’oeil pour vérifier si elle était sur le point de finir. . . Non, elle continuait à mouliner. . . Rien à faire. . . Bloquée. . . Son truc habituel ne marchait plus. . . Boris, lui, va l’idéaliser à la druidique, c’est sûr. . . En celte ! A dada ! Elle va être éblouie, elle , fille de petits commerçants de Villejuif, par son manoir gothique. . . Qu’ils sont drôles avec leur carte postale. . .

Rêvant peut-être de se faire inviter ici [5] ? Que j’enregistre leurs ébats ? Que j’installe mon chevalet dans leur chambre ? L’expansif et satanique Boris sur la tendre Joan ! Ils reveulent mon pinceau, pas de doute. . . A moins qu’ils écrivent un journal érotique à deux ? Avec ma photo criblée d’épingles ?. . . Messe noire me gelant les doigts ?. . . Je leur télégraphie ? « Félicitations mais prière me lâcher désormais baskets » ? Non. Amen.

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LA RIVALITE AU SEIN DE TEL QUEL

Le gouvernement Hallier en question

Par Philippe Forest in « Histoire de Tel Quel »

La revue Tel Quel (trimestrielle) a débuté le premier trimestre 1960 et le secrétariat général en a été confié à Jean-Edern Hallier, le seul dispensé de service militaire, suite à la perte d’un oeil dans son enfance. Philippe Forest dans son « Histoire de Tel Quel » (1960-1982), Seuil, 1995, relate le conflit entre Hallier et Sollers mais aussi avec une grande partie du Comité de Tel Quel et qui conduira à l’exclusion de Jean-Edern Hallier de son mandat de Secrétaire Général et aussi du groupe Tel Quel.

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Comme Philippe Sollers, mais pour des raisons fort différentes, Jean-Edern Hallier semble, en 1962, traverser une passe très difficile. Menant une vie peu réglée, il met à rude épreuve un équilibre physique et nerveux déjà précaire. Faisant preuve de peu de discipline dans sa propre existence, il en met moins encore dans la gestion d’une revue à l’intérieur de laquelle, en l’absence de Sollers, il exerce bientôt tous les pouvoirs.

Dès décembre 1960, dans une lettre adressée à Boisrouvray, Sollers exprimait son impatience devant la désorganisation du comité. Seule la perspective de son départ prochain pour l’armée le dissuadait de demander à Paul Flamand d’assurer en son nom propre la direction de Tel Quel.

Le témoignage de Hallier, dans Je rends heureux, rejoint celui de Sollers : « Nos conflits intellectuels étaient d’autant plus violents qu’ils n’étaient que les déguisements de nos ambitions nues — cette avidité insatiable, dont tout nous servait de prétexte. Les comités duraient des heures, se prolongeaient tard dans la nuit, s’achevaient même parfois à l’aube en des compromis de lassitude au Pied de Cochon sagesse de l’épuisement ... Nous votions le sommaire — et son ordre hiérarchique s’établissait en des négociations au couteau. Le hit-parade de nos engouements, c’était le résultat d’âpres calculs — selon l’équilibre des forces de l’édition parisienne, et la montée de notre influence dans la presse. »

[…]

Le 31 janvier [1963], la mesure étant amplement dépassée, la décision est prise de « renverser » Hallier. Une lettre lui est adressée signée par tous les membres du comité, à l’exception de Renaud Matignon, qui, fort éloigné de toutes ces intrigues et assez indifférent au sort de Tel Quel, a conservé sa confiance à son ancien camarade d’école. Jointe à la lettre, la note suivante relève Hallier de ses fonctions :

Les membres soussignés constatent que les décisions prises par le comité souverain ont été régulièrement contestées par le secrétaire général actuel qui pourtant avait la fonction définie de représenter cette souveraineté. Le travail commun s’en trouve perturbé, l’avenir de la revue compromis. Ils estiment donc qu’il est nécessaire de procéder à l’élection d’un nouveau représentant dès le comité du 6 février. Ils proposeront quant à eux Marcelin Pleynet comme secrétaire de rédaction.

