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Un écrivain fantôme, Milan Kundera par Ariane Chemin

+ Portrait hommage (archive Express)

D 12 juillet 2023     A par Viktor Kirtov - C 3 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


12/07/2023. L’écrivain tchèque, naturalisé français en 1981, s’est éteint ce mardi 12 juillet à l’âge de 94 ans. En 1983, peu avant la sortie de "L’insoutenable légèreté de l’être", L’Express dressait le portrait de ce grand romancier visionnaire et iconoclaste.

VOIR ICI (pdf)

Écoutez aussi cette archive rare de 1968, sur France Culture dans laquelle il racontait son rapport intime à la littérature.

ICI
(Autre évocation de « La Plaisanterie » dans l’article d’AG, ICI)

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D’origine tchèque, Milan Kundera émigre en France en 1975. Ses ouvrages, sur fond de Printemps de Prague et d’anti-totalitarisme, sont marqués par le rapport de l’homme à la réalité, le rire, l’amour et le sexe, et la réflexion sur le roman. Il est considéré comme l’un des grands auteurs du XXe siècle, et son nom a plusieurs fois été évoqué pour le Nobel de littérature.

A la recherche de Milan Kundera


le livre sur amazon.fr
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À la recherche de Milan Kundera, version livre de six textes parus en feuilleton en 2019. Au fil d’une « partie de cache-cache », la journaliste retrace le parcours de cette figure majeure de la littérature mondiale. S’il ne lui a pas été possible de rencontrer l’auteur de L’insoutenable légèreté de l’être, « absent omniprésent » de ce récit, elle a pu échanger au téléphone avec Véra, la compagne de l’écrivain, et certains témoins clés ont accepté de lui parler (tels François Ricard, Christian Salmon et Philippe Sollers). L’ autrice a aussi eu accès au dossier de Kundera à la StB, la police secrète tchécoslovaque. Ni biographie exhaustive, ni hagiographie, À la recherche de Milan Kundera n’évite pas de soulever certaines parts d’ombres. Un portrait bref et respectueux de cet écrivain que l’on sent écartelé entre deux langues et deux patries. Éclairant.

Milan Kundera est l’un des écrivains les plus lus au monde ; il est aussi un disparu volontaire. À force de refuser toute apparition depuis trente-sept ans, il s’est effacé du réel. Le geste de la main d’Agnès au bord de la piscine, le sourire du chien Karénine, ses personnages restent gravés dans les mémoires ; lui est devenu un écrivain fantôme. Il a posé des scellés sur sa propre existence et ce siècle d’histoires qui s’enroule autour de la sienne.

Depuis ses vingt ans, Ariane Chemin rêve de rencontrer l’auteur de La Plaisanterie. Partie sur ses traces, elle voyage d’Est en Ouest, de Prague à Rennes, de la Corse à Belle-Île-en-Mer, rencontre sa femme Vera, remonte le temps à ses côtés, croise des éditeurs et des cinéastes célèbres, une speakerine mystérieuse, des compositeurs et des pianistes assassinés, de vieux dissidents et des espions repentis, entend la poésie de Desnos et celle d’Apollinaire, toujours à la recherche de Milan Kundera. Elle lit la vie dans l’œuvre et l’œuvre dans la vie d’un romancier désormais écartelé entre deux patries – quelque part perdu dans la traduction.

Ariane Chemin, A la recherche de Milan Kundera, Editions du sous-sol, 2021, 140 pages

http://www.editions-du-sous-sol.com/auteur/ariane-chemin/

EXTRAIT : LA DISPARITION

EXERGUE

"L’ARTISTE DOIT S’ARRANGER DE FAÇON À FAIRE CROIRE À LA POSTÉRITÉ QU’IL N’A PAS VÉCU." Gustave Flaubert

LA DISPARITION

Soudain, Paris ressemble à la capitale désolée d’un pays de l’ancien bloc de l’Est. Des files grises et muettes patientent devant les boulangeries puis courent se réfugier chez elles avant le couvre-feu. Tête baissée, masque sur le nez, la foule est trop pressée pour remarquer, entre le carrefour de la Croix-Rouge et le boulevard Raspail, cette petite femme brune et fluette, œil de braise et coupe à la garçonne, qui marche d’un pas décidé. Je la connais. J’ai souvent aperçu la longue silhouette de Milan Kundera accrochée à celle de Vera, sa femme depuis plus de cinquante ans. Deux corps aussi bouleversants que leurs vies de tourments à travers les siècles et les frontières, deux âmes sœurs enroulées l’une à l’autre dans un même destin, comme condamnées à vivre et mourir enchaînées. Je les croise, je n’ose pas les aborder.

