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Une journée à Giverny dans le jardin de Monet

D 28 août 2022     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


J’ai consacré il y a douze ans un long dossier à Claude Monet. Je l’avais intitulé « Time is Monet ». En risquant ce jeu de mot, je ne me souvenais plus que Manet lui-même, auteur en 1863 d’un Déjeuner sur l’herbe qui fit scandale, furieux que Monet eût peint son propre Déjeuner sur l’herbe en 1865 (il n’a que vingt-cinq ans et huit ans de moins que Manet), s’était proposé, après l’avoir « manétisé », de « démonétiser » celui qu’il pensait alors être un concurrent de mauvais goût (il changera rapidement d’avis). Bref, dans ce dossier, il était question, entre autres, du célèbre jardin de Giverny et des Nymphéas. Mais je n’étais jamais allé à Giverny. Une amie qui aime les fleurs en rêvait. C’était son anniversaire. Profitant d’un séjour à Paris, nous y sommes allés cet été. Il faisait beau, pas trop chaud. Nous y avons passé la journée du 18 août. Quelques jours plus tard, j’ai revu, au musée de l’Orangerie, les Nymphéas dans les deux salles en ellipse qui, selon le plan prévu, forment le symbole de l’infini. Oeuvre testamentaire dans sa conception architecturale même, Monet voulait que ce soit un lieu favorable à la méditation. La méditation fut un peu perturbée par les touristes fort nombreux, quoique discrets, mais il suffisait d’attendre.
Cela m’a fourni l’occasion de relire quelques textes de Sollers, de Pleynet, de Haenel et de vous donner un aperçu — juste un aperçu — des lieux et des oeuvres. Vous entendrez aussi le témoignage de Gilbert Vahé, le jardinier « qui a sauvé Giverny ». S’il (vous) reste des beaux jours — et on nous en fait vaguement la promesse avant un hiver rigoureux (littéralement et dans tous les sens) — profitez-en : Giverny est à moins d’une heure de Paris en partant de la gare Saint Lazare (chère à Monet qui la peindra douze fois) et il y a des navettes en bus de la gare de Vernon à Giverny (5 kms, 10 € aller/retour, vous pouvez payer auprès du chauffeur).

Commençons par relire le texte d’un jeune écrivain — un jeune poète, me suis-je dit en lisant — de vingt-trois ans. Nous sommes en 1959. En novembre. Il fait froid. Le jeune Sollers, car c’est de lui qu’il s’agit, erre sans conviction dans un musée près des Tuileries. La journée pourrait être perdue. Sauf...

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Claude Monet, Bras de Seine près de Giverny, 1897.
Musée d’Orsay. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Bras de Seine près Giverny

Oui, c’est le flux incessant des idées songeuses,
sauvages, non retenues et à vrai dire non pensables ...
FRANCIS PONGE, La Seine.

Peut-être n’existe-t-il pas de meilleure chance en ce jour obscur, alors que nous avons été rejetés par une promenade sans but vers le jardin des Tuileries traversé tout à l’heure dans la froideur de novembre, que nous sommes entrés dans ce musée où il va nous falloir admirer (autre forme de l’ennui, de l’habitude) des peintres déjà un peu loin de notre goût (et, en effet, nous errons dans les salles bien ordonnées comme si l’on nous parlait d’un bonheur et de richesses inaccessibles, nous avons encore froid, et aucun de ces tableaux ne nous plaît vraiment, malgré notre appréciation apparente) ; je ne sais s’il existe plus grande chance après avoir monté les escaliers, subi le choc des Van Gogh, que d’apercevoir soudain, gardienne de la salle du fond, à droite, cette femme à l’ombrelle, encore indistincte mais accueillante qui, de toute son attitude, s’élève au-dessus d’une prairie multicolore, nous conduit en un instant vers un monde plus secret, inévitable, et enfin, car nous étions sur le point de partir, d’entrer et de nous embarquer à l’improviste sur ce bras de Seine près de Giverny, sans bien savoir d’abord ce que nous faisons, et puis, à mesure que nous ne pouvons plus nous défendre, que le tableau nous entraîne (nous nous reculons maintenant pour garder nos distances, nous reprendre un peu), d’avoir la certitude d’être devant notre tableau qui vient de nous toucher si fort, de sauver cette journée perdue.
C’est, du moins, ce qui me touche dans la peinture, que le vertige y soit possible, et que nous l’ayons pressenti par une inquiétude préliminaire qui semblait réclamer cet état. Les toiles qui m’ont le plus ému, j’étais averti de leur présence dans le fond de la salle par un coup d’œil circulaire, juste en entrant, comme on regarde distraitement l’objet que l’on va aimer. Comme s’il s’agissait de ne pas effaroucher le tableau, d’obtenir qu’il reste à sa place, je veux dire qu’il garde ses qualités magiques sans qu’une approche trop brutale les fasse envoler. On ne verra bien que ce qu’on a d’abord entrevu. Parce qu’il semble qu’alors on ne dépense pas toute son attention dans le premier contact — forcément incomplet — et que l’on réponde à la difficulté d’un spectacle complexe par la réserve et la prudence du regard, mettant à atteindre une œuvre la même entreprise de séduction, les mêmes détours, les mêmes fausses indifférences qu’à s’approcher d’un être vivant, et brusquement, alors que, peut-être, il se sent rassuré et que nous avons repris nos forces, contenu notre émotion, nous le regardons bien en face comme si nous devions, en ouvrant les yeux, lui faire baisser les siens.

Ainsi pour ce tableau. Tout d’abord il fuit, s’éloigne de moi, mais non en perspective, par l’avivement des verts et des roses qui sortent maintenant de leurs retraites bleues et blanches, prennent le dessus, repoussant ainsi les autres couleurs dans un arrière-plan plus modeste et plus fondu. Comme si le peintre eût dissimulé au premier regard ces deux coloris plutôt pâles, qu’il les eût gardés, ainsi que des troupes fraîches, pour une seconde offensive contre l’œil déjà ébloui par la fuite et l’enchantement bleu du paysage. Peu à peu, donc, se dégageant de l’ensemble bleu foncé des feuillages et du blanc-bleu du ciel, ici un rose, là un vert plus vif. Et puis, au moment décisif de mon entrée dans le fleuve, voici qu’il commence à refluer, à couler vers moi, m’immobilisant dans une contemplation stupéfaite. C’est tout mon corps qui regarde, et je ne peux que ramener ma vue, lorsqu’elle commence d’être trop fixée, à son point de départ, pour reprendre la question à son commencement, revenir à la source de ce trouble qui dérivait trop vite loin de lui-même. Et en même temps, accumulant les impressions :

Voyons, il est clair que tout ici dépend de la lumière.
Elle reste aérée, suspendue.
Elle ne pèse pas, elle balaierait, elle raserait plutôt (les herbes, les surfaces), quoiqu’absente.
La lumière ne vient pas, on ne lui donne pas de source, elle est là, partout présente, exaltante (doucement), sans qu’on sache comment.
Le soleil ne peut être seul à provoquer ce bain, cette infusion, cette étendue toute-puissante de clarté.
Superflu, il n’est, si l’on veut, que la signature de l’artiste dans un tableau (étranger au spectacle, et pourtant sa cause, son auteur).
Cette lumière échappée, répandue, si richement diluée, est le paysage.
Vert très vif, bleu clair, rose ; bleu profond, presque mauve.
Sans doute est-ce à cause du vent continu qui n’est que la diffusion amortie, obstinée, de la lumière ; bras­ sage et mouvement qui ne lui permettent pas de s’alourdir, de s’appesantir,
à cause de ce vent qui pousse l’eau dans la même direction tout le jour, donnant à cette patience une allure de travail léger, sans effort, naturel,
que l’on ressent une grande, claire, fraîcheur,
que l’on baigne, tel que dans la mer, dans cet air-lumière (dont la nature est à mi-chemin d’un liquide sec et d’un air liquide), qui tient ici tout le pays, le forçant à vivre dans une jeunesse bleutée, une perpétuelle innocence ;
soir de fête, quelque chose de triomphant et de suraigu, trompettes, sonneries pour quelque succès,
tout cela très fin cependant, tel ce ciel pas encore prononcé.