VOIR AUSSI « Tel Quel fait sa pub »

L’épisode des hôpitaux militaires pour Sollers et du « soutien » du général Hallier

1956, Philippe Joyaux, examiné par les médecins de l’armée, avait bénéficié d’une réforme temporaire. Son très lourd dossier médical justifiait amplement une telle décision. Durant de très longues années, le jeune homme a souffert d’un asthme dont il ne s’est pas encore délivré ainsi que de graves otites qui ont affecté en profondeur son oreille droite. Pour que la décision d’ exemption prenne un caractère définitif, il est nécessaire, cependant, que l’intéressé se présente à nouveau devant les autorités militaires. Dans le contexte de l’époque [6] en 1961 ne distrait pas entièrement le lauréat de la perspective de plus en plus pressante de sa comparution devant les instances de l’armée

Au début du mois de janvier 1962, Sollers est ainsi convoqué à l’hôpital militaire Villemin, à Paris, où il doit subir les examens nécessaires à sa réforme définitive. Il a toutes les raisons objectives d’un relatif optimisme. Fort de la première décision de 1956, ii se remet à peine de la spectaculaire maladie qui, l’année précédente, l’a considérablement affaibli. Son dossier n’en a que plus de poids. Sûr de son bon droit, Sollers, tout d’abord, ne sollicite aucune aide extérieure mais son inquiétude originelle se trouve très rapidement justifiée par l’incompétence des services médicaux et la suspicion systématique avec laquelle tout cas est considéré. Les examens s’éternisent et Sollers sent se refermer sur lui une sorte de cauchemar troupier dont il ne peut ignorer les conséquences dramatiques. Il rappelle dans Vision à New York :
« C’était un moment

très dur de rapatriement des hôpitaux militaires d’Algérie. Il y avait tous les blessés qui arrivaient par camions entiers. Il y avait des blessés atroces d’ailleurs. J’ai vu beaucoup de blessés du visage, des garçons amputés, aveugles, des gens qui étaient devenus fous. Enfin, c’était une hécatombe d’une grande partie de ma génération"... »

Un tel spectacle ranime le souvenir douloureux de la mort de Pierre de Provenchères [7].
[…]

Dans Je rends heureux, Hallier a raconté sa propre version de cet épisode et du rôle qu’il y joua : « Quand j’allais voir [Sollers] à l’hôpital Villemin, j’étais tout attendri et je me sentais l’âme d’une infirmière sur un champ de bataille. Quel courage ! Il était beau, amaigri, avec sa canne. Swann à la caserne. Comediante... Enfin, il revint parmi nous - libéré sur l’intervention de mon père qui m’aimait et l’aimait donc puisque je l’aimais" ?. » Le récit que propose Sollers de ces événements qui, comme on s’en doute, le marquèrent profondément, est moins elliptique. Il est vrai que Hallier lui rendit visite à l’hôpital Villemin et qu’à cette occasion il proposa à Sollers de faire intervenir son père pour le sortir de ce piège militaire où les considérations médicales semblaient de peu d’importance. Général à la retraite et riche en relations dans les milieux militaires, le père de Hallier avait déjà joué de son influence pour venir en aide à certains des amis de son fils. Sollers accepte avec gratitude ce secours providentiel. Bientôt, cependant, il en vient douter de l’efficacité et de la nature de l’aide qui lui est ainsi offerte. Les examens se poursuivent et Sollers est envoyé un temps à l’hôpital Percy à Clamart où, contre toute logique médicale, sot asthme n’étant pas d’origine pulmonaire, il est traité dans le service où sont soignés les tuberculeux. De Villemin, il relance Hallier, tout en soulignant que rien semble-t-il n’a jusqu’à présent été fait.

A mesure que le temps passe et que, contre toute attente, se succèdent les décisions éloignant toute possibilité de libération, augmentent, dans l’esprit de Sollers, les doutes quant à l’aide que Jean-Edern Hallier est censé, de l’extérieur, lui apporter. Dans une lettre assez sèche, Sollers laisse clairement apparaître ses soupçons :

« De deux choses l’une : ou bien on n’a rien fait, ou bien le résultat est exactement contraire ! Car je suis, en définitive, classé E3, c’est-à-dire en dépit de toute bonne foi, ainsi que mon dossier le prouve. Je n’y comprends rien. »

Pour intervenir auprès des médecins dont dépend le sort de Sollers, le général Hallier n’a pas hésité à se rendre en personne à l’hôpital Villemin. Peu de temps après cette visite, ces mêmes médecins déclarent Sollers « bon pour le service » et l’envoient rejoindre son corps à Montbéliard. Ayant désormais tout le loisir de retourner dans son esprit les pièces de l’imbroglio militaire dont il est la victime et de s’interroger sur le rôle qu’y joua le général Hallier, Sollers ne tardera pas tirer les conclusions que l’on imagine.

