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Yannick Haenel, Chroniques de juin 2022

Charlie Hebdo

D 3 juillet 2022     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Seule la littérature

Yannick Haenel

Cette semaine, j’ai lu un livre extraordinaire : Le Monde des amants/L’Éternel Retour, de Michel Surya, publié par L’Extrême Contemporain, un nouvel éditeur dont la ligne exigeante s’accorde à la vérité même de la littérature.

Le double roman de Michel Surya – qui est plus qu’un roman et qui est tous les romans – se lit à travers la figure du retournement : deux livres s’y rencontrent, imprimés tête-bêche, dont on ne sait lequel précède l’autre. Leur dialogue destine les phrases à la folie heureuse d’un recommencement infini.

L’histoire est réduite à sa nudité : un homme s’isole au bord de la mer et rencontre un couple d’amis, Dagerman et Nina. Il est venu écrire une biographie de Nietzsche. La contemplation de l’océan et l’entretien infini avec ses amis métamorphosent son livre, lequel s’ouvre intégralement à l’océan autant qu’au feu inspirant de l’amitié. Ainsi la solitude de cet homme devient-elle un peuple de phrases, lesquelles ne cessent de revenir comme les vagues dont il observe chaque jour le flux argenté.

Lire Le Monde des amants/L’Éternel Retour, de Michel Surya, c’est faire l’expérience passionnante d’une venue de toute la littérature. C’est participer à un amour absolu des écrivains et de la littérature comme pensée. C’est s’accorder à la tension rythmique d’un souffle qui ne cesse de faire revenir des phrases de Kafka, de Walter Benjamin, d’Uwe Johnson, de Malcolm Lowry, de Rilke, de Canetti ou de Manganelli.

Et à travers ce déferlement océanique de noms dont l’arborescence réflexive constitue la trame intérieure d’un livre qui ne cesse d’avancer en pensant ce qu’il écrit, est-ce l’éternisation de son propre événement qu’on atteint ou ce retour du temps qu’a vécu Nietzsche en une extase  ?

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Car une telle expérience de pensée ininterrompue se donne à la fois comme arrivée des phrases de tous les écrivains, comme manière de retrouver plus que ce qui s’est perdu, et comme vie après le dernier jour.

Dans la pensée occidentale gît, à la place du dieu mort, un vide que le langage enchante. Nietzsche y a vu « l’éternel retour » : dans la brisure d’un instant, un jour, tout vous revient pour toujours. La destitution du sacré entraîne ce roulis où l’océan égalise toutes les souverainetés  ; mais voici que le retour dans votre vie vous octroie la possibilité «  d’aimer tout au point d’aimer tout retour (tout du retour, le tout de tout retour) ».

Seule la littérature, seuls les amants s’accordent à l’« excession », comme l’écrit Surya, c’est-à-dire à ce qui excède la politique, et même la révolution – à ce qui s’excepte dans le débordement (définition des phrases).

Georges Bataille (dont Surya a écrit une grande biographie, la seule en France) l’a dit : «  Le monde des amants n’est pas moins vrai que celui de la politique. Il absorbe même la totalité de l’existence, ce que la politique ne peut pas faire. »

Charlie hebdo, Mis en ligne le 1er juin 2022.
Paru dans l’édition 1558 du 1 juin.

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Les papillons à Lascaux

Yannick Haenel

Mis en ligne le 8 juin 2022
Paru dans l’édition 1559 du 8 juin

Il y a des semaines, comme ça, où la lumière vient. Où, brisant la violence grise des journées de Paris, elle vous gratifie. Ce qui se donne alors avec elle, ce n’est pas seulement la bonne humeur du temps, mais un secret plus lointain.

J’étais au Centquatre, ce centre d’art perché dans le 19e arrondissement de Paris, où des danseurs viennent s’entraîner à toute heure dans le grand hall en accès libre. J’ai franchi un rideau et suis entré dans la pénombre : tout de suite, j’ai vu des papillons qui voletaient dans la grotte de Lascaux.

C’était une vision stupéfiante, et la fragilité d’une telle rencontre m’a fait trembler de joie. Car en virevoltant dans l’air, les papillons donnaient du mouvement aux parois  ; on aurait dit qu’ils faisaient bondir les cerfs, les taureaux, les bisons. On entendait ce petit bruit d’hélice des vieilles projections (était-ce filmé en super-huit  ?) – et en même temps, il était beau de s’imaginer qu’il s’agissait du bruissement des ailes de papillon.

Ça s’appelait « Project Room ». Le jeune (et grand) artiste ­Clément Cogitore explique qu’il a projeté cette archive de la grotte dans une serre contenant des papillons, créant ainsi l’illusion d’une temporalité unique.

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Il y avait d’autres écrans vidéo dans cette pièce du Centquatre, dont l’extraordinaire Élégies  ; et je sais bien que c’est le mélange de leurs lumières dans l’obscurité qui importe (la manière dont les reflets sculptent un espace enfin habitable), mais je voudrais me concentrer aujourd’hui sur Lascaux, sur l’émotion qui nous vient de cette « danse de l’esprit », comme l’a dit Georges Bataille en découvrant la grotte.