... Mais j’échoue à tenter de prendre ce tableau par surprise. Entre lui et moi, je sens que montent peu à peu des analogies inconnues. Quels sont le souvenir, la sensation passée qui résonnent ainsi à l’appel de ce bleu sombre ou de ce vert pâle ? Si j’accrochais une explication à ce rapport, je sens bien qu’elle serait superficielle, trop précise pour enserrer le rapprochement conf us qui se forme en moi, en dehors de moi. Et n’est-ce pas que ma sensation diffère indéfiniment sa cause, tâtonne, s’élargit à tout mon être, tendu enfin dans un plaisir qui semble exister pour un moment dans un espace intermédiaire entre le tableau et moi, et où nous déléguons chacun nos qualités communes ? Ainsi le regard violent crée-t-il son propre écran qui me cache ce que je vois. Ainsi voulons-nous être émus, sans rien perdre de notre vision. Or les œuvres qui vivent en nous longtemps, douloureuses et irrésolues, le font par ce cortège confus qu’elles provoquent, par cette insatisfaction, cet agacement qui nous restent lorsque nous avons tenté de parler d’elles, par cette ombre lumineuse qu’elles préservent et qui nous retient. Espoir, nostalgie, gaîté, tristesse, elles contiennent et expriment ce que nous voulons. D’autant plus, si rien ne vient (comme ici) à contre-courant de nos sentiments, mais, de toute manière, ne réussit qu’à les augmenter, à les porter au paroxysme de leur durée. Oui, nous avons ici, à n’en pas douter, une toile de fond. La réalité même qui ne signifie rien ou tout, rendue indiscutable, sauvée, immobilisée pour notre usage intérieur. Un paysage et le paysage. Un décor et le seul décor. Pas d’histoire et c’est notre histoire même qui se joue. Ou plutôt, voici le cadre originel de toute histoire restitue dans son inaltérable splendeur. Image du temps sur une scène vide, et qui nous toise imperturbablement. Nous pouvons venir éprouver notre comédie ou notre drame particulier devant ce tableau, qui nous permettra mieux d’apprécier cette comédie ou ce drame. Pour moi seul, perdu au milieu des promeneurs du musée, il affirme ma différence, me remet à une place privilégiée. D’où vient qu’il m’ait lavé de la sorte, qu’aient disparu mes projets, mes inquiétudes, l’incertitude dont j’étais accablé en entrant ? Non que je sois complètement rassuré, au contraire. Ce pathétique froid ne me laisse guère en repos. Car ce qui est remarquable, c’est que ce soit si particulièrement la Seine (ou bien quelque fleuve tropical après tout ?) et si évidemment autre chose, ce « quelque chose d’abstrait — dit Virginia Woolf — incorporé aux landes, au ciel », et que le peintre a su exprimer hors de nous-mêmes où cela, seulement, se produit. De ce paysage où l’homme est heureusement exclu, où il regarde la nature en sa propre absence, comme si, un certain seuil franchi, elle s’exprimait enfin elle-même, se dégage un anonymat, une généralité où je me perds à mon tour, sans regret. Vieux rêve : cesser de vivre au moment où l’on vit le plus. Ce bras de Seine près de Giverny suscite en moi un tel désir d’expression que je tourne loin de lui comme n’osant pas l’aborder, essayant de réduire cette distance qui me sépare de lui par l’excès de l’intérêt qu’il me propose. Sa forme et son absence de forme font lever en moi mille débuts de phrases, mille chantonnements intérieurs, mais sans mots, comme si je connaissais l’exacte musique qui lui correspond, mais non les paroles. A son égard, je suis entre deux mondes, entre l’informulé et le trop de l’expression, à un niveau où le langage est en marche du fond de moi sans qu’il puisse jamais me parvenir. Mais n’est-ce pas la meilleure preuve de ce paysage, hésitant entre ses couleurs, dissous, pas encore décidé, pur ? J’aime cet intermédiaire : l’impossible rêverie d’une phrase, d’une seule phrase.
Voici l’apaisement des soirs d’été à la campagne, et le tableau m’éloigne, comme au détour d’une promenade par l’un de ces jours inutiles et gonflés d’absence, comme le regard dont nous évaluons notre chemin, parfois. Une vie n’a guère de sens qui ignore qu’elle n’en a aucun, qui ne s’arrête pas ainsi en quel­ que lieu désert pour éprouver sa force, ses limites. Même pas : cette halte, si elle me semble importante comme la résolution d’un état antérieur mal connu et qui atteint brusquement sa plénitude, elle peut être aussi la plus banale, la plus insignifiante, rêve d’un rêve ou immobilité rassurante qui n’ouvre sur rien et n’apporte rien. Mais ce rêve est difficile lorsqu’on se mêle d’y entrer tout entier. Je regarde le tableau du fond d’une sagesse ancienne, et que je ne savais pas contenir. J’aime à le voir d’assez loin, rapidement, en quittant la salle, comme lorsqu’on se détourne pour voir si l’on est suivi. Alors, la rivière et ses feuillages, le ciel transparent et brumeux, courent une dernière fois à ma rencontre, me font signe, là-bas, depuis le mur, qu’ils traversent à la manière d’un paysage une fenêtre. Je m’en vais, sentant venir la fin de mon attention, et qu’elle ne survivra que par mémoire.
Qu’ai-je dit de ce tableau, que dirai-je de lui sans me répéter ? Mais je veux en parler encore, épuiser mon langage à lui répondre, à le ressaisir. Il est comme l’énigme et la question que nous sommes nous-mêmes pour nous-mêmes. Comme la formule naturelle et le visage de notre présence ici et maintenant. Je peux venir voir cette rivière et ces feuillages, ce ciel tournant à peine brouillé par le rose des fins d’après-midi ; je peux regarder cette eau d’abord cheminante sortant avec lenteur et précaution d’un passé inconnu, et qui, après quelques hésitations, coule enfin décidément vers moi, au-delà de moi ; je peux, non pas m’installer dans le paysage, à vrai dire peu accueillant et qui est là seulement pour que la question fluide de la rivière soit posée, non pas m’acheminer vers sa source, car mon effort est voué à l’échec (je serai forcément rejeté hors du spectacle, dans une position immobile, fatale) ; mais lever les yeux vers ce ciel d’été, attendre que montent en moi les souvenirs d’autres après-midi lentement écoulées, près d’une rivière ou d’une mer, qu’importe, où tout se déroule par une · loi rigoureuse et claire, court vers un but qui déjà ne m’intéresse plus, au plus fort de mon plaisir, parmi le tumulte frais des feuillages. Je peux rêver à ce temps sans visage qui est celui de tous les instants, le voir avec ce panorama de la mémoire, éclairant le moment comme si c’était la dernière fois, une conclusion enfin synthétique et parfaite et, fermant les yeux, me donner l’illusion que tout s’arrête dans une douce mort fuyante, même si plus tard tout doit recommencer et s’écouler à nouveau.


Claude Monet, Le Déjeuner, 1873.
Musée d’Orsay. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Ce n’est pas le temps du Déjeuner, un temps compact, bourdonnant (il est une heure et le repas vient de s’achever à peine, la table n’est pas desservie, les tasses de café sont prises dans la nappe blanche, le soleil est partout, filtre la scène abandonnée, en désordre ; le décor a joui et respire faiblement encore, écrasé de chaleur, tandis que dans le fond viennent les femmes claires, que l’enfant, par terre, dans son propre espace, est absorbé dans son jeu ; ce Déjeuner, cette fin de déjeuner, que nous surprenons comme quelqu’un qu’on a invité « pour le café », pour lequel nous sommes trop avertis — qui n’a de ces souvenirs de repas au jardin, où il semble que tout participe à la saveur des plats, hausse notre goût à l’unisson d’une nature familière ?), rien de ce temps humain, trop humain, mais une absence telle qu’elle soit fixée dans une œuvre désormais inaccessible, et que nous pourrons venir sans relâche mesurer.
Car si la vue est un voyage, si notre corps a si peu d’importance que nous ne le sentions plus à ce moment que comme un obstacle aisément contourné par le courant qui est celui du temps, mais — comment dire ? — d’un temps heureux, pacifié, coulant son harmonie unanime, un temps ’d’après l’orage, si l’on veut, d’après tous les orages, rendant enfin et nous faisant rendre une note fondamentale ; si nous vivons un instant comme si nous n’étions plus là, dans une grande et pourtant souhaitable confusion (qui est la forme exaltée de la précision elle-même) ; si tout cela est non seulement éprouvé avec le maximum d’intensité, mais représente, en définitive, notre seule image ; alors, nous pouvons affirmer que, si peu que ce fût, nous avons joué la partie. Ainsi, quelque chose de moi, semblable peut-être en chacun, se promène, se mêlant à chaque détail du paysage, se promènera toujours, invisible et diffus, dans ce tableau de Monet.

Philippe Sollers, 1959 (L’intermédiaire, Seuil, collection Tel Quel, 1963).

A propos de La Seine près de Giverny, Cézanne aurait dit : « Il est attristant de ne pouvoir faire beaucoup de spécimens de mes idées et sensations. Regardez ce nuage ; je voudrais pouvoir rendre cela. Monet le peut, lui. Il a des muscles. Monet, ce n’est qu’un œil. Mais, bon Dieu, quel œil ! » (Ambroise Vollard, Cézanne)

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Claude Monet, sous l’onde à en perdre l’œil (1840-1926)


Monet dans l’atelier des Nymphéas à Giverny construit en 1915.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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Une vie, une œuvre : émission diffusée sur France Culture le 12 janvier 1995.