Dans Vision à New York, dans Paradis, dans Portrait du joueur et surtout dans « Background », Sollers a souvent évoqué l’expérience proprement traumatique qu’il vécut à Montbéliard. Le bilan médical établi là-bas atteste clairement de sa situation physique désastreuse. La plupart des tests réalisés s’avèrent positifs et pourtant il est moins que jamais question d’une éventuelle réforme. Mme Joyaux vient s’installer à Belfort, d’où elle multiplie les démarches pour faire libérer son fils. Francis Ponge intervient auprès de Gaëtan Picon, alors chef de cabinet d’André Malraux. […]

Sollers s’emploie alors à simuler la maladie mentale. Il reste silencieux pendant trois semaines, refuse de s’alimenter, s’essaie à déjouer les tests psychiatriques auxquels on le soumet :

« Là, je me prostrais profondément. Plus une syllabe. Insondable mélancolie... L’usure... Je revenais à mon lit, je me taisais, jamais je n’ai autant étudié les sols, les parquets... Volonté contre volonté, la seule expérience... "Penser"... Non .. Considérer qu’on est de toute façon en prison, sous surveillance ; conserver sa force de résistance brute, opaque, et maintenir en même temps, de manière cachée, la possibilité de parler, c’est tout... Discipline nerveuse. J’en suis toujours là. "Il y aura des jours meilleurs"... Et, en effet, il y en a toujours. »

Le 9 mars, la Commission de réforme de Strasbourg décide de renvoyer chez lui le soldat Joyaux : « Terrain schizoïde. Classé n° 2. Sans pension. Sollers a été libéré sur l’intervention personnelle d’André Malraux. À Sollers qui lui exprimait sa gratitude, le ministre de la Culture, à la fin du mois de mai, répondait : « Cest moi qui vous remercie, monsieur, de m’avoir donné l’occasion de rendre - une fois au moins — l’univers un peu moins bête.

Le rocambolesque « voyage en Suisse »

Où il est question d’une nouvelle intervention du général Hallier pour soutenir son fils Jean-Edern, en perdition au sein du groupe Tel Quel. C’est alors que va se dérouler l’épisode du « voyage en Suisse », où une délégation de Tel Quel se rendra pour expliquer « avec ménagements » , ( à la demande du général ), la situation à l’intéressé, (son éviction du groupe Tel Quel). Le Général Hallier son père, venu à la rescousse, est aussi arrivé en Suisse. La rencontre Sollers-Général Hallier fera des étincelles...
Extrait de Histoire de Tel Quel de Philippe Forest :

Le 31 janvier [8] Jean-Edern Hallier est absent de Paris, parti se reposer en Suisse. En accord avec le comité, Jean-Louis Baudry décide d’avertir la famille Hallier de la décision qui vient d’être prise. Dès le lendemain matin, vendredi 1er février, il reçoit dans le cabinet dentaire où il exerce, la visite inattendue du général Hallier qui, visiblement, a décidé de prendre en main les intérêts de son fils. Sans discuter le bien-fondé d la décision, le général, soulignant la fragilité psychologique de son enfant, sollicite de Baudry une faveur. Il souhaiterait que la nouvelle de son éviction soit annoncée à son fils avec ménagements et, à cette fin, il suggère que le comité constitue une délégation qui se rende en Suisse.

Un peu plus tard dans la matinée, le général Hallier fait porter à Paul Flamand un mot dans lequel il soumet au directeur des Editions du Seuil la même requête. Après s’être longuement entretenu avec lui, Paul Flamand, au cours de l’après-midi, réunit dans son bureau les membres du comité. Il insiste pour que ceux-ci acceptent l’invitation, précisant que le général s’est engagé à payer tous les frais du voyage et du séjour. Du côté des jeunes écrivains de Tel Quel, les réticences sont assez nombreuses tant parait grotesque l’idée même d’une délégation se rendant dans le décor suisse d’une station de sports d’hiver pour apprendre au secrétaire général de Tel Quel la nouvelle de son éviction qu’une lettre devait suffire à lui notifier. L’insistance de Paul Flamand et la prise en compte des considérations médicales avancées par le général Hallier décident Baudry, Pleynet, Thibaudeau et Maxence à entreprendre le voyage.

