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Journal du mois, octobre 2006

D 30 octobre 2006     A par Viktor Kirtov - C 3 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Du sang dans le gaz Turquie chine France Congelation Littell


Du sang dans le gaz
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© Reuters

Anna Politkovskaïa, la journaliste russe assassinée froidement au bas de son ascenseur à Moscou, avait l’habitude de dire : « Je n’ai que ma plume et Dieu pour me protéger. » Sa plume l’a condamnée à mort, et Dieu, il en a l’habitude, s’est éclipsé au moment du meurtre. Bref, Poutine, et encore Poutine, et toujours Poutine. Il faut le ménager, celui-là, lui faire de petits reproches voilés, lui sourire, ne pas le braquer, surtout, il risquerait de nous couper le gaz. Son surnom, en économie politique, est Gazprom. Gazprom est rigide, déterminé, tenace. Comment le contenir, l’amadouer, le faire entrer dans le jeu démocratique, malgré sa sale guerre en Tchétchénie et ces liquidations brutales (dont il est personnellement innocent, bien sûr) ? Eh bien, en le décorant : Grand Croix de la Légion d’honneur, ça lui va très bien. Un dessin de Wiaz a tout dit : on y voit Poutine en garagiste, les mains tachées de sang, devant un buste sévère de Staline. Il s’excuse, le légionnaire, devant la statue du père fondateur, en lui disant : « Je sais, je sais, je bricole. » C’est exactement ça, Poutine : un bricoleur. Brave garçon, donc.


Turquie

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Le poète Mallarmé, en bon prophète, voyait venir vers nous « un tourbillon d’hilarité et d’horreur ». Nous y sommes, et c’est tantôt le fou rire, tantôt la frayeur. La Turquie ne veut pas reconnaître le génocide arménien ? Glace. Le ministère turc de l’Education censure les manuels scolaires comportant une reproduction de La Liberté guidant le peuple de Delacroix ? On s’esclaffe, mais sur fond d’abîme. C’est bien une Parisienne à la belle poitrine dénudée qui se dresse, avec un drapeau français, sur une barricade révolutionnaire ? Cachez-moi ces seins que nous ne saurions voir. Ce tableau de Delacroix fait tache dans le paysage, et il faudrait sans doute le retirer du Louvre, ou même le brûler, pour cesser d’offenser Dieu et l’islam (il faut quand même noter que le Vatican n’a fait aucune demande dans ce sens). Que dire, d’ailleurs, de tous ces nus féminins partout exposés et qui nous offensent ? L’Olympia, par exemple, du bourgeois libertin Manet, sans parler de son insolent Déjeuner sur l’herbe ? Et cette scandaleuse Origine du monde de l’anarchiste Courbet ? Qu’on les peigne donc en noir, ces obscénités d’un ancien temps trop libre. Si encore elles étaient laides, on pourrait s’arranger. Mais c’est très beau, donc pernicieux en diable. Enfin, vive la Turquie libre, et le prix Nobel à Pamuk.


Chine

Gazprom-Poutine nous protégera-t-il de la Chine ? Avouez que les nouvelles, de ce côté-là, sont plus qu’inquiétantes. L’Industrial Commercial Bank of China (ICBC) vient de faire une entrée fracassante en Bourse. Ce premier prêteur chinois est capable de lever près de 22 milliards de dollars, doublant ainsi le record détenu depuis huit ans par le japonais NTT Mobile. Ce géant bancaire compte 360.000 salariés, 18.000 succursales et 153 millions de clients. Ce n’est qu’un début, et le grand criminel Mao, dans ses rêves les plus fous, ne pouvait pas imaginer mieux. Bush empêtré en Irak, le nucléaire coréen et iranien, le président israélien poursuivi pour viols et harcèlements sexuels, le tourbillon s’accélère. Avez-vous aperçu, aux championnats du monde, la sublime gymnaste chinoise Fei Cheng ? Elle court, elle saute, elle vole, elle devient spirale, elle tourne, elle retombe sur ses pieds comme si de rien n’était. Médaille d’or, et de loin. Tout se tient.


France

Et vous voudriez qu’on s’intéresse aux débats du Parti socialiste ? Ou encore à la carrière opportuniste de Chirac ? Quel ennui, quelle vieillerie. Chirac, c’est vrai, aura été plutôt beau, un vrai danseur mondain, le parfait gigolo. La France s’est donnée plusieurs fois à lui avec ivresse, après avoir épousé passionnément un tonton rusé et flingueur. Et maintenant ? Il serait peut-être temps qu’elle parte avec une femme, la France. Convenez que ce serait renversant.