Car quelque chose nous est désormais volé à chaque instant : on nous empêche de nous concentrer, on nous dépossède de nos capacités à voir, à sentir, à aimer. Qui passe encore une heure, deux heures, trois heures par jour à lire  ? Qui se laisse imprégner longuement par des œuvres d’art  ?

L’horreur économique des oligarchies nous promet un avenir sans langage, et ce cauchemar annoncé ne suscite même plus de révolte. Que sommes-nous en train de perdre  ? N’est-ce pas justement l’intimité avec le monde  ?

Au point où nous en sommes, il faut donc que nous fermions les yeux et entrions dans la pénombre pour que nous soit rendue la sensation déchirante d’être au monde. L’accès au réel est-il donc perdu pour que nous soyons ainsi bouleversés par une projection de lumière dans l’obscurité  ? Les signes, les parois, les dessins, les récits, les poèmes déploient la possibilité d’une entrée dans la vie vivable.

Durant quelques secondes, face à la danse des papillons à Lascaux, j’ai pensé, comme dans Rimbaud : « Elle est retrouvée/Quoi  ? – L’éternité. » Et là où Rimbaud ajoute : « C’est la mer allée/Avec le soleil », je sentais sourire en moi d’autres mots enfantins : «  Ce sont les papillons à Lascaux. »

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La vibration Rothko

Yannick Haenel

Mis en ligne le 15 juin 2022
Paru dans l’édition 1560 du 15 juin

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Dessin de Foolz qui montre Rothko et Monet sur le pont du jardin de Giverny.

VOIR SUR PILEFACE

Les amis, êtes-vous au courant  ? Il y a des ­Rothko en France. Ils sont à Giverny, il y en a cinq. Cinq, oui  ! Je les ai vus et n’en reviens pas : ma vie depuis dimanche est plus belle, plus fluide. La peinture nous métamorphose, elle influe sur notre psyché déboussolée – elle nous redonne la clarté, c’est-à-dire l’esprit.

Il y a donc cinq Rothko à Giverny : oui, Mark ­Rothko (1903–1970), le grand peintre abstrait américain célèbre pour ses écrans de couleurs. À Giverny, c’est-à-dire au pays de Monet, là où se trouve son jardin de nymphéas, qui est tout simplement la vérité mondiale de l’art à une heure de Paris. J’y vais chaque année, parce que cette source-là attire mon désir, et qu’il est beau de voir les saisons revenir sur le bassin et colorer de jaune et de rouge les nénuphars qui flottent au fil de l’eau comme des étoiles, comme des baisers.

Eh bien, au bout de la rue où habitait Monet, il y a un petit musée merveilleux, le musée des Impressionnismes, qui organise de superbes expositions : actuellement, et jusqu’au 3 juillet, c’est « Monet-Rothko ».

L’étendue est une évidence intérieure

Le dialogue entre les deux peintres est immédiat : dès la première salle, les ondes de Light Red Over Black – fond rouge, rectangle de noir scindé en deux – se reflètent dans ce miroir d’humidité violette qu’est le Saule pleureur de Monet. L’échange chromatique est direct, vous sentez que vos nerfs se colorent : l’étendue est une évidence intérieure.


Claude Monet (1840-1926), Saule pleureur, entre 1920 et 1922.
Mark Rothko (1903-1970), Light Red Over Black, 1957.

ZOOM : cliquer sur l’image.
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À chaque salle, un espace s’invente réellement entre les tableaux des deux peintres, donnant à voir une extension poétique du domaine de la peinture, laquelle ne cesse, en s’autodébordant, de peindre le monde qui l’entoure et de nous pénétrer intimement de couleurs.

À LIRE AUSSI : Impressions à Giverny

Chez Rothko, celles-ci sont des poussées : non seulement elles vibrent, mais elles bougent et avancent contre ce glacier figé qu’est la société. Les couleurs nous ramènent aux strates de temps qui nous habitent  ; elles brûlent de lumière en clamant leur affrontement avec les ténèbres. Une fois évacuées les petites histoires personnelles et l’épaisseur de l’égocentrisme, il n’y a plus que ça : une levée d’éblouissements. Ce sont des buissons de couleurs superposés qui font naître des nuances en feu.

Face aux tableaux de Monet et Rothko, faites le test : qu’est-ce qui s’éclaire en vous  ? Qu’est-ce qui reste opaque  ? Vous verrez immédiatement en vous ce qui se donne ou se crispe. Vous mesurerez ce qui vous attache : pesanteur rationnelle, respects idéologiques inconscients. L’expérience intime face à la peinture dit votre degré de liberté. Avancez-vous vers ces soleils qui retournent la mort en vous, regardez-les en face. La respiration du temps parle ici, loin des humains et des images, loin de toute négation. Les couleurs s’ouvrent les unes aux autres, rouge et noir, jaune et rose, brun et bleu, à l’infini.

Conférence d’ouverture : Exposition "Monet/Rothko"

le 24 mars 2022 dans l’auditorium du musée des impressionnismes Giverny, en compagnie du commissaire de l’exposition et Directeur général du musée, Cyrille Sciama.

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