Pour ses lecteurs, l’auteur de La Plaisanterie est devenu un écrivain fantôme, comme Samuel Beckett que l’on frôlait deux ou trois rues plus haut, quelques décennies plus tôt. Du sexe (triste), du rire (grinçant), le "sourire" du chien Karénine, le geste de la main d’Agnès au bord de la piscine… ses personnages, entêtants, restent gravés dans la mémoire. "Une géniale simplicité", disait Béla Bartók, "l’intelligence de la banalité des choses", résume l’auteur Benoît Duteurtre, parmi ses premiers intimes. À force de refuser tout passage à la télévision depuis trente-sept ans, le romancier est parvenu à s’effacer du réel. La rareté illumine, l’omniprésence dilue l’être. Vivre par ses livres, s’évanouir en eux, devenir le narrateur muet d’histoires déjà contées : Kundera, 92 ans, est un disparu volontaire. Il est l’un des écrivains les plus lus au monde. La cinquantaine de traductions de ses dix-sept livres tapissent l’entrée de son appartement comme un couloir en colimaçon de la tour de Babel. Avec son essai L’Art du roman, il est aussi devenu un écrivain pour écrivains. Il a dialogué avec d’autres grands, Gabriel García Márquez, Salman Rushdie, Philip Roth, Leonardo Sciascia, a côtoyé le cinéaste Federico Fellini et mille autres artistes. Un petit tableau de son ami britannique Francis Bacon décore, paraît-il, un des murs de son appartement. "Le regard du peintre se pose sur le visage comme une main brutale […] En chacun de nous, il y a ce mouvement de la main qui froisse le regard de l’autre, dans l’espoir de trouver, en lui et derrière lui, quelque chose qui s’y est caché", a écrit Kundera dans un vieux texte de 1977. Bacon avait trouvé cet écrivain tchèque épatant : personne ne l’avait si bien cerné. Depuis, les titres de cet inconnu sont devenus des totems. Tordues en maximes, des citations extraites de ses livres servent à dire le désir, la mort ou la joie sur les réseaux sociaux. Prisonnier du devenir carte postale de la littérature, Kundera parachève l’organisation de sa propre disparition. La tentation de l’évanouissement lui est venue après le succès de L’Insoutenable Légèreté de l’être, en 1984. Cette année-là, il accepte l’invitation de Bernard Pivot sur le plateau d’Apostrophes, mais déjà – la photo restera – il tend les mains devant son visage pour tenir à distance l’objectif, exactement comme Philip Roth. Un vendredi soir de janvier, je découvre à la télé ses yeux bleus et ses mots languides. La retenue de Kundera, son allure un peu mécanique, sa timidité et son goût du silence me paraissent reposants en comparaison du bruit et des lumières stroboscopiques de l’époque. J’aime son idée d’ériger l’intimité en valeur suprême. Il excelle dans l’introspection amoureuse.