Par Stéphanie Katz et Isabelle Yhuel.
Avec le poète Marcelin Pleynet, les peintres Louis Cane, Michèle Katz, le philosophe Georges Collins, les conservateurs de l’Orangerie Pierre Georgel et Dominique Dupuy-Labbé, Geneviève Aitken, Catherine Laroze, la conservatrice du musée d’Orsay et Sylvie Patin.

Cette émission peut vous servir de première visite guidée.

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« Chacun ne connaît-il pas ce grand-père à barbe blanche, vagabondant au fil des fleurs de Giverny, père d’un Impressionnisme "bon enfant", autrement moins scandaleux que son contemporain Manet ? Ce peintre nageant dans l’hédonisme d’une palette de lumière n’aurait-il pas été, selon certains, tenté par le décoratif ? Rayant le glacis de ce portrait rassurant, et pour sortir Monet de la poussière des musées, cette émission est une invitation à plonger en dessous des apparences, dans l’enfer de la peinture. Changeons ainsi d’axe et osons accompagner Monet "en dessous" du visible. Que présage par exemple, cette Ophélie disparaissant sous un voile d’eau qu’est "Camille sur son lit de mort" ? Quelle panique écrase Monet sous la frontalité de la cathédrale de Rouen ? De quelle noyade la nature, maîtrisée à Giverny, menace le peintre ? Quel abîme se cache sous le miroir du "Bassin aux Nymphéas" ? Quelle ébullition féminine se tient lovée au cœur d’une fleur flottante ? Car, en fait, Monet aura peint toute sa vie comme d’autres ont fait la guerre : palette en mains, s’acharnant sur cet écoulement du temps qu’il s’impose entre lui et la lumière, de "campagnes de peinture" en mise en pièces du motif dans "les séries", il se tient sur le front du visible, là où celui-ci se conjugue avec promesse d’aveuglement. Une vie usée sous le miroir des ondes, à guerroyer contre l’irregardable, à en perdre la vue... Et c’est aveugle, sentant la paix le gagner enfin, que Monet offrira à une France réconciliée, un bouquet de fleurs flottantes. »
Dans ce documentaire diffusé en 1995, le poète Marcelin Pleynet revenait sur le rapport de Monet à son atelier de peintre :

Il était entouré de ses toiles, qui constituaient pour lui comme un atelier. [...] Il y a une histoire des ateliers dans l’oeuvre de Monet, à partir de la barque-atelier jusqu’à Giverny. Cette histoire des ateliers n’est pas une histoire simplement anecdotique, c’est une histoire picturale. C’est l’entrée progressive de Monet dans sa propre peinture.
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La maison de Giverny

18 août. Montage 27 août.
Musique : Scarlatti, Sonata In G, K 13 (L. 486) (Glenn Gould).

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Monet, né en 1840, est un contemporain de Rimbaud. Quand il s’agit de fleurs, on pense à Monet, mais comment ne pas penser à Rimbaud ? Voici ce qu’en dit Sollers — dans Fleurs précisément (Hermann, 2006).

Rimbaud

En juillet 1872, cinq ans après la mort de Baudelaire (« un vrai Dieu »), Rimbaud est à Bruxelles :

« Plates-bandes d’amarantes jusqu’à
L’agréable palais de Jupiter ... »

Plus loin, « rose et sapin au soleil, et liane ont ici leurs jeux enclos... »

L’autre monde pressenti et rêvé par Baudelaire est ici soudain présent, immédiat, puissant, vibrant, affirmatif, énigmatique.

L’amarante, elle, est une plante dont on cultive, sous le nom de queue-de-renard, des espèces ornementales pour les fleurs rouges groupées en longues grappes d’un mètre de hauteur. Comme bois, il s’agit de l’acajou de Cayenne, d’un rouge vineux.

« Je sais que c’est Toi qui dans ces lieux
Mêles ton Bleu presque de Sahara. »

Jupiter (ou plutôt Zeus) est donc, dans la vision florale, de nouveau parmi nous, comme dans un palais en plein désert. Olympe rouge et bleu : illumination en pleine ville.

Rimbaud et les fleurs, c’est toute une histoire. Elle commence par une déclaration de guerre parodique, dans une lettre à Théodore de Banville, le 15 août 1871 : Ce qu’on dit au poète à propos des fleurs. C’est signé Alcide Bava, par un jeune homme de dix-sept ans, et c’est un coup de révolver dans le Parnasse. Ce poème, ou plutôt ce contre-poème, n’a été révélé qu’en 1925. On note la date : juste après la Commune et la Semaine sanglante, et un 15 août (fête de l’Assomption). Au diable les jeux floraux et le romantisme de 1830, au diable les troubadours et les ménestrels, au diable le Parnasse et le symbolisme, au diable la décadence générale. Vous voulez encore des fleurs ? Mais « Des lys ! Des lys !On n’en voit pas ! » Et d’ailleurs « l’Art n’est plus ... là ! »

« Ô blanc Chasseur qui cours sans bas
À travers le pâtis panique,
Ne peux-tu pas, ne dois-tu pas
Connaître un peu ta botanique ? »

Rude leçon :

« En somme, une Fleur, Romarin
Ou lys, vive ou morte, vaut-elle
Un excrément d’oiseau marin ?
Vaut-elle un seul pleur de chandelle ? »

Rimbaud voit : c’est désormais le « Siècle d’enfer », chemin de fer, télégraphe, accélération irrésistible et irréversible des sciences et des techniques :

« Commerçant ! colon ! médium !
Ta tête sourdra, rose ou blanche,
Comme un rayon de sodium,
_ Comme un caoutchouc qui s’épanche !
De tes noirs Poèmes — Jongleur !
Blancs, verts et rouges dioptriques,
Que s’évadent d’étranges fleurs
Et des papillons électriques ! »

Ce jeune homme, c’est sûr, va avoir des ennuis avec le milieu littéraire. Les poètes, maintenant, mentent, ils ne sont plus à la hauteur de la situation, il faudra inventer d’autres fleurs, ou plutôt une autre disposition par rapport à elles. Quoique traversé de téléphones, de journaux, d’ordinateurs, de radios, de télévisions, je peux regarder ici, tout de suite, des dizaines de papillons blancs butinant des roses sur fond d’océan.

Rimbaud : une autre expérience physique, qui se lit aussi dans les Stupra :« Obscur et froncé comme un œillet violet » (Sonnet du trou du cul), « Pour elles c’est seulement dans la raie/Charmante, que fleurit le long satin touffu » (on dirait là une description de L’Origine du monde de Courbet).

Claudel, effrayé, voyait en Rimbaud « un mystique à l’état sauvage ». C’est vrai qu’il est difficile d’imaginer comment le mot « mystique » pourrait rimer avec « domestique ». Mais le problème n’est pas là, pas plus que dans la réappropriation « communarde » et déçue de Breton. Rimbaud a débouché, pendant et après une saison en enfer, sur une connaissance bouleversante de la nature comme nature, ce que les Illuminations, surtout à propos de fleurs, montrent pleinement. La Nature se montre et aime se cacher : le végétal et le minéral se répondent.

Nous voici donc « après le Déluge » (« c’est cette époque-ci qui a sombré ! »). Et, d’emblée : « Oh les pierres précieuses qui se cachaient, et les fleurs qui regardaient déjà. »

Répétition plus loin : « Oh ! les pierres précieuses s’en­ fouissant, et les fleurs ouvertes ! »

Fleurs et joyaux constellent le Paradis de Dante. Mais la nouvelle éclosion, après une dévastation, est simultanément une occultation. Les pierres précieuses s’enfouissent et se cachent, les fleurs s’ouvrent et se regardent. Le lieu et la formule de Rimbaud se résument ainsi dans Mouvement  :
« le sang, les fleurs, le feu, les bijoux. » Une rose vous regarde, un rubis se dissimule, le feu de votre sang le sait :
« Dans la futaie violette, bourgeonnante, Eucharis me dit que c’était le printemps. »

Les fleurs de rêve plus que réelles de Rimbaud ont des propriétés étranges. À la lisière de la forêt, elles « tintent, éclatent, éclairent ». Elles « bourdonnent » et, « sur les versants, des moissons de fleurs grandes comme nos armes mugissent ». Après le déluge, après l’orage qui rajeunit les fleurs, celles-ci se font entendre avec force, et elles parlent :
« La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom. » Lequel ? Aucun des noms connus, en tout cas, et encore moins, même si on le connaît, celui de la botanique. Son nom, c’est tout. Le nom de cette fleur est NOM.