Le samedi soir, ceux-ci se retrouvent sur le quai de la gare de Lyon.
Peu avant le départ du train, Sollers les rejoint. Fermement opposé à cette expédition et ayant tout fait pour la décourager, il décide au dernier moment d’y participer. Visiblement, il entend s’assurer que ses camarades, une fois sur place, ne céderont pas aux pressions de Hallier et ne le rétabliront pas dans ses fonctions. A dire vrai, personne n’en a la moindre intention. La conduite de l ’ex-secrétaire général a tellement excédé les membres du comité que chacun ne souhaite qu’une chose : régler au plus vite la question. Les cinq écrivains passent la nuit du samedi au dimanche à l’hôtel Terminus à Lausanne. Le lendemain, ayant averti par téléphone de leur arrivée prochaine, ils prennent le train jusqu’à Sierre puis, en début d’après-midi, un taxi qui les mène à Crans jusqu’au chalet des Hallier.

Dans Je rends heureux, Jean-Edern Hallier évoque l’épisode :

« Quand la bande de Tel Quel débarqua à Croans-sur-Sierre, absurdes Pieds Nickelés à semelles de crêpe crissant sur la neige tassée, à manteaux avec martingale et le col relevé comme celui des flics sur des mentons barbouillés d’acné, le hasard voulut que ce soit mon général de père, venu passer deux jours, qui les accueillit sur le pas de porte du chalet et s’adressa à Sollers qu’il connaissait bien - il était si souvent venu dîner à la maison qu’on l’appelait le ramasse-miettes dans la famille… -avec autant de bonne volonté que de maladresse. La reconnaissance a la mémoire courte. Son nerf et celui de la vengeance sont le même.

- Souvenez-vous, cher Philippe - c’est mon père chéri qui parlait, s’inquiétant de mes délires et de mes crises de larmes -, que je vous ai aidé à ne pas faire la guerre d’Algérie. Mon fils est très fatigué, aidez-le à votre tour...

Comme mon père tendait la main à Sollers, ce dernier blêmit, éructa de colère :
- Je ne vous serrerai pas la pince, vieux crabe, bougonna-t-il vilainement.

Sautant sur l’occasion pour prétendre qu’on l’avait insulté, il en profita pour rompre les négociations avant même qu’elles aient commencé... »

La version rapportée par Sollers et par les autres membres de la « délégation » - notamment Jean-Louis Baudry - diffère sensiblement. Sur certains points, elle est d’ailleurs corroborée par une lettre adressée aux membres du comité par Jean-Edern Hallier lui-même quelques jours après le voyage en Suisse. Moins elliptique, cette version permet de mieux suivre et de mieux comprendre toute l’affaire.

Était-ce à l’initiative de Sollers comme le prétend Hallier ou bien, comme cela est plus probable, à la demande expresse du général, toujours est-il qu’à peine la délégation arrivée, Sollers et Hallier père se retrouvent dans une pièce à l’écart, pour un entretien privé. Pour savoir ce qui s’est dit alors, on ne peut, bien entendu, que s’en remettre aux témoignages des deux acteurs - dont l’un est aujourd’hui disparu. Cherchant à se justifier aux yeux du comité, dans la lettre évoquée plus haut, Jean-Edern Hallier, rapportant la version de son père, relatera ainsi la scène à ses amis : « Philippe Sollers voit mes parents. Il leur apprend que a) je ne suis pas normal ; b) qu’il est impossible de travailler avec moi, ce dont il aurait pu s’apercevoir depuis plus de trois ans que nous travaillons ensemble presque quotidiennement. D’abord cette manière d’agir a choqué mes parents qui lui ont répondu, m’ont-ils dit, qu’il s’agirait de savoir, en l’occurrence, lequel est le moins fou de nous deux et qu’ayant eu, enfin, l’occasion de l’aider à l’hôpital Villemin, avant son service militaire, ils étaient plus renseignés sur son psychisme que lui sur le mien. »