MILAN KUNDERA SUR LE PLATEAU DE L’ÉMISSION APOSTROPHES EN 1984.
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À la suite de l’émission, les médias se l’arrachent. "Je suis en overdose de moi-même", s’angoisse-t-il alors devant son ami l’essayiste Christian Salmon, qui l’interroge pour The Paris Review. Tout pour et par la littérature : de ce moment-là, Kundera se mure dans le silence. "En juin 1985, j’ai fermement décidé : jamais plus d’interviews. Sauf […] mon copyright, tout mien propos rapporté doit être considéré à partir de cette date comme un faux." Sur l’interphone de l’appartement parisien, le nom d’un de ses amis romanciers ou celui de son traducteur islandais brouillent les pistes. Pour que sa femme ou lui décroche le téléphone, il faut obéir à un code. Une sonnerie, deux… De vrais réflexes de clandestins. Kundera est un écrivain baladeur. Il peut travailler debout, assis, dans un jardin ou sur un bureau, chez lui ou chez les autres, un verre de rhum blanc à la main ou de Pelinkovac, la fameuse liqueur d’absinthe de Zagreb. Sa seule coquetterie, ce sont les îles. J’ai cru comprendre qu’un temps, le couple avait songé à s’exiler en Islande, pour vivre plus incognito encore ; il trouve aujourd’hui qu’il y a trop de touristes. Ils auraient désiré se fondre en Corse, après une virée dans un village nationaliste niché dans une châtaigneraie, tant ils avaient goûté les soirées et les vers grandioses déclamés au Sampiero, un bar posé au bord de la route. Il y a toujours une place pour la musique, l’art ou la poésie avec les Kundera. À l’Hôtel du Maquis "ils réservaient la chambre 10, la plus isolée, celle qui a l’accès direct à la plage. Ils sont restés plusieurs semaines, je crois même qu’ici il a écrit un livre. Depuis, on appelle cette chambre la ‘suite Kundera’", m’explique la propriétaire des lieux. Ils raffolaient aussi de l’île de Lošinj, en Yougoslavie, comme de l’atelier de leur ami Ernest Breleur, le peintre des portraits sans visage, à la Martinique. Ces îles étaient celles de leurs escapades favorites, à l’époque où, apatride, lui vivait sans passeport. Finalement, les Kundera sont restés parisiens. Ils habitent aujourd’hui au bout d’une impasse qui, lorsque se pointe le printemps, prend des airs d’îlot luxuriant. Les rares portraits confiés à la presse sont souvent l’œuvre de sa femme. Un jour, Le Monde a attribué par erreur un cliché à un autre ; Kundera a demandé un "rectif". Seule Vera a le droit de l’emprisonner. “Lors de ma réception à l’Académie, j’avais voulu prendre une photo avec lui, se rappelle l’écrivain Dominique Fernandez. Il est parti furieux et n’est pas revenu." Lorsque le Premier ministre tchèque, l’oligarque "antisystème" Andrej Babiš, s’est rendu dans leur appartement, en novembre 2018, Kundera a posé ses conditions : aucun cliché sur le post Facebook dominical du politique. "Il est comme un vieil Indien qui a peur qu’on ne lui vole son âme", répète souvent Vera


Détails d’une frise offerte à Leïla Slimani.
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Par prudence, Kundera préfère envoyer des dessins plutôt que des lettres. Ce sont des personnages étranges, du Picasso façon Barbapapa, des créatures aux formes molles et rondes. Leïla Slimani a encadré chez elle une frise dédicacée de son écriture d’enfant : "Milan K", avec un bouton de fleur en guise de point sur le "i".

"L’insoutenable légèreté de l’être" de Milan Kundera vu par Leïla Slimani
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Lettres, tapuscrits : le couple ne laisse aucune trace derrière lui. Lorsque, à l’automne 2010, après vingt-quatre ans de services à plein temps, Vera a cessé de gérer seule les affaires de son mari et confié ses droits étrangers à l’agent littéraire américain Andrew Wylie, alias le Chacal, elle a mis au pilon tous les contrats. "J’ai appelé les éboueurs, et un quart de siècle de ma vie est parti sous mes yeux en confettis", confiait-elle il y a peu à la revue tchèque Host. "Je crois même qu’ils ont brûlé leur propre correspondance", souffle Alain Finkielkraut, un ami de quarante ans. De Flaubert, Milan Kundera aime citer cette phrase : "L’artiste doit s’arranger de façon à faire croire à la postérité qu’il n’a pas vécu." Il a toujours détesté le goût actuel pour l’"indiscrétion", ce "péché capital" (The New York Times, 1985). Il a vécu dans une époque d’eaux grises et se méfie des grilles de lecture contemporaines sur la vie à l’Est : "La police détruit la vie privée dans les pays communistes, les journalistes la menacent dans les pays démocratiques." Devant François Nourissier, pilier aujourd’hui disparu de la vie littéraire, Kundera a lâché un jour : "Je n’aime pas faire le mélodrame de ma vie." Il a posé des scellés sur la sienne. Quelle vie, pourtant ! De sa naissance en 1929, en Tchécoslovaquie, à l’invasion nazie, de la prise du pouvoir en 1948 par les communistes au Printemps de Prague vingt ans plus tard, du choix de la France comme patrie à sa "renaturalisation", fin novembre 2019, un siècle d’histoire s’enroule autour de la sienne. "Dans son destin, toute la tragédie de l’Europe de son temps s’est gravée", a écrit Kundera à propos de l’un de ses romanciers préférés, le Viennois Hermann Broch. Lui a traversé la guerre froide et le rideau de fer, enjambe deux siècles et autant de frontières, et accompagne le éboueurs, et un quart de siècle de ma vie est parti sous mes yeux en confettis", confiait-elle il y a peu à la revue tchèque Host. "Je crois même qu’ils ont brûlé leur propre correspondance", souffle Alain Finkielkraut, un ami de quarante ans. De Flaubert, Milan Kundera aime citer cette phrase : "L’artiste doit s’arranger de façon à faire croire à la postérité qu’il n’a pas vécu." Il a toujours détesté le goût actuel pour l’"indiscrétion", ce "péché capital" (The New York Times, 1985). Il a vécu dans une époque d’eaux grises et se méfie des grilles de lecture contemporaines sur la vie à l’Est : "La police détruit la vie privée dans les pays communistes, les journalistes la menacent dans les pays démocratiques." Devant François Nourissier, pilier aujourd’hui disparu de la vie littéraire, Kundera a lâché un jour : "Je n’aime pas faire le mélodrame de ma vie." Il a posé des scellés sur la sienne. Quelle vie, pourtant ! De sa naissance en 1929, en Tchécoslovaquie, à l’invasion nazie, de la prise du pouvoir en 1948 par les communistes au Printemps de Prague vingt ans plus tard, du choix de la France comme patrie à sa "renaturalisation", fin novembre 2019, un siècle d’histoire s’enroule autour de la sienne. "Dans son destin, toute la tragédie de l’Europe de son temps s’est gravée", a écrit Kundera à propos de l’un de ses romanciers préférés, le Viennois Hermann Broch. Lui a traversé la guerre froide et le rideau de fer, enjambe deux siècles et autant de frontières, et accompagne le lent délitement des illusions européennes. Un vrai destin de fiction, un personnage de John le Carré, parfois.