Les fleurs sont habitées, comme dans le paysage de cette renaissance d’enfance :

« C’est elle la petite morte derrière les rosiers. »
« Le petit frère (il est aux Indes !) là, devant le couchant, sur le pré d’œillets. »
« Les vieux qu’on a enterrés tout droits dans le rempart aux giroflées. »

Les fleurs sortent, les pierres précieuses s’enfoncent, les morts sont là, entre les deux. Mais les fleurs (encore une fois, comme chez Dante) sont aussi des étoiles :
« J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse. »

Mieux :
« La fille à lèvres d’orange, les genoux croisés dans le clair déluge qui sourd des prés, nudité qu’ombrent , traversent et habillent les arcs-en-ciel , la flore, la mer. »

De mieux en mieux :
« Dames qui tournoient sur les terrasses voisines de la mer ; enfantes et géantes, superbes, noires dans la mousse vert-de-gris, bijoux debout sur le sol gras des bosquets et des jardinets dégelés. »

(Où l’on constate que le déluge a un avantage : c’est aussi le dégel).

L’éternité retrouvée et réinventée de Rimbaud est un paradis d’interpénétrations des sens, des saisons, des éléments, des règnes. Le plus étonnant est qu’il l’ait noté en le vivant, alors que pour l’identifier et le comprendre il n’y avait personne. Le « gracieux fils de Pan » hermaphrodite, au « front couronné de fleurettes » passe inaperçu. Le couple royal qui s’avance « du côté des jardins de palmes » n’engendre pas la moindre curiosité. Les « vingt véhicules bossés, pavoisés et fleuris comme des carrosses anciens », filent devant nous, invisibles.

Énorme richesse de Rimbaud, c’est tout le problème :
« Les tapisseries, jusqu’à mi-hauteur, des taillis de dentelle, teinte d’émeraude, où se jettent les tourterelles de la veillée. »

Ou bien :
« La douceur fleurie des étoiles et du ciel et du reste descend en face du talus, comme un panier, contre notre face, et fait l’abîme fleurant et bleu là-dessous. »

(Deux fois face, modulation de la nuit à l’abîme en bleu, transition de fleurie à fleurant, douceur fleurie — toucher —, abîme fleurant — odeur).

Puisqu’ici on ne se prive de rien, pourquoi pas « des dunes illustrées de chaudes fleurs et de bacchanales », « des talus de parcs singuliers penchant des têtes d’arbre du Japon », « des crevasses de fleurs et d’eaux des glaciers », « des atroces fleurs qu’on appellerait cœurs et sœurs », et jusqu’à des « fleurs arctiques » qui existent le temps de dire qu’elles n’existent pas.

Les saisons obéissent, la scène a lieu partout sur la planète. Rimbaud est le premier horloger de l’ère planétaire, raison qui fait de lui (comme il l’a compris) l’étranger absolu de la fin des temps modernes. Silence, donc. C’est « le grand midi » annoncé par Nietzsche, « l’heure de l’ombre la plus courte », l’heure nouvelle, splendide mais « très sévère », de la fin d’Une saison en enfer, celle, enfin, du Génie dont il faudrait savoir suivre les vues, les souffles, le corps, le jour.

« Que le monde était plein de fleurs cet été ! »

Et puis, carrément, comme si ça ne suffisait pas :

« Fleurs

D’un gradin d’or — parmi les cordons de soie, les gazes grises, les velours verts et les disques de cristal qui noircissent comme du bronze au soleil —,je vois la digitale s’ouvrir sur un tapis de filigranes d’argent, d’yeux et de chevelures.
Des pièces d’or jaune semées sur l’agate, des piliers d’acajou supportant un dôme d’émeraudes, des bouquets de satin blanc et de fines verges de rubis entourent la rose d’eau.
Tels qu’un dieu aux énormes yeux bleus et aux formes de neige, la mer et le ciel attirent aux terrasses de marbre la foule des jeunes et fortes roses. »

Vous voyez bien que, sur la mer mêlée au soleil, il y a un dieu pour les fleurs.

Dans le dernier chapitre du livre « Peintres », Sollers précise :

J’ai privilégié, dans ce livre, la mythologie, la théologie, la mystique, la littérature, la poésie. J’aurais pu m’en tenir exclusivement aux peintres, chacun ses fleurs, mais ce serait un autre livre, d’ailleurs passionnant à faire. [...]
Mais enfin, restons avec les Français révolutionnaires du dix-neuvième siècle, ils le méritent. Van Gogh, venu du Nord, prend le soleil de front, ses iris sont fabuleux, ses tournesols sont des fleurs carnivores (c’est à un tournesol, non à une prostituée, que Van Gogh offre son oreille coupée). Monet s’enlève dans des coquelicots, mais choisit bientôt, à Giverny, l’observation lente et liquide, s’abîme dans les nymphéas que l’on sait. [1] Le grand Cézanne (malgré des roses dans un vase bleu et des tulipes flambantes) ne s’attache pas aux fleurs, il préfère les fruits, les crânes, les blocs, les pins, les rochers. Le plus impliqué est Manet : son testament est dédié aux fleurs, science, élégance, violence. Qu’a-t-il voulu dire ? Il l’a dit.
Manet, l’homme aux fleurs et aux femmes : pas de rival sur ce point, le plus difficile de tous. Le moins puritain ? Le moins embarrassé sexuellement ? De loin. Musique.
Résumons : Van Gogh force la note, Monet la disperse et la noie [2], Cézanne lui préfère l’architecture de base, Manet la laisse passer et l’attrape au vol. Il pointe la passagèreté, et la passagèreté, comme son nom l’indique en latin (Manet) reste. C’est une transmission vivifiante, un legs.

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« Je suis en train de suivre la nature sans être capable de la saisir,
je dois peut-être aux fleurs d’être devenu un peintre. » Claude Monet.


Pensées blanches dans le jardin de Monet à Giverny.
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Manet a peint beaucoup de fleurs coupées. Violettes, oeillets, roses, pivoines, lilas, clématites, etc. : il en a fait de magnifiques bouquets. Pour ce qui est des fleurs en pleine nature, même si c’est une nature pensée (miraculeusement, la pensée est aussi une fleur), Monet reste le roi. C’est bien un contemporain de Rimbaud.

« Que le monde était plein de fleurs cet été ! » Vérifiez. Son royaume est son jardin. Il y a un dieu pour les fleurs et les fleurs sont ses déesses. Je pense au beau livre savant de Giorgio Agamben le Royaume et le Jardin (Bibliothèque Rivages, 2020). « Si seul le Royaume peut donner accès au Jardin, seul le Jardin rend pensable le Royaume. En d’autres termes, on n’accède à la nature humaine qu’historiquement, mais celle-ci, à son tour, n’a pas d’autre contenu que le paradis — c’est-à-dire, selon les mots de Dante, "le bonheur en cette vie" », écrit-il en conclusion. Agamben est-il allé à Giverny ?

Le jardin de Claude Monet

18 août, 15h. Oui, je sais que des photographies de fleurs ne sont pas des fleurs. Juste une petite fenêtre...


Le jardin vue de l’une des fenêtres de la maison de Monet.
Photo A.G., 18 août 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Le jardin d’eau

18 août. Montage 27 août. Musique : Haydn, Sonate 31, Adagio.

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La maison de Monet.
Photo A.G., 18 août 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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L’histoire du mondain et du soixante-huitard qui ont ressuscité le jardin de Claude Monet

Visiter son jardin, c’est un peu entrer dans ses toiles. À Giverny, dans le Vexin normand, le jardin du peintre Claude Monet attire près de 700.000 visiteurs par an, pour la plupart venus de très loin pour découvrir cette œuvre d’art vivante. Pourtant, le lieu a bien failli tomber dans l’oubli après la mort de l’artiste en 1926. Il aura fallu la détermination d’un conservateur de musée et d’un jardinier passionné pour faire éclore à nouveau tout le potentiel du désormais mythique jardin.

Ce jardinier passionné s’appelle Gilbert Vahé. Au micro de Jérémie Thomas, il raconte la façon dont il s’est occupé de ce luxuriant jardin pendant près de quarante ans dans un épisode passionnant du Sens de la visite, podcast récompensé du prix « Conversation » au dernier Paris podcast festival.

Une rencontre

La renaissance du jardin de Claude Monet débute au milieu des années 1970. L’Académie des Beaux-Arts acquiert la maison du peintre et demande à l’ancien conservateur du château de Versailles, Gérald Van der Kemp, de mener une restauration complète. Par chance, cet amoureux des arts au carnet d’adresses bien rempli connaît personnellement des gens qui ont côtoyé Monet à la fin de sa vie, après la guerre de 1914. Il ne lui manque qu’un jardinier pour travailler la terre.