Dans le souvenir de Sollers, la conversation porta bien sur son état mental mais, d’entrée, elle prit un tour fort peu courtois. Évoquant les éléments d’un dossier militaire qu’étrangement il semblait très bien connaître, le général Hallier formula quelque menace quant à l’utilisation éventuelle qui pourrait être faite de ces informations. Cette menace aurait-elle pu être mise à exécution ? Le père de Jean-Edern Hallier avait-il les moyens d’amener les instances de l’armée à réexaminer le dossier médical de Sollers ? S’agissait-il seulement d’une manoeuvre d’intimidation ? Toujours est-il que, pour obtenir que son fils conserve son poste de secrétaire général de Tel Quel, le général Hallier met dans la balance le récent passé militaire de Sollers. Marchandage d’autant plus insupportable que ce dernier, comme on l’a vu, nourrit des soupçons fort précis quant au rôle joué par la famille Hallier dans l’histoire de ses démêlés avec l’armée.

Sollers claque aussitôt la porte et déclare à ses amis qu’il entend quitter le chalet sur-le-champ. Entre-temps ceux-ci ont retrouvé Hallier dans sa chambre. Il semble en pleine forme et, contrairement aux déclarations alarmistes de son père, est en pleine possession de ses moyens. Visiblement, il a décidé de tenir pour nulle et non avenue la décision de son éviction. Sur ce point, il est inutile d’entreprendre de le raisonner ou même de discuter avec lui. Hallier prétend agir avec le total soutien de Paul Flamand alors que celui-ci, tout au contraire, dans un esprit d’apaisement et pour dénouer la crise, l’a invité à remettre sa démission au plus vite. Rien n’y fait. Les bagages de Hallier sont bouclés et celui-ci est prêt à faire avec les autres membres du comité le voyage de Crans à Paris.

Refusant de serrer la main du général, Sollers prend brutalement congé, entraînant avec lui les autres membres de la délégation. Dans le taxi qui les ramène à la gare, il leur confie la manœuvre d’intimidation dont il a été l’objet. Jean-Edern Hallier, cependant, n’a pas lâché prise. Il suit ses camarades jusque sur le quai de la gare. Assez remontés et indignés, ceux-ci refusent qu’il se joigne à eux pour le voyage du retour. Thibaudeau vient parler un instant à Hallier qui lui confirme alors que son père a bien tenté de faire chanter Sollers.

A-t-on accordé trop d’importance au récit de cette rocambolesque équipée dans les neiges suisses ? Face au récit offert par Je rends heureux, sans doute n’était-il pas inutile de faire entendre la voix des autres protagonistes. On a confronté ici ces versions contradictoires d’un même événement. Celle de Hallier voudrait que Sollers ait profité de son absence momentanée pour liguer le comité contre lui et, par pur arrivisme, se débarrasser ainsi de son principal rival. Celle de Sollers, reprise d’ailleurs ultérieurement dans plusieurs romans dont Femmes, porte les accusations les plus précises contre Hallier et son père qui, jouant de complicités militaires, auraient tenté de l’écarter physiquement de Tel Quel. Interrogés sur ce point- et tout particulièrement sur le voyage en Suisse —, Baudry, Pleynet et Thibaudeau - dans les moins contradictoires de ses déclarations - ont toujours affirmé qu’à leurs yeux, il ne faisait aucun doute qu’en cette affaire Sollers avait dit la vérité. Ici, on laissera le lecteur juge.

VOIR AUSSI L’aveu... de Jean-Edern Hallier


[1L’autre héroïne de Portrait du Joueur , Sophie, en fait, l’héroïne principale du roman, celle des célèbres « Lettres de Sophie ». Erotiques !

[2Fondé en 1971 à l’initiative d’écrivains et de journalistes pour récompenser un jeune romancier d’expression française, a été décerné à Elisabeth Barillé pour son roman Corps de jeune fille (Gallimard).

[3Jean-Edern Hallier.

[4Elisabeth Barillé vient de publier son premier roman, Corps de femme, Gallimard 1986

[5la maison de l’Île de Ré de Sollers

[6guerre d’Algérie[[, une telle perspective peut légitimement susciter quelques inquiétudes. L’attribution du prix Médicis[[pour Le Parc

[7ami de Sollers, tué en Algérie

[8jour où une lettre avait été rédigée par les membres du comité Tel Quel, pour informer Jean-Edern Hallier que Marcelin Pleynet serait proposé comme nouveau secrétaire général, dès la prochaine réunion du comité du 6 février

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