À la table du bistrot où elle me donne rendez-vous, près de la rue des Saints-Pères, Vera Kundera se montre joueuse, mais méfiante. Elle ne me propose pas de rencontrer son mari. "Nos vies n’ont aucun intérêt", dit-elle. Elle me teste de sa voix grave et me lance des anathèmes piqués aux années de guerre froide : "Les chiens renifleurs de journalistes doivent être pendus." Entre deux cafés, elle attrape mon cahier de notes et le gribouille comme une enfant, puis elle éclate de rire, et son visage s’adoucit. Douze heures plus tard, elle m’envoie un SMS nocturne, le premier d’une longue série. Je comprends que le jeu de piste commence.

SOLLERS -KUNDERA dans le livre


A propos de son exil en France

Mais pas question de fuir dans la clandestinité : il veut s’exiler légalement. "Dissident : le rôle ne lui convenait pas. Il ne souhaitait pas de malentendu politique. Ce qui lui importait, lui, c’était d’être écrivain", insiste Dominique Fernandez. "Kundera ne voulait pas devenir la marionnette des rapports Est-Ouest.

C’est le fameux ‘moi d’abord’ du romancier…", renchérit l’écrivain Philippe Sollers, autre bonne fée qui, dans les années 1980, accueille dans sa revue L’Infini des articles publiés plus tard dans l’essai Les Testaments trahis.

La rupture avec Sollers

Quand il écrivait en tchèque, les critiques parisiens l’avaient toujours épargné. Kundera semblait intouchable. Sa nouvelle série d’essais en français change la donne. Avec la fin des années 1990 viennent les premières piques : "Ratage de Milan… Style aride comme une grille de mots croisés", écrit par exemple Libération à la sortie de L’Identité. C’est aussi l’époque où il rompt avec Philippe Sollers, ce cardinal de l’avant-garde qui, dans les années 1980, l’avait adoubé à Paris.

Motif officiel de la fâcherie ? Une bouteille de sauternes. L’éditeur bordelais l’a soigneusement choisie et l’apporte chez les Kundera, dans leur nouvel appartement du viie arrondissement où il est convié à déjeuner. Comme chaque fois qu’on lui propose une nouvelle nourriture ou boisson, Vera promène son pendule au-dessus de la bouteille. Depuis un épisode d’allergie au visage, elle ne se sépare plus de l’instrument et soumet chaque plat à son implacable jugement, aussi bien au Récamier, son restaurant favori, que lorsque le couple est invité chez des amis. "Je me souviens qu’un jour Milan m’avait dit : ‘Tous les imbéciles croient en Dieu que je ne vois pas, moi je crois au pendule que je vois’", me raconte le metteur en scène Nicolas Briançon.