Il se tourne vers le directeur de l’école d’horticulture de Versailles. Ce dernier lui conseille de contacter Gilbert Vahé, un jeune jardinier qu’il connaît bien. Mais entre le riche mondain et le soixante-huitard anti-bourgeois, le mariage promet des étincelles. Van der Kemp convoque Vahé. « J’y allais avec un a priori, raconte Gilbert Vahé dans le Sens de la visite. Quand il m’a reçu dans ses appartements, il m’a reçu en robe de chambre. Ça m’a décontenancé, jamais je n’aurais pensé le voir en robe de chambre. Et on a discuté trois, quatre heures, de jardin, de tout. Et là, j’ai revu mon jugement sur lui et je me suis rendu compte que c’était un homme exceptionnel, un super caméléon. Quand il était avec des ouvriers, il était comme eux, et quand il était dans un monde hyper bourgeois, il était comme eux. »

Le jeune homme prend le temps de la réflexion puis finit par accepter l’offre du conservateur. « J’ai accepté pour apprendre. Je me suis dit : Gérard Van der Kamp a le même profil que Monet, il est peintre et il aime les fleurs. Donc, avec lui, je vais apprendre beaucoup de choses dans un secteur que j’ignore complètement et moi, je lui apporterai un complément dans ce qu’il ignore. Ça va être un bon échange. » Un couple improbable est né, avec un objectif : rendre au jardin de Claude Monet la splendeur qu’il a connu au temps du peintre.

Une renaissance

La tâche s’annonce ardue : le lieu est en friche, comme oublié, tant et si bien qu’une route a été construite au milieu du terrain et que la plupart des habitants du coin ignorent jusqu’à son existence. Le jardinier lui-même est un peu perdu. « Je confondais Monet et Manet à l’époque. » Pas simple d’imaginer le jardin dans ces conditions.

Heureusement, Gilbert Vahé bénéficie du large réseau de Gérard Van der Kamp et mène de longs entretiens avec d’anciens invités du domaine. Un vieil homme, jardinier après la Première Guerre mondiale, lui fournit des indications précieuses sur les types d’arbres et de fleurs qui se trouvaient à chaque coin de la propriété.

Le jardinier qui a sauvé Giverny

Rencontre avec Gilbert Vahé à la Fondation Monet.

5 Septembre 2021.

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Petit à petit, Vahé redonne vie au jardin de Monet en portant une attention particulière aux couleurs, à la manière d’un artiste. « À l’ouest, vous avez les couleurs chaudes -– jaune, orange -– mais ce n’est pas encore en fleurs, explique-t-il à Jérémie Thomas pendant la visite. Dans le fond, vous avez le premier massif bleu et ça doit être pour ça qu’il y avait le Paulownia, parce qu’il fleurit bleu. Et derrière nous pareil, jaune, orange, couleurs chaudes. Donc on a un carré de plusieurs couleurs, ça permet au peintre de calculer son sujet selon ce qu’il veut faire. »
Plus qu’une simple visite guidée du jardin de Claude Monet, c’est un véritable bout de l’histoire de l’art français que raconte Gilbert Vahé dans ce podcast sous forme de déambulation sonore. Description des plantes et de leurs couleurs, vision de la peinture et de la nature, rapport avec l’œuvre de Monet… Vahé passionne par sa simplicité et sa délicatesse. Une vraie bouffée d’air frais qui donne envie de se replonger dans la peinture impressionniste.

Matilde Meslin, Slate, 10 septembre 2021.

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Je l’ai déjà évoqué dans mon article précédent, dans « Claude Monet et le naturalisme », repris en 1990 dans Les Modernes et la Tradition, Marcelin Pleynet décrit avec précision ce qui est en jeu dans le parcours de Monet des séries des Peupliers, des Meules et des Cathédrales de Rouen aux Nymphéas. Et je ne crois pas qu’avant Pleynet parlant du « beau mot de nymphéa », « associant la fleur à une femme », un critique (les critiques sont toujours un peu pudibonds) ait jamais remarqué que « la nymphe est une fiancée, une jeune mariée et qu’en anatomie le terme désigne les petites lèvres de la vulve qui masquent le clitoris et l’entrée du vagin ». Ce qui, évidemment, ouvre un abîme de réflexions. Pleynet conclut en disant : « Mais, me direz-vous, Monet eut-il vraiment conscience de tout ce que signifie le terme de "nymphéas" et n’est-il pas invraisemblable de penser que pendant les trente dernières années de sa vie, il vécut avec continûment à l’esprit le sens de ce mot ? Certes... et pourtant, quoique nous ne saurons jamais s’il vécut ou non avec le mot, nous savons qu’il vécut avec les fleurs. » CQFD.


Claude Monet, Nymphéas, 1908.
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Les Nymphéas

[...] Si, avec les Cathédrales, Monet rapproche sensiblement son chevalet du motif (ou du thème), de telle sorte que la profondeur illusionniste du tableau se trouve commandée par la seule accumulation des plans, de la façade du monument, s’écrasant les uns sur les autres (accumulations dont les « empâtements » tendent à fermer le plan de la toile) ; avec les Nymphéas, entre autres, par le découpage du motif (déjà amorcé dans les Cathédrales) et l’ambiguïté d’un jeu d’images infiniment mises en abîme dans leur reflet, l’espace n’obéit plus à la convention de la perspective de la reproduction naturaliste, il tend à dénier la fonction normative de la science de la perspective pour devenir, pour la première fois, adéquat au seul ordre de la singularité de l’inspiration inventive qui le justifie et symboliquement le réalise.
En ces jeux d’infini renvoi, du réel à la mouvance de ses reflets que les bassins d’eau mettent en scène, Monet, traitant picturalement, artificiellement, la disposition ambiguë d’un spectacle naturel, s’emploie à établir un espace où la peinture devient, à elle-même, pour elle-même, son propre reflet. Dans les toiles des Nymphéas, le reflet des nénuphars n’est que le reflet des nénuphars peints. L’oeuvre s’établit et se développe non comme mode d’imitation de la nature mais comme réflexion, mimésis, dynamisme propre au jeu rhétorique et grammatical des qualités qui l’inspirent et fondent formellement la nature et l’univers de l’artiste comme seul et unique univers, comme seule et unique nature picturale.
Rappelant la disposition formelle qui préside à la réalisation des Peupliers (verticalité des troncs d’arbre se reflétant dans la rivière, de telle sorte qu’ils organisent, de haut en bas et de droite à gauche, une série dynamique et ouverte du plan du tableau), on notera que la structure formelle, qui justifie la série (vingt-trois tableaux recensés dans le catalogue Wildenstein) et que la série établit, tend à mettre en évidence, et de façon quasi didactique les éléments fondamentaux de la composition picturale : haut et bas, droite et gauche — organisation et limite de la forme dans le cadre du tableau. Et suivant cela, on ne peut pas ne pas constater à quel point une telle démarche prépare la création des Nymphéas et la mise en évidence d’un investissement qui, en tant que tel, en aucun cas ne saurait faire tableau, ce que déjà suggéraient les séries.
Des séries (Peupliers, Cathédrales) aux Nymphéas, s’expose toute la disposition formelle propre à l’oeuvre de Monet. La série des Peupliers met en évidence le caractère de discontinuité qui établit et structure la continuité linguistique dont témoignent les Nymphéas.

Le parcours, des séries des Peupliers et des Cathédrales aux Nymphéas, met nettement en évidence le passage de la verticalité, qui structure l’organisation de la profondeur dans la perspective traditionnelle, au rapprochement de la toile et du motif (Cathédrales), rapprochement tel qu’il tend à écraser la profondeur sur le plan du tableau, mettant en évidence, de l’un à l’autre, non plus l’autorité verticale des figures mais la continuité, horizontale, phrasée, de la qualité picturale. Ce que l’on retrouve point par point dans l’horizontalité du plan d’eau des Nymphéas. Cette horizontalité n’est-elle pas celle qui marque, le plus souvent imperceptiblement, la continuité verticale des troncs d’arbre se reflétant dans l’eau avec la série des Peupliers ? Les Nymphéas ne reprennent-ils pas le modèle des Peupliers, en venant, en quelque sorte, écraser la verticale de l’arbre et la verticale de son reflet sur la ligne du plan de la rivière, du plan d’eau, qu’ils redressent jusqu’à la confondre avec le plan de la toile ? Ce plan que Monet a découvert en se rapprochant de son motif avec les Cathédrales jusqu’à tendre à cimenter son tableau comme un mur. Ce plan auquel Monet donne sa véritable dimension en l’associant comme miroir d’eau au développement infini de la réalisation de l’image et de son reflet dans l’organisation symbolique des langues. On peut dire qu’avec les Nymphéas Monet réalise sa totalité spatiale. N’est-ce pas le seul motif qui, dans l’ensemble de son oeuvre, se referme sur lui-même et sa totalité dans un « tondo » ?