Congélation

Dans le genre criminelle tranquille, Véronique Courjault m’épate. On ne sait plus, dans cette histoire de fous, ce qu’il faut souligner le plus : l’incroyable aveuglement du mari qui ne se serait pas rendu compte d’au moins trois grossesses de sa femme, ou bien la solitude tragique de cette pauvre fille, mariée, en noir, s’accouchant elle-même, puis brûlant un bébé dans une cheminée, en étranglant deux autres qu’elle entrepose dans un congélateur en Corée. Voilà donc un petit couple français d’aujourd’hui, avec deux enfants vivants, un couple parfaitement normal à l’extérieur. Ce congélateur transformé en morgue pose quand même un problème. Pourquoi garder ces petits cadavres comme de la viande ? Dans quel but ? Cannibalisme ? Exclu. Fantasme de résurrection possible ? Allez savoir. Hommage inconscient à la science ? Qui sait ? Je vois qu’un professeur de gynécologie obstétrique, membre du Comité national d’éthique, ex-président de l’Académie nationale de médecine, déclare ceci à propos du débat sur les cellules-souches humaines : « L’un des problèmes les plus préoccupants d’aujourd’hui est celui posé par la congélation, durant cinq, dix, quinze ou vingt ans, d’embryons humains conçus par fécondation in vitro et destinés à être implantés dans un utérus féminin. Je considère ces embryons comme des êtres humains, et le fait d’avoir des êtres humains congelés me met mal à l’aise. Je ne suis pas le seul, comme en témoignent les réticences de ceux qui, dans certains cas, sont amenés à détruire ces embryons. » Freud a écrit autrefois un grand livre, Malaise dans la civilisation. Ecrirait-il aujourd’hui un Malaise chez les embryons ?


Littell

Le gros roman de Jonathan Littell, Les Bienveillantes (1), est extraordinaire. Il faut le lire lentement, en entier, passer par des massacres et des horreurs sans nom, suivre le narrateur nazi dans sa descente aux enfers à Stalingrad puis à Berlin, exterminations de masse, ruines, rêves concentrationnaires, débris humains, vomissements, merde. Documentation fabuleuse, précision des descriptions, férocité mécanique, portraits et dialogues percutants. Mais le secret du roman, dont personne ne semble vouloir parler, n’est pas là. Il s’agit en réalité d’un matricide commis en état d’hypnose, et d’une identification de plus en plus violente et incestueuse entre le narrateur homosexuel et sa soeur. Question : comment être une femme lorsqu’on est un homme ? La sodomie y suffit-elle ? Le héros jouit rarement, mais parfois de façon très claire. Ainsi à Paris, en 1943, ce SS cultivé, qui lit Maurice Blanchot et fréquente Brasillach et Rebatet, raconte son expérience : « Je descendis vers Pigalle et retrouvai un petit bar que je connaissais bien : assis au comptoir, je commandai un cognac et attendis. Ce ne fut pas long, et je ramenai le garçon à mon hôtel. Sous sa casquette, il avait les cheveux bouclés, désordonnés ; un duvet léger lui couvrait le ventre et brunissait en boucles sur sa poitrine ; sa peau mate éveillait en moi une envie furieuse de bouche et de cul. Il était comme je les aimais, taciturne et disponible. Pour lui, mon cul s’ouvrit comme une fleur, et lorsqu’enfin il m’enfila, une boule de lumière blanche se mit à grandir à la base de mon épine dorsale, remonta lentement mon dos, et annula ma tête. Et ce soir-là, plus que jamais, il me semblait que je répondais directement à ma soeur, me l’incorporant, qu’elle l’acceptât ou non. Ce qui se passait dans mon corps, sous les mains et la verge de ce garçon inconnu, me bouleversait. Lorsque ce fut fini, je le renvoyai mais je ne m’endormis pas, je restai couché là sur les draps froissés, nu et étalé comme un gosse anéanti de bonheur. » Comme quoi, malgré la défaite et l’humiliation de l’Occupation, la verge française gardait encore sa vigueur.

(1) Gallimard

Philippe Sollers, Journal du mois

Journal du Dimanche, 29 octobre 2006

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3 Messages

  • valérie bergmann | 11 septembre 2007 - 09:51 2

    En regardant le tableau de Delacroix, ma pensée première fut : la liberté ne sèmerai-t-elle pas la guerre, sans le vouloir ?
    La réponse je la trouvai un peu plus bas, lorsque le sujet sur La Turquie me ramène au génocide de mes ancêtres, toujours pas reconnu.
    Le pire réside dans la jeunesse turque se refusant à admettre l’horreur, qu’ils n’ont d’ailleurs pas connu, et a l’aplomb de manifestere dans les rues de la Capitale.
    Mais ça s’arrête là, tant de souffrances pour aucune reconnaissance, et il faudrait pardonner ???
    Non, alors je préfère encore me taire.


  • A.Gauvin | 7 juillet 2007 - 12:23 3

    Sur Jonathan Littell, lire dans L’infini n°99 (été 2007) :

    Julia Kristeva, A propos des Bienveillantes (De l’abjection à la banalité du mal).
    Conférence organisée par le Centre Roland Barthes, Université Paris 7-Denis Diderot, le 24 avril 2007, ENS, 29 rue d’Ulm, 75005 Paris. En présence de l’auteur et de Rony Brauman.