Le pendule est l’arme secrète de Vera. Un instrument bien pratique, dont elle use avec malice- : parfois, on voit son doigt pousser discrètement la chaîne. Il lui sert à éloigner ceux qu’elle n’aime plus ou dont elle se méfie. Il peut aller jusqu’à ausculter l’inconnu sur son canapé, lors de la visite d’un éditeur venu accompagné. Ce jour-là, devant Sollers, le pendule s’affole au-dessus de la bouteille de sauternes, un château-suduiraut. Sauf qu’on ne plaisante ni avec l’écrivain bordelais ni avec les grands crus. Sollers saisit tranquillement la bouteille et la vide dans l’évier de la cuisine. Fin de partie et prétexte pittoresque à une brouille qui grondait déjà.

Peu après l’épisode du château-suduiraut, Sollers regrette dans un article le passage au français de Kundera : ses textes, juge-t-il, "gagnaient à la traduction". Dans son journal, L’Année du tigre, au mois de juin de l’année 1998, il trouve "plutôt plate" L’Identité, qui vient de sortir. Il y a aussi cette phrase, lâchée dans Un vrai roman  : "Kundera s’est mis à écrire en français. Silence." Dans Les Testaments trahis, Kundera lui rendait pourtant moult hommages, confessant son "sentiment de parenté esthétique secrète" avec cet amoureux du XVIIIe siècle, "lancé" comme lui par Aragon, un de leurs sujets d’admiration partagés.

Est-ce pour se venger ? Ou – plus cruel peut-être – parce que son nom n’évoquerait rien à ses lecteurs mondialisés ? Quoi qu’il en soit, Kundera cède à l’une de ces mesquineries d’écrivain qui sont la nourriture des exégètes minutieux et des dîners en ville : les passages consacrés à Sollers disparaissent purement et simplement de la "Pléiade". Gommés, eux aussi.

Les nouveaux essais de Kundera sont désormais lancés depuis l’étranger : L’Ignorance paraît en Espagne en 2000, trois ans avant la sortie parisienne, La Fête de l’insignifiance en 2013 en Italie, un an avant la France. "C’était à la fois une affaire de marketing et un pied de nez à l’establishment parisien, confie le Canadien François Ricard. Et une stratégie élaborée avec l’accord d’Antoine Gallimard. La Lenteur avait été mal reçue ; ils se sont dit que la critique serait meilleure ailleurs. Et ça a marché !" L’œuvre de Kundera s’était échappée de Tchécoslovaquie, la voilà qui déserte Paris.

ALBUM PHOTOGRAPHIQUE


Les photos qui suivent sont extraites du livre d’Ariane Chemin.

En juin 1967, dans une salle du palais Vinohrady toute tendue de drapeaux rouges, il inaugure le IVe Congrès des écrivains tchécoslovaques. Sa contribution est intitulée : "Rendre à la littérature sa qualité et sa dignité". Ce jour-là, en dénonçant la mise à mort de la culture tchèque, il ouvre une brèche. Au lieu de rappeler leur dévouement au régime communiste, les intervenants suivants évoquent la suppression de la "censure". Pour la première fois, le pouvoir communiste tremble.

Dans la foulée, plusieurs écrivains sont bannis du Parti. Kundera, lui, s’en sort avec un simple blâme.

Quelques jours plus tard, il se marie secrètement avec une présentatrice de télévision de six ans sa cadette. C’est Vera…


VERA KUNDERA, VEDETTE DE-LA-TÉLÉVISION TCHÈQUE.
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AURORE CLÉMENT, MILOŠ FORMAN ET MILAN KUNDERA À BELLE-ÎLE-EN-MER, EN NOVEMBRE 1976.
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L’INSOUTENABLE LÉGÈRETÉ DE L’ÊTRE, SHANGHAI, AOÛT 2003.
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EXPOSITION ORGANISÉE EN 2019 AU MONASTÈRE DE STRAHOV À PRAGUE.
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Le livre par Fabien Ribery sur son blog L’intervalle