A suivre l’ensemble de la carrière de Monet, tout entier et essentiellement dominé par l’expérience pratique de son art, on est frappé de constater que cette expérience de la traversée du naturalisme, de l’impressionnisme, et plus généralement des données propres à la peinture, aboutit, dans les trente dernières années, à la magnifique réalisation pratique des dispositions diachroniques et synchroniques des formes propres au langage pictural. On peut dire en effet que des Meules aux Peupliers, aux Cathédrales et aux Nymphéas, Monet assume progressivement l’ensemble des formes qui ordonnent traditionnellement comme mimésis l’histoire de la représentation ; et qu’il fonde son art, dans son état actuel et dans ses perspectives futures (pour reprendre la formulation de Mallarmé), en en développant l’idée comme invention imaginaire et fiction vraie d’un sujet et d’une langue.
On ne peut pas ne pas penser qu’il y ait une euphorie toute nouvelle, et d’une très singulière dimension, dans l’infini développement des Nymphéas ; comme si Monet finalement s’installait définitivement dans son oeuvre et pour n’en plus sortir. La construction de cette partie de l’oeuvre n’est-elle d’ailleurs pas mise en place en plusieurs étapes et de propos délibéré ? Avec les Nymphéas, le motif et la proximité du motif n’impliquent plus un déplacement, ils participent d’une décision et d’une quasi-intimité. Non seulement Monet invente et fait construire ce motif du bassin aux nymphéas, mais il le fait construire sur sa propriété, chez lui en quelque sorte. Et ce avec une constance exemplaire. Ne se passe-t-il pas près de vingt-six ans entre l’achat de la propriété de Giverny en 1890 et l’atelier spécialement construit pour les grandes compositions des Nymphéas en 1916 ? Entre-temps Monet fait creuser le bassin aux nymphéas (1893) et aménager le jardin d’eau ; il expose une première dizaine de versions des Nymphéas chez Durand-Ruel en 1900, et une autre série en 1909, sa femme meurt en 1911, il commence à faire construire le grand atelier en 1914. Dans le catalogue de la rétrospective des oeuvres de Monet à Paris, au Grand Palais, en 1980, Sylvie Gache écrit :

« L’originalité du Jardin d’eau, ainsi que l’ont souligné Geffroy, Clemenceau et Jean-Pierre Hoschedé, provenait du fait qu’il avait été conçu comme un tableau : il était entièrement dû à la volonté de l’artiste et constituait la transposition du monde dans lequel il aurait rêvé de vivre. »

Dès 1907, Marcel Proust ne considérait-il pas le jardin de Claude Monet comme une « vraie transposition d’art plus encore que modèle de tableau, tableau déjà exécuté à même la nature qui s’éclaire en dessous du regard d’un grand peintre [3] » ?
Mais qu’en est-il encore de cette proximité qui frappe les contemporains ? Et que trouve-t-on dans le « monde rêvé » de Monet qui donne cette exceptionnelle dimension de jouissance picturale à son oeuvre ? A quoi et avec quoi Monet consacra-t-il tant d’énergie, d’argent et de temps ? Qu’en est-il enfin de cette passion du bassin d’eau aux nymphéas ? Quelle fiction, « qui s’éclaire en dessous », donne ici dimension, sujet, au regard et à l’art du peintre ?
Le beau mot de « nymphéa », aujourd’hui indissociable du nom de Monet [4], est comme l’on sait l’appellation scientifique du nénuphar blanc (que Mallarmé identifie à une femme dans un poème en prose de 1885). Appellation scientifique tout de même très poétiquement empruntée à la mythologie grecque et aux nymphes, déesses qui hantaient les bois, les fleuves et les rivières. On peut dire, sans grand risque de se tromper, que c’est plus vraisemblablement cette fiction classique que le nom scientifique du nénuphar (appelé aussi « lune d’eau ») qui donne son titre et sa dimension fictionnelle, poétique aux grandes peintures de Monet. Le mot a en effet une résonance que n’a pas « nénuphar », et plus encore pour la compagnie du peintre lorsque l’on sait que la nymphe est une fiancée, une jeune mariée et qu’en anatomie le terme désigne les petites lèvres de la vulve qui masquent le clitoris et l’entrée du vagin.


Camille sur son lit de mort, 1879 Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

On comprendra mieux ce que je souhaite souligner ici en rapprochant le très singulier espace qui compose le portrait de Camille sur son lit de mort (peint par Monet en 1879), du traitement du plan d’eau, confondu avec l’espace pictural dans la série des Nymphéas. Qu’on se souvienne de ce que Monet confia à Clemenceau, vraisemblablement à propos de ce portrait de Camille :

« Avant même que s’offrît l’idée de fixer les traits auxquels j’étais si profondément attaché, voilà que l’automatisme organique frémit d’abord au choc de la couleur, et que les réflexes m’engagent, en dépit de soi-même, dans une opération inconsciente où se reprend le cours quotidien de ma vie [5]. »

Autant donc pour la fiction panthéiste (dont on retrouve des exemples, plus explicitement vigoureux, dans l’oeuvre de Rodin) qui, s’établissant entre le motif et l’artiste, vient qualifier, donner dimension et mesure à la création et à l’art de Monet. N’est-ce pas aussi ce que Monet cherche à faire entendre lorsqu’il déclare à un journaliste : « Ce n’est pas le motif qui m’intéresse c’est ce qui se passe entre le motif et moi » ? On a pu comprendre qu’en ce qui concerne les Nymphéas, ce qui se passait entre le motif et Monet se passait plutôt deux fois qu’une, puisqu’il se trouvait être aussi l’auteur et le créateur du motif.
Et si c’était là toute l’« idée » de cette crise inattendue qui parut en art tant inquiéter le public et... peut-être Mallarmé autour de 1876 ? Et si justement ces Nymphéas permettaient, plus ou moins secrètement, à Monet de se donner, comme l’écrit Louis Gillet, « des fêtes d’art », d’embarquer pour Cythère les petites fiancées, les jeunes mariées, les nymphes, les nymphettes et Watteau, sans plus inquiéter l’encombrant, amical et positiviste Clemenceau [6] ?

Mais, me direz-vous, Monet eut-il vraiment conscience de tout ce que signifie le terme de « nymphéas » et n’est-il pas invraisemblable de penser que pendant les trente dernières années de sa vie, il vécut avec continûment à l’esprit le sens de ce mot ? Certes... et pourtant, quoique nous ne saurons jamais s’il vécut ou non avec le mot, nous savons qu’il vécut avec les fleurs .

Marcelin Pleynet, « Claude Monet et le naturalisme »,
in Les modernes et la tradition, Gallimard, coll. L’infini, 1990.

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Les Nymphéas à l’Orangerie

L’histoire des Nymphéas de Claude Monet retracée par Cécile Girardeau, conservatrice au musée de l’Orangerie en 2016.

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Les Nymphéas. 20 août. Montage 28 août.
Musique : Anton Webern, Das Augenlicht (La vue) (Pierre Boulez).

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Les Nymphéas ou la jeunesse retrouvée de Monet

Dans une série en quatre épisodes consacrée à « Claude Monet et l’Impressionnisme », la compagnie des œuvres se penchait le mercredi 2 juin 2021 sur un pan majeur dans l’histoire de l’œuvre de Claude Monet : la genèse des Nymphéas, leur entrée au musée de l’Orangerie et leur réception chez les grands artistes américains.

avec : Cécile Debray (Conservatrice générale du patrimoine, directrice du Musée de l’Orangerie).

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En savoir plus

Les nymphéas furent longtemps pour Claude Monet objets de contemplation. Il les avait fait naître à la surface de l’étang de Giverny, au bord duquel il aimait s’asseoir chaque matin. Là, il demeurait de longues heures, immobile et silencieux, s’imprégnant du tableau sans songer à le peindre. Il ignorait alors que ces «  paysages d’eau  », comme il les nommerait par la suite, en hommage aux Paysages de mer du peintre Coubert, avant de les rebaptiser Nymphéas, occuperaient la part majeure de son œuvre à partir de l’année 1900, et ce jusqu’à sa mort.

Matthieu Garrigou-Lagrange retrace aujourd’hui l’histoire des Nymphéas, ainsi que leur réception chez les grands artistes américains en compagnie de Cécile Debray, directrice du Musée de l’Orangerie, curatrice de l’exposition «  Nymphéas, l’abstraction américaine et le dernier Monet », tenue au musée en 2018, et autrice des Nymphéas de Claude Monet (Hazan, 2020).