Fabien Ribery
Août 22


FRANCE, Rennes : L’écrivain tchèque Milan KUNDERA avec sa femme Vera.
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Il y a chez Ariane Chemin un respect et un amour de la littérature qui touchent profondément, et dont chacun de ses textes, notamment pour le journal Le Monde, continue, quel que soit le sujet de ses articles – ses lecteurs réguliers peuvent aisément le percevoir -, de témoigner. Les chanceux du Banquet de Lagrasse (Aude, été 2022) se souviennent de son éloge de la journaliste et écrivain Svetlana Alexievitch, qui écrivait, dénonçant le bellicisme russe, dans son discours de Prix Nobel de littérature 2015 : « J’ai toujours été curieuse de savoir combien il y avait d’humain en l’homme, et comment l’homme pouvait défendre cette humanité en lui. » Cette curiosité sans relâche doublée d’un grand professionnalisme anime ainsi les enquête d’Ariane Chemin, journaliste très bien informée, creusant avec ténacité ses sujets, et possédant un art du récit qui emporte. Publié d’abord sous forme de feuilleton dans le quotidien du soir français, A la recherche de Milan Kundera, que les Editions du sous-sol ont repris en un beau volume richement illustré – une édition coréenne vient de paraître – est un texte formidable en dix parties sur la vie et les silences d’un écrivain célébré mondialement. Milan Kundera vit à Paris, avec son épouse Vera, dans une impasse du septième arrondissement, il a aujourd’hui 93 ans, et refuse d’apparaître publiquement depuis presque quarante ans. Il ne s’agit évidemment pas pour Ariane Chemin de chercher à troubler le maître, mais de s’approcher de lui au plus près, afin d’en révéler la beauté et la complexité. En exergue de son livre, une phrase géniale de Gustave Flaubert indique une direction interprétative majeure : « L’artiste doit s’arranger de façon à faire croire à la postérité qu’il n’a pas vécu. » Kundera n’a pas vécu, c’est entendu, seuls ses livres existent, l’enquête peut commencer. « La tentation de l’évanouissement lui est venue après le succès de L’Insoutenable légèreté de l’être, en 1984. Cette année-là, il accepte l’invitation de Bernard Pivot sur le plateau d’Apostrophe ; mais déjà – la photo restera – il tend les mains devant son visage pour tenir à distance l’objectif, exactement comme Philip Roth. Un vendredi soir de janvier, je découvre à la télé ses yeux bleus et ses mots languides. La retenue de Kundera, son allure un peu mécanique, sa timidité et son goût du silence me paraissent reposants en comparaison du bruit et des lumières stroboscopiques de l’époque. J’aime son idée d’ériger l’intimité en valeur suprême. Il excelle dans l’introspection amoureuse. » Pour comprendre le mystère Kundera, outre sa précieuse épouse communiquant souvent avec la journaliste par textos, des amis sont interrogés : les écrivains Benoît Duteurtre, Dominique Fernandez, François Taillandier et Yasmina Reza, l’essayiste Christian Salmon, le philosophe Alain Finkielkraut, le professeur polémiste Alain-Gérard Slama, l’éditeur Antoine Gallimard se souvenant des passages de son père Claude à Prague (il revient en France avec le manuscrit de La Valse aux adieux dissimulé dans ses bagages), la « bonne fée » et « cardinal de l’avant-garde » Philippe Sollers, l’animateur de la revue L’Atelier du roman, le Grec Lakis Proguidis, Jack Lang, François Ricard, responsable des Pléiades chez Gallimard, l’historien Pierre Nora. L’écrivain refuse qu’on fasse de sa vie un mélodrame, parallèle à celui de l’Europe - invasion nazie en Tchécoslovaquie (il est né à Brno en 1929), arrivée des communistes au pouvoir en 1948, Printemps de Prague, exil et installation en France en 1975, « renaturalisation » fin novembre 2019 -, ses livres, juge-t-il sûrement, sont plus importants que lui. Son père était pianiste, musicologue reconnu (recteur de l’académie de musique de Brno), admirateur du groupe des Six (Milhaud, Honegger, Poulenc…) et de Leos Janacek (lire Le Livre du rire et de l’oubli, Les Testaments trahis et Une rencontre), dont la musique a pu influencer considérablement, des études en attestent, le sens de la composition chez l’écrivain. Le jeune Kundera fut un militant communiste enthousiaste écrivant des poèmes, repéré par Aragon, et, à partir du virage romanesque opéré avec Risibles amours, par Sartre. « Il n’aime pas évoquer le sujet, et ses lecteurs l’ignorent souvent, mais à Prague, ces années-là, précise Ariane Chemin, Kundera est encore un intellectuel proche du parti. » La Plaisanterie passe la censure, le succès est retentissant, mais « Kundera veut être reconnu comme écrivain, et voilà que les journaux célèbrent l’intellectuel engagé. » Après 1968, considéré par le pouvoir comme un « réformiste », il est exclu du parti, licencié de la FAMU, l’école de cinéma où il enseigne à Prague, ses livres sont retirés des bibliothèques, et Vera, très populaire, perd son emploi à la télévision. Le couple est surveillé – Ariane Chemin a pu retrouver les rapports de la police secrète, près de trois mille pages montrant également que Kundera fut espionné en France, lorsqu’il était notamment, ayant bénéficié du soutien de Dominique Fernandez, professeur associé à l’université Rennes 2, où il donnera un cours sur Kafka -, avant qu’il ne déménage à Paris et n’enseigne à l’EHESS grâce à l’aide de François Furet. Les communistes tchèques ne dissuadèrent pas Kundera d’émigrer, son exil était pour eux un soulagement, mais cherchaient cependant à sonder son état d’esprit et sa possible capacité de nuisance idéologique à leur égard. « Milan laisse derrière lui sa mère ; Vera, le cœur déchiré, abandonne ses parents. Ils ont dû aussi confier leur chien – cet animal qui, dans les livres de Kundera, et toujours plus heureux que l’homme, tant il ignore la passion, la trahison et l’adultère. » Il obtient grâce à Jack Lang sa naturalisation, François Mitterrand, qui l’admire, devient un ami. Pour sa Pléiade (2001), contrairement aux usages de la maison Gallimard, Kundera veut tout contrôler, notamment les traductions dont il s’occupe scrupuleusement à partir du milieu des années 1980. L’écrivain ne garde de son œuvre que onze romans (quelques passages sont retirés), une pièce de théâtre et quatre essais. […] .