Les premiers Nymphéas de Monet, peints autour de 1900, s’inscrivent dans la veine des décorations, qui sont alors très à la mode. Appartenant au genre de l’ornement, elles ne nécessitent pas la construction d’une image ou d’une narration et figurent un premier pas vers l’abstraction. Monet mettra ensuite de côté son travail autour des Nymphéas, et le reprendra à partir de 1914, décidant cette fois d’affronter son motif à travers des formats extrêmement grands. Il se concentrera alors sur ce qu’il avait tenté de faire lorsqu’il était jeune peintre, à la fin des années 1860 : capter les reflets de l’eau, les paysages mouvants. (Cécile Debray)

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Vous l’ignoriez ? Yannick Haenel, grand passionné de peinture, est aussi un amoureux des fleurs.

Impressions à Giverny

Yannick Haenel

C’est enfin l’été, je fonce à Giverny. Envie de peinture, de jardins, de fleurs, envie d’une journée respirable. Il y a là-bas une exposition au musée des Impressionnismes qui justifie le voyage (cinquante minutes en train depuis Paris Saint-Lazare) : Côté jardin. De Monet à Bonnard, jusqu’au 1er novembre.

Mais surtout, il y a la Fondation Claude-Monet, c’est-à-dire sa maison, son atelier et son jardin, un monde immense et apaisé où le temps se déploie à travers sa propre clairière. Une rivière de fleurs : dahlias, capucines, iris, glycines, et puis la nacre des nymphéas, ­là-bas, de l’autre côté du jardin, parmi ces taillis de bambous que vous rejoignez en passant par un souterrain, et qui ouvrent l’espace aux algues, aux roseaux, aux nénuphars.

La nuance est toujours une expérience simple, et pourtant la vie quotidienne nous en détourne. S’avancer un après-midi d’été vers les reflets bleus et verts d’un bassin, y porter son regard et son coeur, c’est laisser être les couleurs du temps, c’est faire vibrer en soi les nuances.


Le bassin aux nymphéas.
Photo A.G., 18 août 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Le bassin aux nymphéas est le lieu de la peinture absolue. À travers ce miroir d’eau où se reflète le ciel qu’il ne cesse de peindre pendant plusieurs décennies, Monet plonge dans une odyssée de la perception. Le trait devient algue, les couleurs dansent. Ce jardin est un royaume, c’est-à-dire un espace infini. De quel secret nous parlent ces nymphéas  ? De quel abîme, de quelle ébullition féminine lovée au coeur d’une fleur née de l’eau  ?

Une libre étendue se déploie à la faveur de la lumière. Rien ne la délimite, les lignes même s’y estompent, le temps s’y baigne. Voilà : Giverny est un bassin pour le bain du temps.

Tandis que chacun s’affaire autour de moi avec son téléphone et photographie sans regarder, je sens durant cet après-midi enchanté combien notre solitude est devenue pauvre, combien nous nous sommes éloignés du récit des fleurs et de l’aventure des nénuphars, combien nous sommes devenus étrangers à la jouissance de l’être.

Peindre, écrire, regarder, aimer : le bassin des nymphéas nous indique la voie. Celle de l’accès amoureux au temps, à son fleurissement, à la joie fondamentale dont procède l’ouverture des fleurs que la lumière salue.

Pour écrire ce texte, une fois revenu chez moi, et le coeur encore ému par ma découverte de la veille, comme Rimbaud, «  j’ai embrassé l’aube d’été  ». Ma vie voudrait bien devenir clairière, elle efface les bordures et s’arrondit lentement, elle va se baigner dans le jardin de ses sensations, là où ça coule, glisse et sourit. Je vais cesser de vouloir cueillir le temps : cueillir est déjà trop, vouloir est une agression. Je vais juste rester en rapport avec ce qui fleurit. Je vais boire les nymphéas, je vais écouter les nymphes. L’ivresse est là, tranquille, féminine : c’est la source.

Yannick Haenel, Charlie Hebdo 1515 du 4 août 2021.

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Un été impressionniste


Theodore Earl Butler, La Ferme de la Dîme à Giverny, vers 1897-1904
Giverny, musée des impressionnismes. ZOOM : cliquer sur l’image.
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France Culture, La Grande Table d’été, Jeudi 25 août 2022.

Cet été, l’impressionnisme est à l’honneur à Giverny dans l’exposition de la collection permanente du musée ("L’été de la collection") mais également au musée d’Art moderne de Fontevraud, avec l’exposition "Métamorphoses. Dans l’art de Claude Monet".

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avec :

Cyrille Sciama (Conservateur du patrimoine, directeur du Musée des impressionnismes de Giverny), Dominique Gagneux.

En savoir plus

Cyrille Sciama, conservateur du patrimoine et directeur général du Musée des Impressionnismes de Giverny depuis 2019 vient nous parler de l’exposition "L’été de la collection", visible du 14 juillet au 2 octobre. Il s’agit d’une présentation inédite des collections du musée et de ses nouvelles acquisitions, mettant en avant l’influence de l’impressionnisme sur la création d’hier et d’aujourd’hui. Les productions des maîtres impressionnistes y trouvent un écho dans les créations de leurs suiveurs : au côté d’Eugène Boudin ou encore de Paul Signac, on peut admirer les fascinants pastels d’Isabelle Chatelin, qui a capturé une année de lumière (2019-2020) sur la pointe de Saint-Valéry-en-Caux, ou encore le travail de l’Américaine Terri Weifenbach, qui a photographié le jardin du musée au fil des saisons entre 2021 et 2022.

Après avoir été conservatrice en chef du Musée d’art moderne de la ville de Paris, Dominique Gagneux s’est lancée en 2018 dans la grande aventure du Musée régional d’art moderne de Fontevraud (Maine et Loire), soit l’arrivée dans l’abbaye royale chargée d’histoire de près de 900 œuvres données à l’Etat et à la Région par les collectionneurs Martine et Léon Cligman. Et c’est Claude Monet que la toute première exposition estivale du lieu met à l’honneur dans "Métamorphoses. Dans l’art de Claude Monet", organisée en partenariat avec le musée Marmottan Monet et visible jusqu’au 18 septembre.

EXTRAITS
Sacha Guitry, Le jardin de Claude Monet, Cent merveilles, 1955
Lecture d’un extrait d’Aurélien, Louis Aragon (1944) par Théa Corler
Claire Joyce, "Giverny", Les Iles de France, France Culture, 1992
Pierre d’Herbécourt, "L’abbaye de Fontevrault", Les grandes abbayes angevines, 1963
Lecture d’une lettre de Claude Monet à Emile Zola par Marcelin Pleynet, "Sous l’onde, à en perdre un œil : Claude Monet", Une vie, une œuvre, France Culture, 1994
Son du jour : Benjamin Siksou, Se revoir à nouveau (Saxophonia, 2022)

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C’est au cours de l’été 1888 que Theodore Earl Butler se rend pour la première fois à Giverny. Lorsqu’il retoume à New York en 1899, après dix années passées en Normandie, il découvre une ville qui s’est considérablement développée. Butler applique à la métropole la touche habile et diaphane qu’il utilisait pour peindre ses paysages givernois, et déclne les couleurs de la silhouette massive et angulaire de la ville à différentes heures du jour. Léguées au musée des impressionnismes Giverny en 2022, ces deux toiles rappellent ainsi le principe de la Série, inauguré par Claude Monet dans les années 1890 (voir Marcelin Pleynet plus haut).


Theodore Earl Butler, Les quais à New-York, le jour, vers 1915.
Giverny, musée des impressionnismes. Photo A.G., 18 août 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Theodore Earl Butler, Les quais à New-York, la nuit, vers 1915.
Giverny, musée des impressionnismes. Photo A.G., 18 août 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Monet n’est jamais allé au Japon, mais a collectionné les estampes japonaises dans sa maison de Giverny. Le peintre Hiramatsu Reiji lui a rendu hommage.

Hiramatsu, le bassin aux nymphéas

Dans le cadre du second Festival Normandie Impressionniste, 2013, le musée des impressionnismes Giverny consacra une exposition personnelle à l’artiste japonais Hiramatsu Reiji (né à Tokyo en 1941), intitulée « Hiramatsu, le bassin aux nymphéas. Hommage à Monet ». À cette occasion,un ensemble de vingt­ cinq œuvres, présentées pour la première fois en France, vint enrichir les collections de l’institution, permettant à ces créations de retrouver l’espace géographique où elles virent le jour. De 2012 à 2014, les dons de l’artiste se sont succédé : une estampe, l’Étang de Monet, son matériel de peintre de nihonga, ainsi qu’un ensemble de vingt-cinq dessins et deux carnets de croquis.
Le musée a aussi fait l’acquisition de deux paravents, Giverny, l’Étang de Monet ; brise légère et Reflets de nuages du soir sur l’étang de Monet en 2014, puis d’un ensemble de quatre diptyques consacrés au cycle des saisons et Impression. Étretat, en 2018.