Fabien Ribery
Découvrez la suite sur son blog L’Intervalle


Le roman du XVIIIe siècle selon Milan Kundera

Ou l’art du roman selon Milan Kundera (Archives de La Règle du Jeu)


LIRE ICI

Ouvrages majeurs

La plaisanterie, Gallimard, 1968

Risibles amours, Gallimard, 1969

La vie est ailleurs, Gallimard, 1973

L’insoutenable légèreté de l’être, Gallimard, 1984

L’art du Roman, Gallimard, 1986

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3 Messages

  • Viktor Kirtov | 7 septembre 2023 - 10:25 1

    Lors de son émission de rentrée, le 6 septembre, La Grande Librairie a évoqué, en ouverture, Milan Kundera disparu le 11 juillet dernier.
    Il était le romancier de la légèreté, de l’ronie, du doute, mais aussi de la beauté. Ecoutez cette archive de 1980, suivie des commentaires des invités à l’occasion de cette rentrée littéraire d’aujourd’hui :
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  • Viktor Kirtov | 14 juillet 2023 - 10:08 2

    …Une œuvre à relire indéfiniment, mais surtout aujourd’hui – hantée par la mélancolie de la perte, la nostalgie de mondes qui basculent irrémédiablement, le savoir que les proches peuvent trahir aussi facilement, que l’on est terriblement seul. Une œuvre pétrie de philosophie, de tragédie et de fantaisie. Une œuvre tendue par un grand éclat de rire désespéré face à la la folie humaine et l’insignifiance de toutes choses. Dans son tout dernier texte, La Fête de l’insignifiance, paru il y a dix ans, il écrivait ainsi ce qui résonne aujourd’hui comme un testament : “L’insignifiance, mon ami, c’est l’essence même de l’existence. Elle est avec nous, partout et toujours. Elle est présente même là où personne ne peut la voir : dans les horreurs, dans les luttes sanglantes, dans les pires malheurs. […] Nous avons compris depuis longtemps qu’il n’était plus possible de renverser ce monde, ni de le remodeler, ni d’arrêter sa malheureuse course en avant. Il n’y avait qu’une résistance possible : ne pas le prendre au sérieux.”

    Nelly Kaprièlian
    Les Inrocks, 12 juillet 2023


  • Viktor Kirtov | 12 juillet 2023 - 15:56 3

    L’écrivain tchèque, naturalisé français en 1981, s’est éteint ce mardi 12 juillet à l’âge de 94 ans. En 1983, peu avant la sortie de "L’insoutenable légèreté de l’être", L’Express dressait le portrait de ce grand romancier visionnaire et iconoclaste.

    VOIR ICI