Ces œuvres témoignent de l’influence exercée par Claude Monet sur le peintre contemporain japonais. C’est en 1994 que Hiramatsu Reiji découvrit les Grandes Décorations de Monet au musée de l’Orangerie à Paris. Dès lors, il est retourné inlassablement à Giverny et a arpenté les jardins du maître de l’impressionnisme. Au cours de ses déambulations, il a rempli ses carnets de croquis, dont il s’est imprégné de retour à l’atelier. Déclinés sur l’ensemble de ses œuvres, les paysages d’eau et de reflets, ainsi que le thème des quatre saisons, sont ainsi devenus ses motifs de prédilection.


Hiramatsu Reiji.
Photo A.G., 18 août 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Hiramatsu Reiji.
Photo A.G., 18 août 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Hiramatsu Reiji.
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Hiramatsu. Brise printanière. L’Etang de Monet, 2011.
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Hiramatsu. Cerisiers et nymphéas, 2011.
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Hiramatsu. Danse de libellule sur l’étang, 2011.
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Hiramatsu. Reflets de nuages dorés sur l’étang, 2011.
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Hiramatsu. Peupliers et coquelicots, 2011.
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Hiramatsu. Paravent, 2011.
Photo A.G., 18 août 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Hiramatsu. Paravent, 2011.
Photo A.G., 18 août 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Voici maintenant un documentaire de Dominik Rimbault. C’est une femme — au nom prédestiné. Elle est plasticienne, photographe, et a réalisé de nombreux documentaires sur Van Gogh, Cézanne... Elle retrace ici le parcours de Monet, des premiers pas du caricaturiste aux Nymphéas.

Claude Monet, l’instant et la lumière

France, 2000.

Sans cesse à l’affût des séductions de la lumière et des efflorescences de l’instant, Claude Monet écarta peu à peu de sa représentation du réel l’incident humain pour ne retenir qu’un « instant de la conscience du monde ». Ce fut du titre de son tableau « Impression, soleil levant » de 1872 que vint le nom de l’école impressionniste, dont il est le représentant le plus typique.

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« J’aimerais peindre comme l’oiseau chante » disait Monet.
Un voyage poétique et musical à travers toute l’œuvre de Claude Monet...
La reconstitution des tableaux de Monet dans la nature : les berges de la Seine, les falaises d’Étretat, les trains de la gare Saint Lazare, les meules de foin, les cathédrales de Rouen, Venise, Giverny, le jardin de Monet, les nymphéas...
Monet et sa tentative permanente de saisir l’instant et la lumière...
« Voir n’est-ce pas comprendre et pour voir, rien de tel que d’apprendre à regarder. Regarder au-dehors, au-dedans, regarder de toute part pour exalter les sensations de l’homme dans tous les frémissements de l’univers. » Georges Clémenceau.
« Je ne forme pas d’autres vœux que de me mêler plus intimement à la nature... » Claude Monet.

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Comment ne pas évoquer l’indéfectible amitié qui unit jusqu’au bout Clemenceau, redoutable homme politique de la IIIe République, et le peintre Monet ?

Clemenceau dans le jardin de Monet

Un film de François Prodromidès (France, 2018)

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L’année 2018, décrétée Année Clemenceau par le président de la République, aura été l’occasion de (re) découvrir l’épistolier hors pair que fut le « Tigre », ainsi que son amour pour les arts. « Le briseur de grèves », moins dur qu’il ne le laissait paraître, se plaisait à témoigner son affection et son admiration à ses amis journalistes, politiques ou artistes. Les lettres qu’il envoyait à son meilleur ami, Claude Monet, se terminaient par un tendre « Je vous embrasse de tout mon cœur  ».

Sa correspondance avec le peintre est au cœur du film de François Prodromidès. Le réalisateur retrace l’histoire de leur amitié. Leur rencontre a lieu à Paris sous le Second Empire : né en 1841, Georges Clemenceau, étudiant en médecine se destinant à la politique, et Claude Monet, jeune artiste, d’un an son aîné, fraternisent dans un même combat contre les académismes et l’empire.

Les deux républicains se perdent de vue pendant vingt ans. Clemenceau voyage aux Etats-Unis où il rencontre sa future épouse Mary Plummer ; Claude Monet s’exile à Londres, puis en Hollande. Lorsqu’ils se retrouvent au mitan des années 1890, Clemenceau sort d’une traversée du désert : après avoir été mis en cause dans l’affaire de Panama et avoir perdu son siège de député en 1893, il se distingue par ses écrits incisifs publiés notamment dans La Justice et L’Aurore. Monet, chef de file des impressionnistes, s’est installé à Giverny, dans l’Eure.

Un écrin pour « Les Nymphéas »

Le réalisateur filme avec sensibilité le jardin du peintre. Accompagnés par une narration paisible, les plans tournés à travers les fenêtres entrouvertes des chambres de sa maison donnent à voir un jardin baigné de fleurs, dont les contours pas tout à fait nets rappellent les toiles de l’impressionniste. La caméra les met en miroir avec des toiles du peintre, mais aussi des croquis et des photos d’archives. La série des « Cathédrales de Rouen » est ainsi montrée sous différentes formes – cartes postales, tableaux au mur – et sous différents angles de vue, rapproché ou en plongée.

Les articles que Clemenceau écrit, en 1895, au sujet de la série sont plus qu’élogieux – il y voit une « révolution sans coup de fusil ». Ce qui ne l’empêche pas dans ses lettres de donner des conseils d’accrochage au peintre qui expose alors à la galerie Durand-Ruel à Paris. Pour le remercier, Monet lui offre une toile, Le Bloc, en référence à un des discours prononcés par le « Tigre » – « la Révolution est un bloc », avait-il affirmé devant la Chambre des députés en 1891.

Au fil des témoignages d’affection et des visites qu’ils se rendent – à Giverny, mais aussi chez Clemenceau en Vendée –, le film livre une subtile réflexion sur ce qui fit leur amitié. Entier, solide, exigeant, sourcilleux parfois, leur compagnonnage se renforce au gré des épreuves qui marquent l’histoire de la IIIe République : lors de l’affaire Dreyfus, Monet rejoint Clemenceau dans son combat pour la justice ; à l’issue de la Grande Guerre, le peintre s’engage à offrir une œuvre à la République victorieuse.

Il faudra toute la détermination du « Père la Victoire » pour convaincre le vieux peintre, souffrant de cataracte, d’achever Les Nymphéas. Le président du Conseil fera installer ces panneaux monumentaux dans un écrin conçu pour eux, le Musée de l’Orangerie. Les larmes aux yeux, c’est lui qui l’inaugurera en 1927, sans son ami, disparu quelques mois plus tôt. Au-delà de ce chef-d’œuvre de l’art moderne qu’ils ont légué ensemble au public, leurs quêtes respectives, artistique et politique, auront marqué le siècle précédent.

Antoine Flandrin, Le Monde, 11 novembre 2018.

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La tombe de Claude Monet

En poursuivant votre route, vous passez devant l’Hôtel Baudy où, dès la fin du XIXe siècle, se rencontrèrent de nombreux peintres, notamment américains (voir le film de Dominik Rimbault), et vous rejoignez l’église Sainte-Radegonde, une église romane du XIIème siècle, et le petit cimetière dans lequel repose Claude Monet. À côté de sa tombe, un mémorial a été érigé pour abriter les sept aviateurs britanniques du Lancaster H.LL 864, du 115ème Squadron, tombés à Giverny le 8 juin 1944. Le lieu est calme, bien loin du bruit et de la fureur du monde.


La tombe de Claude Monet.
Photo A.G., 18 août 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Mémorial.
Photo A.G., 18 août 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Retour à Paris, près des Batignolles.


Claude Monet, La Tranchée des Batignolles, 1877.
Collection particulière. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Maintenant, si le coeur vous en dit, vous pouvez revoir Time is Monet pour prolonger votre promenade.


[1C’est moi qui souligne. A.G.

[2Idem.

[3Marcel Proust, Les Eblouissements de la comtesse de Noailles, in Contre Sainte-Beuve, Pléiade, 1971.

[4Curieux que la langue anglaise n’ait pas conservé la référence, latine et grecque et fasse ainsi étrangement l’économie de tout ce que peut évoquer le beau mot de « nymphéa », qui devient « waterlily » (lit d’eau — nénuphar) ! Est-ce que le critique et l’historien d’art y trouve leur compte ?

[5Cité dans Clemenceau, Claude Monet.... C’est moi qui souligne.

[6Voir « Le critique critiqué », in G. Clemenceau, Claude Monet..., op. cit.

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